Face à la crise, actualiser le programme de transition

Autour du Covid-19 et de la crise sanitaire qu’il entraîne s’interpénètrent et s’entrechoquent plusieurs autres crises. Économique et sociale, politique et institutionnelle, de la biodiversité et du climat. La réponse à cet entremêlement demande une double temporalité, celle du maintenant et celle de l’après, ainsi qu’une cohérence entre ces deux moments. C’est ce que soulignait l’historienne Ludivine Bantigny dans sa contribution « Entre les deux, il n’y a rien ? Jeter des ponts concrets entre aujourd’hui et demain ».

En parlant de ponts, L. Bantigny évoque, involontairement ou non, un programme ou une démarche qui revendiquait explicitement cette fonction de connexion entre l’état actuel et les lendemains qui chanteront plus ou moins bien. C’est évidemment du Programme de transition et de sa démarche, ou de sa méthode, dont je veux parler. Nombreux sont ses commentateurs et préfaciers, ses commentatrices et préfacières, à avoir utilisé cette analogie du pont, menant d’un point à un autre, non seulement en termes de contenu des revendications, mais aussi en termes de mobilisation du prolétariat et d’alliance de classes, ainsi que d’organisation d’un pouvoir socialiste, qui ne saurait reposer que sur l’auto-organisation.

Le Programme de transition rédigé par Trotsky en 1937 utilise du reste lui-même ce mot :

« La tâche stratégique de la prochaine période — période pré-révolutionnaire d’agitation de propagande et d’organisation — consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération et manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat.

La social-démocratie classique, qui développa son action à l’époque où le capitalisme était progressiste, divisait son programme en deux parties indépendantes l’une de l’autre : le programme minimum, qui se limitait à des réformes et le programme maximum qui promettait pour un avenir indéterminé le remplacement du capitalisme par le socialisme. Entre le programme minimum et le programme maximum, il n’y avait aucun pont. La social-démocratie n’a pas besoin de ce pont, car, de socialisme, elle ne parle que les jours de fête.[1] »

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de remonter dans le grenier, d’ouvrir la malle aux souvenirs et d’en ressortir le vieux bleu de travail de 1938, de le dépoussiérer et de dire qu’il fera bien l’affaire ainsi. Un travail de réflexion et de réélaboration reste à faire. Mais la méthode ou la démarche, me semble toujours d’actualité. Et donc à actualiser.

 

Une démarche limitée à une époque ?

On pourrait évidemment contester ce point de vue en objectant que les deux époques n’ont rien de commun, que 1938, date de l’approbation du Programme de transition, et 2020, notre bel aujourd’hui[2], diffèrent tant que rien ne saurait passer de l’une à l’autre. C’est discutable, mais dresser un tableau comptable pour additionner d’un côté les traits communs et de l’autre les dissemblances afin d’en faire ensuite la balance semble peu pertinent. D’évidence, le capitalisme et la lutte de classes ont poursuivi leur route depuis l’entre-deux-guerres. Les temps ont changé.

Mais un certain nombre d’éléments structurels n’ont-ils pas évolué dans leurs formes tout en gardant les mêmes caractéristiques profondes ? Les théories de l’effondrement qui fleurissaient il y a peu ne traduisaient-elles pas aussi la manifestation, à notre horizon, de nombreux signes de l’agonie du capitalisme ? Le thème, paresseux et rebattu, du « retour des années 30 » n’était-il que confusion ? Sous les métaphores diverses, n’y avait-il pas un grain de vérité ? Les éditeurs du recueil des textes de Léon Trotsky consacrés au fascisme, font-ils fausse route en disant « Ce retour sur les années 30 convoque également, entre les lignes, notre 21e siècle» ?[3] Et c’est bien d’aujourd’hui que date cette mise en garde d’Ugo Palheta :

« L’antifascisme n’a de chances de succès que s’il renonce à se situer sur un terrain strictement défensif et s’il inscrit son action dans la construction, patiente, mais déterminée, d’un mouvement capable de mettre fin aux politiques néolibérales, autoritaires et racistes, de stopper le cycle d’appauvrissement qui affecte les classes populaires, et d’engager une rupture avec l’organisation capitaliste de la production, des échanges et de la vie. »[4]

On peut d’autant mieux considérer que la démarche de transition reste valide dans la mesure où son application n’est pas étroitement liée à une conjoncture historique particulière. Déjà, les différents chapitres du Programme traitaient de situations passablement distinctes, comme celles des pays dits « arriérés », des pays fascistes ou encore de l’URSS. Il y a certes une indication concernant une période « pré-révolutionnaire » à laquelle correspondrait le Programme de transition. Mais l’adjectif ratisse large. La petite encyclopédie révolutionnaire en ligne « Wikirouge » définit ainsi ce qualificatif :

« Une période « pré-révolutionnaire » est une période où, sans que la paix sociale entre les classes soit obtenue, la bourgeoisie et son État parviennent à contenir la lutte de classes ; plus concrètement, ce peut être ou bien une période de montée effective de la lutte de classe, susceptible de déboucher sur une explosion révolutionnaire, ou bien, en un sens plus large, une période qui, d’un strict point de vue chronologique, précède une explosion révolutionnaire sans que, pour autant, la lutte de classe soit immédiatement ascendante. Manifestement, c’est dans ce second sens que, dans le Programme de transition de 1938, Trotsky entend le terme, puisqu’il caractérise la période de « pré-révolutionnaire » tout en ayant parfaitement conscience du reflux de la lutte de classes dans l’immédiat, en cette période de défaite de la révolution en France et de liquidation sanglante de la révolution espagnole — mais aussi en cette veille de la Seconde Guerre mondiale, dont il pense qu’elle va déboucher rapidement (en quelques années, à l’image de la Première Guerre mondiale) sur la révolution mondiale. »

On voit la fragilité de la caractérisation selon le second sens, qui conjugue un élément objectif, le reflux de la lutte des classes, et un pronostic subjectif, celui de l’ouverture d’une situation révolutionnaire quelques années plus tard[5]. Dans « Encore une fois, où va la France ? » (fin mars 1935), Trotsky, après avoir noté que le mécontentement, la nervosité et l’instabilité de la petite bourgeoisie étaient un des traits extrêmement importants d’une situation pré-révolutionnaire ajoute :

« Dans le processus de l’histoire, on rencontre des situations stables tout à fait non révolutionnaires. On rencontre aussi des situations notoirement révolutionnaires. Il existe aussi des situations contre-révolutionnaires (il ne faut pas l’oublier !). Mais ce qui existe surtout à notre époque de capitalisme pourrissant ce sont des situations intermédiaires, transitoires : entre une situation non révolutionnaire et une situation pré-révolutionnaire, entre une situation pré-révolutionnaire et une situation révolutionnaire ou… contre-révolutionnaire. C’est précisément ces états transitoires qui ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique. »[6]

Trotsky poursuit en expliquant ensuite que l’artiste qui n’arriverait pas à distinguer les deux couleurs extrêmes du spectre devrait laisser tomber le pinceau et qu’un homme politique incapable de faire la différence entre deux états, révolutionnaire ou non-révolutionnaire, ne sera jamais un marxiste, mais un stalinien qui peut faire un bon fonctionnaire, mais en aucun cas un chef prolétarien. Le problème est que la période pré-révolutionnaire ne se situe pas aux extrémités du spectre, mais bien dans les états transitoires, pouvant comporter, on l’a vu, aussi bien une montée qu’un reflux de la lutte des classes. Bref, ni dans le rouge ou le violet, mais bien entre deux. Le turquoise, que l’on appelle aussi bleu canard ou vert d’eau est-il un bleu tirant sur le vert ou un vert tirant sur le bleu ? L’analogie colorée montre bien qu’une définition par trop restreinte et péremptoire d’une période pré-révolutionnaire nous ferait justement passer à côté de son état transitoire, intermédiaire.

 

Le triptyque front unique, gouvernement ouvrier et paysan, revendications de transition

Commentateurs et commentatrices du Programme de transition ont souvent fait référence à une longue tradition ouvrière d’établissement d’un lien, d’un pont, entre la lutte au jour le jour et le socialisme à atteindre. Certains, comme Joseph Hansen, dans son essai précédant la version américaine du Programme de transition[7], remontent même au chartiste radical anglais J. F. Bray en 1839. D’autres, plus classiquement, se réfèrent au Manifeste du Parti communiste de Marx et d’Engels. La plupart écrivaient au moment où la démarche de transition était devenue, malgré eux, une spécialité des courants se revendiquant du trotskysme, alors qu’ils ne faisaient que défendre un héritage. Renouer avec la tradition ouvrière permettait ainsi de légitimer la méthode, de l’inscrire dans une longue histoire commune et donc de récuser sa propre marginalité. C’est compréhensible, mais risque de gommer certains traits particuliers à la méthode.

En réalité, il s’agit d’un condensé de l’expérience du mouvement ouvrier moderne, de l’expérience des deux Révolutions russes, en passant par les célèbres Thèses d’avril de Lénine, à la bataille pour le front unique et le gouvernement ouvrier au IIIe et IVe Congrès de l’Internationale communiste[8]. Les revendications transitoires seront régulièrement évoquées par Karl Radek dans les débats du IVe et du Ve Congrès encore, souvent en opposition aux positions défendues alors par Nikolaï Boukharine[9]. Avant de former le Programme de transition de 1938, ce type de revendications se retrouvera dans l’analyse que fera Trotsky de l’Espagne en 1931.[10] Toutefois, ce sont surtout le front unique et le gouvernement ouvrier et paysan qui feront l’objet de débats dans le mouvement communiste. L’inhérence des revendications de transition à cette problématique était alors mal perçue par nombre de militant·e·s.

La démarche de transition, lorsqu’elle commence à être abordée dans l’IC, ne peut pleinement se comprendre sans la prise en compte de l’emprise du réformisme social-démocrate. C’est l’époque où le Comité exécutif de l’IC qui vient après le IIIe Congrès lance son célèbre appel : « Aux masses ». La montée révolutionnaire qui, en Europe, a suivi la Révolution russe, n’a pas connu le succès espéré et n’a pas ébranlé autant qu’il le fallait la mainmise des sociaux-démocrates sur le mouvement ouvrier. Une politique qui permet d’entraîner les non-communistes dans un combat commun afin d’amener le prolétariat et ses alliés dans la paysannerie aux portes du pouvoir est donc nécessaire. Le débat sur les questions du front unique, du gouvernement ouvrier et paysan et des revendications de transition allait être initié par l’IC puis poursuivi tout au long du siècle par ceux et celles qui s’attelèrent à vivifier cet héritage.[11]

 

Les spécificités de la démarche de transition

Elles sont au moins cinq :

– D’abord le fait que le programme est composé de trois types de revendications : les revendications immédiates, les revendications démocratiques et les transitoires.

– Ensuite, la nécessité d’une interaction entre les trois types de revendications. L’application de la démarche de transition n’est ni de l’ordre de l’ultimatum (« le programme est à prendre ou à laisser dans sa totalité ») ni de l’ordre du fractionnement complet.

– Elle doit impérativement viser la mobilisation des masses autour de quelques-unes de ces revendications, qui, en fonction de la situation, feront l’objet de campagne d’agitation ou de propagande. Cette mobilisation représente la troisième spécificité de la démarche de transition : le prolétariat ne peut compter que sur lui-même et sur son action indépendante.

– La quatrième caractéristique de la démarche de transition est d’avancer des propositions de mise en place de contre-pouvoir et d’auto-organisation, qui à la fois dessinent les contours d’un futur socialisme démocratique et autogestionnaire, mais font aussi de ces organes les lieux d’où pourra surgir la contestation du pouvoir de la bourgeoisie.

– Enfin, et ce n’est pas la moindre spécificité, la démarche de transition est une approche ouvertement pédagogique de la mobilisation et de la radicalisation d’un mouvement social.

Dans un texte consacré à un aspect précis de la transition, celui qui mène du citoyen au dépérissement de l’État, Catherine Samary note :

« la “démarche transitoire” proposée par Trotski, faisant le pont entre réformes et révolution : dans cette logique, toute victoire partielle par des luttes permettant des réformes qui améliorent les droits et conditions d’existence et de travail est un mieux-être qui stimule la confiance dans la possibilité de résistance et d’apprentissage. La fragilité et les limites de ces gains dans le capitalisme font avancer l’idée qu’il faut aller plus loin, changer de système, avoir le plein soutien d’un autre pouvoir contre celui du capital. Cette démarche-là peut être appliquée pleinement sur les questions de la citoyenneté — donc de la démocratie “bourgeoise”… ; »[12] (je souligne.)

Steve Bloom, qui considère que la démarche de transition est un des acquis les plus importants du mouvement marxiste du 20e siècle écrit pour sa part :

« La raison de l’importance du Programme de transition est qu’il s’attache à la question la plus difficile à laquelle les révolutionnaires font face dans l’époque de transition du capitalisme au socialisme : comment développer le niveau de conscience des masses, qui sont imprégnées de valeurs et de préjugés bourgeois, c’est-à-dire qui considèrent que l’actuel système socio-économique est incontournable dans leur vie ? Comment pouvons-nous les aider à développer leur conscience au-delà de ce niveau jusqu’à la compréhension de la nécessité et de la possibilité d’une révolution socialiste ? »[13]

J’ajoute que cette relation pédagogique est à double sens, comme le montrent les exemples détaillés par George Novack et Steve Bloom (lutte antiguerre aux États-Unis) et comme le rappelle le passage du Programme de transition cité plus haut, ou la non-maturité du prolétariat est aussi celle de l’avant-garde. On ne trouve donc pas de position en surplomb d’une élite autoproclamée de marxistes géniaux attendant que le prolétariat les porte automatiquement à sa tête, mais bien une recherche commune, dans la lutte, à partir d’expériences et de connaissances distinctes, d’une solution politique d’ensemble.

 

Crise sanitaire, crise climatique et revendications de transition

S’il est difficile d’avoir une idée précise de la manière dont nous sortirons de la crise sanitaire du Covid-19, les perspectives de deuxième ou de troisième vague de la pandémie ne pouvant être exclues, il paraît assez certain que la légitimité des politiques d’austérité appliquées au secteur de la santé et en particulier aux hôpitaux en ressortira très affaiblie.

L’orientation vers la « renationalisation » du secteur, sa restructuration en fonction des besoins et d’une planification anticipatrice de ces derniers semble aller de soi dans une démarche de transition et rencontrera un certain soutien dans l’opinion. S’y ajouteront, bien sûr, des revendications immédiates concernant la revalorisation d’une série de professions et de fonctions et la protection de la santé du personnel, sans oublier l’annulation des horaires et des conditions de travail imposés sous le prétexte de la pandémie. Ainsi que l’organisation d’une forme de « contrôle ouvrier » sur le fonctionnement de l’institution hospitalière.

On peut effectivement s’interroger quant au terme de « renationalisation » ou de « nationalisation » et y préférer celui de bien commun, comme le fait Ludivine Bantigny. Pour plusieurs raisons. D’une part, le mot lui-même de « nationalisation » a servi à couvrir des opérations juridico-financières diverses qui ont surtout eu pour objectif une prise en charge temporaire des déficits de certaines entreprises avant le retour au privé une fois les bénéfices revenus. On pourrait revoir ce genre de « nationalisations » bientôt.

D’autre part, les régies (fédérales en Suisse ou nationales en France), partiellement privatisées, sont des entités dont le fonctionnement est prioritairement soumis au principe de rentabilité ; elles apparaissent non pas comme des conquêtes au service des utilisateurs et utilisatrices, mais bien comme des monopoles abusant de leur situation. Enfin, l’idée de bien commun comporte un élément très important, celui de l’appropriation collective — avec dans le cas des régies, la nécessaire introduction de comités d’usagers et d’usagères au côté des comités de contrôle ouvrier ­— que ne contient pas la simple notion de nationalisation. Or c’est bien ce transfert vers la collectivité organisée, synonyme d’exclusion du marché, qui doit être au centre de la revendication et non pas le statut juridique de l’entreprise.

Sortir certains secteurs économiques essentiels de la domination directe ou indirecte du marché serait un des éléments clefs d’un programme de transition revu et corrigé, comme le seraient aussi les revendications nécessaires à la récupération d’espaces démocratiques confisqués par les pouvoirs en place sous prétexte d’urgence, qu’elle soit liée à la lutte antiterroriste ou contre le Covid-19. Sans oublier évidemment les revendications de résistance à l’offensive contre les salarié·e·s que mènera le patronat.

Au-delà du secteur de la santé proprement dit, il faudrait également viser la socialisation de tout ce qui touche à la production de médicaments. La foire d’empoigne répugnante entre États, régions et entreprises autour des masques et des réactifs pour les tests a montré clairement le danger qu’il y avait à confier au marché la prise en charge de notre santé.

L’arrêt ou la mise en veilleuse des recherches en matière de coronavirus et de maladies infectieuses est une condamnation sans appel de l’alignement des objectifs de la recherche médicale sur les espérances financières des multinationales de l’industrie pharmaceutique. Que l’ONU en arrive, le 20 avril, à demander expressément, dans une résolution, que l’accès et la distribution aux médicaments, aux moyens de prévention et aux futurs vaccins contre le Covid-19 soient justes et équitables en dit long sur le creusement des inégalités sociales provoqué par le recours aux intérêts privés dans la lutte contre la pandémie. La multinationale Roche a, par exemple, réservé en priorité son test cobas® au juteux marché nord-américain.

Placer tout ce segment économique sous contrôle public — sous la forme d’un « contrôle ouvrier » contemporain, combinant contrôle des producteurs, productrices et usagers et usagères avec une planification démocratique et souple — ce n’est pas seulement pour éviter les méfaits de son organisation capitaliste. C’est aussi pour donner la priorité aux besoins effectifs sur ceux que façonne le marketing. Autrement dit, pour redéfinir ce qui est nécessaire et utile à produire pour la société et non pas pour les indices boursiers.

La pandémie a ainsi crûment mis en lumière l’absurdité consistant à fermer des usines dont les produits faisaient défaut pour lutter contre le Covid-19 (masques de protection en Bretagne, bouteilles d’oxygène médical en Auvergne). Elle a aussi, tendanciellement, fait apparaître des éléments de reconversion socialement utile. À Genève, l’usine Firmenich, spécialisée dans les arômes et les parfums, qui livre d’habitude une partie de sa production à la parfumerie de luxe et l’autre à l’industrie agroalimentaire, s’est mise à produire du gel hydroalcoolique pour les hôpitaux. Entre le désinfectant hospitalier et l’exhausteur de goût de la malbouffe, le choix socialement et médicalement utile n’est pas cornélien.

De même, l’exigence de limiter, durant la pandémie, le fonctionnement économique aux besoins essentiels permet et permettra de lancer le débat public sur ce que sont ces besoins essentiels et sur la manière de les définir, comme sur celle d’en garantir l’accès à toutes les classes et couches sociales. Le confinement a ainsi fait apparaître brutalement que l’accès à une alimentation saine pouvait être un privilège de nantis et que le capitalisme en excluait bon nombre de prolétaires. Le but de la discussion, que pourraient stimuler une série de revendications immédiates, n’est évidemment pas de glorifier le vœu de pauvreté ou d’ériger l’indigence en vertu suprême, mais bien de rompre avec une approche purement marchande des besoins.[14] Une nécessité si nous voulons mener une lutte contre le réchauffement climatique qui aille jusqu’à son terme.

Si, comme le juge le climatologue Édouard Bard, « La pandémie du Covid-19 préfigure en accéléré la propagation du réchauffement climatique », en particulier en ce qui concerne son impact social, alors on peut tabler sur le fait que les mobilisations pour le climat reprendront un jour ou l’autre. Cela d’autant plus que plusieurs facteurs de la pandémie au niveau de sa source et de sa diffusion par exemple, recoupent ceux de la crise climatique (affaiblissement de la biodiversité, déforestation, mondialisation de sa diffusion, etc.).

Jusqu’à maintenant, dans plusieurs pays d’Europe occidentale du moins, les mouvements luttant contre le réchauffement climatique restent dans le flou sur deux points cruciaux pour l’avenir, le rôle de l’État dans la société capitaliste d’une part et le fonctionnement réel du capitalisme de l’autre. Ces ambiguïtés nourrissent évidemment le courant de sympathie politique pour les Verts et leur politique que l’on rencontre dans le mouvement et plus largement. Un programme de transition intégrant la dimension climatique (et non pas un programme pour la transition climatique !) serait certainement en mesure d’apporter une clarification bienvenue sur ces deux points, dans la mesure où il pose pédagogiquement la question du pouvoir et celle des antagonismes sociaux au cœur de la machinerie capitaliste.

Ce n’est du reste pas un point de vue très original. Dans la gauche radicale germanophone, des membres de l’ISO (Internationale sozialistische Organisation, Allemagne) ont déjà travaillé dans ce sens. Manuel Kellner a publié douze thèses pour des revendications de transition écosocialistes alors que plus récemment Jakob Schäfer opposait ce type de revendications à une stratégie de boycott par les consommateurs, en se référant à la déclaration de la direction de la Gauche anticapitaliste belge.

À Salzbourg, Christian Zeller annonce un ouvrage à paraître, dont une bonne partie développera méthode et revendications de transition autour de la crise climatique[15]. Une fois encore, il ne s’agit pas, ce faisant, de réciter je ne sais quel livre saint, mais bien d’innover en partant de notre bagage théorique, aussi imparfait fût-il. Ou pour le dire avec Daniel Bensaïd :

« Alors, rénover, refonder, reconstruire ? Certes, mais ces recommencements, à la différence d’un Big Bang inaugural, ne relèvent pas de l’immaculée nouveauté. Il n’y a d’invention et de novation authentiques que par le sauvetage d’une tradition perdue et par le réveil de ses potentialités endormies. »[16]

 

Notes

[1] L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale. Programme de transition. Introduction d’Ernest Mandel, préface à l’édition française de 1967, de Pierre Frank. Paris, Ed. de la Taupe rouge, 1977, p. 24.

[2] Stéphane Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui/Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre/ Ce lac dur oublié que hante sous le givre/ Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! »

[3] Léon Trotsky, Contre le fascisme 1922-1940. Textes rassemblés par Patrick le Tréhondat, Robi Morder, Irène Paillard et Patrick Silberstein, Paris, Ed. Syllepse, 2015, 941 p., coll. « Mauvais Temps ». La citation provient de la 4e de couverture.

[4] Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Paris, Ed. La Découverte, Cahiers libres, 2018.

[5] Dans l’entretien qu’il accorde en novembre 1978 à la revue Critique communiste, intitulé « Actualité du trotskysme », Ernest Mandel ne mentionne comme pré-révolutionnaire que les périodes de montée des luttes ouvrières : « Allemagne (1918-1923), en Italie (1917-1920), en France (1934-1936), en Espagne (1931-1936), en Mai 68 en France, en 1969-1970 et 1975-1976 en Italie, en 1975-1976 en Espagne et en 1975 au Portugal […] ». Cependant le sujet de sa réponse n’est pas la catégorie « pré-révolutionnaire », mais bien l’emprise du réformisme et la fluctuation de la conscience de classe.

[6] Léon Trotsky, « Où va la France ? » numéro spécial « Quatrième Internationale », février 1969, pp. 39 et 40.

[7] Léon Trotsky, The Transitional Programme for Socialist Revolution. With Introductory Essays by Joseph Hansen and George Novack, New York, London, Montreal, Sydnex, Pathfinder Press, 2009.

[8] Il n’est donc pas surprenant que l’International Institute for Research & Education (IIRE) publie, sous le titre Unity & Strategy. Ideas for Revolution. The transitional program for socialist revolution and other writings, un ouvrage collectif regroupant trois parties : l’une sur le Front unique, l’autre sur le Programme de transition et la dernière sur l’opposition entre Front populaire et Front unique. Le livre de 234 pages a été publié en 2015 par Resistance Books, London.

[9] Pour une histoire détaillée des revendications de transition et du rôle de la « question allemande » dans leur élaboration, voir Daniel Gaido, « The Origins of the Transitional Programme », Historical Materialism, London, Brill, vol. 26, no 4 (2018), pp. 87-117.

[10] Léon Trotsky, « La révolution espagnole et les tâches communistes » in La Révolution permanente, Paris, Gallimard, coll « Idées », 1970, p. 274 et ss : « Il n’y a que les pédants pour apercevoir des contradictions dans la combinaison des formules démocratiques avec les mots d’ordre transitoires et les devises purement socialistes. »

[11] François Moreau, Combats et débats de la IVe Internationale – III – Retour sur les grand thèmes de débats. Amsterdam, IREF/IIRE, 1990, 45 p. Mais aussi le rapport de Daniel Bensaïd, « Résumé du rapport sur le XIIe Congrès Mondial » de la Ive Internationale, principalement consacré aux divergences sur le gouvernement ouvrier et paysan au Nicaragua, sans oublier une contribution d’Ernest Mandel, « On the Workers and Peasants Governement », avril 1984, et celle de François Sabado, de septembre 2005, « Démarche transitoire, Front unique, gouvernement ouvrier Retour critique sur l’expérience de la LCR, du MIR chilien et de la DS brésilienne ».

[12] Catherine Samary, « De la citoyenneté au dépérissement de l’État », in Contretemps, no 3, février 2002, Paris, Textuel, pp. 105-116

[13] Steve Bloom, « A revolutionnary Tool for Modern Times : A Transitional Programm » in Unity & Strategy, op. cit., p. 181 (ma traduction).

[14] « Que toute marchandise repose sur un besoin ne garantit pas l’authenticité du besoin sous-jacent. Une marchandise, on l’a vu, peut créer artificiellement le besoin qu’elle va assouvir. La production crée le consommateur. Cela ne signifie pas que tout nouveau besoin est forcément néfaste. Cela implique que, afin d’être soutenable et bénéfique, il devra être arraché à l’emprise du capital, de la logique productiviste et consumériste qui le caractérise. » (Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme. Paris, Zones/La Découverte, 2019, p. 50.)

[15] Titre prévu :  Revolution für das Klima – warum wir eine ökosozialistische Alternative brauchen (« Révolution pour le climat – pourquoi nous avons besoin d’une alternative écosocialiste »), à paraître aux éditions Oekom Verlag à Munich. Christian Zeller est membre de l’organisation « Aufbruch für eine ökosozialistiche Alternative ».

[16] Daniel Bensaïd, Penser agir, Paris, Lignes, 2008, pp. 45-46.