Jeanne Burgart-Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, Les Éditions L’échappée, 2020, 20 euros.
Oppression des femmes et destruction de la nature seraient deux facettes indissociables d’un modèle de civilisation qu’il faudrait dépasser : telle est la perspective centrale de l’écoféminisme. Mais derrière ce terme se déploie une grande variété de pensées et de pratiques militantes.
Rompant avec une approche chic et apolitique aujourd’hui en vogue, ce livre restitue la richesse et la diversité des théories développées par cette mouvance née il y a plus de 40 ans : critique radicale du capitalisme et de la technoscience, redécouverte des sagesses et savoir-faire traditionnels, réappropriation par les femmes de leur corps, apprentissage d’un rapport intime au cosmos…
Dans ce road trip philosophique alternant reportage et analyse, l’auteure nous emmène sur les pas des écoféministes, depuis les Cévennes où certaines tentent l’aventure de la vie en autonomie, jusqu’au nord de l’Inde, chez la star du mouvement Vandana Shiva. Elle révèle aussi les ambiguïtés de ce courant, où se croisent Occidentaux en quête d’alternatives sociales et de transformations personnelles, ONG poursuivant leurs propres stratégies commerciales et politiques, et luttes concrètes de femmes et de communautés indigènes dans les pays du Sud.
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Comment changer le monde à une époque où on ne croit plus ni à la révolution ni au processus démocratique ? Ce problème a orienté la politique écoféministe dès les débuts du mouvement. Les militantes des années 1980 n’ont jamais créé de parti : elles ne se faisaient aucune illusion sur la représentation institutionnelle dans des États qui à leurs yeux n’avaient de démocratique que le nom. Instruites par l’histoire du xxe siècle, elles ne croyaient pas non plus à la portée réelle d’une révolution : en matière d’écologie et de féminisme, l’URSS ou la Chine ne valaient pas mieux que les États-Unis. Elles ne se réjouissaient même pas vraiment de l’accession croissante des femmes à des postes politiques :
« Un simple changement de la composition quantitative du genre dans les parlements sans un changement fondamental des structures et des politiques patriarcales ne mènera pas aux résultats escomptés par les féministes. […] Demandons-nous ce qu’a réalisé cette lutte pour un pouvoir politique des femmes jusqu’à présent. […] Les femmes qui eurent suffisamment de patience, d’ambition et de résistance pour arriver à occuper les sièges du pouvoir ne furent pas celles qui voulaient un changement systémique. […] Elles veulent s’accrocher au pouvoir, elles veulent rester dans la maison des hommes. Elles veulent participer aux jeux de pouvoir des hommes qu’elles appellent maintenant une « Realpolitik professionnelle ». Cette métamorphose n’a rien de très nouveau. Elle n’est pas particulière aux femmes, mais s’est produite souvent dans l’histoire. Le drame de la transformation de la rébellion en acceptation du système de domination existant, et de l’intégration dans ce système, suit les mêmes étapes. […] Il n’y a pas à être surprises de voir des femmes faire la même chose que ce que des hommes patriarcaux ont fait depuis des temps immémoriaux[1]. »
Les écoféministes n’ont donc jamais rêvé d’accéder au pouvoir : elles rêvent d’« une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et non le pouvoir-aux-femmes)[2] ». Elles ont toutes rejeté l’idéal d’une politique ou d’une société matriarcale, et même l’hypothèse d’un matriarcat originaire[3]. Dès lors
« la question devient : comment renversons-nous non pas ceux qui sont actuellement au pouvoir, mais le principe du pouvoir-sur ? Comment donnons-nous forme à une société fondée sur le principe du pouvoir-du-dedans[4] ? »
En accord avec cette sensibilité radicalement anarchiste, il a donc fallu qu’elles inventent d’autres modes d’action. Conjuguant le précepte gandhien « Sois le changement que tu veux voir dans le monde » avec le slogan féministe « Le personnel est politique », beaucoup ont réfléchi aux manières de transformer le réel jusque dans nos intimités, nos modes de vie, nos relations professionnelles, les tréfonds de nos psychés, nos croyances, nos habitudes, le moindre de nos choix. Dans ce livre, j’ai tâché de donner quelques exemples de ces pratiques transformatrices intégrées au quotidien. Giovanna Di Chiro a résumé la démarche par un slogan provocateur : « Ramener l’écologie à la maison » – une maison équitablement partagée par les hommes et les femmes. Évidemment, cette approche a suscité des sarcasmes. Janet Biehl, accusant l’écoféminisme d’être « largement devenu un exercice de transformation personnelle[5] », a (bien sûr) dénigré la vogue des « radical homemakers », ces femmes au foyer politiquement radicales qui
« choisissent de rester à la maison pour s’occuper de leur famille et donner à leurs enfants la nourriture saine à partir des aliments savoureux qu’elles cultivent dans leur jardin. Elles entretiennent leurs relations avec les autres, privilégiant la simplicité et l’authenticité. Autosuffisant, leur foyer est un filet de sécurité contre un éventuel désastre économique. Et leur bilan carbone est très faible. Elles parviennent ainsi à s’épanouir sur le plan personnel tout en donnant un sens à leur vie – du moins à première vue. […] Que penser de ce manque de reconnaissance que des femmes s’infligent à elles-mêmes au nom du féminisme[6] ? »
Mais les écoféministes ont refusé de valider les voies dominantes de la reconnaissance. Si la transformation personnelle n’est pas suffisante pour changer la société, elle est nécessaire, et n’est jamais sans conséquence collective. Cette démarche a « pour cœur un paradoxe : la conscience donne forme à la réalité ; la réalité donne forme à la conscience[7] ». Leur idée du changement personnel n’a rien donc à voir avec celle des « petits gestes quotidiens », qui voudrait faire croire qu’il suffit de fermer le robinet, d’éteindre la lumière et de trier ses déchets pour résoudre la crise écologique – à leurs yeux, une supercherie du libéralisme repeint en vert. Non, ce qu’elles cherchent à provoquer, c’est cette fameuse mutation holistique, ce « changement de paradigme » intérieur et extérieur.
En pratique, les écoféministes ont donc fait feu de tout bois lors des grandes années du mouvement : création de collectifs, manifestations, campements, blocus, marches de protestation, cortèges, chaînes humaines, activités associatives, cercles de femmes, communautés spirituelles, covens de magie, réunions secrètes, réunions ouvertes, actes de désobéissance civile, joyeuse-bordélisation des grands rendez-vous internationaux du capitalisme, chant, tambour, danse, peinture, films, performances, tracts, essais, fanzines, romans, séminaires universitaires, conférences, sensibilisation, rituels, witchcamps, formations en tous genres, retour à la terre, autogynécologie, changements d’alimentation, d’éducation, de mode de vie, de sexualité…
Et cela revient aujourd’hui, en France ! Pour l’observateur attentif des marges, des interstices entre les mailles du filet, il se tisse depuis peu une galaxie où chaque étoile et chaque constellation occupe une place à sa façon. Tout un réseau informel, vaguement relié par cette affinité, dont j’ai tenté de suivre l’émergence, et donné ici quelques illustrations. Parmi les femmes que j’ai rencontrées et qui se revendiquent explicitement de l’écoféminisme en France aujourd’hui, il y a celles qui font des films, celles qui s’organisent en collectifs et montent des actions de désobéissance civile, celles qui forment d’autres activistes, celles qui deviennent maraîchères bio, celles qui écrivent des livres, thèses et articles sur le sujet, celles qui les publient, celles qui donnent des cours dessus à l’université, celles qui dessinent, celles qui font des spectacles et des performances artistiques, celles qui soignent les êtres blessés par le patriarcat, celles qui cultivent un jardin participatif dans leur quartier, celles qui animent des cercles de femmes ou des ateliers autour du Féminin, celles qui apprennent aux femmes à se réapproprier leur corps, qui les font danser ou randonner, celles qui leur transmettent leurs connaissances sur les plantes, leurs savoir-faire en cueillette, en artisanat, en réparation, en recyclage, en tissage, en do it yourself, en zéro déchet, celles qui montent des chantiers participatifs d’écoconstruction, celles qui tentent l’aventure des éco-lieux, celles qui deviennent véganes, celles qui recueillent des animaux, celles qui font des rituels pour la terre, celles qui luttent au niveau juridique pour faire reconnaître des droits aux rivières, et toutes les anonymes que je ne connais pas. Le principe : toucher à tout, pour toucher tout le monde là où il se trouve, et répondre à la question : comment peut-être écoféministe dans la vie réelle ?
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Ce revival n’est pas sans poser question. Est-ce un simple effet de mode, ou une vague de fond plus sincère ? En gagnant un écho médiatique croissant, le mot « écoféminisme » semble parfois partir à la dérive ; on l’applique à des phénomènes si contrastés qu’on peut craindre qu’il ne se vide de sa substance et ne vire à la mascarade. S’il se propage à ce point auprès des médias et du grand public, ce qu’on appelle « écoféminisme » peut-il vraiment rester le nom d’un mouvement radical, contestataire, contre-hégémonique, ou risque-t-il de devenir le nouveau discours politiquement correct, le nouveau cache-sexe fashion et bien-pensant du capitalisme ? Ce n’est pas par mauvais esprit que je formule ces questions. Plusieurs indices mettent la puce à l’oreille, ou en tout cas révèlent les ambiguïtés de l’écoféminisme « 2.0 ».
Tout d’abord les mots « femmes », « genre », « environnement » n’ont plus rien de révolutionnaire : ce sont les nouveaux mots de l’ordre moral et des institutions internationales. Le thème « genre et environnement » se développe à grands pas, il envahit le discours médiatique à un point que je ne peux m’empêcher de trouver suspect. Comme on me l’a clairement fait comprendre lors de mon séjour dans des ONG écologistes et féministes en Inde, si l’on veut obtenir une large approbation et des subventions, voilà les nouveaux mots-clés. En Indonésie aussi, les militants du mouvement de Kendeng qui luttent contre l’implantation de cimenteries dans leur région l’ont bien saisi : parler d’« écoféminisme », c’est envoyer les bons signaux pour séduire les médias et l’audience urbaine, à l’échelle nationale et internationale. Voilà les nouveaux marqueurs des « bonnes luttes » aujourd’hui. Comme le dit l’un des membres du mouvement de Kendeng, « les femmes rendent la lutte sexy[8] ». Évidemment tout cela est ambivalent ; ces stratégies rhétoriques des ONG et mouvements sociaux ont leur raison d’être, et sont de bonne guerre. Il faut bien feinter, il faut bien jouer… mais au bout du compte, qui se joue de qui ?
Une autre source d’interrogation, c’est le rapport des écoféministes d’aujourd’hui aux nouvelles technologies. Excepté quelques marginales, la plupart des personnes et associations que j’ai pu rencontrer sont connectées sur Facebook, Twitter et Instagram, utilisent abondamment les réseaux sociaux pour communiquer, et surtout elles ne semblent y voir aucune tension avec leur engagement. J’ai récemment participé à une table ronde organisée à la très branchée Maison du crowdfunding ; à mes côtés, tandis que je présentais la théorie écoféministe, une jeune et charmante youtubeuse en représentait la pratique. Il y a même des coques d’iPhone siglées « Ecofeminist » ! Dans cette acceptation non critique des nouvelles technologies, faut-il voir un signe de pragmatisme, une maturité du mouvement débarrassé de la bête radicalité de ses aînées, ou un point aveugle réellement gênant ?
Enfin, d’après ce que j’ai pu observer, les écoféministes françaises d’aujourd’hui sont pour la plupart des femmes jeunes et très diplômées. Le risque pour le mouvement d’être taxé de féminisme blanc et élitiste, comme ce fut le cas dans les années 1990, est donc bien présent. On retrouve la même scission qu’autrefois entre les écoféministes assumées, qui connaissent et revendiquent cette dénomination (principalement des étudiantes et des intellectuelles), et les femmes qui pourraient à leurs yeux incarner la « base » du mouvement, mais ne s’en réclament absolument pas. Mais au fond, n’est-ce pas le cas de tout mouvement politique d’extrême gauche ?
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Reste que cette redécouverte de l’écoféminisme peut avoir son utilité, comme garde-fou contre deux tendances que je vois se développer : d’une part, le retour d’un discours piégeux sur le rôle des femmes et du féminin pour sauver la planète – bref, d’une écologie ignorant le féminisme. D’autre part, la récupération institutionnelle du thème « genre et environnement » dans le sens d’un pseudo-féminisme sans véritable conscience écologique – une de ces arnaques dont le « nouvel esprit du capitalisme »[9] a le secret.
« “Ce sont les femmes qui vont sauver la planète” : je me disais cela en lisant le livre de Naomi Klein Tout peut changer, une œuvre remarquable sur le capitalisme et le changement climatique[10] », écrit Paul Warren, professeur de cinéma québécois. À première vue, cela semble flatteur. Voire féministe. De même que la mise en avant des jeunes filles dans la grève pour le climat[11]. Ou encore cette quatrième de couverture d’un livre récent, Les Femmes, avenir de la terre (2017) :
« Lorsque l’avenir est déterminé par des hommes, cela veut dire que les décisions et les actions qui affectent la planète, sa population et toute vie sur Terre sont prises et entreprises par celui des deux sexes qui méconnaît ou ne prend pas en compte les sentiments, le vécu et les souffrances des autres. […] Il est temps de « rassembler les femmes », car c’est seulement quand elles sont fortes ensemble qu’elles peuvent défendre farouchement ce qu’elles aiment. À ce moment-là seulement, les enfants seront en sécurité et la paix sera vraiment possible[12]. »
Mais glorifier les femmes pour qu’elles sauvent la terre, n’est-ce pas un peu facile ? Dès 1975, la théologienne écoféministe Rosemary Radford Ruether écrivait dans New Woman, New Earth :
« Les femmes doivent se méfier du rôle symbolique qu’on leur demandera de jouer dans la crise écologique telle qu’on l’analyse au sein de la culture patriarcale. Tout effort pour réconcilier « l’homme » conçu dans ce cadre avec la « nature », sans en passer par une restructuration des schémas psychiques et sociaux qui font de la nature une « Autre », tendront à reléguer les femmes, symboles patriarcaux de la « nature », dans une attitude de servitude romantique à l’égard d’hommes confits dans une aliénation autocomplaisante. Le souci écologique pourrait conduire à répéter les erreurs du romantisme du xixe siècle, en ravivant l’exaltation de la « nature complémentaire » des hommes et des femmes[13]. »
Elle soulignait alors que pour pouvoir construire une société réellement écologique :
« C’est le mode de vie des hommes, davantage que celui des femmes, qui doit connaître les plus profondes transformations. Les hommes doivent surmonter l’illusion individualiste d’autonomie, qui a pour corrélat un pouvoir exercé sur les autres, à commencer par les femmes avec lesquelles ils sont en rapport. En tant qu’amants, parents et collaborateurs, il faut qu’ils entrent avec les femmes dans les relations essentielles au maintien de la vie : la production de nourriture, les vêtements, le nettoyage, le soin aux enfants depuis la naissance, la cuisine, la gestion des déchets. C’est seulement quand les hommes seront pleinement intégrés à la culture des tâches quotidiennes de subsistance qu’hommes et femmes pourront commencer à remodeler ensemble la vie économique, sociale et politique[14]. »
Ce n’est pas vraiment la voie qu’emprunte majoritairement le mouvement écologiste en France aujourd’hui… Même lorsqu’il se pare d’un vernis écoféministe. Ainsi dans les ouvrages sur l’« effondrement » qui remportent actuellement un franc succès, les collapsologues « Servigne, Stevens et Chapelle découvrent l’écoféminisme », note l’environnementaliste Daniel Tanuro,
« mais Une autre fin du monde n’évoque ni la lutte des femmes pour leur émancipation, ni la nécessité d’un mouvement autonome des femmes, ni la place centrale de ce mouvement dans les combats contre la destruction environnementale et sociale. Les auteurs préfèrent développer l’idée que les “archétypes féminin et masculin” sont “des polarités qui ne s’opposent pas”[15]. »
La prophétie de Ruether serait-elle en train de se vérifier ?
Éviter la répétition des mêmes schémas patriarcaux, inviter à reconnaître les dynamiques de pouvoir au lieu de les camoufler ou de les parer de beaux atours : voilà donc ce contre quoi devrait prémunir la redécouverte de l’écoféminisme aujourd’hui, avec son insistance sur la notion très politique d’interconnexion des dominations.
Le second piège qu’elle devrait aider à déjouer, c’est l’aseptisation insidieuse, la dépolitisation et finalement l’anéantissement de tout combat féministe et écologiste sincère par la récupération du thème « genre et environnement ». Car si ce thème, aujourd’hui, obtient droit de cité aux niveaux les plus officiels des politiques publiques et des institutions internationales, il faut bien se garder de le confondre avec de l’écoféminisme ! Pour n’en donner qu’un exemple, le 21 février 2019 s’est tenu dans les salons cossus de la mairie de Paris un rassemblement international intitulé « Women4Climate » et centré sur « le rôle crucial des femmes dans la lutte contre le changement climatique. L’objectif est de faire émerger une nouvelle génération d’héroïnes du climat[16] ». Beaucoup de beau monde, les maires de Paris, Quito, Chicago, Dakar, Sydney, Lisbonne ; en guise d’ouverture, une performance de Rossi de Palma et Blanca Li ; et enfin, après les interventions de dirigeants de la RATP et de JC Decaux, la cerise sur le gâteau : un « talk » du Dr Vandana Shiva herself, que j’ai vue, stupéfaite, sortir son beau discours devant les logos des sponsors de l’événement, L’Oréal, EDF et Suez !
En 2015 s’était créé à Paris un collectif écoféministe nommé « Féministes pour la justice climatique » : de leur nom à « Women4Climate », un intéressant glissement sémantique s’est produit. « Femmes » et non pas « féministes » ; « le climat » et non pas « la justice climatique ». Oubliées les luttes, les revendications, les exigences politiques. Le diable est dans les détails. Et si l’on est attentif à ces détails, on s’aperçoit qu’il pourrait bien être en train de se produire exactement le type de supercherie que dénonçaient déjà Mies et Shiva : derrière ce qu’un œil peu vigilant pourrait prendre pour de l’écoféminisme – cette promotion d’« héroïnes du climat » de haut standing, réunies dans des salons chic et chaudement félicitées pour leur brillant parcours digne d’en faire les égales des grands de ce monde –, n’aurait-on pas plutôt affaire à une habile combinaison de greenwashing et de pseudo-féminisme élitiste ? En 1993, Mies et Shiva mettaient en garde contre cette dérive :
« “Rattraper” les hommes dans leur société, ce que beaucoup de femmes voient encore comme l’objectif principal du mouvement des femmes, en particulier celles qui préconisent une politique d’égalisation, implique la revendication d’une part plus grande ou égale de ce que, dans le paradigme existant, les hommes prélèvent de la nature[17]. »
Alors, contre tout assoupissement de la conscience, éviter les confusions. Non, il ne suffit pas de coller les mots « femmes » et « nature », ou « genre », « climat » et « environnement » pour qu’on ait affaire à de l’écoféminisme – l’histoire du mouvement telle que je l’ai retracée aidera, je l’espère, à cerner les limites. Lorsqu’en août 2018 le magazine Elle demande à Émilie Hache « un point de vue écoféministe sur la démission de Nicolas Hulot… mais pas de politique, hein[18] ! », on nage en plein contresens. Un contresens contre lequel la redécouverte de l’écoféminisme dans toutes ses variantes, dans sa richesse et sa complexité, devrait servir d’alerte.
Finalement, si l’idée selon laquelle « toutes les oppressions sont liées » n’a pas emporté ma conviction sur le plan intellectuel, elle a tout de même un mérite certain, absolument précieux à l’heure où l’écologie et le féminisme se mettent à occuper le devant de la scène : nous éviter de glisser sur ces pentes savonneuses que constituent une écologie séparée du féminisme, et un féminisme séparé de l’écologie.
[1] Maria Mies, « La libération des femmes », art. cit.
[2] Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, op. cit., p. 251.
[3] D’Eaubonne a affirmé « l’existence d’une culture occidentale clanique avant la fondation même du patriarcat, et qui n’était pas pour autant le matriarcat. Les femmes n’étaient pas au sommet, mais au centre. Il n’y a pas eu une espèce de patriarcat inversé où les femmes tenaient un rôle de pouvoir… Non, ça n’a jamais existé. » (Propos cités dans : joellepalmieri.wordpress.com/2012/12/21/francoise-deaubonne-la-rebelle/.) Starhawk parle quant à elle de société « matricielle » ou « à orientation maternelle », et Mies d’« unités matristiques » ou « matricentrées ».
[4] Starhawk, Femmes, magie et politique, op. cit., p. 28. Le pouvoir-du-dedans est ce « pouvoir que nous devinons dans une graine, dans la croissance d’une enfant, que nous éprouvons en écrivant, en tissant, en travaillant, en créant, en choisissant » (ibid.).
[5] Janet Biehl, op. cit., p. 55.
[6] Janet Biehl, « Écologie et féminisme », art. cit.
[7] Starhawk, Femmes, magie et politique, op. cit., p. 40.
[8] Kassia Aleksic, art. cit., p. 57.
[9] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[10] URL : www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/469761/ce-sont-les-femmes-qui-vont-sauver-la-planete
[11] Voir Margaux Lacroux, « Qui sont les jeunes organisatrices de la grève mondiale pour le climat ? », Libération, 31 janvier 2019 ; et « Les femmes ont toujours été plus nombreuses que les hommes à se battre pour le climat », Libération, 12 mars 2019.
[12] Jean Shinoda Bolen, Les Femmes, avenir de la Terre : rassembler les femmes et sauver la planète, Genève, Jouvence, 2007.
[13] Rosemary Radford Ruether, New Woman, New Earth, op. cit., p. 203.
[14] Rosemary Radford Ruether, Gaia and God, op. cit., p. 266.
[15] Daniel Tanuro, « La plongée des “collapsologues” dans la régression archaïque » [www.contretemps.eu/critique-collapsologie-regression-archaique/]. Allusion à Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Paris, Seuil, 2018.
[16] Jean-Sébastien Stehli, « Women4CLimate : l’élan des femmes pour le climat continue ! », Le Figaro, 27 février 2019.
[17] Maria Mies et Vandana Shiva, Écofeminisme, op. cit., p. 20.
[18] Communication personnelle en août 2018 lors du Congrès international de recherches féministes dans la francophonie.