« Partir de sa vie » pour déconstruire l’oppression. Entretien autour du web-doc « Alberomio, mon arbre »

Alberomio, mon arbre (Taina Tervonen et Charlotte Planche, Let’s Pix, 2014), c’est un web-documentaire qui donne la parole à Pablo, Pierrot et Brune, élevé-e-s par deux mamans, alors même qu’ils/elles se trouvent sollicité-e-s à l’occasion du débat sur le mariage pour tous et toutes. Outre leur propre histoire, ils tirent différents fils sollicitant des intellectuel-le-s et/ou des ami-e-s pour aborder la construction des identités, les discriminations, la lutte contre les oppressions. Contretemps a souhaité revenir sur le projet et ses enjeux en rencontrant Pablo et Pierrot. Brune a ajouté son regard par la suite.

 

Contretemps : Pourriez-vous présenter le documentaire et revenir sur la manière dont le projet est né ?

Pierrot : On commence à être sollicités, surtout mon frère parce qu’il parle aux médias depuis longtemps. Après l’intervention de Pablo à l’Assemblée Nationale, il y avait toutes les semaines des journalistes qui l’appelaient. On se retrouve à parler avec des enfants d’homos, et à faire un recueil des questions stupides que nous posent les journalistes. Ma préférée, qui se retrouve dans le webdoc, reste : « Avez-vous été influencé par la sexualité de votre mère ? » Ce genre de questions absurdes. L’idée était : puisque les médias sont prêts à nous écouter, autant qu’on leur dise des choses intéressantes, et pour ça qu’on prenne la parole directement, et du coup qu’on parle de ce dont on a envie — y compris d’islamophobie, pour résumer brutalement le projet. Qu’on parle d’identités en général, des différentes oppressions, et de comment tout ça se relie. Parce qu’un des trucs très frappants, c’est la ressemblance, pas forcément entre les oppressions mais en tout cas entre les discours qui justifient ces oppressions, qui justifient le maintien de lois inégalitaires, et aussi du coup le discours qui va à l’encontre de ça : on défend les mêmes choses, on doit démonter les mêmes mécanismes. C’est ce qui fait qu’il fallait parler de tout ça en même temps. Et après c’est devenu un webdoc.

 

Du coup c’est vous qui avez décidé de faire quelque chose que vous alliez organiser, que vous alliez maîtriser et penser de A à Z et c’est vous qui, ensuite, avez décidé de la forme du webdoc ? Les gens qui l’ont monté, les journalistes, ils/elles ont aussi participé à l’élaboration du projet ?

Pierrot : L’idée c’était de profiter de cette visibilité-là pour évoquer des questions de féminisme, d’antiracisme, etc. Il s’agissait donc de faire de la vulgarisation en parlant de nous, selon les méthodes d’éducation populaire : tenir un discours général en partant de sa vie, de soi-même, de son expérience, ce qui est une manière de rendre hyper-acceptable le discours qu’on donne, aussi radical soit-il — et c’est vrai que c’est assez impressionnant comme ça marche quand tu parles de toi. Donc on a d’abord pensé à un livre.

Pablo : Oui, au départ on était partis pour faire un bouquin. On avait commencé à y travailler d’ailleurs, avec une méthode d’éducation populaire qu’on utilise souvent dans mon travail, à la Coopérative du Vent Debout, et qui s’appelle « Petite-histoire/Grande-histoire ». À partir de ce travail on a produit la séquence animée de Pierrot. L’idée c’est de se raconter des anecdotes qui ont construit notre identité, des moments où nos valeurs se sont forgées, où on a réalisé qu’il y avait des rapports de domination dans le monde, où on s’est demandé comment on se situait dans l’échelle des dominations, où on a décidé de s’engager, etc. On choisit des anecdotes dans notre histoire qui ont amené à ça, et on essaye d’identifier lesquelles relèvent de la petite histoire c’est-à-dire, par exemple : « un jour mon père m’a amené à la pêche et là j’ai vu un arabe se faire frapper », et ce qui relève de la grande Histoire, « il y avait la guerre », ou « j’ai lu Simone de Beauvoir »… ces éléments vécus mais qui appartiennent à l’humanité, en quelque sorte.

Je le fais dans mon travail : des groupes de 15 personnes qui se racontent ces événements. Tu prends un, deux, trois jours à te raconter ça, et tu vois l’histoire des 20-30 dernières années qui s’écrit, tu vois à quel point c’est faux que l’Histoire c’est Napoléon et François Hollande qui prennent des décisions, tu vois que l’Histoire c’est des gens qui vivent des choses, qui comprennent… Il y a un côté matérialiste extrêmement fort d’« histoire par en bas », et puis en même temps de prise de conscience individuelle, du fait qu’on a des choses en commun.

 

Pourquoi un webdoc plutôt qu’un livre ?

Pierrot : Ça s’est présenté parce que c’est intéressant en soi, et on connaissait déjà Taina Tervonen qui était en fait capable de le faire, capable de devenir réalisatrice…

Pablo : Oui et puis Taina a répondu à un argument fort : on voulait que ce soit un projet accessible le plus largement possible. Or le medium le plus large, et le plus populaire, c’était clairement Internet. Taina nous a donc convaincus de faire un web-documentaire.

Brune : À ce point, on a réfléchi à toutes les possibilités qu’offre un web-documentaire: c’est-à-dire de la vidéo mêlée à internet. On voulait utiliser à la fois des outils que Pablo utilisait dans l’éducation populaire et des formes qui nous plaisaient, notamment les animations. C’est là que Charlotte Planche est entrée dans l’histoire : elle a créé des personnages, et dessiné les parties animées : « petite histoire grande histoire », qui résume donc l’histoire de la famille mêlée aux grands événements historiques ; « mes identités », où Pablo décline tout ce qu’il est, pour mettre en perspective l’identité « enfant d’homo », et « mon arbre » où je fais une sorte d’arbre généalogique qui insiste à la fois sur les rapports de classe différents qu’il y avait dans notre famille et sur les liens non sanguins qui construisent notre famille au sens large. Ensuite on a pensé ensemble la boîte à outil, les liens vers des sites politiques, etc. On voulait exploiter le format “site”, que ce soit un outil pour les personnes qui voudraient approfondir les sujets abordés — un autre réflexe qui nous vient du militantisme. On a aussi voulu que le site puisse être un espace où partager son histoire, même si cet aspect n’a pas tellement marché.

Pablo : On a choisi avec Taina les gens qu’on voulait rencontrer, et on a imposé la rencontre avec Christine Delphy, Pierre Tevanian… En fait Taina n’était pas convaincue, elle disait que ce qu’on voulait c’est voir notre vie, que des intellectuel-le-s qui parlent à la caméra, ce n’était pas essentiel. Mais pour nous c’était important ! Par contre on avait une confiance politique absolue en elle, on savait qu’elle ne trahirait pas notre pensée, qu’elle avait compris ce qu’on voulait dire. Et qu’elle serait capable de faire un boulot qu’on n’était pas capables de faire, et qui pour elle était central : dire des choses sur l’identité mais juste en racontant notre histoire. Elle disait toujours que notre histoire suffisait. Nous, on pouvait théoriser, mais le faire…

Pierrot : Oui, le montrer.

Pablo : Oui, le montrer, que tu te dises « Ah mais oui mais c’est évident! ». Par exemple sur la filiation, c’est très clair. Nous on peut déblatérer sur la filiation, mais quand c’est Mimi qui te l’explique, quand elle arrive à dire « Je peux dire que je suis leur mère, mais doucement… », tu comprends ce que c’est que la filiation, et que ça s’est construit en 30 ans. Et ça émeut tout le monde. Nous on ne savait pas le faire et Taina le fait très très bien.

Brune : Donc on n’est pas du tout intervenu-e-s sur la partie “documentaire”, celle qui raconte vraiment la vie de notre famille. Ça c’est Taina Tervonen qui l’a gérée, écrite, montée. On n’a pas assisté à toutes les interviews, ces séquences ont été une surprise même pour nous.

 

Dès le départ, vos vies personnelles étaient au centre de ce que vous souhaitiez raconter ? En quoi, est-ce radical de partir de sa propre vie ?

Pierrot : Quand tu exposes un truc en parlant de toi, il va passer, aussi radical soit ton discours. C’est-à-dire que tu peux tenir un discours qui soit à la gauche de l’extrême gauche, si tu le dis en parlant de toi les gens vont t’écouter, te dire : « ah oui c’est intéressant »…

Pablo : Ça c’est clair, on peut se permettre beaucoup plus. Le fait de parler de nous était le point de départ, c’était de se saisir de la légitimité qu’on nous donnait. On se disait qu’un bouquin de sociologie, de travail sur les identités, ça n’allait intéresser personne, personne n’allait nous considérer légitimes, en plus on n’est pas particulièrement bons écrivains… Par contre si on dit : « on est enfants d’homos, et voilà ce qu’on a à apporter comme analyse politique », là, forcément ça rend légitimes, c’est notre point de vue situé et les journalistes sont prêts à l’entendre.

 

En voyant la présentation de Pablo, “Mes identités”, je me suis dit que c’était aussi une manière, peut-être, de relativiser cette identité…

Pierrot : Relativiser, oui ! Le discours de départ c’était : qu’est-ce que c’est que cette histoire ? « Enfants d’homos » ce n’est pas du tout une identité, en fait peut-être un peu, mais au départ c’était pas grand chose… Ça fait sens parce qu’on nous pose la question.

Brune : De fait ça a fait sens parce que des gens se sont acharnés sur nous et sur nos parents, parce que des “spécialistes” ont raconté des conneries sur tous les médias, parce qu’il y a eu des manifs pour dire qu’on était anormaux… On a voulu relativiser l’importance que ça a dans le processus de filiation, de création des identités — donc parler d’autres familles — et comme on disait, faire le lien avec d’autres discriminations. Pour moi c’était un peu différent puisque je suis lesbienne et que la question “homoparentalité” me concerne dans les deux sens, en tant que fille et possible parent. Et parce que je suis le mauvais exemple : un des arguments de la Manif pour tous était que les enfants d’homos vont devenir homos — c’est bien sûr une connerie… mais en même temps ça arrive ! En tout cas, de fait, ma sexualité est une identité que je porte, et que du coup je revendique.

Pablo : Mon frère et moi on est dominants à tous points de vue, et donc on a jamais eu à affirmer d’identité, et pas non plus celle d’être enfants d’homos. On l’a fait pour l’occasion, mais en fait…

Pierrot : Oui, nous on est des mecs, blancs, hétéros, enfin…

Pablo : Moi je sais que j’ai construit sur ça une « conférence gesticulée », Mes identités nationales, un spectacle où j’essaie de me positionner de plus en plus, ce qui n’était pas le cas au début, d’expliciter le point de vue situé dans lequel je suis, c’est-à-dire de dominant à tous points de vue. Mais dans le spectacle je m’appuie sur une expérience d’une journée, une fois dans ma vie, où j’ai été enfermé dans une identité qui est celle de musulman, identité dans laquelle en plus je me reconnais pas trop, même si de plus en plus… [rires]

C’était pendant une manif contre la loi d’exclusion du 15 mars 2004. Dans cette manif il n’y avait que des musulmans, parce que toute la gauche avait déserté la question. Donc comme j’étais dans une manif où y avait que des musulmans, et que j’avais une barbe et un keffieh, ben pour les autres j’étais un musulman, il n’y avait pas de questions à se poser, c’était évident. C’était hallucinant, ça a duré deux heures, et c’était « Vis ma vie », je me suis pris un racisme éhonté !

Du coup je suis parti de là : j’ai entrevu, l’espace de deux heures, ce que ça pouvait faire d’être stigmatisé. J’avais monté la séquence sur mes différentes identités pour ce spectacle : tous les gens qui sont stigmatisés ont différentes identités, mais face au racisme tout ça disparaît. C’est très concret.

Nous on affirme rien, les identités que je cite (surtout le fait d’être juif) me sont en fait assez indifférentes. Par contre je m’aperçois que ça fait partie de moi. Moi ça m’importe peu mais d’autres s’en prennent plein la gueule pour quelque chose qui fait aussi partie d’eux, peut-être qu’ils s’en foutent aussi : n’empêche qu’ils s’en prennent plein la gueule…

 

Comment vous en êtes arrivés à organiser le webdoc tel qu’il est organisé là, et pourquoi vous avez sollicité certaines personnes (Philippe Poutou, Najat Vallaud Belkacem, Eva Joly, Pierre Tévanian, Christine Delphy) et pas d’autres ? Pourquoi ces choix ?

Pierrot : Il y a beaucoup de contingence sur « qui apparaît » : on a rencontré Philippe Poutou par hasard dans une manif, Eva Joly aussi. Il y a aussi celles et ceux qu’on n’a pas réussi à avoir : Maître Eolas, qui m’intéressait parce qu’il est impeccable sur tous les sujets dont on parle, n’a pas répondu ; Lilian Thuram qui était trop occupé ; on a essayé aussi en vain d’interviewer Elsa Dorlin…

 

Pourquoi cherchiez-vous ces gens-là ? Parce que votre parole ne suffisait pas ?

Pierrot : Ça dépend lesquels. Pour Pierre Tevanian et Christine Delphy ou Elsa Dorlin, qui finalement n’y est pas, c’est parce qu’ils sont en partie la source de la parole qu’on a à dire. C’est déjà en soi une réponse : si on a la parole, on a envie de les faire parler parce que ce qu’on a envie de dire vient d’eux. Ça aurait aussi été le cas de maître Eolas.

Brune : On avait aussi envie de mélanger des témoignages de gens autour de nous et des intellectuels, mais effectivement c’est un webdoc à petit budget malgré tout, donc avec peu de jours de tournage, et on fait aussi avec ce qu’on a !

Pablo : Il y a aussi un autre choix qui était important pour nous tous je crois, qui était le fait que Leila, qui est une personne qui porte le voile, prenne la parole. Ce n’était pas évident. D’abord parce que la plupart des personnes voilées que je connais, les militantes, n’ont pas envie de se griller plus que ce qu’elles ne sont déjà en prenant une parole politique publique, elles te disent : « déjà que j’arrive pas à trouver de boulot, si en plus… ». Et celles qui l’auraient fait, parce que de toute façon elles n’auraient pas de boulot vu qu’elles sont mères au foyer et qu’elles s’en foutent, elles étaient plutôt contre le mariage pour tous, certaines étaient même militantes contre le mariage pour le tous.

Ce qui est le cas de Leila en fait, au moment du webdoc elle n’était pas militante mais elle trouvait qu’il y avait un vrai problème dans le mariage pour tous. Pour autant c’est quelqu’un avec qui j’ai construit un rapport de confiance sur la lutte antiraciste, et elle a accepté d’être là. Au départ sa condition était qu’on ne parle pas du mariage pour tous, puis en fait on en a parlé et elle était assez à l’aise — même si ça n’apparaît pas dans sa séquence, parce qu’on voulait la centrer sur sa parole.

Brune : le drame c’est que ces espaces de confiance ne tiennent pas face à la vague islamophobe et à l’abandon de la gauche. Ce sont des gens comme elle qu’on a perdus et qui en ce moment se rapprochent de Soral et Dieudonné, ou militent contre “la théorie du gender dans les écoles”. On en avait vus des prémices au moment de la Manif pour tous, avec des associations musulmanes qui prenaient part aux cortèges, et cette tendance s’accélère. Comme si on voyait maintenant les effets de dix ans de soutien de la gauche aux lois contre le voile…

 

Tout à l’heure, Pablo, tu parlais de la question des privilèges. Dans quelle mesure cela apparaît-il vraiment dans le webdoc ? Est-ce que ça intervient ailleurs que dans l’abécédaire ?

Pablo : Oui, il y a une séquence qui à mon avis aborde très bien la question des privilèges, c’est quand on demande à Pierrot ce que c’est d’être un homme. Sa réponse c’est qu’être un homme c’est avoir les privilèges associés à la condition d’homme. Et il y a une explication de ça en 1 minute 30 ou 2 minutes, qui est juste parfaite. C’est propre, à la fois théorique et incarné, et puis très précis. Mais c’est vrai que c’est la seule séquence qui en parle…

Pierrot : C’est implicite également dans la séquence sur l’amie de Brune qui est blanche et noire.

 

La classe apparaît assez peu comme identité aussi, dans la manière dont vous vous identifiez. Comment vous vous situez de ce point de vue ?

Pierrot: Heu… Je ne sais pas, c’est une discussion en cours. [rires] A quelle classe on appartient ? On a des parents qui ont été ouvriers, mon père en tannerie, ma mère serveuse en traiteur, toute leur vie.

 

Pour autant, vous avez un certain capital culturel…

Pierrot: Oui, mais le point de départ, c’est que nos parents avaient des boulots d’ouvriers, et étaient communistes. Bon, ma mère n’a jamais été communiste, mais tous les hommes qu’elle a aimés dans sa vie c’était que des communistes, son père en particulier, et c’est quelque chose dans lequel elle a grandi. Mon père était proche de Lotta Continua puis au Parti Communiste Italien, et il avait une idéologie ouvriériste : au delà du fait d’avoir été communiste, la question de la valeur du travail est quelque chose qui l’obsède complètement, qui est vraiment très important, et du coup aussi les questions des conditions de travail, du temps de travail, etc. Et en même temps nos deux grands mères étaient instit’, et nos deux parents auraient pu à 20 ans prendre un chemin où ils auraient été profs, ils auraient fait des études supérieures, ce qu’ils n’ont pas fait. Enfin, ils se sont arrêtés assez vite. Un peu pour des raisons politiques, mais surtout du fait de choix personnels. Mais pour autant, nos parents n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Enfin, je veux dire, ce n’est pas uniquement par leur militantisme qu’ils se sont instruits. Ma mère dévore des livres à longueur de temps depuis qu’elle sait lire, et mon père a fait le lycée classique italien et il a eu une éducation. Après, il a lu Marx, mais bon, il n’avait pas besoin de ça pour avoir une éducation, un capital culturel…

 

Donc il y a un certain privilège à ce niveau ?

Pablo: Ah oui, si on doit parler en termes de privilèges, à tout point de vue, on ne fait pas partie des classes populaires. On a tous les trois au moins un Bac+4, on est agrégés, Pierrot est normalien. Et en même temps, paradoxalement, on a toujours été boursier-e-s à l’échelon maximum…

Ma copine actuelle se moque de moi parce qu’elle dit que c’est elle qui m’a fait réaliser que je ne suis pas prolo. Je pense qu’elle a en partie raison, mais seulement en partie. Parce que en fait je continue à dire « je me sens prolo » et ce n’est pas juste une solidarité empathique. Y a un truc constitutif de la façon dont on pense le monde, tu vois on se sent prolos quoi… Et depuis toujours : Pierrot avait 8 ans, il faisait de la poterie, et plutôt que de faire une pauvre tasse pour son père, il a fait une plaque en terre cuite avec écrit « les ouvriers travaillent trop dur ». Et il a offert ça à son père. [rires] Mais je sais que je n’aurais jamais de problèmes d’argent. Voilà. Je ne suis pas riche, mais je sais ça, et je le sais aussi parce que ma mère a trois maisons et que Mimi, fille unique, a hérité de la maison de ses parents…

Brune : Je ne vois pas les choses exactement comme ça. Pour moi, être “trans-classe”, être passés d’une classe à l’autre, en gros de la petite classe moyenne au milieu prolo, c’est une caractéristique constitutive de notre famille. C’est vrai tant pour mon père que pour ma mère : aucun des deux n’a pris le fameux ascenseur social, ils auraient du faire des études et être au moins profs, ils ont été serveuse et ouvrier. Et le boulot qu’on fait détermine aussi le milieu dans lequel on vit, les gens qu’on fréquente, l’argent qu’on a à disposition pour vivre. Donc ma mère s’est entourée de fait de fils de prolos (voire moins, les parents de Mimi sont domestiques, ceux de Jacky maçon et femme a foyer, les autres amis idem) et nous, on a vécu dans ce milieu-là. Nos amis de famille étaient femme de ménage, infirmières, instits, petits commerçants. Pas profs en fac, quoi. C’est dans ce milieu qu’on se sent bien, qu’on se reconnaît, c’est constitutif et ça change la façon de voir le monde, la valeur qu’on donne au travail (y compris dans la conscience nette qu’on peut être très intelligent et ne pas avoir un boulot « intellectuel », créatif, etc.), une certaine conscience de la division entre travail intellectuel et manuel, etc. Selon mon amie Danièle, ça détermine la « classe pour soi », quoi. En même temps ce qui est net, c’est qu’on a emmené avec nous, dans ce « déplacement », tout le capital culturel des classes moyennes, dont on a finalement gardé tous les privilèges (y compris en termes de confiance en soi, etc.). C’est un peu ce que j’ai voulu évoquer avec l’arbre.

 

Et lors des projections du webdoc et/ou les retours que vous avez, comment votre famille est-elle perçue ?

Pablo : Ce qu’on me renvoie parfois, c’est : « en fait vous avez une famille hyper bizarre », (donc en gardant une idée de ce que devrait être la « norme », disons) mais aussi : « je me rends compte à quel point ma famille a des éléments ceci ou cela… Je pense à mon arbre et je réalise que…Moi, mon père… ». À la fin de toutes les projections, tout le monde vient nous voir, a envie de parler de soi, de sa famille. Donc c’est amusant, comme si ça pétait la norme, un peu, quand même. Un ami à nous disait : « une famille normale c’est une famille qu’on ne regarde pas d’assez près ». Dès que tu rentres un peu dedans, tu te rends compte qu’il y a eu quelque chose…

Pierrot : Ce qu’on disait, et qu’on n’est finalement pas les seuls à dire, c’est que la famille des « Manifs pour tous » c’est une famille imaginaire, complètement fantasmée. Ça ne parle de rien du tout, enfin pas des familles des gens. Ça parle d’un modèle, mais pas de comment les gens considèrent leur famille, comment ça se passe en vrai, comment ça éclate en mille morceaux, comment ça se construit difficilement ou pas… Un modèle, qui du coup peut se produire parfois, mais qui ne veut rien dire, et qui n’est certainement pas « à préserver ».

Du coup on a voulu parler de la famille concrètement, en apportant les récits de Danièle, de Jamila, de Sarah. On est partis du fait qu’on connaît tellement de gens qui ont des histoires familiales complètement folles ! C’est également dans les « à coté » du documentaire, de proposer aux gens de raconter leurs familles et de se rendre compte ensemble de tout ça.

Brune : Moi j’ai beaucoup aimé quelque chose que Taina a fait, et qui n’était pas prévu au début : aborder la question de la “folie” de notre père. La séquence où elle le fait est fantastique. Maria parle de cette période très difficile comme ça, en passant, avec légèreté. C’est exactement ce genre de chose que Taina entendait par aborder des sujets sans les expliquer, juste en partant de l’expérience vive. Ça ne dit pas beaucoup mais ça ouvre des pistes (sur le rapport à la normalité par exemple). C’est bien. Le contrecoup, par rapport à ce que dit Pablo, c’est que si notre famille a l’air un peu extra-ordinaire ce n’est pas si utile au débat.

Pablo : Moi je sais qu’une des plus grandes satisfactions de ce webdoc c’est qu’une journaliste m’a appelé, après l’avoir vu, et elle s’est mise à me raconter sa famille. Tout d’un coup ça change tout ! Je suis content que les journalistes ne m’appellent pas seulement pour me poser trois questions débiles mais pour me dire « en voyant le docu ça m’a fait penser à ça, qu’est-ce que vous en pensez ? » et me parler d’eux… Enfin je ne sais pas si j’avais envie de parler de famille avec tout le monde, mais je me dis que ça marche, c’est politique, ça renvoie à des questions comme « c’est quoi la famille ? », donc « c’est quoi cette institution? », et demain, j’espère, « c’est quoi les identités ? ». Enfin j’espère que ça soulève des questions comme ça aussi, mais pas juste théoriques, que les gens se mettent à réfléchir sur ce qu’ils vivent, sur comment ces questions peuvent les aider.

 

Et c’est un peu ça l’idée de l’éducation populaire non ? Ce type d’effet où tu rends les spectateurs un peu acteurs…

Pablo : Oui, moi je la pratique comme ça dans le sens où un des fondements de l’éducation populaire c’est de permettre aux gens de parler de ce qu’ils vivent, de se rendre compte que ce qu’ils vivent est politique, en le valorisant, c’est à dire en le mettant en action, en le théorisant, en faisant en sorte que ça ait des implications concrètes dans leur quotidien. C’est pas juste « je raconte ma vie », mais « je raconte ma vie, j’analyse les problèmes que ça me pose, et j’agis pour les résoudre. Du coup je gagne en puissance, parce que je me rends compte que je peux agir sur mon quotidien. » Et, si ça crée des groupes collectifs d’action, de parole, d’analyse et d’action, pourquoi pas.

Voilà, j’ai mis dans ce webdoc tout ce que je fais dans mon boulot et je sais que ça aide à transformer la vie des gens, parce que je vois que ça crée de la prise de conscience, de la confiance, du collectif. Parce que les gens se sentent plus forts, plus légitimes, forts aussi d’avoir pu exprimer leurs doutes, leurs échecs, leurs questionnements… C’est ça aussi qui a fait que j’ai quitté la politique, parce qu’en fait le cadre politique, pour les individus, je le trouve assez démoralisant. Il crée de l’impuissance, de la fatigue — sauf quand c’est le mouvement altermondialiste et que tu vis des rassemblements à 300.000 personnes, mais sinon… De la culpabilité, du sentiment d’illégitimité : si tu n’es pas capable de faire un super topo en 10 minutes où t’as tout expliqué, c’est que t’es nul. Ça génère tout ça. Donc l’idée c’est plutôt prendre les choses à l’envers, de dire aux gens “ce que tu as vécu, c’est du savoir, du savoir de vie, du savoir utile”, de voir qu’on n’est pas obligés de lire des trucs universitaires pour avoir un savoir utile aux luttes, etc.

Et puis c’est un savoir qui touche, qui bouscule. Tu vois, toute ma vie, ma position sur le voile m’a fait m’exclure de tous les milieux : ça a créé un clash entre ma mère et moi, j’ai été rejeté par tous les milieux politiques de gauche sans exception, ou en tous cas considéré comme minoritaire. Puis un jour je fais une conférence gesticulée pour dire « la loi sur le voile est raciste », et là tout le monde adore ! Je l’ai présentée devant plein de militants, pour la LDH, le GENEPI, et partout les gens viennent me voir et me disent « c’est génial », même ma mère… Alors qu’en même temps, aucun groupe politique ne revient sur la loi de 2004, aucun groupe n’est capable de dire « tout ce truc-là ça vient d’une loi pourrie de merde ».

En fait, je pense qu’ils ne sont pas d’accord avec ce que je dis, mais si je le leur avais dit dans un autre cadre, ou sur un registre théorique, ils m’auraient considéré comme un fou islamo-machin. Comme je raconte ma vie, que je raconte comment j’en suis arrivé là, ils sont touchés, ils viennent me voir pour en parler, repartent plein de questionnements… Même ma mère a changé d’avis ! Bon, évidemment ce n’est pas que ça, mais je crois que ça a été l’électrochoc.

Pierrot : Oui, ça et un long travail d’introspection !

 

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Image en bandeau : Alberomio (http://www.alberomio.com/)