Pour Huang Kuan Min
La méditation du temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique, soutient Gaston Bachelard dans L’Intuition de l’instant[1]. Dans la mesure même où la question du temps obsède toute la production cinématographique, on pourrait dire qu’elle est le biais par lequel le cinéma communique avec la métaphysique. La « méditation du temps » est immergée dans les films, elle s’y déploie à l’état pratique, non pas sous la forme de concepts mais par le biais des images, du langage cinématographique, de ses procédures propres (le montage en particulier). On pourrait même être tenté de dire que le « cinématographe » tel que l’entend Bresson, par opposition au cinéma comme industrie de la distraction, se sépare de ce dernier sur ce point précisément : la qualité « cinématographique » d’un film s’identifierait à ce que cet enjeu de la méditation sur le temps lui donnerait plus ou moins distinctement son épaisseur. Mais, à l’examen, ce partage n’est pas si facile à opérer : la question de l’instant, justement, c’est dans n’importe quelle sorte de film qu’elle est susceptible de surgir, y compris les plus industriels, ceux qui se fabriquent notamment sur les chaînes de montage hollywoodiennes…
Le cinéma n’en finit pas d’expérimenter sur les formes du temps. S’il est une fabrique de récits qui, d’emblée, s’est inscrite en faux contre le temps mesurable et quantifiable, celui de la science, des calendriers et des horloges – celui auquel Bergson oppose la durée – c’est bien le cinéma. Mais, de là à en inférer que la durée bergsonienne, avec ses discontinuités, ses irrégularités, ses hétérogénéités, est l’élément naturel dans lequel se meut le cinéma – comme le fait Deleuze –, c’est une autre histoire…
C’est qu’en effet l’on ne saurait considérer comme acquis que le propre du cinéma est de s’établir, en général, dans l’élément de cet écoulement de la durée qui ne se saisit que par intuition (par images, amplement, au cinéma) ; que, comme on le dit trop facilement, le cinéma serait intrinsèquement bergsonien en ce sens qu’il serait l’art qui, par excellence, se plaît à entrelacer le présent avec le passé et l’avenir (flash-back, fondus, images juxtaposées, etc.). Un art de la mémoire au sens où son établissement dans l’élément de la durée lui permettrait en permanence d’enrouler le passé sur l’avenir en passant par le présent, dans un mouvement dynamique perpétuel – et pas essentiellement, donc, dans sa fonction patrimoniale de conservateur de la mémoire du monde.
Ce que cette approche deleuzienne de la question du temps au cinéma laisse dans un angle mort, c’est la question de l’instant. Dans L’Intuition de l’instant, Bachelard prend distinctement le parti d’un philosophe et historien un peu oublié aujourd’hui, Gaston Roupnel, et contre Bergson. C’est dans un ouvrage tant soit peu peu inclassable, Siloë, que Roupnel expose sa philosophie de l’instant. Il l’oppose rigoureusement à celle de Bergson, philosophie de la durée, donc. Pour Roupnel, dit Bachelard, le temps n’a qu’une seule réalité, celle de l’instant. Le reste, le temps continu, homogène ou pas, mesurable et quantifiable ou irrégulier et « intuité » comme la durée bergsonienne n’est que reconstruction apostériorique. Nous n’avons conscience que d’une seule chose, le présent. Il faut donc, dit Bachelard, « la mémoire de beaucoup d’instants pour faire un souvenir complet[2] ».
Bergson peut dire qu’il y a des irrégularités dans le temps qui s’écoule (la durée), mais Roupnel, lui, opine que le temps est (ontologiquement) discontinuité. Pour Bergson, le temps est la source même de l’élan vital qui se déploie dans la durée et a besoin d’elle pour prendre consistance. Pour Roupnel, il y a « une identité absolue entre le sentiment du présent et le sentiment de la vie[3] ». En ce sens, note Bachelard, la philosophie de Bergson est une philosophie de l’action (qui se déploie dans la durée), tandis que celle de Roupnel est une philosophie de l’acte – inscrit dans l’élément de l’instantanéité. Dans cette perspective, ce qui importe, comme ce foyer d’où émerge le sens, c’est l’accident. Roupnel, dit Bachelard, promeut « une doctrine de l’accident comme principe[4] ». Ce qui veut dire, inversement, qu’il n’est pas nécessaire que le temps (entendu ici comme la substance par opposition à l’accident) soit « homogène et vide » comme l’est celui des horloges pour qu’il soit, en général, voué à l’insignifiance. C’est bien là, dans la perspective roupnelienne, la condition de la durée bergsonienne : en général, toute irrégulière, plastique et élastique qu’elle puisse être, mais avant tout mémorielle, mémorieuse et fondée sur la répétition, il ne s’y passe pas grand-chose – ou alors en trompe-l’œil.
L’hypothèse que je soutiendrai est que l’idée forte et à première vue à peu près insoutenable qui fonde la théorie roupnelienne de l’instant peut agir comme un puissant adjuvant, une puissante stimulation pour penser la question du temps au cinéma – le cinéma comme cet espace dans lequel le temps est un enjeu d’expérimentations sans cesse recommencées. On partira donc de l’idée qu’au cinéma, « tout » (la production du sens) se joue du côté de l’instant plutôt que de la durée.
Prenons pour point de départ la figure, l’image si courante dans les films de l’in extremis : quelque chose survient dans les derniers moments du film qui produit une radicale bifurcation dont l’effet est de « tout changer » – le destin des personnages, la morale de l’histoire, l’inversion du malheureux en heureux – ou l’inverse, etc.
Dès que l’on pense à cette figure, on est évidemment porté à l’associer au happy end : tout allait mal, les personnages se trouvaient englués dans une situation inextricable, exposés à un danger mortel – et puis voici que se produit une intervention providentielle dont l’effet est que tout se renverse – non seulement le débouché sinistre annoncé n’aura pas lieu, le danger imminent est écarté, mais tout finit bien, dans une atmosphère de réconciliation générale, d’évanouissement des conflits, de disparition des contradictions, de liesse et de bonheur éternel annoncé…
Dans le happy end, tout se joue dans l’instant. Il est typiquement ce que Roupnel désignerait comme l’accident. Mais en vérité, à y regarder d’un peu plus près, cette figure de l’in extremis (le tournant de dernière minute, concentré à l’extrême, pas même une minute, une seconde, une fraction de seconde…) est un trompe-l’œil, aisément reconductible aux conditions de la durée bergsonienne.
En effet, le happy end est une fausse brèche dans le temps au sens où il est en vérité une restauration – il rétablit le cours et l’ordre normaux des choses. Cela se voit à l’œil nu en particulier dans les comédies de remariage où le happy end est omniprésent : toutes sortes de perturbations ont fait que le couple légitime s’est défait. Mais, dans le milieu dialectique de la durée, se met en mouvement une dynamique qui va tendre à le reformer – le happy end ne fait qu’entériner ce processus. On est donc bien ici dans une forme de la durée qui est certes marquée de toutes sortes d’irrégularités, mais l’instant décisif est en vérité un faux instant – juste le coup de tampon sur le retour à l’ordre matrimonial, ordre des familles dont les signes avant-coureurs se sont accumulés depuis belle lurette dans le déroulement du film. En ce sens même, l’élément de la durée un peu accidentée, car tributaire des irrégularités du vivant, des déclivités du monde vécu (du monde social et de l’univers familial, pour faire simple), est le milieu dans lequel se déroule la comédie de remariage, un genre intrinsèquement conservateur – son motto perpétuel étant le rétablissement de l’ordre des familles envers et contre tout ce qui tend à les « dés-ordonner[5] »…
Le temps bergsonien est, dit Bachelard, une droite noire, tandis que le temps roupnelien, c’est le point blanc. La comédie de remariage est typiquement cette droite noire où tout, dans le mouvement de fond qui anime le film, qui forme sa structure narrative, va tendre vers la restauration de l’ordre de la vie matrimoniale et familiale. Les sinuosités de l’intrigue et autres « coups de théâtre » ne sont que le piment, l’épiderme mince de la narration, les forces vives, ce sont celles qui animent ce flux qui, en ligne plus ou moins sinueuse, conduit à la reformation du couple primaire, un processus dont le happy end est le point d’orgue, juste la cerise sur le gâteau. Il ne se passe rien, rigoureusement rien dans ou avec le happy end qui ne soit tout entier contenu, inclus dans le déploiement de la dynamique (on n’ose dire « la logique ») du récit restaurationniste.
Or chacun sait ce que promettent et valent les restaurations, toutes les restaurations, que ce soit dans l’ordre politique ou familial ou affectif : la « reprise » comme répétition gâteuse du passé, sa caricature, un perpétuel bégaiement – dans la mesure même où, par définition, la figure ou configuration passée, c’est ce qui ne saurait d’aucune façon être rétabli, remis en selle, à l’identique – c’est la matrice même du roman stendhalien, entre autres.
Si donc, comme le dit Bachelard en simplifiant un peu, la durée de Bergson, c’est « le morceau de sucre qui fond dans le verre », la comédie de remariage, c’est la promesse du verre d’eau sucrée (et tiède) pour tout breuvage, dans les temps et les temps. S’il est une chose qui se trouve rigoureusement récusée et déniée selon ce modèle ou sous ce régime du temps, c’est bien l’instant créateur, l’instant absolu. Le happy-end, c’est la contrefaçon vulgaire de l’instant créateur.
Ce qui se condense dans l’instant qui sauve et qui survient toujours in extremis, c’est toute autre chose. Le retour à la vie d’Inger, à la fin d’Ordet, alors que tout semblait consommé et perdu, ça n’est pas un happy-end, c’est, contre toute attente et au prix d’un sauvetage inespéré, la vie qui reprend[6]. « Une nouvelle vie commence pour nous », dit le mari, Mikkel. « Oui, la vie, la vie », dit Inger, la morte. Ce qui veut dire que la morte est bien morte et que son retour à la vie est bien un commencement pur dans l’instant même où elle ouvre les yeux – une naissance nouvelle rendue possible par la foi d’un hérétique, un « idiot » décrié, Johannes.
La re-naissance d’Inger est bien l’acte de création d’un croyant inorthodoxe. Johannes s’adresse à Inger sur son lit de mort, lui disant : « Ecoute-moi, toi qui es morte ». Elle est donc bien morte et aucune durée n’existe qui assurerait la continuité entre le temps de sa mort et celui de sa renaissance. Il y faut l’apparition d’un nouvel instant dans lequel vont se déployer les puissances d’une foi capable de déplacer les montagnes – en l’occurrence de créer la vie à partir de la mort. La souveraineté de l’instant s’établit dans le creux de cette discontinuité, cette interruption de la durée qui est la condition même pour que se produise la radicale bifurcation dans le cours des choses et dont le retour à la vie d’Inger est l’éclatante manifestation.
Le « miracle » de ce retour, si miracle il y a, tient dans ce suspens de la durée qui permet l’irruption de l’instant et de sa puissance créatrice. C’est en ce sens très précisément que Roupnel, cité par Bachelard, statue : « Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d’un instant[7] ».
L’emploi du terme « durable » ici peut paraître quelque peu paradoxal, mais il s’entend ainsi : c’est dans l’instant que se dessine un tracé qui se projette vers l’avenir : la « nouvelle », toute nouvelle vie commençante de Inger et Mikkel… Rien de semblable ne se produit jamais dans la comédie de remariage : le « nouveau » n’y est jamais que l’ancien recyclé, hâtivement repeint et adapté aux conditions du présent…
Le « miracle » d’Ordet nous jette au cœur de ce que Bachelard appelle le « caractère absolument discontinu du temps ». Le sens émerge dans le creux de cette discontinuité. Dans le film de Dreyer, l’instant où le sens s’énonce (la foi peut déplacer les montagnes !) est placé sous le signe du miraculeux[8]. Dans d’autres films, classiques ou obscurs, il sera aussi bien placé sous celui du désastre. Ainsi, dans La règle du jeu, c’est dans l’instant même précédant l’effondrement généralisé du monde des maîtres qu’est sur le point de précipiter le meurtre de Jurieux, c’est in extremis et dans cet instant même que se produit de la manière la plus inattendue le rétablissement qui va permettre à la domination de se remettre en selle[9]. Il y suffit d’une phrase lancée à la volée par le Marquis de la Chesnaye : « Messieurs, il s’agit d’un déplorable accident, et rien de plus… ».
L’instant où se prononce cette phrase qui suspend la chute annoncée dans toute la durée du film (avec tous les accessoires de celle-ci – signes avant-coureurs du dérèglement, enchaînement d’épisodes calamiteux, « logiques » du récit orienté vers sa fin crépusculaire…) est celui précisément dans lequel tout bifurque, bascule, se renverse. L’instant d’intensité extrême (le paroxysme) dans lequel éclate la vérité du film : c’est au bord du gouffre, dans la seconde qui précède sa chute que se rétablit la règle du jeu, que se produit la restauration de la domination. Une autre figure du « sauvetage » – parfaitement abject celui-ci.
Il faut entendre ici au sens littéral la formule de Bachelard : le « principe », c’est l’accident. Le coup de fusil du garde-chasse Schumacher, en l’occurrence, faisant écho, de la manière la plus inattendue, à la métaphysique aristotélicienne. Le coup de fusil fatal à Jurieux, le « déplorable accident » est ce qui, dans son caractère instantané, foudroyant, irréparable, fait surgir la fable sur l’écran : plus l’immémoriale domination (la guerre des espèces sociales, des patriciens et plébéiens inscrite au cœur du film) apparaît discréditée, insoutenable, liquéfiée, et moins, au bout du compte, elle apparaît disposée à s’effacer. Le patriciat, c’est comme le chiendent : ça repousse partout et dans toutes les conditions.
Tout ce qui s’inscrit dans la durée du film – l’impitoyable tableau de mœurs d’une décadence, la satire brillante du monde des rentiers et parvenus, tout ceci a un air de familiarité, tout comme la peinture douce-amère du monde des serviteurs – ce réalisme allègre nous séduit, il ne nous descelle pas. Ce qui produit l’effet de commotion du film, et le voue, au temps de sa sortie (au seuil de la guerre), à l’incompréhension et même à l’animosité des contemporains, c’est ce qui trouve son degré d’intensité extrême dans l’instant pur de l’accident. Ce qui s’énonce sur un ton presque badin par la bouche du Marquis : il ne s’est rien passé, il ne peut rien se passer qui fasse que l’ordre des choses soit renversé. L’incident est clos, rentrez chez vous…
Un film noir d’Akira Kurosawa, Les salauds dorment en paix (1960) reprend la même trame. Film de mémoire, selon toute apparence : un fils y entreprend de venger son père qu’une machination montée par des collègues d’un cynisme à toute épreuve a acculé au suicide – ceci dans le contexte d’une affaire de corruption à grande échelle dans le domaine des travaux publics. Vengeance longuement méditée, soigneusement préparée et mise en œuvre avec une précision maniaque frôlant le sadisme. Film long (2h30) où le réalisateur prend tout son temps pour dérouler les fils embrouillés de l’intrigue, pour en présenter les protagonistes, exposer le plan du redresseur de torts, dans toute son ambiguïté même, puis enclencher le mécanisme implacable de la vengeance, étape par étape…
Ce pourrait n’être qu’un film noir de plus, non exempt de défauts (tant les fils de l’intrigue criminelle s’y embrouillent parfois), n’était cette chute lapidaire qui vient s’abattre comme un couperet : la conférence de presse tenue in extremis par le vieux fonctionnaire corrompu, cœur et cerveau de la machination et que l’on a pu croire sur le point de basculer dans la repentance ; le voici donc qui, au prix d’un nouveau crime odieux, efface les traces de ses forfaits, opère un providentiel rétablissement et reprend la conduite du récit d’un ton de souveraine assurance : il ne s’est rien passé qu’une tempête dans un verre d’eau, business as usual, pas de quoi remplir une colonne de vos journaux respectifs, circulez, il n’y a rien à voir ni chroniquer…
Comme le marquis de La Chesnaye, le patricien au cœur de glace énonce ici que la règle ne changera pas, que le mensonge fondateur de la reconstruction (démocratique) sur lequel est établie l’histoire japonaise de l’après-guerre est un bloc de granit que rien ne saurait entamer – on pense ici à la trilogie d’après-guerre de R. W. Fassbinder, le parallèle entre les après-guerres respectifs de l’Allemagne occidentale et du Japon, avec le mensonge constitutif sur lequel ils sont fondés est ici saisissant[10].
Il y a donc tout un trompe-l’œil de la durée, lorsque le film s’installe dans un genre, trouve son rythme, son style. C’est là, serait-on tenté de dire, l’étoffe, la trame en continu de la narration. Mais où est, dans le film, son point d’intensité, ce qui importe, en vérité, c’est-à-dire ce qui en affiche la singularité et en concentre la puissance ? Dans l’instant de vérité, précisément où vient se condenser ce que l’on pourrait appeler la pointe de l’histoire – pas même une séquence, à peine une scène, ces quelques mots dans lesquels se produit l’éclat du coup de gueule de Kurosawa lancé à la face du spectateur de son pays – une stridence, l’irruption du moment de vérité dans le flux d’un réel soutenu par l’illusion (le mensonge) du redressement, de la reconstruction, du monde en paix, de la prospérité pour demain[11].
« Tout le réel se condense sur l’instant », écrit Bachelard[12]. Mais il y a réel et réel et l’on voit bien ici que le réel « condensé » qui s’associe au vrai ne peut survenir que comme ce qui destitue le réel englué dans la durée. Il y a, dit Bachelard avec Roupnel, toutes ces heures vides, des heures hostiles, celles de l’ennui, « interminables parce qu’elles ne donnent rien[13] ». Le passé que conserve la mémoire antiquaire est le reliquaire de ces heures qui n’ont rien donné, qui ne font qu’occuper le garde-meubles du souvenir scolaire, citoyen, familial… À ces heures interminables (et accumulées) s’oppose ce que Bachelard appelle cette « heure divine qui donnerait tout », celle dont nous rêvons et qui, bien sûr, ne peut exister qu’au présent[14].
L’« heure divine » dans laquelle vient éclater le sens est un point de condensation, d’intensification qui ne peut survenir qu’en produisant une radicale discontinuité. Le vide de la durée qui précède s’y dévoile – c’est exactement ce qui se produit dans l’économie narrative du film de Kurosawa : à l’« heure divine » (non pas du point de vue de la morale, bien sûr, mais de la vérité) où le maître corrompu reprend le contrôle du récit s’effondre tout l’édifice dialectique du mensonge : à la longue (la durée…), on aurait fini par se bercer de l’illusion que les corrompus vont faire amende honorable et rentrer dans le droit chemin. Le vide de toutes ces « promesses », de ces fausses espérances est aussi bien celui du passé qui « promettait » que celui de l’avenir sur lequel étaient projetées ces dérisoires espérances. C’est dans le présent de l’instant où éclate la sinistre et aveuglante vérité que se dévoilent « le sens et la portée de l’avenir ». La vérité est indissociable du moment de vérité enraciné dans le présent[15].
Le cinéma n’est donc pas simplement l’usine du temps brisé, décomposé, recomposé, plutôt que la chaîne de montage ininterrompue sur laquelle une histoire s’agence dans la continuité[16]. On aurait tort de réduire sa capacité de façonner le temps et de le réagencer à ce que permet la technique du montage, des superpositions ou juxtapositions d’images, des remontées en arrière, des projections vers l’avant, des transitions en forme d’ellipses, des incrustations, des accélérés et des ralentis…
Il y a surtout la question du point d’intensification que l’on peut nommer de toutes sortes de façons – l’acte, on l’a vu, mais aussi l’ici et maintenant, l’arrêt (arrêt sur image), l’éclat – et qui, dans le vocabulaire de la temporalité, renvoie toujours à l’instant. On perçoit les films tout différemment (une question de perspective plutôt que d’interprétation) lorsqu’on part du point d’intensification.
Prenons, pour rester du côté de l’inépuisable Kurosawa (Akira), le célébrissime Rashomon (1950). Un film sur les faux-semblants des récits, sur les mille façons de raconter une histoire, selon le point de vue du narrateur, ses intérêts, sa position dans l’histoire, et surtout, peut-être, ce qui renvoie à sa culpabilité, ses défaillances morales – ce qu’il vaut mieux, pour lui, cacher. Un film sur les innombrables facettes du réel et, du même coup, du mensonge, répète-t-on à satiété – et c’est en effet bien cette « leçon » qui se dégage de la durée du film, au fur et à mesure que se succèdent les récits du meurtre du samouraï par les différents protagonistes et témoins de l’affaire…
Mais voici qu’in extremis surgit la question du bébé trouvé/abandonné. Qu’en faire ? Tout semble avoir été dit, tout est consommé, le pli est solidement dessiné, et il est sombre : c’est dans cet océan de mensonges et de lâchetés où tous ont part au crime qu’il nous faut vivre. Mais voici que le pauvre bûcheron en peu de mots dit que cet enfant, il va le recueillir, qu’un de plus ou un de moins parmi sa nombreuse descendance, cela ne fera pas grande différence… Et qu’il le dit avec une simplicité et un allant dont l’effet est de stopper net le cours même du récit en train de s’achever sur cette note lugubre. Sur ce point d’intensification se produit une radicale bifurcation, tout change : le geste de petite bonté du bûcheron est survenu pour sauver le monde dans l’instant, le présent immédiat où l’humble plébéien a parlé. Le film n’est plus le même que ce qu’il était « devenu » dans le temps de son déroulement où s’étaient accumulées les preuves de la défaillance des protagonistes de l’affaire crapuleuse. Comme dirait Bachelard : tout ce bric-à-brac des dérobades et des mensonges, des dérobades et des dissimulations, tout cela avait tissé, tout au long du film, une habitude, une accoutumance – voilà de quoi est fait le monde que nous habitons !
Cette habitude est faite du legs de ce passé infecté, purulent que sont les circonstances multiples qui entourent la mort violente du samouraï. Un passé mort, certes, peuplé par la mort d’un homme – mais qui bouge encore dans les mensonges et dérobades des vivants. Et puis voici que s’énonce avec la spontanéité du geste de bonté venu d’ailleurs, la décision du bûcheron d’accueillir l’enfant parmi les siens, de le nourrir et l’élever comme son fils. Le monde de l’habitude (de la répétition ou de la reprise sans fin des mauvais plis) se dissout. Le passé corrompu dont il est fait reste sans prise sur le geste du pauvre homme, car celui-ci est un recommencement absolu, dans l’instant même de la brèche qu’il dessine. Il est inassimilable par ce passé. L’habitude, dit Bachelard, c’est « une assimilation routinière d’une nouveauté[17] ». Ici, précisément, l’habitude est désarmée – c’est un tout autre récit qui commence et les menteurs intéressés n’y ont pas part. Tout s’est joué dans l’instant où les mots du bûcheron n’ont pas tant énoncé une (bonne) intention que reconfiguré le monde comme un pur et simple acte de création. Bien sûr, cet instant qui sauve, on peut l’appeler, si l’on veut donner du lustre théologique au propos, « messianique » – mais qu’y gagnera-t-on ? Et dans ce gain hypothétique même, que s’expose-t-on à perdre ? Nous allons y revenir.
Dans la mise en forme de l’opposition entre durée et instant, il faut prendre un parti. Quand Roupnel, restitué par Bachelard, dit que « c’est du présent, et uniquement du présent que nous avons conscience[18] », il suggère que la durée n’est en vérité qu’un leurre puisqu’elle ne se composerait au fond que d’instants juxtaposés ou raboutés. Il conviendrait donc de dissoudre l’illusion de la durée, lui dénier toute qualité ontologique pour faire valoir la souveraineté de l’instant et la discontinuité essentielle du temps. La durée, c’est, dans cette optique, du pur subjectivisme, elle n’existe que comme sensation.
Cette approche fondée sur une critique radicale de la perspective bergsonienne est différente de celle qui consiste à opposer deux régimes du temps, durée et instant. Ce que suggère par exemple notre approche des deux films de Kurosawa susmentionné, c’est bien le conflit où l’hétérogénéité de deux régimes de temporalité dans ces œuvres mêmes : la durée qui est comme le « milieu » du film dans lequel va s’établir le spectateur, par habitude et routine, et le régime de l’instant qui, faisant irruption à la toute fin du film, vient pulvériser le précédent et, à vrai dire, opérer le partage entre le vrai et le faux.
On peut suivre les deux Gaston(s) jusqu’à un certain point, et être fort stimulé par leur attaque contre Bergson – ceci d’autant plus que l’analytique bergsonienne de la durée est devenue une solide doxa exerçant son emprise bien au-delà des régions de la philosophie – mais le point où cette critique se brouille est distinct : là où il est suggéré que la durée ne serait jamais, en vérité qu’une collection d’instants, réalité masquée par la sensation. C’est le point où notre intuition cale et où, donc, l’idée (d’une temporalité faite, en vérité, substantiellement, d’une collection d’instants) ne prend pas consistance. Autant il est relativement aisé de montrer comment, dans tel ou tel film, deux régimes du temps se confrontent (plutôt qu’ils ne se juxtaposent), autant la dissolution de la durée comme pur artefact sensitif pose problème.
Dans un film d’Edward Dmytryck, The End of the Affair (1955) inspiré par un roman de Graham Greene, l’histoire de deux amants au temps de la Seconde Guerre mondiale est placée sous le régime qui est par excellence celui des histoires d’amour (au cinéma et ailleurs) : la durée avec un commencement (ce que Bachelard appelle le germen), un développement incluant des formes d’habitude(s) et, éventuellement, une phase déclinante conduisant à une fin. Mais la singularité de ce film est d’introduire, par deux fois, un dispositif de contrariété (ou d’annulation) de ce régime et du rythme qu’il installe (le temps de l’histoire d’amour, sa genèse, son évolution, ascension, crises, déclin ou apothéose…). Dans une première scène, alors que les deux amants (un couple illégitime) sont dans une maison à Londres, un bombardement aérien survient. La maison est touchée et l’homme se trouve précipité dans le vide, une lourde porte s’abattant sur lui. Dans l’instant où elle le voit tomber, la femme adresse une prière assortie d’une promesse à Dieu : s’il sauve cet homme auquel elle est passionnément attachée, elle fera le sacrifice de son amour, elle le quittera à tout jamais, sans explication, et ne le reverra jamais.
L’homme est sauvé, la femme tient sa promesse, quitte son amant qui, ne comprenant pas ses raisons, demeure profondément meurtri, désorienté, convaincu qu’elle s’est jouée de lui, ne l’a jamais aimé – alors même que la promesse tenue de la femme apparaît comme la plus belle preuve d’amour qui se puisse imaginer…
Des années plus tard, après la fin de la guerre, les deux anciens amants se rencontrent par hasard dans une rue de Londres. Alors que l’homme presse la femme de lui dire pourquoi elle a si inexplicablement disparu et que celle-ci tente désespérément de se dérober, il apparaît très vite que, le lien qui les unit ne s’est pas rompu. Alors que leurs visages se rapprochent et que l’homme s’apprête à l’embrasser, la femme détourne la tête, saisie par une quinte de toux, puis s’éloigne. L’homme apprendra peu après qu’elle a été emportée par une pneumonie. La « reprise » attendue s’est effondrée dans l’instant où, in extremis, le visage de la femme se détourne tandis que la quinte de toux la submerge.
Toute la qualité du film, tout ce qui le singularise et le distingue parmi le corpus immense du mélo ou du film d’adultère, ce sont ces deux instants : celui de l’appel désespéré lancé à Dieu par la femme et celui de la quinte de toux. Le reste, c’est du « milieu » (le film de genre comme « milieu »), de la durée, c’est-à-dire ce qui dans l’ordre temporel se tient au plus près de la propriété intrinsèque du film en tant que produit industriel et commercial – son statut de marchandise. L’affinité du film avec l’instant – la perle de l’instant cachée dans le film – est, par contraste, ce qui excède toute propriété industrielle ou commerciale, demeure irréductible à cette dimension. C’est ce qui oriente le film vers la pensée tout en l’inscrivant dans la dimension de l’art.
En termes deleuziens, la supplique assortie d’une promesse adressée à Dieu par la femme, tout comme la quinte de toux, ce sont des « idées », des percepts qui induisent des concepts, des images qui mettent sur le chemin d’une idée. Ceci se tient hors de portée de l’industrie et du commerce, cela « dépasse » aussi bien toute routine narrative que tout calcul (rationnel d’intérêt), que toute « récupération » idéologique – ce sont, chaque fois, de purs actes de création.
Chaque fois qu’il « se passe quelque chose » dans un film, c’est cette qualité pure de l’instant dans lequel tout se joue (on n’est jamais loin du lancer de dés) qui apparaît. Ce sont, bien sûr, les derniers mots de Pickpocket (Robert Bresson, 1959), si puissants que Paul Schrader en fait une paraphrase quasi littérale dans American Gigolo (1980) – l’instant où tout se renverse et s’accomplit à la fois – le chiasme et l’éclair de lumière. La vérité d’une histoire (et non pas sur cette histoire…) concentrée en une phrase. Le statut de la phrase isolée, sans rien qui la précède ou la suive, est ici celui de l’instant : elle n’est pas inscrite dans la durée de son développement (de son déroulement), elle s’entend d’une traite, elle est un bloc d’intensité. La phrase est ici de même espèce que celle, célèbre, sur laquelle s’achève Un amour de Swann : « Dire que j’ai gâché… » – l’instant de vérité cristallin[19].
En ce sens même, le Pickpocket de Jia Zhang-ke (1997) est à la fois la reprise et l’antagonique de celui de Bresson : pas d’instant de grâce, pas de sauvetage in extremis, pas de ligne de fuite hors de la répétition, de la névrose de destinée. Au contraire : ce qui survient à la dernière image, ce n’est pas la phrase qui sauve, en forme de monologue intérieur ou de voix off, mais bien l’image du captif exposé au regard des passants et dont le destin, désormais apparaît tout tracé – de la petite délinquance à la relégation, la prison, le camp, l’impossible réinclusion dans une société emportée par le souffle violent de la plus énigmatique des mutations. Le « paumé » exemplaire qu’est le personnage central de ce film est le vaincu de cette histoire de gagnants et de perdants dont il ne parvient pas à s’extraire. Les réformes introduites par Deng Xiao-Ping qui ouvrent la voie au développement impétueux du capitalisme à la chinoise installent une durée dans laquelle il se trouve englué et assigné à sa place, celle du looser : il fait comme tous les autres, il combine, il vole, il magouille, mais il agit si petitement, si maladroitement qu’il se voue à se faire prendre.
Apparemment, Jia Zhang-ke ne croit pas à la grâce ou bien peut-être pense-t-il qu’elle n’a pas sa place dans la nouvelle société chinoise mobilisée par la seule accumulation des richesses. L’instant qui sauve peut tout aussi bien se manifester négativement, d’ailleurs, dans un film : comme ce qui pourrait survenir, aurait pu survenir, a brillé un instant sur l’horizon d’attente du spectateur – et s’est évanoui. Le spectateur sortira alors de la salle avec un goût de cendre dans la bouche – mais l’occasion manquée, c’est aussi un instant de vérité, une ordalie, si l’on veut : ainsi, dans Butterfield 8 de Daniel Mann (1960) : les occasions où se profile le possible instant salvateur (qui permettrait à Gloria d’échapper à son destin de femme vénale) surviennent… et passent. À ne pas savoir saisir l’une ou l’autre, on est emporté par la compulsion de répétition – et à la fin, on meurt, car celle-ci (la névrose) est toute entière placée sous un signe de mort – la compulsion de destinée qui voue à la répétition d’un scénario immuable s’inscrit sur un horizon de mort. L’instant salvateur se présente sous la forme d’une occasion, d’une chance à saisir – le sujet déchu peut, s’il saisit celle-ci, regagner l’estime de soi, s’extrait hors de la marge sociale, regagner les rangs de l’humanité décente, revenir vers la vie. Il y faut un radical tournant et tout se joue en un instant – celui où, in extremis, un imbroglio noué autour d’un manteau de fourrure précipite la rechute – la vengeance posthume du vison écorché, sans doute. L’occasion qu’on saisit au vol ou, tout autant au moins, qu’on laisse passer, là où s’est présenté un embranchement où tout se décide – ce motif est indissociable de celui de l’instant comme point d’intensification extrême au cinéma. On le retrouve dans des films de tous les genres et tous les styles[20]. L’affaire n’est pas tout à fait nouvelle : il y a bien, dans Œdipus Rex de Pasolini (1967) cette scène où Œdipe rencontre une croisée de chemins et ne fait pas le choix le plus heureux[21].
L’instant est donc ici ce qui s’oppose à la version la plus mortifère de la durée, la répétition. Celle-ci n’est pas seulement, comme l’a bien vu Benjamin, le temps de l’habitude, mais celui de l’oppression, de l’histoire des vainqueurs. L’instant est en ce sens ce qui interrompt cette durée – la révolution par excellence qui s’inscrit dans l’histoire humaine, comme une nouvelle naissance. Il y a donc dans le sentiment de la continuité qui habite la durée vécue quelque chose comme une illusion, cette continuité étant comme criblée, voire tissée d’éléments de répétition. Mais la répétition, précisément, inclut de manière subreptice (un adjectif bergsonien par excellence) le recommencement. Ce n’est qu’en apparence que répétition et recommencement s’opposent, qu’ils « paraissent se contredire à première vue », dit Bachelard. Dans l’idée même d’habitude, ces deux concepts se doivent d’être associés, au point que Bachelard propose cette définition tant soit peu insolite de l’habitude : « L’habitude est la volonté [je souligne, A B] de commencer à se répéter[22] ».
Aussi surprenante que cette approche de l’habitude puisse paraître (on serait plutôt, d’habitude, porté à associer celle-ci à l’involontaire), elle attire notre attention sur ceci : il suffit qu’un jour, à l’instant t, un recommencement ne se produise pas pour la répétition cesse et, avec elle, l’habitude. C’est tout le problème de l’addiction et ce qui est susceptible – ou non – de faire qu’elle commence à s’interrompre. Lorsque la répétition ne se produit pas, lorsqu’agit la volonté de commencer à ne pas se répéter, pour parodier Bachelard, alors le mécanisme de la mauvaise habitude (fumer, boire, voler, se shooter, jouer au casino, s’adonner au sexe compulsif…), la fatale habitude, sont enrayés.
L’instant (du non-recommencement) joue ici le rôle décisif, il s’interpose dans le cours de la durée (fondée sur la répétition) pour suspendre l’addiction.
Ce peut être un pur répit, une espérance sans lendemain (le sujet va rechuter, demain, dans un mois, dans un an, dans dix…), ressaisi par la sale habitude qui mine son existence. Mais ce peut être aussi une bifurcation en forme de sauvetage et d’émancipation. Dans un cas comme dans l’autre, l’instant – celui où l’on se déprend de l’addiction ou bien, son frère jumeau, celui où l’on rechute – retrouve sa pleine dignité et toute sa place au cœur même de la durée/répétition. Toute durée hébergeant à son corps défendant une collection d’instants est donc susceptible d’être interrompue – tant par des instants salvateurs que par des instants maudits. Ce n’est évidemment pas pour rien que le cinéma est, à proprement fasciné par cette figure et que, donc, les films d’addiction y abondent, toutes les addictions – c’est un des genres cinématographiques les plus riches qui soient. C’est qu’en effet dans cette configuration même (l’addiction) se dévoilent les paradoxes de la relation des humains à leur condition temporelle, à l’inscription de leur existence dans la durée, non moins qu’à leurs affinités avec l’instant.
L’instant sauvé/salvateur dans lequel le sujet fait le pas de côté hors de sa condition addictive, l’instant calamiteux de la rechute sont de ces « scènes à faire », de ces grands moments de cinéma dont le souvenir s’associe, dans la mémoire des spectateurs, à plus d’un film classique – The Lost Weekend, L’homme au bras d’or, Baie des anges, The Front Page, Shame, La légende du Saint buveur, Bob le flambeur, Welcome to New-York, Bad Lieutnant, The Struggle, Le feu follet, Days of Wine and Roses… – n’en jetez plus, la cour est pleine…[23]
Dans le magnifique Harakiri de Masaki Kobayashi (1962), le samouraï déchu suspend in extremis la mise en œuvre de son seppuku dans les formes fixées par la tradition – en entreprenant de raconter une histoire. Cette figure de l’instant dans lequel, à la dernière minute, se trouve suspendue l’action annoncée comme inéluctable, se reproduit et, dans la brèche de chacun de ces instants où se trouve retardée la mise à mort, s’engouffre la vérité – celle de l’abjection des maîtres de ce clan qui ont acculé l’ami du ronin à une mort affreuse et dégradante. On retrouve ici l’opposition proposée par Bachelard entre temps de l’action et temps de l’acte. Les nantis, les hommes du clan, pressés d’en finir avec ce témoin de leurs turpitudes sont dans le temps mortifère de l’effectuation du rite, un temps dans lequel tout doit se dérouler dans l’ordre, selon les procédures et les règles fixées et connues de tous. Le temps de l’action instaure un espace de visibilité – celui de la cour du domaine où l’homme doit s’immoler. Le seppuku auquel ils l’ont acculé au nom d’un code de l’honneur perverti, c’est l’action qui doit aller son train dans les formes requises pour que la règle du jeu continue à exercer son empire et que se maintienne l’honneur du clan fondé sur le mensonge et la pure violence.
Le « jeu » du ronin consiste, lui, à jouer son va-tout en misant tout sur l’instant-retard dans lequel il suspend la mise en œuvre imminente de son auto-immolation par une prise de parole – chacune de ces interruptions inopinées, alors que tout semble consommé, est un acte, dans sa capacité même à interrompre l’action annoncée. L’acte se situe ici à nouveau du côté de l’opprimé qui brise le cours du temps et met en danger la durée de la domination en entreprenant de raconter une histoire, un incident, un épisode d’une longue suite d’infamies destinées à assurer la perpétuation du règne des maîtres. L’acte s’inscrit ici dans une chaîne d’équivalence avec parole et vérité, entendue comme dévoilement.
Le propre du temps de ce que les maîtres (les politiciens de notre temps, aussi bien) appellent l’action, l’action gouvernementale, c’est de ne jamais excéder les cadres de la durée, de ne jamais en trouer la membrane. C’est le sablier renversé, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre (au fil de la succession des élites en concurrence aux commandes de l’État), sans que jamais ne se produise le moindre déplacement qui soit susceptible de mette à mal la règle du jeu, fondement d’un ordre sans justice. La durée, en ce sens, ce n’est pas seulement, comme l’a bien vu Benjamin, le milieu dans lequel les choses continuent envers et contre tout. C’est nécessairement celui dans lequel elles empirent – la non-discontinuité est inséparable de l' »empirement » (entendu comme l’antonyme de l’amélioration).
Il ne s’agit donc pas qu’une autre action s’oppose à celle des maîtres ou des gouvernants, mais que survienne ce qui lui est radicalement hétérogène – un acte. L’autre action, comme action réformiste, réformatrice, alternative est inscrite dans le même diagramme de la durée que ce à quoi elle s’oppose et elle échoue de ce fait même à différer (creuser un écart) d’avec la précédente. L’acte, lui, fait une entaille, il ouvre une brèche dans le récit du monde qui fonde l’illusoire naturalité de la domination, il est de par son existence même et sa nature propre une plaie au flanc de l’ordre – et qu’il ne sera pas toujours possible de suturer – c’est la fable que narre le film de Kobayashi – une fois qu’a été exhibé le trait intrinsèquement criminel de l’ordre des choses et de la règle du jeu, qu’en demeure-t-il [24]?
Le contretemps, l’imprévu, la contrariété est à chaque instant ce sur quoi sont susceptibles de venir se briser les assurances fondées sur la durée. Dans Hayat, film iranien de Gholam Reza Remezani (2005), une petite villageoise s’apprête à aller passer un examen crucial pour la poursuite de sa scolarité, à la ville. Alors qu’elle est sur le point de quitter la maison pour se rendre à l’école, son père est victime d’un accident cardiaque et sa mère doit l’accompagner d’urgence à l’hôpital. Elle confie la garde de sa petite sœur, un bébé, à la jeune écolière. Premier contretemps, majeur – la voici avec le bébé sur les bras alors qu’elle s’apprêtait à aller passer son examen…
Il lui va falloir entreprendre tout un parcours au fil duquel elle devra déployer des trésors d’opiniâtreté et d’ingéniosité pour surmonter cette contrariété et arriver à l’école, en dépit de tout, en temps et heure, pour passer l’examen. Chaque fois qu’elle voit se dessiner une solution (avoir trouvé une personne à qui confier le bébé le temps de l’examen), un nouveau contretemps intervient, dont l’effet est de relancer le suspense tandis que s’écoulent les minutes qui la séparent de l’instant fatidique où vont être distribués aux candidats les sujets de l’examen…
Le temps (entendu comme durée qui coule) s’arrête, bute sur chaque contrariété, sur l’instant où celle-ci prend corps (la grand-mère qui se dérobe, etc.). Le suspense est fait de la collision de ces deux régimes de la temporalité : le temps de l’horloge qui s’écoule inéluctablement et celui du contretemps sur lequel il s’arrête. L’intensité dramatique du film naît de ce conflit, de ce choc. Mais au fond, si en fin de compte, à l’issue de tant de rebondissements, la petite fille parviendra à passer son examen, c’est bien que la durée se découpe en une infinité d’instants. De contretemps en contretemps, la durée semble s’étirer à l’infini, le début de l’examen apparaît indéfiniment repoussé, la distribution des sujets par l’inspectrice venue expressément au village pour assurer sa tenue semble se trouver constamment repoussée – c’est un peu comme la flèche de Zénon qui jamais ne parvient à son but…
Ce qui fait donc la plasticité du temps, ce n’est pas que la durée serait comme la pâte à pain que malaxe le boulanger, extensible et molle, mais plutôt qu’il est fait d’une collection d’instants au fil desquels la durée est susceptible de s’interrompre, de discontinuer. Si Hayat, en fin de compte, parvient à passer son examen, c’est bien que le temps peut se rompre, pour le pire comme pour le meilleur. Tous les films à suspense, et ils sont innombrables du fait de cette « qualité » même, tirent des traites sur cette propriété cachée de la durée d’être suspendue – non moins que de se relancer à l’infini, indéfiniment[25].
Jamais ce qu’on pourrait appeler la guerre des temporalités ne sera apparu aussi distinctement que dans ce film : la durée, c’est ici l’inertie gluante de l’existence sociale dans ce village reculé, une apathie tissée de préjugés, d’ignorance, de méchancetés petites et grandes, d’indifférence… Cette durée informe, c’est la membrane que doit entailler la détermination et l’énergie plébéiennes de la gamine, une sorte de double (juvénile et féminin) de l’infatigable Jacques de Diderot. Le suspense qui met à rude épreuve les nerfs du spectateur s’agence autour de cet enjeu : la membrane finira-t-elle par être crevée ou bien résistera-t-elle jusqu’au bout ? Les ressources cachées des « sans pouvoir » dont Hayat est ici l’exemple magnifique tiennent à cette endurance à toute épreuve dans l’affrontement avec le temps informe. Tout se passe comme si leur énergie sans faille disposait de la capacité de suspendre le cours de ce temps – plus les contrariétés s’accumulent sur le chemin de la réalisation du rêve de la petite (passer l’examen qui lui permettra de s’extraire de cette gangue), et plus il semblerait que l’heure fatidique recule comme par magie. C’est que La flèche de Zénon, c’est Hayat et, pour une fois, celle-ci atteindra son but !
Le miracle au cinéma, en ce sens, c’est cette propriété du temps d’être remanié, réagencé, découpé à l’infini – souvent magnifiée et dopée à la petite musique théologique. On en trouve un bel exemple dans un film de Joshua Logan, Camelot (1967). Lancelot, follement épris de Guenièvre, est conduit à affronter trois chevaliers choisis par celle-ci à l’occasion d’un tournoi. Il blesse mortellement l’un d’eux, Sir Dinadan et, tandis que celui-ci gît à terre, il le supplie, horrifié : « Please, live! » – une prière si ardente, si sincère qu’à la longue, Dinadan ouvre les yeux – ressuscité ! La puissance de la prière, de la supplication adressée au mort interrompt le plus inéluctable – l’irréversibilité de la mort, tout comme dans Ordet. Elle inverse, dans l’instant de l’adresse fervente au mort, le cours même du temps. La durée est pulvérisée, la ligne de partage entre vie et mort abolie. Et la puissance qui a produit ce miracle a un nom : l’amour, la passion qui a voué Lancelot au service de Guenièvre. Le geste de Lancelot emporte Guenièvre dans son propre rêve – voyant Dinadan revenir à la vie, elle se dédie à son tour à Lancelot.
Le miracle est ce qui nous soustrait donc à la tyrannie du temps orienté et continu, ceci en faisant jouer contre lui les forces de la vie, la vie comme puissance illimitée – tout ce qui se condense dans cet imprononçable, illogique, aberrant « Please live! » adressé à un mort, à l’homme que l’on vient de tuer dans l’instant qui précède. Pour être en mesure de réinventer le temps, il faut croire aux miracles et ne pas hésiter à s’y associer. Le miracle, en ce sens, c’est le contraire du progrès qui n’est que l’ornement de la durée. Le miracle s’extrait du temps qui coule pour s’associer à l’autre modalité de la temporalité – le temps qui jaillit. En d’autres termes, le temps du miracle, comme celui de la poésie, est vertical, alors que celui du progrès, de l’action, est horizontal – comme l’est la prosodie – le roman, par excellence. D’où l’importance des instants poétiques au cinéma qui sont aussi, le plus souvent, les instants où surgit ce que Deleuze appelle une idée. Au cinéma, l’instant poétique ne s’associe pas du tout au lyrisme, à la musique de l’être, au jargon imagé de l’authenticité, mais bien à la pensée instantanée – l’idée dans sa forme sagittale, dirait Foucault.
Exemple, encore : l’instant kantien tel qu’il survient à la fin d’un western classique, The Bravados de Henry King (1958). Gregory Peck y incarne un homme ordinaire mué en justicier et lancé à la poursuite de quatre bandits endurcis dont il pense qu’ils ont tué sa femme. Il les liquide successivement, impitoyable, avant de découvrir que l’assassin était un autre. Il découvre alors que, possédé par sa soif de vengeance, il s’apparente en vérité à ceux-là même qu’il a pris plaisir à exterminer au nom d’un bien ou d’une justice des plus douteux. Surtout, il résiste fermement à l’argument relativiste de la foule – de toute façon, ces bandits, auteurs de crimes innombrables, méritaient la mort, d’ailleurs, ils avaient été condamnés à être pendus, il n’aurait donc fait qu’exécuter la sentence à sa manière, extralégale et expéditive…
Non, maintient-il, son crime est de les avoir tués pour un crime dont ils étaient innocents et cette faute ne saurait faire l’objet d’aucune transaction ou d’aucun arrangement moral, il ne saurait être atténué par aucune espèce de raisonnement « réaliste ». Il n’y a ni relativité, ni transitivité des crimes – un crime ne s’échange pas contre un autre, ne se trouve pas relativisé par un autre – un crime est un crime. Celui qui s’est pris pour un justicier, qui a usurpé la place de la loi, qui s’est pris pour Dieu en somme, découvre qu’il n’est qu’un assassin aveuglé par sa propre violence, de même espèce donc que ceux qu’il a liquidés. Il se tourne vers la prière pour tenter de retrouver son humanité.
C’est donc ainsi que de la belle et bonne philosophie morale, de la bonne raison pratique kantienne vient se faire entendre dans cet instant tout à fait inattendu où le tough guy oppose un non ferme et définitif à tout ce qui l’incite à passer par pertes et profits l’injustice dont il s’est rendu coupable. Jim Douglas, le rancher lancé à la poursuite des outlaws, apparaît ici comme une sorte de figure inversée du Michael Kohlhaas de Kleist : Kohlhaas est celui qui s’entête à refuser de dissocier la vengeance de la justice – la punition de l’injustice qu’il a subie, du tort qui lui a été fait, ne peut être qu’un acte de justice, quoi qu’il doive en coûter, quelle qu’en soit la démesure. Douglas, lui, prend acte du fait que l’injustice et le crime sont venus se loger au cœur de son désir de réparation du tort impardonnable qui lui a été infligé. Il se reconnaît fautif et se voit désormais dans le miroir d’autres vies criminelles. Un crime est un crime, irréductible, dans sa dimension de faute morale, à quelque circonstance (atténuante) que ce soit. Ce qui est en cause, ce n’est pas la situation, c’est la constitution morale du sujet humain. Et cela se dévoile dans l’instant kantien : « L’impératif catégorique de la moralité n’a que faire de la durée[26] » (Bachelard).
Le problème de l’instant messianique benjaminien, celui dans lequel le cours désastreux des choses est susceptible de se renverser en interrompant la marche à l’abîme, le problème de ce sauvetage in extremis est qu’il est inséparable d’un processus mémoratif, régénératif par le biais duquel la durée revient et se conjugue avec l’instant. D’où l’affinité marquée de Benjamin avec Bergson. Le problème de l’instant benjaminien, c’est sa charge religieuse, sa densité théologique dont l’effet est qu’il ne peut être émancipateur qu’à la condition d’assurer le retour de tous les torts qui doivent être réparés, de toutes les figures de vaincus effacées des chroniques du passé, de tous ces fragments et ces éclats de la chronique dispersée de la lutte des opprimés dont le retour est appelé à intensifier l’espérance renouvelée dans l’instant présent, le « temps-du-maintenant » (Jetztzeit).
La philosophie de l’Histoire de Benjamin est inséparable de cette dialectique de l’instant libérateur et de la durée remémorative et cette figure est elle-même transposée du domaine religieux au domaine politique. L’instant dit messianique (de l’acte émancipateur) ne vaut qu’à être retrempé dans la durée, mémorieux, en prise sur une tradition en pointillés, furtive, chuchotée. Sa « pureté » n’est donc en ce sens qu’un trompe-l’œil et les commencements qu’il promet sont toujours peu ou prou des recommencements, des reenactments.
Ce dont, par contraste, le cinéma nourrit parfois l’intuition, c’est l’instant sans mémoire, celui dont la propriété de perforer la membrane serait inséparable de cette légèreté qui tiendrait à l’absence de toute dimension mémorielle ou mémorative. L’instant, en ce sens, ne peut être pur qu’à la condition d’être délié de la mémoire et donc de la tyrannie du passé, fût-ce celle de la mémoire des vaincus.
Il conviendrait donc d’explorer, avec le cinéma, la piste d’un geste d’émancipation dont le propre serait précisément de ne pas trouver son sens et son éclat qu’à la condition de remobiliser l’armée des ombres des vaincus de l’histoire. C’est qu’il se trouve en effet que ce geste de réveil ou rappel est très distinctement un geste de tournure religieuse, celui qui consiste à rendre justice aux morts, à leur rendre leur dû. Geste ambigu par excellence dans la mesure où l’acquittement de cette dette se présente comme un service plus ou moins distinctement placé sous le signe de la tyrannie de la mémoire – ce qui tendrait inéluctablement à faire des vivants les esclaves de la mémoire, les serviteurs des morts, fussent-ils des « vaincus de l’histoire ».
En ce sens même, un geste d’émancipation ne peut être pur que pour autant qu’il est sans passé, allégé donc de toute dette aux morts – exempt, immune, non astreint à l’impôt de la mémoire. Le geste d’émancipation procède d’un allègement de toute dette, ce qui lui permet de s’établir dans l’état d’apesanteur de l’instant. L’acte serait ici ce qui coïncide absolument avec le geste en s’opposant à la modalité dialectique de l’action dont le destin est, le plus souvent, de l’égarer dans les méandres et les sables mouvants de la durée. Le geste peut être « beau » précisément parce qu’il entretient cette affinité avec l’instantanéité, qu’il est sans justification (sans enracinement dans une histoire, un passé destinés à le rendre légitime) et sans destination particulière. C’est l' »idée » avec laquelle joue Lindsay Anderson dans If, par exemple, film de l’année 1968 précisément. Le geste d’émancipation s’y associe avec celui de la défection.
De même, dans Le mystère Kumiko de Chris Marker (1965) le geste qui allège et libères, geste sans origine ni destination, s’associe plutôt à la bifurcation : parti (mandaté ?) pour tourner un documentaire sur les Jeux olympiques de Tokyo, en 1964, il tombe sur une déconcertante autant que fascinante jeune femme japonaise et se détourne de son projet – il oublie les Jeux et enquête sur le « mystère Kumiko », il la suit à la trace et engage avec elle une longue et sinueuse conversation. La bifurcation est intimement liée à la rencontre qui est toujours l’affaire d’un instant. Si le geste de rupture avec la commande et de la réorientation en direction de la femme-mystère a ici un arrière-plan, c’est clairement l’enjeu de la disponibilité : le film sur les JO, c’est le boulot, la répétition, la durée (les Jeux sont in-ter-mi-nables, par définition, voir sur ce point le pensum nazi de Leni Riefenstahl) ; la rencontre avec Kumiko, c’est le rebranchement sur les intensités, la poésie du vivant, l’initiation. L’émancipation est là et il y a suffi d’un coup d’œil balayant la foule, d’un regard qui s’arrête sur une physionomie magnétique.
On pourrait dire en généralisant un peu hâtivement que l’émancipation, ça se joue toujours dans un instant. Celui, ici, d’une défection ou d’une bifurcation. Le geste sans origine ni destination, qui allège et libère, c’est par excellence la défection, la fuite non pas unique ou éperdue, mais issue d’une puissance indomptable – celle d’un enfant, d’un animal captif, d’un prisonnier. Elle redessine le monde, elle aussi, on le voit bien aux derniers instant de Les quatre cents coups – Antoine sur la plage, face à son destin, à son infinie liberté.
« When they poured accross the border/I was cautioned to surrender/This I couldn’t do/I took my gun and vanished… »
Mais l’instant d’une déclaration, aussi bien. Les droits de l’Homme, ça n’est pas le temps étale de la philosophie, l’odyssée sans fin des Lumières, la litanie lugubre des stratégies d’appropriation (la France « patrie des droits de l’homme ») ; c’est juste le temps d’une nuit, l’éclat d’un instant dans le cours du temps – la Nuit du 4 août où l’abolition des privilèges inaugure une promesse infinie. Le temps d’une déclaration (comme une déclaration d’amour) où le geste d’émancipation trouve sa forme parfaite – ce qui précisément résiste à sa mise en patrimoine, à son devenir dialectique. Il n’y a pas de siècle des Lumières dont la Déclaration des droits de l’homme serait l’émanation ou le couronnement et l’élixir, ce « siècle » est une fantasmagorie rétrospective ; il y a bien, en revanche, et pour l’éternité (ce qui ignore la durée) ce punctum de la Nuit où une déclaration se fit, que n’avait précédée aucun messager et dont l’avenir (le déploiement dans le temps) serait tissé, avant tout, de la somme des impostures que l’on sait[27].
La Déclaration n’existe (pour l’éternité) qu’à demeurer concentrée dans la pureté de l’instant où elle a émergé, où elle a crevé les ténèbres[28]. À l’épreuve de la durée, du réel, de l’Histoire et de la politique, sa puissance émancipatrice s’évanouit ; elle n’émancipe plus, elle justifie. La Déclaration, pour cette raison même, ne fait pas bon ménage avec les hymnes et les drapeaux, ni même avec les Constitutions dont elle est trop souvent l’appareil cosmétique, le rouge qui relève le teint des joues. Son pacte avec l’émancipation est donc pure virtualité : elle ne peut déployer sa puissance comme instant de la Nuit qu’à la condition qu’un autre instant survienne et qui la réveille[29]. Ce n’est que dans la rencontre de deux instants, sans continuité et hors durée que la Déclaration va trouver l’occasion de déployer sa puissance, va montrer sa capacité à ouvrir les portes de la nuit. La figure de la reprise qui se dessine ici n’est pas celle d’une répétition sur fond de continuité (la durée) mais de succession aléatoire d’instants, ce qui est bien autre chose que le réveil entendu comme indissociable de la remémoration.
La reprise, ce n’est donc pas une affaire de fidélité comme le prêchent les trotskystes benjaminiens, barbus ou pas, qui ont toujours eu (le sachant ou non) un penchant prononcé pour la théologie politique – la révolution permanente comme une sorte de théodicée d’apparence laïque, mais résolument messianique, peuplée de toutes sortes de figures de saints, de martyrs, de miracles et de moments de grâce. La reprise ce serait plutôt ici l’occasion et la rencontre, sur un plan d’immanence pure, sans arrière-pays remémoratif. Le passé, même quand il n’est pas perçu sur un mode antiquaire ou patrimonial, quand il est approché sur un mode plutôt régénératif, entretient toujours des affinités plus ou moins distinctes avec la religion – il tend toujours subrepticement à faire l’objet (à être le milieu) d’un culte – fût-ce sous la forme d’une histoire des révolutions, d’un musée imaginaire des soulèvements, d’une tradition cachée peuplée d’esclaves rebelles, de paysans incendiaires et de bandits sociaux en cavale[30].
Tenter de retrouver le geste pur de l’émancipation, cela va donc passer par une radicale désinscription : ce qui se joue dans l’instant de la déprise se délie d’avec tout ce qui, de manière plus ou moins oblique ou implicite, tend à le reterritorialiser dans une tradition. La beauté unique de l’instant, en ce sens, c’est évidement en premier lieu celle du sans précédent. Pour être vraiment délié de toute précédence, l’instant de la déprise ne doit pas se contenter d’inciser le cours du temps, de discontinuer – il doit aussi afficher sa souveraineté – celle, ici, qui consiste à se détacher souverainement du passé, à être sans mémoire – à nier ou effacer le passé. S’il « déclare » quelque chose, c’est ceci : ce qui se joue ici et maintenant, vous ne l’avez jamais vu, pour la bonne raison que cela n’a jamais existé. Et bien sûr, vous ne le reverrez jamais pour la simple raison que ce qui se joue dans cet instant (tel celui du geste d’émancipation) est une figure unique, une pure singularité qui ne saurait se reproduire (dans aucun des deux sens du terme). Foin d’exemples, à la fin – que chacun-e enchaîne comme elle-il l’entendra.
On remarquera pour finir que l’instant magique résulte souvent au cinéma de la rencontre entre un lieu occupé par des personnages et une musique. Mais en aucun cas, la magie de cet instant ne saurait résulter de l’intention d’un réalisateur ou de la mise en place d’un dispositif technique adéquat. Elle est ce qui arrive, et qui, arrivant, excède absolument toute visée ou tout agencement prémédité. Elle résulte bien d’un agencement, mais celui-ci est poétique précisément en ce sens qu’il déborde infiniment tout ce qui en a mis en place les éléments. Il en va ainsi de l’interminable plan séquence (plus de 10 mn) dans la scène du Titanik Bar chez Bela Tarr (Damnation, 1987) ou aussi bien dans deux scènes d’Adieu Philippine (cité plus haut) – celle de la joyeuse déambulation des deux jeunes filles sur le boulevard et celle où l’une d’entre elles danse le cha-cha-cha en fixant intensément la caméra. Il y a bien des ingrédients techniques, des partis pris de mise en scène qui entrent en composition dans ces instants magiques (un long travelling, un regard caméra, un plan séquence qui n’en finit pas…), mais cela n’est rien – qui se soucie de savoir si les pinceaux du maître calligraphe sont faits de poils de martre ou de chameau ?
L’idée, ce serait de retrouver dans le domaine de la vie politique l’équivalent de ces instants magiques sur lesquels il nous arrive de tomber dans un film, au point que les larmes nous en viennent aux yeux, de ravissement. Or, comme chacun-e peut le constater, lorsque les larmes nous viennent aux yeux à propos de la politique, c’est rarement dans le registre du ravissement.
Je remercie Alain Naze et Joachim Daniel Dupuis, relecteurs attentifs de ce texte.
Ce texte a également été mis en ligne sur le site Ici et ailleurs.
Illustration : « Layered Drawings » de Nobuhiro Nakanishi / Yumiko Chiba Associates.
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[1]Gaston Bachelard : L’Intuition de l’instant, suivi de « Instant poétique et instant métaphysique », Le Livre de poche, 1994 (1931).
[2]Ibid., p. 15.
[3]Ibid., p. 20.
[4]Ibid., p. 24.
[5]Le happy-end est toujours une sorte de sauvetage, intervenant in extremis, précisément. Mais on voit bien que ce sauvetage peut prendre une tournure qui est parfaitement convenue, tout sauf « miraculeuse », donc. Ainsi : le « sauvetage » de l’institution démocratique dans les derniers instants de Mr Smith au Sénat de Frank Capra (1939) ou bien encore celui de l’honneur du journaliste à la fin de Plus dure sera la chute de Mark Robson (1956). Des « sauvetages » parfaitement conformistes et attendus, donc, et à ce titre, entièrement réintégrables dans le temps (la durée) des pouvoirs.
[6]Ordet, film de Carl Dreyer, 1955.
[7]Bachelard, op. cit., p. 34.
[8]Le miracle est la figure extrême et superlative du sauvetage susceptible de se produire dans l’instant. Mais ce sauvetage peut prendre une tournure bien plus prosaïque. Ainsi, dans The 25th Hour, film de Spike Lee (2002), Montgomery, un petit Blanc qui a totalement gâché sa vie, un geste instantané de sauvetage le sauve lui-même : il recueille, soigne et adopte un chien qui devient son ange gardien. Une décision instantanée en forme de geste de petite bonté peut en ce sens recréer le monde, le recommencer, le reconfigurer entièrement. Le mélo entretient de solides affinités avec le miracle. Que celui-ci soit souvent teinté de kitsch ne l’empêche pas d’être l’affaire de l’instant dans lequel tout bascule contre le cours des choses, in extremis, comme il se doit. Voir par exemple Magnificent Obsession de Douglas Sirk (1954). On pourrait dire aussi qu’un miracle qui n’est pas teinté de kitsch n’est pas un vrai miracle, surtout quand il est catholique…
[9]La règle du jeu, film de Jean Renoir (1939).
[10]Rainer-Werner Fassbinder : L’Allemagne en automne (1978), Le mariage de Maria Braun (1979), Le secret de Veronika Voss (1982).
[11]Cette figure de l’instant de vérité du film peut prendre des formes bien différentes – un envol, une ponctuation, l’apparition d’une ligne de fuite. Ainsi, dans Charles mort ou vif d’Alain Tanner (1970), cet éclat sur lequel s’achève le film : dans l’ambulance qui conduit Charles Dé, le chef d’entreprise en état de défection avancée, à l’hôpital, cette sentence définitive lancée par l’infirmier au chauffeur : « Mets la sirène, ça lui fera fermer sa gueule et puis comme ça, on s’arrêtera pas aux feux rouges ».
[12]Bachelard, op. cit., p. 54.
[13]Ibid., p. 48.
[14]Ibid., p. 48.
[15]Dans Ikiru (Vivre) d’Akira Kurosawa (1951), le moment de vérité est celui de la bifurcation : le vieil homme, à l’approche de la mort, découvre l’inanité de l’existence de rond-de-cuir qu’il a conduite jusqu’alors (la durée d’une vie vide). C’est l’enjeu de l’instant de la décision : celle qu’il prend de consacrer au bien le peu de temps de vie qui lui reste. Cette bifurcation est une conversion – elle lui permet d’échapper à la peur de la mort.
[16]Le film de durée serait en ce sens par excellence Le Guépard de Luchino Visconti (1963), c’est-à-dire l’œuvre dans laquelle les discontinuités narratives, celles de la grande Histoire comme des petites, sont reconductibles à la répétition et à un régime d’inexorable continuité : « Il faut que tout change pour que tout se conserve ».
[17]Ibid., p. 64.
[18]Ibid., p. 14.
[19]Voir aussi dans cette perspective la voix off de fin de Cléo de 5 à 7, film d’Agnès Varda (1962).
[20]Un peu au hasard : The Peeping Tom de Michael Powell (1960), Un cœur en hiver de Claude Sautet (1992)…
[21]Les films du réalisateur taïwanais (d’adoption) Midi Z font vivre des plébéiens, des migrants dont le propre est de se retrouver périodiquement à des embranchements où il leur faut, dans l’urgence extrême, opérer des choix vitaux – travailler comme un esclave dans un atelier de confection ou vendre de la drogue, risquer toutes ses économies dans l’achat de faux-papiers ou prendre le risque de se faire expulser, se prostituer ou voler… Quand on appartient à cette humanité précaire, on est toujours exposé au risque d’avoir à faire un choix dans l’instant – mais c’est toujours entre le pire et le pire. Voir par exemple The Road to Mandalay (2016).
[22]op. cit., p. 79.
[23]C’est un quiz : la lectrice/le lecteur qui n’a pas trouvé (de mémoire, évidemment) la totalité des noms des réalisateurs de ces films est condamné à reprendre la lecture de cet article depuis le début.
[24]Il y a l’acte qui s’ébauche dans l’instant où s’ouvre une prise de parole, comme dans le film de Kobayashi, comme il peut y avoir cette absence qui devient du coup un acte en creux : c’est, dans Adieu Philippine de Jacques Rozier (1963), le troufion juste rentré d’Algérie que l’on invite à « raconter » au cours d’un repas et qui n’enchaîne pas sur cette invitation – dans l’instant suspendu de ce refus (« Alors, Dédé, qu’est-ce que t’as à nous raconter ?/Oh, rien ! Rien ! ») se concentre toute la vérité d’une guerre criminelle. Se taire là où un récit est attendu peut être une sorte d’acte pur.
[25]Il existe une autre façon d’immobiliser la durée que l’on voit à l’œuvre dans les films de Tsai Ming-Liang : celle qui va consister à la figer dans d’interminables plans-séquences, dans une « action » par antiphrase où, par excellence, il ne se passe rien. La durée devient une sorte de glu dans laquelle sont pris les personnages. Une durée dynamique et peuplée d’événements est un luxe que ne peut pas s’offrir la plèbe que vont vivre des films comme I Don’t Want to Sleep Alone (2006) ou Stray Dogs (2013). Le motif du temps suspendu sur une fin annoncée et qui n’en finit pas se retrouve dans Goodbye, Dragon Inn (2003). On l’identifie parfois aussi dans certains films de Tariq Teguia – Rome plutôt que vous (2006) ou Inland (2008). La durée qui cesse d’être dynamique et orientée, qui se décompose, devient ici une sorte de bouillie de temps. L’instant qui sauve peut y émerger comme s’il sortait d’un brouillard.
[26]« Instant poétique et instant métaphysique » (1939a) in L’intuition de l’instant, op. cit., p. 110.
[27]Dans les souvenirs d’écolier de Louis Guilloux, la Déclaration s’associe à la taloche et aux humiliations infligées au gamin incapable d’en réciter par cœur les premiers articles. C’est le sinistre temps scolaire de la Déclaration, dans son étroite association aux disciplines – voir Le pain des rêves, Le Livre de poche, 2000 (1942), p. 91-92. Aujourd’hui, la philosophie des droits de l’homme de la classe moyenne éduquée occidentale et occidentalisée est celle de l’Empire, la belle âme en plus (elle est à l’unisson avec Trump sur Hong Kong, tout en réclamant qu’on maltraite un eu moins les migrants et les réfugiés).
[28]Il va sans dire que la notion d’acte pur, comme celle d’instant pur demeure infiniment et indéfiniment questionnable. Ainsi, lorsqu’il réalise ce qu’il entend être « the first black power film » de l’histoire du cinéma (Sweet Sweetback’s Baadassss Song – 1971 – vous parlez d’un titre…) Melvin Van Peebles inscrit bien son projet dans cette perspective de l’acte de création pur, sans précédent et qui introduit une radicale discontinuité dans le cours de l’histoire du cinéma… blanc. Mais ni l’instant pur de cette rupture, ni l’acte pur de cette création (à partir de rien, sans budget ou presque), ne sont garantis contre les contaminations subreptices. Si le film de Van Peebles fut bien, en effet, porté aux nues par les Black Panthers, il demeure, sur une autre pente, l’acte fondateur d’un genre ou d’un filon, le Blaxpoitation film. On a suffisamment reproché à Van Peebles de confondre, dans son film, révolution et athlétisme sexuel noir et d’y enfermer le Black (mâle et femelle) dans le cliché de la bête sexuelle…
[29]C’est bien la raison pour laquelle, au cinéma, elle brille d’un éclat bien plus vif dans un film comme Queimada de Gillo Pontecorvo (1969) où l’on voit les esclaves noirs des Caraïbes franchir la frontière de la couleur pour s’emparer du drapeau de l’émancipation que dans le patrimonial La Marseillaise de Jean Renoir (1938). Tout film qui veut faire entrer la Déclaration dans un dispositif de représentation est voué à en faire un fétiche, un objet folklorique, une antiquité, un objet du patrimoine, un enjeu d’ornementation (d’esthétisation de la politique).
[30]Nous avons brièvement suivi ici le fil benjaminien. Mais, en matière de doxa de la pensée radicale (toutes les formes de pensée et les familles de pensée sécrètent leur doxa), nous aurions tout aussi bien pu suivre celui du culte du spectral mis en vogue par la tribu marxo-derridienne… Il s’agit bien encore et toujours, pour les vivants, de se mettre à couvert des morts, de peupler le présent de ces spectres qui, sur un mode vaporeux, nous retiennent du côté du passé. D’où ces spectres de Marx qui font du marxisme une pensée de l’Etat et, à plus d’un rayon, un conservatisme parmi d’autres.