Si l’œuvre de Frantz Fanon revient comme le retour du refoulé dans les lieux de circulation des idées en France, à la faveur du travail de l’antiracisme politique et de l’intérêt grandissant que lui portent les sphères académiques et militantes anglophones, il nous paraît intéressant de réemprunter les sentiers ouverts par ses exégètes contemporains. En effet, les commentateurs de Fanon furent nombreux, situés à la croisée des espaces qui ont nourri la pensée du militant martiniquais. Pourtant, le retentissement de son Verbe a largement dépassé les confins de sa géographie.
Quelques années après sa disparition, à l’autre bout du monde, le mouvement des Black Panthers s’emparera de Fanon comme une de ses principales références quand les intellectuels du Tiers-Monde s’en trouveront imprégnés d’une manière ou d’une autre. Fanon devient ainsi le passage obligé des luttes de libération qui essaiment alors ici et là dans le monde. Et, inévitablement, les intellectuels de l’Orient arabe n’échappent pas à ce séisme fanonien. Car à peine l’indépendance de l’Algérie arrachée, un autre colonialisme – redoutable – fait de la Palestine le centre névralgique de la cause arabe.
Dans ce contexte, en 1964, le philosophe marxiste libanais Mahdi Amel (de son vrai nom Hassan Hamdan), qui avait alors fait de l’Algérie sa terre d’élection, écrit un article sur la pensée de Fanon en deux parties pour la revue Révolution africaine. Tout en rendant un bel hommage à Fanon, Amel y développe quelques éléments qui resteront au cœur de son corpus théorique : du rôle de la paysannerie dans les processus révolutionnaires à la violence, interrogée d’un point de vue ontologique.
Davantage qu’un simple prolongement de la réflexion fanonienne, on y trouve là l’esquisse du projet théorique amelien : inventer un marxisme-de-la-périphérie. Cela suppose dès lors des points de rencontre et même de continuité entre le (ou les) marxime(s) et la pensée fanonienne. C’est en somme dans le sillage de cette hypothèse première que nous emmène Amel. Rédigé avant l’avènement des courants postcoloniaux, cet essai gagne à être lu aujourd’hui à l’aune des débats épistémologiques qui traversent les savoirs et les pratiques militantes, dans le Nord comme dans le Sud.
La retranscription de l’article depuis la version papier originale a été réalisée par la regrettée Evelyne Hamdan, compagne de Mahdi Amel. Nous remercions leur fils Rédha Hamdan pour l’autorisation de publier cet article dans notre revue. Nous espérons ainsi contribuer à élargir à un plus grand public l’accès aux travaux de Mahdi Amel.
Aya Khalil
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Dans sa division du monde en deux catégories fondamentales, les hommes et les sous‐hommes, l’histoire de l’humanité porte la marque de l’Occident. Son mouvement est celui même de cette dualité, qui est apparue comme son ultime forme, surtout dans les dernières décades du XIXe siècle. Sous quelque vocable qu’on les désigne : arriérés, barbares, indigènes ou sous-développés, ces sous-hommes restent, à travers même leur évolution, les sous-produits de l’humanité, et leur détermination en tant que tels constitue le fondement même de l’histoire de l’Occident comme histoire dominante de l’humanité. Les hommes faisaient l’histoire, les sous-hommes la subissaient. C’était le règne de l’Occident. L’univers était sa demeure. Tout se passait harmonieusement dans le cadre de cette structure dualiste – mais simple – du monde.
Or, les sous-hommes commencent à se réveiller de leur sommeil séculaire, et, en revendiquant leur appartenance à l’humanité, ils s’efforcent de s’intégrer à l’histoire, semant par là les premiers germes d’un trouble profond qui menace le développement harmonieux de l’ordre occidental. Mais ils se réveillent sur une misère dans laquelle ils se trouvent installés et dont ils saisissent la raison qui, pour eux, réside dans cette même structure dualiste du monde qui oppose la misère révoltante des uns à l’opulence scandaleuse des autres par un mouvement antagoniste dont le fondement n’est autre que l’histoire dominante et colonialiste de l’Occident.
Isolée de son sens, cette misère était inefficace. Elle ne constituait aucune menace, aucun danger. Elle était absurde dans sa nudité, assumée comme un destin. Mais c’est à partir du moment où elle a trouvé son sens dans la conscience des sous-hommes qui la vivaient, qu’elle est devenue une force menaçante s’opposant à l’histoire dominante qui l’a engendrée. En la refusant, ces sous-hommes entendent forger leur propre histoire. Mais ce refus, qui ne peut que prendre nécessairement la forme de la violence, l’Occident colonialiste le perçoit comme une menace contre sa propre domination de l’histoire, comme une arme qui l’ébranle dans son être. Pour maintenir sa domination, il entend maintenir cette division qu’il a installée au coeur du monde, au coeur de l’homme. Entre lui et les autres que nous sommes, un combat, apparemment inégal, se déroule et donne aux temps modernes leur sens historique.
C’est sur cette réalité inhumaine de l’humanité actuelle que se fixe le regard pénétrant de Fanon dont la pensée, de par son jaillissement chaud et brûlant, est l’expression profonde, à la fois poétique et rationnelle, de cette réalité. Poétique, parce que, subissant comme tant d’autres l’univers écrasant de l’oppression coloniale, elle se forgea dans la lutte au coeur même du combat épique libérateur. Elle ne put être qu’un cri, celui de la colère, mais aussi de l’espoir. Rationnelle, parce qu’elle sut dégager du mouvement tumultueux et ambigu des actes quotidiens les lignes fondamentales de l’histoire. Mettant en perspective l’événement, elle nous mit en devenir la révolution et nous révéla de ce fait le sens de l’avenir révolutionnaire et son orientation. En liant le passé au présent dans son seul et même acte intelligible, elle nous dévoila le possible dans la nécessité même de sa réalisation. Chant, mais pour mieux comprendre et faire comprendre, parole mais en vue de l’acte, poésie, mais qui s’adresse à la raison et raison qui s’adresse au coeur, telle est la pensée de Fanon. Pour l’entendre, il faut la saisir dans son unité. Y séparer l’image du concept, ou le rythme de l’idée, ou le cri de son sens, c’est non seulement la trahir, mais c’est surtout la trahir pour la désamorcer, pour étouffer en elle le souffle révolutionnaire, bref, pour la rendre silencieuse.
De telles tentatives ont été faites par ceux-là mêmes qui ressentent son dire comme une morsure et qui se voient directement visés par ses condamnations menaçantes. Mais de telles tentatives sont vaines. Car la pensée de Fanon, dans son articulation et le déploiement des possibilités de développement qui lui sont inhérentes, s’identifie pratiquement, en tant qu’expression, à l’histoire des peuples dits sous-développés. On ne saurait mystifier une pensée avec laquelle des millions d’hommes entretiennent, dans leur pratique sociale, un dialogue quotidien qui l’enrichit et la rend perpétuellement vivante et actuelle. Cela est d’autant plus vrai que ceux qui établissent ce dialogue pratique avec la pensée fanonienne appartiennent, surtout, à cette terre d’Algérie qui constitue l’espace à l’intérieur duquel se meut et se développe cette pensée.
Ainsi, s’il se veut constructeur et authentique, le regard qui vise cette dernière doit être interrogation. Mais toute question est une mise en question. La pensée humaine est ainsi faite que, pour se consolider dans son unité, respecter sa continuité et rester fidèle à elle-même, elle doit se mettre à l’épreuve et risquer l’éclatement dans l’acte même par lequel elle se constitue et se structure. C’est l’aventure de toute pensée qui se veut universelle : si elle s’interroge, elle en sort plus grande et plus solide et se fonde dans et par la critique de son fondement. Pour embrasser la réalité dont elle est issue, la pensée doit se soumettre à son mouvement, et saisir, non le fait, mais son devenir, non l’acte isolé, mais son sens historique.
C’est à la lumière de cette forme de compréhension que nous voudrions continuer un dialogue qui, malheureusement, ne peut être que théorique, mais qui espère trouver dans la pratique un prolongement efficace, un dialogue avec certains aspects de la pensée fanonienne, non avec sa totalité, ce qui dépasse à la fois le cadre de cette étude et les limites de nos possibilités. Mais, par fidélité scrupuleuse à cette pensée, nous tâcherons de dégager les aspects qui en constituent d’une manière d’ailleurs apparente, non la périphérie secondaire et accessoire, mais le noyau originaire et l’intention fondamentale. Pour ce faire, la méthode qui paraît la plus adéquate à notre recherche, c’est de suivre le mouvement même de l’effort d’investigation de la pensée fanonienne, tout en le liant, comme à un arrière-fond indispensable dont il tire le sens, au mouvement même de cette réalité sur laquelle il portait.
Dès son premier jet, la pensée de Fanon s’installe au coeur du problème colonial qu’elle nous définit en termes nouveaux qui peuvent scandaliser certains esprits raffinés. Dès les premières lignes des « Damnés de la terre », une vérité, celle de notre histoire, est énoncée, dans un langage saccadé et brutal qui est à la mesure de la violence réelle de la vérité qu’il exprime :
« La décolonisation est toujours un phénomène violent…(elle) est tout simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue… cette sorte de table rase définit au départ la décolonisation. Son importance inhabituelle est qu’elle constitue, dès le premier jour, la revendication minimum du colonisé…(elle est) un programme de désordre absolu. » (p. 29).
Par ce langage, effectivement inhabituel, la raison colonisée exprime son univers. Violence pure dans sa présence, l’univers colonial trahit son secret dans la pure immédiateté de son existence, tout en lui est apparence, ou, plus précisément, tout son être devient apparence. Car il est, dans sa rationalité même, ainsi fait que, pour réaliser sa dialectique, il doit nécessairement paralyser dans son devenir, la dialectique même de son devenir. Et quand son évolution interne tire à sa fin, tout en lui se dévoile. C’est l’arrêt de l’histoire. C’est le commencement d’une autre histoire.
Il n’est donc pas étrange que le premier moment de la pensée fanonienne soit un moment descriptif. Une description presque phénoménologique sartrienne, qui tire sa légitimité, non de cette méthode philosophique, mais plutôt de ce moment privilégié de l’histoire de l’univers colonial où se nie cette histoire et où le monde s’arrache à son fond pour ne faire qu’un avec sa figure faisant par là même disparaître toute dimension temporelle. En effet, l’univers colonial est, nous dit Fanon, un univers manichéiste. D’un côté tout le mal et de l’autre tout le bien. D’un côté le colon, et de l’autre, le colonisé. D’un côté toute la force du monde, et toute son humiliation de l’autre. Une structure insolente dans sa simplicité : les deux moments de cette structure de l’univers colonial s’opposent absolument dans une pure extériorité. Ou plutôt l’intériorité du rapport colonial est faite par pure extériorité.
Les deux termes de cette fausse unité s’excluent d’une manière absolue. Sans médiation, toute dialectique historique est impossible. Cette rupture radicale qui s’est opérée à l’intérieur de la réalité coloniale rend alors impossible toute possibilité d’un devenir colonial. Ce blocage absolu de tout devenir historique, à la fois individuel et collectif, est tragiquement ressenti par le colonisé à tous les niveaux de sa vie quotidienne. Face au colon dans les champs, face au patron dans les usines, face à ses juges dans les tribunaux, face au gendarme ou au légionnaire horrible et méprisant à chaque pas dans la rue, le colonisé se heurte, dans les plus petits détails de sa vie, à cet univers clos et étouffant, comme à un immense mur infranchissable. Il vit son devenir, dans sa chair et ses entrailles, comme une pure impossibilité de devenir. Il est figé dans un monde immobile dont l’espace est plénitude, vécue comme un écrasement. Se trouvant dans l’impuissance totale de se mouvoir librement, le colonisé rêve d’action, de saut, d’agression. Ne pouvant se libérer réellement, il se libère sur le plan de l’imaginaire. Mais cette libération imaginaire ne fait qu’aiguiser son oppression réelle que trouve dans un premier moment un défoulement dévié dans la révolte contre le frère. Cette libération aliénée se détermine donc comme une destruction imaginaire, voire magique, de l’ordre colonial, et qui en fait exprime une véritable autodestruction collective.
Ainsi donc, le dépassement sur le plan de l’imaginaire de la contradiction de l’univers colonial (colon colonisé), loin de résoudre cette contradiction, ne fait que l’aiguiser et la rendre encore plus insoutenable. C’est là un moment décisif de l’histoire de la décolonisation, ou, ce qui revient au même de l’histoire de la destruction du colonialisme. Cette violence imaginaire qui se retournait contre le colonisé était une violence aliénée et aliénante. En effet dans l’absence de toute intentionnalité et de tout sens, la violence se réduit à un pur acte absurde en même temps inefficace. Sans le sens qui l’intègre à l’histoire, elle devient effectivement un culte et une mystique.
Mais la pensée de Fanon est absolument étrangère à cette conception fausse et même fasciste de la violence. C’est là un des aspects fondamentaux de la pensée fanonienne qui a été mystifié à dessein, surtout par certains critiques occidentaux, dont Claude Julien, si je ne me trompe. Certes, la violence joue, chez Fanon, un rôle primordial dans la construction de sa propre histoire par le peuple colonisé. Car, dans l’univers colonial, c’est le colon qui fait l’histoire. Mais celle-ci n’est en vérité que le prolongement naturel, logique et nécessaire de l’histoire de la métropole. En d’autres termes, c’est le développement interne de l’histoire de l’Occident capitaliste qui, dans son stade colonialiste, détermine nécessairement l’espace même du développement historique des pays colonisés.
Alors que le colonisé réalisait l’histoire imaginairement en la subissant réellement, le colon, ce représentant suprême de l’Occident capitaliste, faisait la véritable histoire qui n’était, dans son essence même, que la négation radicale de l’histoire du colonisé. Mais cette même contradiction de l’Univers colonial, que nous retrouvons ici situé au niveau de l’histoire, va trouver son dépassement réel et non plus imaginaire dans la violence du colonisé, réellement destructrice de l’ordre colonial, parce que consciemment orientée et dirigée, parce qu’elle a un sens ou plutôt parce qu’elle devient le sens de l’histoire colonisée. C’est par elle seule que s’opère la résolution pratique de la contradiction coloniale.
C’est le colon qui impose au colonisé l’arme du combat, son niveau et sa nature. Ces deux violences se développent sur le même plan et dans une seule unité antagoniste qui, pour se résoudre, implique l’anéantissement radical de la violence colonialiste.
« Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon (et inversement). Telle est la correspondance terme à terme des deux raisonnements » (p.69).
C’est donc seulement par la violence que le colonisé détruit le système colonial et commence par là même le premier acte de la constitution de sa propre histoire. Jusque là nous n’avons considéré la violence que du point de vue de l’histoire. Or il faut la considérer maintenant du point de vue de la vie quotidienne et voir les changements qu’elle opère dans la personnalité même de l’individu colonisé.
Nous avons vu que l’homme colonisé, cet esclave des temps modernes, selon l’expression de Fanon, se présente avant tout comme un homme radicalement aliéné, même dans ses rêves, même dans son imagination, et à plus forte raison dans sa vie quotidienne, familiale ou tribale. Car il subissait la vie, il ne la faisait pas. Or, avec le règne de la violence, destructrice parce que libératrice, tout se transforme. Le colonisé ne rêve plus d’action ou d’agression, il a réalisé son rêve. Il agit, et dans la pratique quotidienne de sa violence, il se libère de ses obsessions, produits de l’univers colonial qu’il détruit par son acte constructeur.
« Le colonisé, nous dit Fanon, découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de sa violence, dans son projet de libération » (p.45).
Ainsi, la violence se détermine comme la conscience au niveau de l’acte. Elle est conscience devenue acte, et cet acte quotidien, libérateur, prend effectivement aux yeux du colonisé, et pour la première fois dans son histoire, une signification universelle. Car, dans sa violence constitutive d’un univers nouveau, le colonisé vit le quotidien à l’échelle de l’histoire. Il y a disparition de la quotidienneté et fusion du quotidien et de l’historique dans un seul et même acte.
Au niveau de l’individu, la violence est démystification et désaliénation. D’autre part, au niveau du peuple, la violence libératrice constitue la praxis révolutionnaire du peuple colonisé. Elle est essentiellement totalisante et unificatrice. Elle fait du peuple une seule totalité, sans fissures, et dissout le tribalisme, le régionalisme, sécrétés et entretenus par l’univers colonial. Elle unifie le peuple en unifiant le sens de son combat, la direction de sa lutte. Elle est donc totalisante, mais non différenciative, car elle vise à dissoudre les différenciations engendrées par le colonialisme.
Mais cet aspect non différenciatif de la violence constitue uniquement un premier moment de son développement. Tant que l’objectif, qui est la destruction de l’ordre colonial, était clair et précis, la violence était simple et indifférenciée. Mais à partir du moment où l’on aborde la deuxième phase de constitution historique qui est celle de l’édification d’une société libre dans son devenir, la violence change alors de forme, de direction et de sens, et devient, dans le prolongement même de son mouvement libérateur, essentiellement différenciatrice. Elle ne perd aucunement son dynamisme unificateur et totalisant, mais au contraire ce dynamisme s’approfondit, devient plus complexe, moins immédiat et moins direct. Elle devient un mouvement d’unification par différenciation. Elle différencie le peuple pour mieux l’unifier, et distingue en lui entre, d’une part, les masses révolutionnaires constituées par la paysannerie et le prolétariat et une partie des intellectuels, et, d’autre part, la bourgeoisie nationale qui refuse de s’engager dans le sens nouveau du devenir historique.
D’ailleurs la violence amorce déjà ce mouvement de différenciation pendant même la première phase de la lutte de libération. Dès sa genèse sociale, ce mouvement de différenciation s’y trouve amorcé. Et Fanon nous fait une analyse admirable de ce processus d’approfondissement du sens et de la nature de la violence dans la deuxième et troisième parties des « Damnés de la terre », intitulées respectivement « Grandeur et faiblesses de la spontanéité », « Mésaventures de la conscience nationale ». Fanon y souligne un trait spécifique de l’histoire des pays dits sous-développés, à savoir : le rôle éminemment révolutionnaire que joue la paysannerie dans la constitution de l’histoire de ces pays.
Ce même trait a d’ailleurs été souligné, à propos de la révolution cubaine, par Ernesto « Che » Guevara, dans sa « Guerre des guérilleros ». Justifiant cette spécificité du devenir des pays colonisés, Fanon constate que :
« L’histoire des révolutions bourgeoises et l’histoire des révolutions prolétariennes ont montré que les masses paysannes constituent souvent un frein à la révolution. Les masses paysannes dans les pays industrialisés sont généralement les éléments les moins conscients, les moins organisés et aussi les plus anarchistes. Elles présentent tout un ensemble de traits… définissant un comportement objectivement réactionnaire » (p.85). Alors que les masses paysannes « constituent les seules forces spontanément révolutionnaires, du pays colonisé » (p.93).
Mais pourquoi l’histoire privilégie-t-elle la paysannerie colonisée ? Parce que, nous dit Fanon :
« Tout est simple (pour la paysannerie)… : les masses rurales n’ont jamais cessé de poser le problème de leur libération en termes de violence, de terre à reprendre aux étrangers, de lutte nationale, d’insurrection armée » (p.96).
Donc, pour la paysannerie, seule la lutte armée peut résoudre le problème. Elle est parfaitement consciente, à l’opposé de la bourgeoisie nationale, que le changement ne se fera pas par une réforme lente et progressive de la structure coloniale. Pour se libérer, il faut briser cette structure, la détruire. Cela, elle l’affirme contre la bourgeoisie nationale qui, nous dit Fanon, de par sa nature même, est tournée vers les solutions de compromis avec le colonialisme, avant comme après l’indépendance.
Tout est simple pour la paysannerie. Mais pour la bourgeoisie nationale ? Ecoutons Fanon : « L’insurrection désoriente les partis politiques. Leur doctrine, en effet, a toujours affirmé l’inefficacité de toute épreuve de force et leur existence même est une constante condamnation de toute insurrection » (p.96). Ce refus, par la bourgeoisie nationale, de la violence populaire comme seul moyen possible de la réalisation de soi-même, est d’ailleurs légitime si l’on se place dans l’optique de cette bourgeoisie. Car, ce qui détermine le comportement social de cette dernière, c’est, nous dit Fanon (p.47), qu’elle « craint en réalité d’être balayée par ce formidable flux révolutionnaire ». Elle est, au fond, prudente et sournoise. Elle prévoit l’avenir que le présent annonce déjà. Elle prend ses distances et retrouve, en reculant, la bourgeoisie colonialiste à laquelle elle va tendre la main. Nous y reviendrons. Ou plutôt Fanon y reviendra par la suite.
Ainsi, dans l’exercice de sa violence, même libératrice, le peuple se différencie. Mais, en premier moment, spontanément. Et c’est parce que les partis nationalistes, noyau de l’organisation populaire dans les villes, n’inscrivent pas dans leur programme la nécessité de la lutte armée, que la spontanéité des masses se trouve privilégiée par l’histoire.
C’est à ce niveau de la spontanéité, comme premier moment du développement de la conscience révolutionnaire, sa forme immédiate et non réfléchie, qu’il faut situer le jugement de Fanon concernant le statut social et le rôle historique du prolétariat et du lumpen-prolétariat colonisés. Prise à l’intérieur du mouvement de formation historique de la conscience révolutionnaire, la pensée fanonienne ne présente, sur ce point, aucune contradiction avec le devenir de cette réalité sociale. Car elle correspond, sur ce point précis, à l’immédiateté du mouvement historique de celle-ci, dont elle est la formulation conceptuelle, et non à la totalité de son mouvement, à son devenir en marche. Ainsi, dans un premier moment, Fanon nie, dans le prolétariat du pays colonisé, toute possibilité révolutionnaire. Car, relativement à la paysannerie, le prolétariat des villes est privilégié. Il est, dit Fanon,
« celui qui, éventuellement, aurait tout à perdre… Il est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial… Il représente en effet la fraction du peuple colonisé nécessaire et irremplaçable pour la bonne marche de la machine coloniale : conducteurs de tramways et de taxis, mineurs, dockers, interprètes, infirmiers, etc. Ce sont ces éléments qui constituent… la fraction ”bourgeoise” du peuple colonisé » (p.84).
Ce jugement constitue, apparemment, une condamnation historique du prolétariat des pays colonisés. Car, nous dit Fanon, p.46 : « Dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire » et c’est la spontanéité (p.93) qui caractérise essentiellement cette réalité révolutionnaire de la paysannerie. L’affirmation du caractère fondamentalement paysan de la révolution n’est légitime qu’en vertu de cette spontanéité qui définit, en un premier moment, le niveau sur lequel se meut le devenir révolutionnaire des pays colonisés. Mais celui-ci comme totalité ne peut se réaliser effectivement que s’il englobe, dans son développement, les villes en même temps que les campagnes, la paysannerie et le prolétariat. Dans son mouvement il tend nécessairement à ce dernier comme au terme de son accomplissement. D’ailleurs Fanon en était pleinement conscient et l’affirme explicitement :
« Les dirigeants de l’insurrection prennent conscience… de la nécessité d’étendre cette insurrection aux villes. Cette prise de conscience… consacre la dialectique qui préside au développement d’une lutte armée de libération nationale » (p.96).
Ainsi, dans la démarche caractéristique de son devenir, la révolution dans les pays colonisés, pour aboutir à son terme, implique nécessairement le dépassement de son caractère purement paysan et son élévation à un niveau supérieur, rendu plus complexe par l’unification du sens historique du combat de la paysannerie et du prolétariat. Il est instructif de constater ici la rencontre de deux pensées, celle de Fanon et celle de « Che » Guevara, qui réfléchissant le mouvement historique de deux réalités révolutionnaires semblables, en dégagent une même vérité, à savoir : dans les pays colonisés, la révolution part des campagnes pour rejoindre ensuite les villes, de la paysannerie qui intègre après le prolétariat et non inversement, comme c’est le cas dans les pays capitalistes et même dans les pays socialistes européens.
C’est le lumpen-prolétariat, concentré dans les bidonvilles, et non le prolétariat, nous dit Fanon, qui va porter la révolution au coeur des villes. Car « le lumpen-prolétariat, cette cohorte d’affamés détribalisés, déclanisés, constitue l’une des forces les plus spontanément et les plus radicalement révolutionnaires d’un pays colonisé » (p. 97). Mais il constitue aussi la base la plus solide de la pire réaction. Car rien ne lie solidement à l’histoire cette masse de déclassés qui n’a aucune attache avec le circuit de production ou avec la structure sociale. C’est Fanon lui-même qui nous dit que :
« le colonialisme va trouver (…) dans le lumpen-prolétariat une masse de manoeuvre considérable… Cette réserve humaine disponible, si elle n’est pas immédiatement organisée par l’insurrection, se retrouvera comme mercenaires aux côtés des troupes colonialistes. En Algérie, c’est le lumpen-prolétariat qui a fourni les harkis et les messalistes » (p. 102).
Or, cette dernière phrase est en contradiction apparente avec la phrase précédente. Comment peut-on affirmer que le lumpen-prolétariat est, à la fois la force « la plus spontanément et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé », et la force la plus réactionnaire, la plus inconsciente et la plus ignorante de ce peuple ? La contradiction est ici beaucoup plus réelle que logique. Elle est inhérente à cette réalité sociale, non à la pensée de Fanon. D’ailleurs, elle n’apparaît comme réelle que dans la mesure où on la sépare de son devenir qui opérera son dépassement, sa résolution. Car, on ne peut considérer le lumpen-prolétariat aussi bien que la paysannerie comme les seules forces authentiquement révolutionnaires dans un pays colonisé que si l’on détermine préalablement la réalité révolutionnaire d’une classe sociale essentiellement par son caractère spontané. Or, la spontanéité correspond avant tout à l’immédiateté du mouvement de l’histoire, non à sa totalité. Le lumpen-prolétariat en même temps que la paysannerie ne sont pas révolutionnaires parce qu’ils le sont spontanément, mais parce qu’ils le deviennent historiquement.
Le devenir prime l’être et en constitue le fondement. En privilégier un moment en le portant à l’absolu, c’est le réduire à un pur statisme plat et perdre de vue la dynamique interne de sa dialectique qui, parce que réelle, résorbe ses contradictions, à l’intérieur même du mouvement historique de la formation de la conscience révolutionnaire. Il y a donc une genèse et un développement de la conscience révolutionnaire qui ne saurait aucunement se réduire à son moment de spontanéité. Vue sous cet éclairage, la pensée de Fanon se situe au coeur même du devenir historique du pays colonisé, en l’occurrence l’Algérie, dont elle pénètre admirablement la structure. Ainsi donc, si le prolétariat des pays sous-développés ne se présente effectivement pas, au niveau de l’immédiateté de l’histoire, comme spontanément révolutionnaire, cela ne permet nullement de conclure à sa réalité non-révolutionnaire. Le prolétariat sous-développé devient révolutionnaire, et ne peut pas ne pas le devenir, car son devenir même est celui de la révolution. Ce problème se pose à la fois en termes de réalité et de conscience. C’est le prolétariat des villes, malgré son statut social relativement privilégié et qui détermine apparemment son comportement révolutionnaire, et non seulement le lumpen-prolétariat, c’est ce prolétariat qui a fait les manifestations de décembre 1960 et d’octobre 1961. C’est lui et la paysannerie qui, en fondant les comités d’autogestion, ont ouvert la voie au socialisme. La révolution ne se fait jamais spontanément. À la réalité révolutionnaire, dont la structure temporelle intègre le possible comme une de ses dimensions, s’unit la conscience révolutionnaire qui, elle, dans sa formation historique, rend nécessaire la réalisation même de ce possible. Le devenir historique, même et surtout de la révolution, ne saurait être un processus dont s’exclut la conscience, car celle-ci en est le sens sans lequel toute histoire est aventure où se nie la raison. Réalité dont la structure se révèle par le projet révolutionnaire qui la transperce, et conscience qui, en tant qu’acte à la fois pratique et théorique, s’identifie justement à ce projet ; tels sont les deux termes du mouvement dialectique de l’histoire dont la médiation est la violence. C’est à ce niveau qu’il faut saisir le noyau même de la pensée fanonienne. La violence, en tant que négation absolue, se déterminait au début du mouvement révolutionnaire, comme idéologie en acte, comme pure conscience pratique, uniquement parce qu’elle était violence spontanée, unité indifférenciée de tout le peuple colonisé. Mais avec le développement de la lutte libératrice, l’approfondissement de la violence en tant que praxis révolutionnaire est devenue une nécessité impérieuse. C’était là un signe du dépassement du stade de la spontanéité. En tant qu’acte constitutif de l’histoire, la violence exigeait désormais un sens qu’elle ne pouvait se donner qu’en se situant à l’intérieur d’une perspective idéologique nette et précise. Alors qu’elle se contentait d’être, au premier moment de sa genèse, pure conscience pratique, elle tend, maintenant, pour devenir réellement opératoire, à trouver dans la conscience théorique un fondement indispensable. C’est ainsi que « ce volontarisme spectaculaire qui entendait mener d’un seul coup le peuple colonisé à la souveraineté absolue… se révèle être à l’expérience une très grande faiblesse… Tant qu’il se prenait au mirage de l’immédiateté de ses muscles, le colonisé ne réalisait pas de véritables progrès dans la voie de la connaissance. Sa conscience restait rudimentaire » (p. 103). Une conscience dépolitisée et purement pratique, ou, plutôt, empirique, n’est aucunement révolutionnaire. « …Cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance… la haine ne saurait constituer un programme » (p. 104). Donc, la force de la violence, son rôle primordial dans la constitution de l’histoire, résident essentiellement dans son sens idéologique. Ceux qui croient trouver chez Fanon une mystique de la violence n’ont rien compris à son oeuvre. Ou plutôt ils ont trop bien compris. Car, en privilégiant à dessein la spontanéité des masses et en sous-estimant la nécessité historique d’une idéologie révolutionnaire, ils mystifient la pensée de Fanon afin de détruire en elle le ferment puissamment révolutionnaire. C’est en vue de ce but politique qu’a été opérée cette grande et savante mystification de la pensée fanonienne.
Dans son combat quotidien, avant et surtout après l’indépendance, le peuple colonisé se différencie. Son unité s’approfondit, se développe sur de nouvelles bases solides. Parallèlement, sa violence, qui est sa praxis révolutionnaire, se différencie, se hiérarchise, se relativise. Elle change de sens et de direction. Elle s’enrichit en enrichissant sa conscience. Elle se développe sur de multiples niveaux et revêt de multiples formes. Alors qu’elle était avant l’indépendance essentiellement une lutte nationale, elle devient après l’indépendance une véritable lutte de classes. Nous avons vu que, dans l’exercice de sa violence, le peuple découvre la réalité sociale et en dévoile la structure. Il théorise sa conscience en donnant un sens à son activité quotidienne. Et c’est justement la pratique sociale qui lui indique son nouvel ennemi de classe : la bourgeoisie nationale. Mais pourquoi la bourgeoisie nationale ? La réponse est esquissée dans le chapitre 3 des « Damnés de la terre », intitulé : « Mésaventures de la conscience nationale ». Fanon y dégage un des aspects fondamentaux de la spécificité du devenir des pays sous-développés, à savoir : la différence radicale du rôle historique de la bourgeoisie capitaliste et de la bourgeoisie sous-développée. Sa position sur ce problème est une condamnation absolument catégorique de cette bourgeoisie nationale, qui en tant que classe, ne contribue à la constitution de l’histoire des pays sous-développés que pour freiner le développement de cette histoire et en paralyser le mouvement. La légitimité de cette condamnation réside dans une analyse pénétrante de la genèse et de la structure de cette classe embryonnaire et nuisible. Ce qui caractérise essentiellement la bourgeoisie nationale, c’est, nous dit Fanon « son incapacité à rationaliser la praxis populaire, c’est-à-dire en extraire la raison » (p.113). En effet, la bourgeoisie nationale apparaît historiquement comme un sous-produit du régime colonial dont elle dépend génétiquement. Engendrée involontairement par le développement propre de la bourgeoisie colonialiste, mais entretenue par la suite volontairement par celle-ci, la bourgeoisie nationale se trouve, dès sa genèse, préalablement déterminée, dans sa structure et son comportement, par cette bourgeoisie-mère de la collaboration de laquelle elle tend nécessairement. L’espace interne de son développement apparaît comme une excroissance de celui du développement du capitalisme métropolitain et non comme une partie constitutive de l’histoire du peuple colonisé. C’est pour cette raison qu’elle s’opposait farouchement à la lutte armée comme méthode de résolution du problème national. Tant que ce problème se posait en termes de réformes à l’intérieur du cadre colonial, la bourgeoisie sous-développée s’affirmait naturellement comme la classe dirigeante du mouvement national. Mais à partir du moment où le problème se posait en termes révolutionnaires de rupture radicale et violente avec le cadre colonial, l’initiative historique s’est déplacée vers les masses paysannes et prolétariennes, et la bourgeoisie nationale s’est trouvée exclue du mouvement de l’histoire qui se fait et se fonde par la praxis populaire. Ainsi, le sens du devenir se dessine sans ambiguïté et s’engage nécessairement dans une perspective anti-bourgeoise. Incapable de rompre le cordon ombilical qui la lie à la bourgeoisie colonialiste, incapable de comprendre le sens de l’histoire qui se libère et se constitue, la bourgeoisie nationale, par son comportement mou et indécis, assume la responsabilité de sa propre condamnation par l’histoire. Sa genèse autant que sa structure la vouent nécessairement à disparaître en tant que classe. A l’opposé de la bourgeoisie occidentale, elle ne joue et ne peut jouer aucun rôle dans l’histoire des pays sous-développés. Car, nous dit Fanon, la bourgeoisie dans ces pays est essentiellement une bourgeoisie occidentale avant l’indépendance. Pendant la lutte et après l’indépendance, la bourgeoisie se réduit à une caste, sans assises économiques solides, de commerçants et d’intellectuels, ou plutôt de faux intellectuels qui se définissent essentiellement par une volonté permanente d’identification à la bourgeoisie occidentale. C’est le mimétisme bête et vide qui détermine leur manière d’être, leur comportement social. On ne peut parler d’une véritable classe à propos de cette fameuse bourgeoisie nationale, car tout lui fait défaut pour devenir réellement une classe jouant un rôle historique. Ce qui lui manque, c’est surtout le capital, ce qui constitue la base même de toute bourgeoisie véritable. Faute de capital productif, la bourgeoisie nationale s’oriente vers des activités de type intermédiaire. Elle est donc essentiellement de structure parasitaire. Ne jouant aucun rôle dans le processus de production du capital, mais seulement dans le processus de circulation du capital, elle aspire, nous dit Fanon, à
« prendre la place de l’ancien peuplement européen : médecins, avocats, commerçants… transitaires, etc. (et se complaît) sans complexe en toute dignité dans le rôle d’agent d’affaires de la bourgeoisie occidentale » (p.116).
Son idéal est à la mesure de sa structure économicosociale. Elle ne saurait donc prétendre, comme la bourgeoisie-mère, à aucune mission historique. Exclue de l’histoire, sa vocation historique, nous dit Fanon,
« c’est de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital, et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple… elle doit se faire un devoir impérieux de se mettre à l’école du peuple, et de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales. Or, la bourgeoisie nationale, poursuit Fanon, se désintéresse souvent de cette voie héroïque… pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’anti-nationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise » (p. 114).
Le pouvoir étatique de la bourgeoisie occidentale se justifie historiquement par le fait que c’est elle qui, certes par son exploitation violente du prolétariat, réalisa l’accumulation primitive du capital, nécessaire à tout démarrage économique et donna au développement des forces productives un véritable coup de fouet. Or, du fait même de sa genèse et de sa structure, la bourgeoisie nationale se trouve dans l’impossibilité de réaliser une telle tâche économique. En effet, étant de nature essentiellement commerciale, et tournée avant tout vers l’exportation, son capital s’intègre beaucoup plus à la logique interne du capital occidental dont il dépend qu’à celle du capital national dont il se trouve isolé. Ainsi, il augmente démesurément ses profits, non par investissement industriel, mais d’une manière artificielle par des opérations spéculatives qui ne correspondent aucunement à une véritable augmentation de la production. Le profit du capital de la bourgeoisie nationale provient non d’un circuit productif réel, mais d’un circuit improductif parasitaire parce que purement commercial. Mais comme le commerce de la bourgeoisie nationale se détermine essentiellement comme un commerce d’import-export qui n’influe que négativement sur l’ensemble du mouvement de l’économie nationale, le profit qu’elle en tire apparaît donc comme une infime parcelle d’une plus-value qu’elle partage d’une manière très inégale avec le capital colonial. Sa vie est une perpétuelle survie qu’elle doit uniquement à la générosité bien calculée et malveillante de la bourgeoisie-mère occidentale. Atteinte, dès sa naissance, de rachitisme congénital, ‐ Fanon dit « de sénilité précoce » ‐ à quoi bon lui imposer une vie qui n’est possible que par de fortes injections de capital qu’au lieu d’investir productivement, elle dépense dans un luxe exhibitionniste, afin de s’identifier dans l’apparence et dans l’imaginaire à la bourgeoisie occidentale ?
« Dans les pays sous-développés, nous dit Fanon, la phase bourgeoise est impossible… La bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence et à son épanouissement. Autrement dit, l’effort des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie inutile et novice… Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien… Il est d’autant plus facile de neutraliser cette classe bourgeoise qu’elle est numériquement, intellectuellement, économiquement, faible… lui barrer la route, c’est le seul moyen d’avancer » (pp. 130, 131, 132 ).
Entendons-nous bien sur les paroles de Fanon. Il ne s’agit aucunement de brûler les étapes ou de faire violence à l’histoire. Cette manière de comprendre identifie le devenir des pays sous-développés à celui des pays capitalistes, et perd de vue l’originalité du mouvement historique d’une réalité apparemment ambiguë. Si le devenir de l’Occident passe nécessairement par le capitalisme comme forme historique de son développement, cela n’implique point, bien au contraire, le passage nécessaire du devenir des pays sous-développés par cette même forme de développement. Comprendre, ce n’est pas identifier, et pour saisir le mouvement interne de l’histoire de ces pays, la meilleure méthode n’est pas de l’aborder de l’extérieur avec des schèmes préétablis qui ne sauraient trouver en lui une résonance adéquate, précisément parce qu’ils sont issus précisément de la réalité historique de l’Occident. Sans une mise en question méthodique de ces schèmes spatio-temporels, on ne découvre dans le réel historique qu’on prétend analyser que les formes vides de notre pensée et non la structure originale de ce réel qui nous échappe. Par la critique de ces schèmes d’explication historique, on ne prétend pas en nier l’universalité, mais au contraire en enrichir le contenu par leur confrontation, sans préjugés, avec un devenir qui se fait, une histoire qui se structure. Les redécouvrir dans la réalité qu’on étudie, et non les appliquer de l’extérieur à cette réalité, c’est là la seule méthode d’analyse historique féconde. C’est ainsi que dans les pays sous-développés, à l’inverse des pays capitalistes et des pays socialistes européens, la révolution part de la paysannerie pour gagner ensuite le prolétariat ; de même que c’est la socialisation de l’agriculture qui détermine nécessairement la socialisation de l’industrie et par là-même de toute la production sociale. Alors que dans les pays de l’Occident, c’est la classe bourgeoise qui réalise l’accumulation du capital par une capitalisation de toute l’économie, dans les pays sous-développés, la bourgeoisie nationale étant génétiquement et structurellement en-deçà de cette tâche, ce sont la paysannerie et le prolétariat qui réalisent l’accumulation du capital, condition principale du dépassement du sous-développement, mais par la voie de la socialisation de la production et non de sa capitalisation. Ainsi donc, le jugement de Fanon sur la bourgeoisie nationale des pays sous-développés ne se situe pas sur le plan moral d’une haine subjective de cette classe, mais sur le plan de l’analyse rationnelle du devenir historique de ces pays. L’attitude de Fanon n’est pas l’attitude romantique ou lyrique d’un poète, mais l’attitude scientifique d’un historien et d’un sociologue. Il n’y a pas chez lui une mystique de la violence, mais une violence nettement consciente de ses objectifs et qui se détermine comme un mouvement révolutionnaire perpétuel qui approfondit la lutte et la différencie en passant du niveau strictement national à un niveau économico-social de lutte de classe. À la conscience nationale, que Fanon caractérise comme « comme forme sans contenu, fragile et grossière » (p. 113), se substitue la conscience politique et sociale. Le nationalisme n’est pas une doctrine politique, n’est pas un programme.
« Il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale. La nation n’existe nulle part si ce n’est dans un programme élaboré par une direction révolutionnaire et repris lucidement et avec enthousiasme par les masses » (p. 150).
Avec le dépassement de la conscience nationale, le combat révolutionnaire s’approfondit, se différencie et se situe au niveau supérieur de la conscience politique, économique et sociale. Et c’est sur ce niveau que Fanon pose le problème de la culture nationale.
C’est un problème difficile et complexe, qui mérite d’être traité à part. Nous ne pourrons pas l’aborder d’une manière sérieuse dans le cadre de cette étude déjà longue en elle-même. Nous nous contenterons donc de l’esquisser très rapidement et d’en tracer schématiquement la perspective telle qu’elle a été définie par Fanon.
Pour le situer dans son contexte et montrer comment il s’insère dans l’oeuvre centrale de Fanon qui est « Les Damnés de la terre », il faut remarquer d’abord que cette oeuvre ne constitue pas un ensemble de problèmes traités indépendamment les uns des autres et qui trouvent leur unité dans leur groupement artificiel et externe dans un seul livre. Au contraire, la pensée fanonienne présente dans cette oeuvre une unité de structure qui se développe progressivement dans un seul et même mouvement de réflexion. La diversité des problèmes qu’elle aborde, loin de briser son unité, ne fait que la consolider dans la mesure où les problèmes apparaissent comme les multiples figures d’une seule et même réalité historique. Ainsi donc le problème de la culture s’inscrit nécessairement dans le cadre de cette même épopée de la conquête de l’identité entreprise par le peuple colonisé sur tous les plans de son existence. C’est en termes existentiels qu’il se pose réellement. Car la culture se définit avant tout comme le mode d’être fondamental au monde, comme la forme concrète de la présence de l’homme au monde. L’univers humain, même dans ses aspects matériels, techniques, économiques, est essentiellement un univers culturel. Ou plutôt il baigne dans la culture, même dans son mode d’être matériel. Vu sous cet angle, le problème de la culture apparaît comme le problème fondamental de l’existence de l’homme, et sa résolution, dans la réalité, se détermine comme le terme ou l’aboutissement du mouvement de libération des peuples colonisés. Or, vouloir ouvrir un débat sur les perspectives dans lesquelles doit s’engager la constitution d’une culture nationale est une prétention bien ridicule. Car le débat est ouvert depuis que l’homme colonisé a cessé d’être en tant que tel en libérant par la violence sa pensée et son être. En faisant nôtre la pensée de Fanon, nous nous efforcerons uniquement de poser le problème, sans prétendre aucunement le résoudre, ce qui est une tâche historique du peuple dans sa totalité.
C’est un double problème qui se pose à la constitution d’une culture nationale. C’est en premier lieu l’effort douloureux d’arrachement de soi à l’aliénation radicale dans laquelle l’univers colonial a installé, voire arrêté, la culture nationale. Mais cette tentative de récupération de soi dans le présent implique inévitablement le second aspect du problème, celui de la récupération d’un passé culturel qu’on veut vivant. Ce sont en réalité deux aspects d’un seul et même problème.
Une réconciliation authentique avec soi-même en s’efforçant de retrouver cette unité historique de la culture nationale, ou, ce qui revient au même, du mode d’être culturel de la nation, qui doit prolonger son passé dans un présent qui commence à peine à se guérir de sa névrose et de son traumatisme. Or, la nature du rapport que doit établir la culture nationale avec son passé se trouve
nécessairement déterminée par la nature de son rapport à la culture européenne qui est inhérente à sa structure et qui définit, provisoirement, la modalité de sa présence. La situation actuelle du devenir de cette culture nationale est effectivement tragique. Car, tant qu’elle se réfère, pour se constituer, à la culture européenne qui l’attire intérieurement et qui se trouve ainsi posée comme un critère d’universalité, la culture nationale ne saurait être authentique, et le fondement même de sa validité lui serait étranger et résiderait ailleurs qu’en elle-même. En d’autres termes, si, précisément en tant qu’expression totale et existentielle, la culture nationale continue, comme par le passé, à se définir, dans son devenir, essentiellement par rapport à la culture européenne, elle ne se libérera pas de l’univers de son aliénation et se développera ainsi toujours sur le plan qui lui est imposé par cette culture qu’elle veut nier et que, paradoxalement, elle s’attache dans l’effort même de sa négation ; bref, elle subira son devenir comme destin et non comme liberté, consciemment engagée dans un mouvement authentique de création. Mais le drame de cette culture, c’est que, pour se développer librement dans un univers d’authenticité propre à elle, elle ne peut pas ne pas se défendre, par un effort négateur, contre ce pouvoir intense de fascination qu’exerce sur elle la culture européenne. Mais bien qu’il se situe sur un plan d’aliénation, ce premier moment de la genèse de la culture nationale, vu à l’intérieur de la perspective de formation historique de celle-ci, constitue, en quelque sorte, le dernier moment de la préhistoire de cette culture, et la condition nécessaire à son entrée dans l’histoire, c’est-à-dire dans le règne de l’authenticité. C’est donc dans ce rapport de négation défensive de la culture européenne, que la culture nationale se tourne vers son passé. Or, la revendication d’une culture nationale anti-coloniale procède du souci légitime de retrouver à travers même la discontinuité de l’histoire nationale et malgré les bouleversements qu’elle a subis, l’unité radicale de la nation. Mais ce retour légitime au passé culturel s’il vise le passé en lui-même, sans l’ouvrir au présent et à l’avenir de la nation, il risque de nous faire oublier les problèmes actuels qui se posent au peuple. La récupération du passé risque d’être ainsi une récupération de soi dans le passé, et de devenir une opération d’idéalisation et de poétisation du passé culturel qui s’effectue au détriment même de la culture nationale.
« Ce créateur, nous dit Fanon, qui décide de décrire la vérité nationale, se tourne paradoxalement vers le passé, vers l’inactuel. Ce qu’il vise dans son intentionnalité profonde, ce sont les déductions de la pensée, le dehors, les cadavres, le savoir définitivement stabilisé. Or, l’intellectuel colonisé qui veut faire œuvre authentique, doit savoir que la vérité nationale, c’est d’abord la réalité nationale. Il lui faut pousser jusqu’au lieu en ébullition où se préfigure le savoir » (p. 168).
Il ne faut donc pas regarder le passé comme un cadavre dont on évoque nostalgiquement le souvenir, mais au contraire, il faut le regarder de nos yeux d’aujourd’hui, l’éclairer et le comprendre en fonction de notre projet révolutionnaire actuel. Car il ne peut tirer sa vie que dans son rapport actif avec notre présent. L’unir à notre présent pour le prolonger dans notre avenir, c’est le seul moyen de le rendre vivant. C’est là le sens de cette phrase de Fanon :
« L’homme colonisé qui écrit pour son peuple, quand il utilise le passé, doit le faire dans l’intention d’ouvrir l’avenir, d’inviter à l’action, de fonder l’esprit » (p. 174).
Ainsi, le passé ne saurait avoir une structure temporelle indépendante et propre à lui. Il puise la vie, qu’il peut éventuellement avoir, uniquement dans son ouverture au présent et à l’avenir de notre réalité actuelle. Pour qu’il cesse d’être un cadavre historique, il faut lui conférer un nouveau devenir qui est celui de notre réalité.
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En guise de conclusion, nous pouvons dire que la culture nationale a à se frayer un chemin entre et contre deux aliénations : un passé qui se fige, et une Europe qui fascine. Contre cette double menace, la voix de Fanon s’élève pour définir le sens même du combat culturel (p.169) : « Nous avons tout pris de l’autre côté. Or l’autre côté ne nous donne rien sans, par mille détours, nous courber dans sa direction… nous attirer, nous séduire, nous emprisonner. Prendre, c’est également, sur de multiples plans, être pris… Il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il n’est plus, mais dans ce mouvement basculé qu’il vient d’ébaucher et à partir duquel subitement tout va être mis en question. C’est dans ce lieu de déséquilibre… » que se situe et se prolonge le combat culturel.
Illustration : Hamed Abdalla (1917-1985), Al-Thawra (Révolution), 1968 (technique mixte sur toile), 130 x 97 cm.