Pourquoi les actionnaires seraient-ils seuls à décider ? Pourquoi ne pas associer les salarié.es et favoriser ainsi une « cogestion » des entreprises ? Alors que le capitalisme nous entraîne de plus en plus vers le désastre environnemental et social, ce thème de la « cogestion » commence à revenir, notamment sous la plume d’auteurs qui – comme Thomas Piketty – font une critique des effets du capitalisme. Pourtant, loin de mener à une économie démocratique, qui suppose une socialisation des entreprises, cette approche enferme les producteurs/rices dans l’horizon borné du capitalisme.
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Durant la crise du Covid-19, l’État est intervenu massivement dans la vie économique au nom de la préservation de l’emploi au travers de subventions, de prêts ou de remises de cotisations sociales massives en faveur des entreprises. Sans cette intervention, de nombreuses sociétés auraient fait faillite et le pouvoir des actionnaires aurait disparu. Face à cette réalité, deux lectures du moment sont possibles : l’une qui considère que les actionnaires ont failli et que, sans cette intervention de l’État, la voie était ouverte à une reprise directe des entreprises par leurs travailleur.ses ; une autre qui accepte ce sauvetage des sociétés de capitaux et demande a posteriori à l’État de nouveaux droits de cogestion pour les salarié.es afin que l’entreprise ne soit plus exclusivement dirigée par les actionnaires mais conjointement avec les travailleur.ses.
La Belgique est sans doute le pays où cette idée est la plus avancée. En octobre 2016 durant le congrès de Soignies du parti socialiste, son président Elio Di Rupo se prononçait en faveur de l’inscription dans le droit belge d’une nouvelle forme d’entreprise : « une entreprise à codécision ». Ce n’était évidemment pas la « révolution » : il ne s’agissait pas d’imposer cette forme aux sociétés de capitaux déjà existantes mais de permettre de créer de telles sociétés. Dans cette déclaration, il s’inspirait des propositions d’Isabelle Ferreras, une sociologue et politologue de l’Université de Louvain1.
Lorsque l’on parle de cogestion, la référence à l’Allemagne est fréquente. Depuis 1976, la loi y impose que, dans les entreprises de plus de 2000 salarié.es, le conseil de surveillance soit composé à parité de représentant.es des actionnaires et du personnel2. Ce conseil de surveillance élit alors le directoire qui constitue la direction opérationnelle de l’entreprise. Afin que la structure reste gouvernable en cas de désaccord entre les représentant.es des salarié.es et ceux des actionnaires, ces derniers conservent une voix prépondérante. Il n’en reste pas moins vrai que cette voie prépondérante est rarement activée dans la mesure où, selon Isabelle Ferreras, il existe « une corruption importante car un délégué des travailleurs votant avec le banc des actionnaires suffit à faire la majorité3. »
S’appuyant sur une lecture strictement politiste de l’entreprise, elle compare l’entreprise capitaliste actuelle « à une Angleterre gouvernée par la seule Chambre des Lords ». Il faudrait donc créer une deuxième chambre des travailleurs, rebaptisés « investisseurs en travail », afin de « remédier à l’absentéisme, la démotivation et la dépression de nos « ressources humaines« . » Selon elle, l’intérêt du bicamérisme est d’obliger au consensus entre les deux chambres dans la nomination de la direction, chacune d’elle devant rassembler au moins 50 % + une voix de leurs représentants.
Cette vision de l’entreprise n’est guère compatible avec sa réalité économique. En effet, il y a une rivalité évidente entre les salarié.es qui produisent la valeur ajoutée et entendent être payé.es le mieux possible et les actionnaires qui doivent dégager des profits, pour se payer des dividendes afin de valoriser leur capital. La cogestion est souvent présentée comme le moyen de trouver une complémentarité entre salarié.es et actionnaires, notamment sur le thème du partage des bénéfices.
Ce partage des bénéfices – qui est loin d’être une valeur de gauche comme en témoignent la participation gaullienne ou encore la proposition des trois tiers de Nicolas Sarkozy en 20094 – est tout sauf évident. Les bénéfices sont schématiquement la différence entre la valeur ajoutée et la masse salariale. Partager des bénéfices, bien sûr, mais sur quelle base de salaires ? La discussion première ne porte donc pas sur le partage des bénéfices mais sur le montant des salaires qui détermine la faisabilité des bénéfices. Comme le montant de la masse salariale est déterminé par une direction, on voit mal comment une direction à parité salarié.es-actionnaires pourrait arriver à un compromis. Ceci impose une voix prépondérante. Si les actionnaires la détiennent, il n’y a donc pas de réel changement et c’est, peu ou prou, ce qui existe aujourd’hui dans les grandes entreprises allemandes. Si celle-ci est détenue par les salarié.es, ils auront alors toute latitude pour déterminer les rémunérations et les actionnaires souhaiteront se prémunir contre les décisions des travailleur.ses quant au niveau de la masse salariale en exigeant une rémunération prédéterminée de leurs apports : ils ne seront alors plus des actionnaires mais des créanciers de l’entreprise. Nous commençons alors à sortir du capitalisme et donc de la cogestion.
Certain.es voient la cogestion comme une étape avant l’autogestion en abordant directement la question centrale de la propriété. Il ne s’agit plus de donner des droits aux salarié.es en tant que travailleur.ses de l’entreprise pour codécider avec les propriétaires mais de leur permettre d’acquérir progressivement le capital de l’entreprise grâce au partage des bénéfices. Dans cette perspective, ils deviendront in fine majoritaires et l’entreprise passerait de la cogestion avec une minorité salariale à une autogestion dans laquelle les travailleur.ses seraient majoritaires.
C’était l’objet du plan Meidner du syndicat suédois LO dans les années 1970 qui prévoyait un transfert très progressif du pouvoir et de la propriété aux salarié.es, plan rejeté par le parti social-démocrate. À la fin de son dernier ouvrage, Thomas Piketty, s’inspirant des cogestions allemande et suédoise, estime qu’il « existe de multiples pistes permettant d’aller au-delà de la cogestion et de dépasser le capitalisme par la propriété sociale et le partage du pouvoir5 ». Le principe commun de ces approches est de considérer que la partie des bénéfices de l’entreprise qui revient aux salarié.es n’est pas distribuée en primes ou en salaires mais en actions, non pas individuelles mais détenues par un fonds salarial géré démocratiquement par les travailleur.ses. Au bout de quelques années, l’entreprise sera alors contrôlée majoritairement par les salarié.es.
La première question posée est de déterminer quelle sera la partie du bénéfice qui revient aux salarié.es. Dans leur livre, Bernard Teper et Pierre Nicolas6 proposent que la répartition se fasse sur la base des apports respectifs du capital et du travail mesurés par les amortissements des actifs pour les premiers et la masse salariale pour les seconds. Ceci n’a guère de sens dans la mesure où le capital ne produit rien et ne fait que cofinancer, avec les créanciers, l’actif de l’entreprise. Quand bien même nous ferions une concession au libéralisme en disant qu’il y a des parts légitimes, celles-ci seraient donc naturellement la masse salariale pour le travail, les intérêts pour les créanciers et le profit pour le capital. Comme ce partage de la rémunération est le résultat d’un rapport de forces, nous voilà bien avancés pour déterminer la part légitime du travail sur les profits, d’autant que nous revendiquons normalement la totalité de la valeur ajoutée pour le salariat. En tout état de cause, les amortissements ne sont pas une « contribution » du capital mais un coût au même titre que la masse salariale et les achats de court terme. Si partage des bénéfices il y a, celui-ci ne peut donc être qu’arbitraire et s’exprimer par un pourcentage : 10%, 33 %, 50 % ou, pourquoi pas, 100 % ?
Toutes ces approches butent sur un écueil fondamental : la question du rapport de forces et de ce que nous en faisons. Que l’on soit clair : imposer au capital qu’un certain pourcentage des bénéfices aille dans un fonds salarial appelé à être majoritaire à terme ne peut être que le résultat d’un rapport de forces et ne pourra jamais être accepté de plein gré par les actionnaires. Si les salarié.es sont dans un rapport de forces favorable, pourquoi se limiteraient-ils à 50 % par exemple ? Pourquoi pas 100 % ?
Cependant, quand bien même les salarié.es imposeraient que 10 % ou 100 % aillent dans un fonds salarial, cela resterait une formule qui ne fonctionnerait pas. Supposons en effet que tout ou partie des profits aille chaque année dans un fonds salarial et que la part des actionnaires dans le capital diminue inexorablement. Ceci signifie donc qu’il y aurait deux moments successifs : celui où les actionnaires sont majoritaires au capital et celui où le fonds salarial contrôlera l’entreprise. Dans le premier cas, ceux-ci verront forcément la valeur de leur action diminuer puisque celle-ci est donnée par la valeur actualisée des dividendes futurs7 et que l’horizon de versement de dividendes est désormais bouché par l’inéluctable majorité du fonds salarial. Que vont alors faire les actionnaires qui contrôlent l’entreprise ? Ils vont naturellement sous-investir, ne pas renouveler les investissements de façon à pouvoir se verser les dividendes les plus juteux possibles avant la perte de la majorité. C’est l’exact opposé de ce que nous souhaitons. Admettons maintenant que ce processus aille à son terme – ce qui est fort improbable compte tenu du sous-investissement des actionnaires – et que le fonds salarial soit désormais majoritaire. À quoi cela sert-il d’avoir des actionnaires minoritaires ? S’il y a un intérêt, et un seul, à avoir des actionnaires, c’est de pouvoir faire appel à eux en cas de besoin de recapitalisation de l’entreprise. Après les avoir rendus minoritaires, ce qui signifie qu’ils ne peuvent obtenir des dividendes sans l’accord des salarié.es, seront-ils bêtes au point de remettre de l’argent ? Ceci ne sera possible qu’à la condition que les salarié.es continuent de leur garantir des dividendes excessivement juteux pour compenser leur dilution inexorable. Comme on le voit, la cogestion ne mène nullement à l’autogestion mais à un éternel retour vers le capitalisme.
Qu’elle soit conçue comme pérenne ou comme une étape de sortie du capitalisme, la cogestion se heurtera toujours à la réalité du capital. Le rôle du capital est de financer l’entreprise en échange de dividendes qui valoriseront les apports. Pour permettre cela, le capital exige la direction de l’entreprise pour réaliser une valeur ajoutée supérieure à la masse salariale. La lutte des classes s’exprime dans le partage de cette valeur ajoutée : les salarié.es se battent pour les meilleurs salaires possibles et les directions d’entreprises, avec l’aide des gouvernements libéraux de « gauche » comme de droite, font tout pour les contenir.
La notion de salaire s’est considérablement développée au siècle dernier avec l’apparition des cotisations sociales. Conçues au départ pour assurer des revenus au travailleur dans ses périodes de non-emploi (arrêt maladie, chômage et retraite), elles ont connues en France un développement exceptionnel comme moyen de payer le secteur économique non marchand (la santé) ou même d’autres redistributions (les allocations familiales). Cette approche par la cotisation sociale permet de gérer démocratiquement les secteurs non marchands indépendamment de l’État, en tant qu’institutions du salariat, comme cela a pu être le cas pour la sécurité sociale en 1946. Revenus de remplacement, économie monétaire non marchande : nous avons dans le principe de la cotisation sociale tout ce dont nous avons besoin pour une économie autogérée par les travailleurs.ses.
Dès lors, plutôt que de sombrer dans des considérations oiseuses sur un partage de pouvoir et/ou des bénéfices qui serait plus « juste » ou économiquement plus « efficace », revenons à l’enjeu central de la rivalité entre capital et travail : la place du salaire dans la valeur ajoutée. Notre objectif est clairement que les salaires (salaires nets et cotisations sociales) dépassent la valeur ajoutée de façon à mettre les sociétés de capitaux en crise et poser la question de la reprise immédiate par les salarié.es de celles-ci et de sa gestion conjointe avec les usager.ères.
Les cotisations sociales sont un élément-clé d’une stratégie politique et de la forme de la société post-capitaliste qui se dessine. Plutôt que de promouvoir des impôts qui agissent a posteriori sans toucher au partage de la valeur ajoutée, nous allons préférer augmenter les salaires et cotisations sociales à la charge des entreprises pour mettre en défaut les sociétés de capitaux et les transformer en unités de production autogérées, politique totalement opposée à celle de Thomas Piketty qui associe impôts et cogestion sans aucune perspective réaliste de dépassement du capitalisme. Les cotisations sociales permettent aussi de construire la société post-capitaliste dans la mesure où elles permettront tout à la fois de développer l’économie non-marchande, de déconnecter les revenus du comportement des entreprises dans lesquelles on travaille, de développer un système financier socialisé qui permettra de financer les actifs des entreprises sans recourir au capital et à la notion de propriété8.
Le moment de la crise du covid-19 nous a montré à quel point un gouvernement peut agir dans le sens du maintien du capitalisme et donc à l’inverse, dans celui d’une généralisation de l’autogestion à l’ensemble de l’économie. L’appel à la cogestion comme contrepartie du soutien de l’État aux sociétés de capitaux n’ouvre nullement la voie à l’autogestion mais nous ramènera encore et toujours dans le cadre du capitalisme.
1Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Presses Universitaires de France, 2015.
2Nous faisons ici référence à la forme AG (Aktiengesellschaft) qui correspond à nos sociétés anonymes à directoire et conseil de surveillance.
3Isabelle Ferreras, Deux chambres pour gouverner l’entreprise, L’Écho, 11 octobre 2016, p. 12.
4Guillaume Duval, Partage des bénéfices : la grande illusion, Alternatives économiques, n° 280, mai 2009
5Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019, p. 1122.
6Bernard Teper & Pierre Nicolas, Penser la République Sociale pour le XXIe siècle, I – De la cité à l’atelier, Coll. Penser et agir, Eric Jamet éditeur, 2014, p. 186,
7Benoît Borrits, Virer les actionnaires, pourquoi et comment s’en passer ?, Syllepse, 2020, p. 29.
8Benoît Borrits, Dépasser le capital par la cotisation sociale, 29 mai 2020, https://www.economie.org/blog/depasser-le-capital-par-la-cotisation-sociale/