Kevin Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Paris, Syllepse (coll. « Mille marxismes »), 2015, 25€.
Depuis la parution de ce livre dans sa version originale en langue anglaise, il y a cinq ans, sa réception dans de nombreux cercles suggère qu’il a peut-être atteint un de ses objectifs de départ, à savoir présenter Marx comme un penseur qui se préoccupe véritablement des sociétés non occidentales et précapitalistes en tant que telles, et non simplement de manière accessoire dans le cadre de sa théorisation des sociétés capitalistes occidentales modernes. À cet égard, il est possible que cet ouvrage remette aussi en cause l’argument à la mode selon lequel Marx est fondamentalement un penseur eurocentriste pris dans les cadres étroits de son époque – le milieu du 19e siècle – et de ce fait largement insensible à des problèmes contemporains comme la race, le genre et le colonialisme. Je ne fais pas seulement référence ici à des arguments comme ceux d’Edward Saïd dans son ouvrage acclamé, L’orientalisme, mais aussi à d’autres de nature plus philosophique, comme ceux de Michel Foucault, pour qui « le marxisme est dans la pensée du 19e siècle comme un poisson dans l’eau, partout ailleurs il cesse de respirer » (Foucault, 1966 : 274).
Répondant à de tels arguments dans Marx aux antipodes, je reconnais sans difficulté que certains des écrits de Marx, dans les années 1840 et jusqu’au début des années 1850, laissent effectivement apparaître des manifestations d’orientalisme et d’eurocentrisme, allant parfois jusqu’à soutenir le colonialisme britannique au nom du progrès. Toutefois, je relève également que, même dans les écrits de 1853 sur l’Inde, qui ont le plus attiré l’attention de ceux qui tentent d’avoir recours à cet éclairage pour représenter Marx ; on trouve aussi des mouvements dialectiques à contre-courant, quand il décrit, par exemple, en 1853, le colonialisme britannique en Inde comme « barbare » ou lorsque, cette même année, il présente l’indépendance indienne comme la solution à l’oppression et la stagnation sociales. Plus important encore, je note qu’à l’époque de ses écrits de 1856-1858 sur l’Inde et la Chine, il a déjà évolué vers une position plus anticolonialiste et, dans le même temps, étudie les modes de production asiatiques dans les Grundrisse. Cependant, dans une large mesure, ces arguments et ces textes sont déjà connus des spécialistes de Marx, surtout depuis les années 1980, époque à laquelle la totalité de ses articles pour le New York Tribune sont réédités, dans leur version anglaise originale, sous une forme éminemment accessible dans Marx-Engels Collected Works (MECW). Par conséquent, de nombreux critiques et lecteurs ont réagi au fait que Marx aux antipodes fonde aussi ses arguments sur des carnets peu connus, consacrés aux sociétés non occidentales et précapitalistes, que Marx a remplis au cours de ses dernières années, entre 1879 et 1882. Ces carnets, dont certains n’ont pas encore été publiés, font partie d’un vaste corpus d’écrits de Marx qui comprendra quelque 32 tomes dans les Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA). Il s’agit principalement d’extraits d’autres auteurs, accompagnés de commentaires occasionnels de Marx.
Les carnets de notes de Marx sont connus des chercheurs par le biais de quelques exemples publiés et plus largement diffusés. Ils comprennent les notes de 1881 sur le livre d’Adolph Wagner sur l’économie politique, ainsi que ses notes marginales de 1874-1875 sur un livre de Mikhaïl Bakounine sur l’État. Mais, dans leur ensemble, le contenu de ses carnets est peu connu, même parmi les spécialistes : à ce jour, seule une douzaine des 32 volumes qui leur sont consacrés dans MEGA ont été édités. Certains de ces carnets de 1879-1882 sur les sociétés non occidentales et précapitalistes ont été publiés et tous le seront enfin dans MEGA 4/27, que Jürgen Rojahn prépare actuellement, préparation à laquelle j’ai moi-même contribué, notamment pour l’édition en langue anglaise. On peut répartir ces carnets en trois domaines. 1° Plusieurs des carnets de 1879-1882 sur les sociétés non occidentales et précapitalistes traitent de l’Inde et de l’Asie du Sud, de l’Afrique du Nord, de l’Amérique latine coloniale et précoloniale et de tout un ensemble de sociétés sans écriture, depuis les populations natives d’Amérique du Nord jusqu’aux Grecs d’Homère. Tous ces écrits ont déjà été publiés et constituent une partie importante de mon analyse du Marx tardif dans le chapitre 6 du présent ouvrage. 2° Un second groupe est consacré à l’histoire russe et à l’Indonésie. Ces textes n’ont à ce jour été publiés dans aucune langue. Ils font l’objet d’une brève analyse dans Marx aux antipodes. 3° Un troisième s’intéresse à la Rome antique et à l’Europe médiévale. Ces notes ne sont pas analysées dans le présent ouvrage parce qu’elles débordent du cadre de cette étude. Néanmoins, elles sont importantes pour comprendre le projet d’ensemble de Marx à cette époque.
Une analyse dans leur ensemble des carnets de la période 1879-1882 ainsi que des lettres de Marx et de ses autres écrits sur la Russie à la fin de sa vie suggère, qu’à ce stade de sa carrière intellectuelle, il s’intéresse de près aux sociétés agraires en transition, dont certaines qui sont peut-être sur la voie du capitalisme. Toutefois, dans ces derniers écrits, il se montre extrêmement ferme sur un point : toutes les sociétés non occidentales et précapitalistes ne sont pas inévitablement sur la voie du capitalisme. Comme je le montre dans le chapitre 6, dans une lettre de 1877 à des amis russes, Marx passe d’une analyse des possibilités d’évolution vers le capitalisme à court terme en Russie, à une analyse du non-développement du capitalisme dans la Rome antique. Bien que a) les paysans ont perdu leurs terres et se trouvent ainsi privés de leurs moyens de production ; b) de vastes propriétés ont été constituées par une aristocratie esclavagiste ; et c) qu’un capital financier a été mis en place à une échelle relativement importante, Marx remarque que le capitalisme ne se développe jamais : « Que s’est-il passé ? Les prolétaires romains sont devenus non pas des travailleurs salariés, mais une “racaille” oisive plus abjecte encore que ceux qu’on a nommés les Blancs pauvres du sud des États-Unis ; et à leur côté se déploie un mode de production non pas capitaliste, mais esclavagiste » (dans ce volume, p. 344-345). Marx se préoccupe probablement moins de transitions d’un mode de production à un autre, dans une acception purement sociohistorique, que de la possibilité d’une révolution à son époque. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir si une révolution agraire en Russie pourrait mener à une forme de développement non capitaliste dans le cas où, ainsi que lui-même et Engels le disent dans leur préface de 1882 à une nouvelle édition russe duManifeste communiste, elle pourrait s’allier au mouvement révolutionnaire ouvrier en Europe occidentale.
Ainsi, en 1877-1882, nous pouvons distinguer trois types de sociétés agraires non capitalistes en cours de transition que Marx analyse en détail : 1° la Russie, avec ses villages communautaires de plus en plus marqués par des relations sociales capitalistes qui sapent le collectivisme agraire antérieur et où de nouveaux mouvements révolutionnaires se sont développés ; 2° l’Inde, où le colonialisme britannique a démantelé en grande partie la structure précapitaliste du village et où de nombreuses formes de révolte ont émergé ; 3° la Rome antique au cours de sa transition, d’un système agricole fondé sur une paysannerie libre à un système fondé sur l’esclavage et où la résistance plébéienne et les révoltes d’esclaves ont toutes deux échoué. Dans la mesure où seuls les deux premiers cas sont traités dans le chapitre 6 du présent ouvrage, j’aimerais ajouter quelques mots sur les notes concernant la Rome antique, notes qui, à ma connaissance, n’ont été publiées dans aucune langue et qui doivent paraître enfin dans MEGA IV/27. On considère généralement que les notes de Marx sur Rome, qui se montent à quelque 30 000 mots, ont été rédigées autour de 1879. Elles se trouvent dans un carnet dans lequel elles s’intercalent entre d’autres notes sur les travaux de Kovalevsky concernant le village indien et ceux de Sewell sur l’histoire de l’Inde. Ces deux derniers ensembles de notes sont analysés de manière assez détaillée dans le chapitre 6. Les notes sur Rome reprennent les analyses d’historiens de la société tels que Karl Bücher, Ludwig Friedländer, Ludwig Lange et Rudolf Jhering et s’intéressent à des questions telles que la classe, le statut et le genre, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la dernière phase de l’Empire.
Les brèves notes de Marx (2 000 mots) sur l’ouvrage de Bücher Die Aufstände der unfreien Arbeiter 143-129 v. Chr. (1874) [Les soulèvements des travailleurs non libres, 143-129 avant notre ère], les premières qu’il ait rédigées concernant la Rome antique, sont les plus proches des thèmes qu’il développe dans la lettre de 1877 adressée à ses lecteurs russes. Ici, Marx prête une attention particulière aux transformations sociales qui résultent de l’émergence d’un système agraire à grande échelle, fondé sur le travail des esclaves, et de la montée concomitante d’une « oligarchie de l’argent » qui vient s’ajouter à l’ordre patricien antérieur. Il examine de près les interactions entre les divers groupes sociaux – esclaves, affranchis, plébéiens pauvres, plébéiens riches, nobles et patriciens – et accorde une attention particulière à la privation des plébéiens de leurs moyens de production précédents, qu’il s’agisse de fermiers ou d’artisans. Il relève également l’antipathie à l’égard des esclaves de la part des prolétaires romains qu’il compare aux Blancs pauvres du sud des États-Unis. Ces notes abordent brièvement la question des révoltes des esclaves et des plébéiens au cours de la fin du second siècle avant Jésus-Christ, notamment la révolte des esclaves en Asie Mineure.
Ensuite, Marx relève des citations de l’ouvrage de Ludwig Friedländer, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms in der Zeit v. August bis zum Ausgang der Antonine [Représentations de l’histoire des coutumes romaines, de la période d’Auguste jusqu’à la fin de l’ère antonine], ouvrage qui couvre la période de la Pax Romana (de 27 avant Jésus-Christ à 192 de l’ère chrétienne). Ces notes de Marx, relativement brèves (elles totalisent quelque 3 000 mots), se concentrent sur le luxe dans la société romaine, notamment celui apporté par l’esclavage ainsi que sur les beaux-arts et les progrès de la technologie romaine. Étonnamment, il consacre ici peu d’attention au prolétariat et aux esclaves, peut-être parce qu’il a déjà traité ces questions dans ses notes sur Bücher. Il se concentre plutôt sur les textes concernant le nouveau riche affranchi et sur la situation de plus en plus misérable et humiliante des « clients », strate sociale composée d’individus qui ne sont pas esclaves, mais qui dépendent de l’aristocratie.
Marx prend également des notes sur la célèbre étude en trois volumes de Rudolf Jhering, Geist des römischen Rechts in den verschiedenen Stadien seiner Entwicklung [L’esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement]. Ses notes sur ce livre, relativement brèves (environ 4 000 mots), se concentrent non pas tant sur la loi en tant que telle, mais sur les changements économiques et sociaux sous-jacents qui lui ont donné forme. Il s’intéresse d’abord aux gens ou au clan et à la manière dont l’activité commerciale a détruit ces liens primordiaux. Le reste des notes de Marx sur Jhering est consacré à l’évolution des classes sociales et des groupes statutaires à Rome, notamment parce qu’elle résulte de guerres lointaines, de la transformation d’une partie de l’ancienne aristocratie terrienne en une nouvelle aristocratie de l’argent et du développement de la relation patron-client. Plus que dans les notes sur Bücher, Marx se consacre aussi à l’absence de solidarité entre les prolétaires libres et les esclaves.
Ses notes les plus longues sur Rome, plus de 20 000 mots, Marx les consacre à Römische Alterthümer [La Rome antique], une histoire politique, sociale et juridique en trois volumes écrite par Ludwig Lange. Ici, il met l’accent sur les origines de l’État romain tel qu’il émerge d’une société clanique ne connaissant pas l’écriture, et porte une attention particulière aux questions du genre et de la famille. Il évoque, parmi d’autres sujets, le pouvoir du paterfamilias romain sur sa femme, ses enfants et ses petits-enfants ainsi que ses esclaves et les femmes adultes ou mineures placées sous sa tutelle. Marx écrit que, à mesure que la civilisation romaine se développe, le mariage se trouve de plus en plus soumis à la juridiction d’une loi séculaire étatique plutôt qu’à la loi clanique traditionnelle. Ceci mène à un affaiblissement du pouvoir du paterfamilias et, parallèlement, à une augmentation du pouvoir des femmes, en tout cas au sein de l’aristocratie. Semblables en cela aux notes concernant Morgan, que nous analysons en détail dans le chapitre 6, les notes sur Lange tendent à contredire la vision de Engels d’une « défaite historique mondiale du sexe féminin » accompagnant une société de classes émergeant de structures claniques antérieures, tout au moins dans la mesure où ce point de vue de Engels est censé représenter celui de Marx qui, comme c’est souvent le cas, se montre considérablement plus nuancé (voir aussi Brown [2012] qui reprend les carnets consacrés à Morgan et à Lange en ce qui concerne le genre)
Les carnets de notes de Marx sur Rome ainsi que ses autres écrits sur les sociétés non occidentales et précapitalistes datant de la même période attestent d’un intérêt général pour les sociétés non capitalistes de sa propre époque comme des époques passées. Consacrés dans une large mesure à la Russie, l’Inde et la Rome antique, ces notes et écrits révèlent que Marx se préoccupe de la notion de transition, notamment une transition possible vers le capitalisme. Ils montrent également comment des changements traumatiques dans les relations de classes et de propriété ouvrent, pour les classes dominées, des possibilités de révolution sociale et, à l’inverse, comment ces changements permettent une récupération de la résistance de ces classes dominées qui la rend inoffensive pour les classes dominantes. Plus important, ces notes et ces écrits tardifs sur la Russie, l’Inde et la Rome antique, montrent que Marx mène une analyse approfondie et spécifique de chacune de ces sociétés en tant que telles, plutôt que de proposer de quelconques formules générales qui s’appliqueraient à toutes les sociétés de la Terre, indépendamment de leurs spécificités sociohistoriques. Ainsi, comme il l’écrit dans ses lettres à ses correspondants russes et dans l’édition française du Capital lui-même (comme nous le verrons au chapitre 5), son esquisse de l’analyse de l’accumulation primitive du capital dans les débuts de l’Europe moderne n’est pas un modèle général pour toutes les sociétés à travers le monde, sociétés qui commencent à subir l’influence des relations sociales capitalistes, mais bien une esquisse qui se limite à la Grande-Bretagne et aux pays déjà sur la voie de l’industrialisation capitaliste.
À cet égard, j’aimerais aussi clarifier, surtout auprès de mes lecteurs français, que mon utilisation de textes concurrents de l’édition du Livre I du Capital dans mon chapitre 5 ne constitue pas une querelle autour de la traduction française de Joseph Roy, notamment pour ce qui est de sa qualité littéraire. Elle se justifie par le fait que l’édition française de 1872-1875 contient plusieurs passages ajoutés par Marx lui-même et qui, malheureusement, ne se trouvent pas, à ce jour, ni dans les éditions allemandes autres que celle des MEGA, ni dans les traductions basées sur la version allemande de Engels de 1890 (version devant soi-disant faire autorité), y compris la traduction française de 1983 ou les traductions anglaises contemporaines. Certains de ces passages contiennent des formulations qui circonscrivent la portée de l’analyse de l’accumulation primitive à l’Europe occidentale, laissant ainsi de côté la Russie, l’Inde et d’autres sociétés non capitalistes de l’époque. Ces passages sont très importants en ce qui concerne l’argument général de Marx aux antipodes. Celui-ci met en avant une perception de Marx en tant que penseur multilinéaire et non déterministe qui, au fil du temps, se montre de plus en plus sensible à la nécessité d’explorer toute une variété de voies de développement qui mèneraient vers la révolution dans les sociétés en dehors de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord.
J’aimerais également dire quelques mots sur mon ancrage théorique général qui sous-tend ce livre. Si, pendant de nombreuses années, j’ai été fortement influencé par l’École de Francfort, par Georg Lukács et par Lénine en ce qui concerne la dialectique, pour ce livre, ma source d’inspiration principale est légèrement différente, il s’agit de la philosophe marxiste humaniste russo-américaine, Raya Dunayevskaya. De même, si j’ai été fortement influencé par les écrits de Frantz Fanon, W. E. B. Du Bois et C. L. R. James sur la race, le colonialisme et la révolution, mes analyses s’inspirent ici principalement des travaux de Dunayevskaya. M’étant, pendant la plus grande partie de ma vie de chercheur, inscrit dans la tradition de la forme d’humanisme marxiste qu’elle a développée, je pense qu’il serait utile d’en dire un peu plus long sur le travail de Dunayevskaya dans la mesure où il se rapporte à Marx aux antipodes.
Je ferai donc quelques brefs commentaires sur 1° la contribution de Dunayevskaya à notre compréhension de Hegel, de Marx et de la dialectique et 2° son travail sur ce que l’on appelle aujourd’hui l’intersectionnalité entre races, classes et luttes contre le capital. Dès les années 1940, Dunayevskaya s’intéresse à la redécouverte de la dialectique hégélienne en tant que telle par les générations plus tardives de marxistes. Au moment où elle commence ce travail, dans un premier temps avec le marxiste afro-caribéen et théoricien de la culture C.L.R. James, la notion d’un marxisme hégélien est, au mieux, la position d’une petite minorité. Depuis la gauche universitaire (nous sommes avant le maccarthysme) jusqu’aux organisations trotskistes où elle milite à l’époque, la dialectique n’est essentiellement qu’un slogan et il règne une sorte de positivisme darwinien. Les idées philosophiques sont un reflet, dit-on, de la réalité matérielle et toute forme d’idéalisme fait courir le risque de nous faire régresser vers un obscurantisme religieux ou pire vers le fascisme.
Mais avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et les révélations concernant les camps de la mort nazis ainsi que les camps de travaux forcés staliniens, de même que le carnage provoqué à Hiroshima et Nagasaki par les armes nucléaires étatsuniennes, de nouveaux types de pensées radicales prennent le dessus. Parallèlement à l’intérêt que la gauche porte, de longue date, à la lutte des classes et au développement économique, on se préoccupe plus de la dignité de la personne humaine ou, comme le jeune Marx l’a exprimé, de l’individu social. Les existentialistes français – bien que de façon subjectiviste unilatérale – prônent un humanisme radical et remettent en question le déterminisme orthodoxe. L’École de Francfort avance des interprétations anti-technocratiques du marxisme, mais sous une forme qui a peu à dire sur la classe ouvrière et d’autres groupes opprimés. Pour sa part, Dunayevskaya, en tant que marxiste humaniste émergente, développe une forme de marxisme hégélien qui contredit le capitalisme d’État technocratique, à l’Est comme à l’Ouest, et qui cherche également à toucher les travailleurs de Détroit, autant les Noirs que les Blancs.
Tout au long des quatre décennies qui ont suivi, Dunayevskaya développe une conception bien à elle de ce qu’est la dialectique. Elle commence par traduire en anglais, pour la première fois, les carnets de Lénine de 1914-1915 sur Hegel. Au départ, elle fait cela pour un petit cercle à l’intérieur du trotskisme étatsunien, dont font partie C. L. R. James et Grace Lee Boggs (j’examine ceci en détail dans Anderson, 1995). Et, bien que la gauche universitaire en bloque la parution aux États-Unis, elle utilise l’interprétation révolutionnaire que fait Lénine de Hegel comme un tremplin vers l’étude de La science de la logique et de La phénoménologie de l’esprit. Dès 1953, elle a déjà écrit ses « Letters on Hegel’s Absolutes » [Lettres sur les Absolus de Hegel] pour lesquelles elle fait aussi appel à La philosophie de l’esprit, ouvrage peu commenté de Hegel (encore à ce jour). Ces lettres de 1953 remettent en question des interprétations précédentes – à commencer par celle d’Engels – de l’Absolu d’Hegel en tant que totalité fermée ayant des implications conservatrices (ces lettres sont rééditées dans Dunayevskaya [2002], qui comprend une introduction à son ouvre par Peter Hudis et moi-même). En fait, elle rompt totalement avec la distinction faite par Engels entre système et méthode dans la pensée de Hegel, avançant l’argument selon lequel Marx s’est approprié la dialectique hégélienne de manière critique, comme un tout. Elle conclut ces lettres par sa propre appropriation critique – ici directement contre Engels – des derniers paragraphes de La philosophie de l’esprit, qui constitue aussi l’aboutissement de son système tel qu’il l’élabore dans son Encyclopédie des sciences philosophiques en trois volumes.
Hegel clôt son système sur trois syllogismes concernant la Logique, la Nature et l’Esprit, qui font intervenir des catégories telles que l’idée qui se pense elle-même et la raison qui se connaît elle-même, dans le chapitre sur l’esprit absolu. Pour Dunayevskaya, ce type de concepts hégéliens résonne dans la nouvelle conscience sociale qui émerge au cours de la seconde moitié du vingtième siècle : les travailleurs de base, les Noirs et les autres minorités ethniques, les jeunes et les femmes refusent désormais de laisser les autres décider à leur place du chemin qui les mènera à la libération.
Parallèlement, d’autres aspects des Absolus de Hegel résonnent aussi ailleurs, à savoir la transformation « absolue » du capitalisme au 20e siècle en ce qu’elle considère être une forme de capitalisme d’État totalitaire, chargé de la puanteur de la mort et apportant la destruction partout où il passe. Ceci reprend une idée contenue dans le concept marxien de l’absolu dans Le Capital, où, dans le cadre d’une analyse sur la « loi générale, absolue, de l’accumulation capitaliste » (Marx, 1985b : 111), Marx mentionne la polarisation de classes dans un contexte d’exploitation brutale. Mais, les Absolus de Hegel (comme Dunayevskaya le souligne dans sa lecture de La science de la logique) laissent apparaître les plus profondes contradictions plutôt qu’une résolution de la question. Tout ceci l’amène à écrire dans l’introduction de son premier livre, Marxisme et liberté que « nous vivons à une époque d’absolus, à la veille de la fin de toute tyrannie, à la veille de la libération absolue » ([1958] 1971). Ceci renvoie non seulement aux mouvements de résistance antifasciste, mais aussi à la nouvelle conscience sociale qui a émergé aux États-Unis et ailleurs dès les années 1940.
Clairement, en tant que marxiste, Dunayevskaya rejette les textes hégéliens conservateurs tels que La philosophie du droit, mais elle voit dans les textes les plus abstraits de Hegel la source de toute dialectique dans le sens de dialectique révolutionnaire. Au départ, elle développe ses idées dans le cadre d’un dialogue avec Herbert Marcuse (Anderson et Rockwell, 2012). Ainsi qu’elle l’écrit dans Philosophy and Revolution (1973) en parlant d’ouvrages de Hegel tels que La science de la logique, La phénoménologie de l’esprit et La philosophie de l’esprit : « C’est précisément là où Hegel se montre le plus abstrait, qu’il semble fermer à double tour la porte à tout mouvement de l’histoire, qu’il l’ouvre en grand à l’âme de la dialectique (la négativité absolue). Il est vrai que Hegel écrit comme si la résolution de forces vives antagonistes pouvait être vaincue par la simple transcendance de la pensée. Mais en menant les oppositions jusqu’à leur logique la plus extrême, il ouvre de nouvelles voies, il crée une nouvelle relation entre la théorie et la pratique, relation que Marx comprend comme une relation totalement nouvelle entre la philosophie et la révolution. C’est à leur péril que les révolutionnaires actuels tournent le dos à ce principe » (Dunayevskaya [1973], 1989 : 31-32). Ceci, j’en suis convaincu, demeure un héritage pour nous aujourd’hui, à une époque où tant de penseurs radicaux différents – de Negri à Habermas et de Foucault à Saïd, sans parler des courants althussériens plus anciens ou même d’autres, encore plus anciens, matérialistes mécaniques ou positivistes – s’accordent tous à nous enjoindre à éviter à tout prix la dialectique révolutionnaire de Hegel.
Un autre aspect de la conception de la dialectique développée par Dunayevskaya fournit une passerelle directe vers les thèmes abordés dans Marx aux antipodes. Contrairement à ce que l’on trouve dans certaines versions de la totalité ou de l’universalité dans le cadre du marxisme hégélien, Dunayevskaya insiste sur le fait que l’universel doit se particulariser afin de devenir un universel véritablement émancipateur plutôt qu’un universel abstrait : « Le mouvement de l’abstrait au concret par le biais de la particularisation nécessite une double négation. Hegel ne laisse aucune place à l’oubli de cette créativité absolue, la force motrice qu’elle représente pour le développement dans son ensemble, pour sa puissance créatrice » (Dunayevskaya [1973], 1989 : 25). Important ce type de dialectique dans la sphère de la politique et de la sociologie marxistes, elle affirme que les questions contemporaines de la race, du colonialisme ou du genre, bien qu’apparentées au cadre général du capitalisme, ne peuvent être subsumées sous la lutte des classes, mais possèdent une spécificité et une dynamique qui leur est propre.
Une fois de plus, dès les années 1940 et, au départ, de conserve avec C. L. R. James, Dunayevskaya explore le système de classes spécifiquement étatsunien, dont le fonctionnement a toujours inclus le paramètre racial. Dans son ouvrage intitulé American Civilization on Trial : Black Masses as Vanguard [Procès de la civilisation américaine : les masses noires à l’avant-garde] (Dunayevskaya [1963], 2003) et dans d’autres textes, elle montre comment le racisme sape, de manière répétée dans l’histoire des États-Unis, les mouvements de classe progressistes, depuis les populistes de gauche d’il y a un siècle jusqu’à leurs homologues contemporains de l’American Federation of Labor (AFL) [Fédération américaine du travail]. Parallèlement et, dans ce cas, contrairement aux Whiteness Studies [qui étudient la construction de la « blanchitude »] et à d’autres courants universitaires comparables, elle attire également l’attention sur des moments cruciaux durant lesquels les travailleurs blancs commencent à vaincre leur propre racisme sous l’influence de la lutte des Noirs, qu’il s’agisse de certaines phases du mouvement populiste ou, plus tard, du Congress of Industrial Organizations (CIO) [Congrès des organisations industrielles] qui apparaît au cours des années 1930 en contrepoids à l’AFL, dominée par les travailleurs qualifiés.
À chaque étape de sa vie, depuis son adolescence dans les années 1920, où elle travaille pour l’hebdomadaire du Parti communiste à Chicago, le Negro Champion, jusqu’à l’année qui précède sa mort en 1986, où elle rédige une nouvelle introduction à une brochure marxiste humaniste sur Frantz Fanon, elle insiste sur le fait que, dans l’histoire des États-Unis, en ce qui concerne le progrès social, on trouve une constante : « Les masses noires comme avant-garde du combat ». Ceci l’amène à se pencher sur des mouvements qui ne sont pas toujours perçus comme relevant du socialisme et du marxisme, tels que les abolitionnistes du 19e siècle ou le nationalisme noir de Marcus Garvey dans les années 1920. Elle s’intéresse toujours, toutefois, à la possibilité d’une convergence entre les travailleurs blancs et noirs, aussi bien dans le contexte industriel qu’agricole mais, pour ce faire, elle ne met jamais de côté la lutte contre le racisme pour fabriquer de toutes pièces une forme d’unité de classe superficielle et fausse.
Cet aspect de la pensée de Dunayevskaya se retrouve aussi dans son interprétation de Marx, Lénine, Trotsky, Fanon et d’autres penseurs de la tradition marxienne. Elle insiste inlassablement sur l’importance capitale des écrits de Marx consacrés à la Guerre civile aux États-Unis, dans lesquels il apporte un soutien critique au Nord, fustige ceux qui ne voient aucune différence entre le Nord et le Sud, tout en critiquant Lincoln qui ne mène pas la guerre comme une lutte révolutionnaire contre l’esclavage. Dunayevskaya ne se contente pas de cela. Elle décrit aussi la manière dont la Guerre civile aux États-Unis a influencé la structure du Livre 1 du Capital, amenant Marx à ajouter un chapitre sur la journée de travail, dans lequel il souligne que : « Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri » (cité dans Dunayevskaya [1958], 1971).
Puis, à la fin de sa vie, Dunayevskaya se plonge dans les Ethnological Notebooks [Carnets ethnologiques] de Marx, ces analyses menées tardivement sur le genre, le colonialisme et les formes sociales claniques ou tribales et leur remplacement par des structures de classe. Ces carnets, publiés pour la première fois par l’immense spécialiste de Marx, Lawrence Krader, en 1972, constituent une partie importante des notes de Marx de 1879-1882 sur les sociétés non occidentales et précapitalistes. Dunayevskaya place ces écrits tardifs de Marx au centre de son ouvrage, Rosa Luxemburg, Women’s Liberation, and Marxist Philosophy of Revolution (Dunayevskaya [1982], 1991), non pas pour générer une division de type althussérien entre le Marx de la dernière période et le jeune Marx, mais afin d’insister sur le fait que, tout au long de sa vie, il se préoccupe du genre et de l’influence du capitalisme sur les pays non capitalistes ainsi que sur les formes subséquentes de résistance au capital et au colonialisme. Elle se fonde pour cela sur les notes de Marx sur Morgan qui constituent une part importante de ce qui est aujourd’hui connu comme les Ethnological Notebooks. Ce faisant, Dunayevskaya développe la première critique féministe de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Engels en se basant sur les différences qui apparaissent dans la lecture que font Marx et Engels de Morgan. Ainsi que l’exprime Dunayevskaya dans son ouvrage Rosa Luxemburg, « l’hostilité de Marx à l’égard du colonialisme mené par le capitalisme va croissant. La question est de savoir à quel point la destruction de la société existante doit être totale et la relation de la théorie à la pratique doit être nouvelle. Ces analyses permettent à Marx (à Marx et pas à Engels) de percevoir la possibilité de nouvelles relations humaines qui ne soient pas le résultat d’une simple « mise à jour » de l’égalité entre les sexes qui caractérise le communisme primitif (comme chez les Iroquois), mais qui, comme Marx le pressent, jailliraient d’un nouveau type de révolution » (Dunayevskaya [1982], 1991 : 190). Ces écrits tardifs de Dunayevskaya sur le Marx de la dernière période ont été particulièrement importants pour le chapitre 6 de Marx aux antipodes.
Ainsi, l’œuvre de Dunayevskaya a influencé le présent ouvrage de deux façons : d’un point de vue général pour ce qui est de la dialectique que je mets en œuvre et, de manière plus spécifique, en ce qui concerne son traitement direct de certaines des questions abordées ici. En dernière analyse, je considère Marx aux antipodes comme une contribution aux débats de notre époque autour de Marx et de son héritage. À une époque où nombreux sont ceux qui rejettent Marx comme désespérément eurocentriste, comme tenant d’une forme de dialectique inspirée de Hegel qui élimine des spécificités comme la race, le genre et le colonialisme au profit de grands récits homogénéisants de la mondialisation, du capital et de la classe, j’essaie ici de défendre l’argument selon lequel Marx est un penseur de notre temps. Sa critique du capital, nuancée et dialectique et enracinée dans des analyses socioculturelles particulières des circonstances réelles auxquelles diverses sociétés se trouvent confrontées de par le monde, s’applique autant à notre époque qu’à la sienne.
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Illustration : Wikimedia Commons.