Les deux articles publiés par Marx à Paris en 1844 – L’Introduction à la philosophie du droit de Hegel et Sur la Question juive – ne se contentent pas d’annoncer la mort du Dieu des religions. Ils engagent le combat contre les fétiches et les idoles de substitution : l’Argent et l’État.
Dans L’Essence du christianisme, Feuerbach n’avait pas seulement montré que l’homme n’est pas la créature de Dieu, mais son créateur. Il n’avait pas seulement soutenu que « l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme ». Il avait aussi, écrit Marx, « prouvé que la philosophie n’est pas autre chose que la religion transposée et développée dans l’idée ». En faisant « du rapport social de l’homme à l’homme le principe fondamental de la théorie », il a ainsi « fondé le vrai matérialisme ». Car l’homme, ce n’est pas un homme abstrait, « accroupi hors du monde », c’est « le monde de l’homme », l’homme en société qui produit, échange, lutte, aime. C’est l’État, c’est la société.
Une fois admis que cet homme réel n’est pas la créature d’un Dieu tout-puissant, reste à comprendre d’où lui vient le besoin de s’inventer une vie après la vie, et d’imaginer un Ciel débarrassé des misères terrestres :
« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère-là. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses dépourvu d’esprit. La religion est l’opium du peuple. »
Comme l’opium, elle abrutit et apaise à la fois. La critique de la religion ne peut donc se contenter, comme le font l’anticléricalisme maçonnique et le rationalisme des Lumières, de bouffer du curé, de l’imam, ou du rabbin. Cette approche de la question religieuse sera encore, au lendemain de la Commune de Paris, celle de Engels. Il considérera alors dépassé « le problème de l’athéisme » et reprochera à certains exilés parisiens de vouloir « transformer les gens en athées par ordre du mufti », au lieu de tirer les leçons de l’expérience :
« Que l’on peut ordonner tout ce qu’on veut sur le papier sans que pour autant cela passe dans la pratique, et que les persécutions sont le meilleur moyen de faire naître des croyants encombrants. Une chose est sûre : le seul service que l’on puisse rendre aujourd’hui à Dieu, c’est de déclarer que l’athéisme est un article de foi obligatoire, et de surenchérir sur les lois anticléricales en interdisant la religion en général. »
Dès 1844, il s’agit pour Marx de s’attaquer aux conditions sociales d’où naît un besoin de croyance et de paradis artificiels :
« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est l’exigence de son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont l’auréole est la religion. »
La critique de la religion vise donc un objectif nécessaire, mais limité : enlever à l’homme ses illusions, ses consolations illusoires, le décevoir, faire tomber les écailles de ses yeux « pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité en homme déçu, parvenu à la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire autour de son soleil réel ». Une fois disparu « l’Au-delà » religieux de la vérité, la tâche historique est d’établir « la vérité de l’Ici-bas » et de « démasquer l’aliénation humaine dans ses formes non sacrées » :
« La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »
Proclamant que, pour l’Allemagne, « la critique de la religion est pour l’essentiel achevée » mais qu’elle est « la condition de toute critique », l’Introduction de 1844 à la critique de la philosophie du droit de Hegel revêt l’allure d’un manifeste avant Le Manifeste communiste, et d’un programme de travail annonçant les nouvelles tâches de la critique. L’article « Sur la Question juive » publié dans le même et unique numéro des Annales franco-allemandes, si souvent compris à contresens, en est le prolongement ou la première application pratique.
Les deux articles publiés au printemps 1844 dans les Annales franco-allemandes marquent donc bien un tournant dans la formation de la pensée critique de Marx. Ils constituent un adieu définitif à la philosophie spéculative allemande et inaugurent, au contact du prolétariat parisien, le grand chantier de la critique. L’Introduction marque ainsi l’entrée en scène fracassante du prolétariat sur la scène philosophique comme condition de « la possibilité positive de l’émancipation allemande » :
« Le philosophe est la tête de cette émancipation, le prolétariat son cœur. La philosophie ne peut se réaliser sans abolir le prolétariat, le prolétariat ne peut s’abolir sans la réalisation de la philosophie. »
Cette mue du libéralisme démocratique au communisme est le résultat des expériences et déceptions du mouvement des jeunes hégéliens. Pour l’intelligentsia oppositionnelle allemande, l’année 1843 fut une année terrible, marquée par un durcissement autoritaire du régime de Frédéric-Guillaume. Au début de cette année, le gouvernement prussien a interdit la parution de la Gazette rhénaneque Marx dirigeait de fait depuis l’été 1942. L’escalade répressive frappe d’obsolescence la stratégie réformiste de l’opposition éclairée. L’anéantissement de tout espace de libre expression accule l’intelligentsia oppositionnelle à choisir entre renoncer à toute activité politique publique et suivre l’exemple de Heine en prenant le chemin de l’exil.
Le 17 mars 1843, Marx publie dans le dernier numéro de la Gazette rhénane quelques lignes de démission. Il envisage alors de s’expatrier et écrit quelques semaines plus tard à son correspondant Arnold Ruge :
« Il est mauvais d’assurer des tâches serviles, fût-ce au nom de la liberté, et de se battre à coups d’épingle et non à coups de massue. J’en ai assez de l’hypocrisie, de la sottise, de l’autorité brutale. J’en ai assez de notre docilité, de nos platitudes, de nos reculades, de nos querelles de mots […]. Je ne puis rien entreprendre en Allemagne. Ici, on se falsifie soi-même ».
Après son mariage avec Jenny, il passe l’été à Kreuznach où il se consacre à la relecture critique de la philosophie du droit de Hegel, dont naîtront les brouillons connus comme le Manuscrit de Kreuznach et les articles des Annales. Son introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit est, écrit Stathis Kouvélakis, « un texte de rupture irrévocable » :
« Véritable collection de formules, dont bon nombre vouées à une glorieuse postérité, gravées au burin d’une langue à la fois spéculative et pamphlétaire, il prend l’allure de premier manifeste marxien, qui appelle à l’action en annonçant à visage découvert le passage de son auteur aux positions révolutionnaires. »
Il constitue aussi une sorte d’introduction aux Manuscrits parisiens aussi connus comme les Manuscrits de 1844. La critique d’un athéisme contemplatif et abstrait y conduit Marx à prendre ses distances envers Feuerbach qui « ne voit pas que le sentiment religieux est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient à une forme de société bien déterminée ».
Son ancien matérialisme en reste au point de vue de la société bourgeoise. Il doit être dépassé par un « un nouveau matérialisme » qui se place du point de vue de « la société humaine ou de l’humanité sociale » :
« Ainsi, une fois que l’on a découvert que la famille terrestre est le secret de la Sainte Famille, c’est la première elle-même qui doit être anéantie en théorie et en pratique ».
Ce nouveau matérialisme social, ce dépassement de l’athéisme abstrait n’est autre que le communisme :
« De même que l’athéisme, en tant que négation de Dieu, est le développement de l’humanisme théorique, de même le communisme, en tant que négation de la propriété privée, est la revendication de la vie humaine véritable comme propriété de l’homme : le communisme est le développement de l’humanisme pratique. Autrement dit, l’athéisme est l’humanisme médiatisé par la suppression de la religion, et le communisme est l’humanisme médiatisé grâce à la suppression de la propriété privée. »
Encore faut-il distinguer différents moments dans le développement de l’idée communiste. Sous sa forme primitive, le « communisme grossier » veut anéantir tout ce qui n’est pas susceptible d’être possédé par tous. La condition du travailleur n’est pas abolie mais étendue à tous les hommes. La propriété privée généralisée trouve « son expression bestiale » dans la communauté des femmes. Ce « communisme vulgaire ne fait que parachever le nivellement en imaginant un minimum ». L’abolition de la propriété privée n’y est pas l’appropriation sociale réelle, mais
« la négation abstraite de toute la sphère de la culture et de la civilisation, le retour à la simplicité d’homme dépourvu et sans désir qui, non seulement ne se situe pas au-delà de la propriété privée, mais qui n’y est même pas parvenu. »
Le communisme politique ou démocratique vise à la suppression de l’État, au dépassement de l’aliénation humaine et au « retour de l’homme à lui-même ». Mais, « n’ayant pas encore compris la nature humaine du besoin, ni saisi l’essence positive de la propriété privée, il en est encore infecté et demeure sous son emprise. » En tant que dépassement positif de la propriété privée et « appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme, le communisme, c’est le retour total de l’homme à soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain ». Il est alors
« la vraie solution du conflit de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme, la vraie solution de la lutte entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation et la subjectivation, entre la liberté et la nécessité, entre l’individu et l’espèce. »
Si, pour surmonter l’idée de la propriété privée, « le communisme pensé suffit », pour surmonter la propriété privée réelle « il faut une action communiste réelle », un mouvement qui « passera dans la réalité par un très long et très dur processus ». En somme, alors que l’athéisme n’est que la négation abstraite de Dieu, le communisme en est la négation concrète. Il va à la racine des choses et cherche à en finir pratiquement avec un monde de frustrations et de misères d’où naît le besoin de consolation divine.
Ce texte, écrit en 2000, sera repris et enrichi dans Marx mode d’emploi, éditions La Découverte, Zones, 2009.