Visite de Macron au Liban : « Il faut que tout change pour que rien ne change »

Cette réplique tirée du roman Le Guépard résume, grosso modo, la démarche d’Emmanuel Macron au Liban. Dans le film, le personnage de Tancredi explique au Prince de Salina la nécessité pour l’aristocratie de s’adapter à l’air du temps, en l’occurrence celui de la révolution bourgeoise.

Alors que depuis le 17 octobre 2019, le Liban connait un vent de contestation sans précédent contre la corruption organisée et les inégalités sociales, tout le personnel politique – celui-là même qui est à la tête du pays depuis la fin de la guerre civile et qui est responsable du naufrage libanais – se fait l’écho hypocrite de ces revendications. Lors de sa visite à Beyrouth le 06 août dernier, le président français, aussi pragmatique que Tancredi, a rassemblé les chefs des communautés autour d’une table, tous autant qu’ils sont. La scène relevait de l’absurde : comment ne pas être déconcerté de voir assis et dociles, à l’écoute du jeune président, Geagea, Joumblatt ou Berry, dont on ne dira plus les hauts faits de gloire ?

Au-delà de l’aide humanitaire, et s’inscrivant dans un contexte de crise locale et régionale des plus aigües, le retour volontariste de la France dans l’échiquier régional obéit à un agenda spécifique.

 

Le bras de fer local et la guerre régionale

Ce n’est pas la première fois qu’une puissance étrangère pose ses gros sabots dans le bourbier libanais pour calmer (et/ou contrôler) le jeu. En 1958, les marines américaines débarquèrent sur la plage de Khaldé à l’appel du président Chamoun, effrayé par la percée du nassérisme. En 1976, l’intervention de l’armée syrienne avec la bénédiction des États-Unis était venue endiguer les avancées des combattants de l’OLP (Organisation de la libération de la Palestine) et du MNL (Mouvement national libanais) contre les forces nationalistes chrétiennes, alliées d’Israël et qui perdaient alors du terrain. « État-tampon » ou « caisse de résonance »[1] des conflits régionaux, une chose est certaine : les acteurs libanais ne mènent pas les batailles seuls.

Même si les coalitions du 14 Mars et du 8 Mars n’existent plus aujourd’hui en tant que telles, le clivage sur le positionnement géostratégique du Liban demeure bel et bien d’actualité et on ne peut plus opérant. Ce à quoi on assiste depuis la crise politique de mai 2008, puis tout au long de la guerre de Syrie, c’est à un affaiblissement progressif du camp du 14 Mars, soutenu par les États-Unis et l’Arabie saoudite. Les élections législatives de mai 2018 remportée par le camp pro-Hezbollah[2] ont confirmé le nouveau rapport de force. Ainsi, pour la première fois depuis 2005, les composantes du 8 Mars ont la majorité au Parlement.

La participation de Saad Hariri au « Compromis national », son incapacité à faire contrepoids à l’alliance entre Michel Aoun et le Hezbollah, et sa légitimité de plus en plus questionnée dans la rue sunnite ont fini par excéder l’allié saoudien. En témoigne la mise en faillite de la société immobilière Saudi Oger, ou l’enlèvement de Hariri par Mohammad Ben Salman le forçant à démissionner de son poste de Premier ministre à partir de Riyad. En toute transparence, le ministre des affaires étrangères saoudien, Thamer al-Sabhane, avait déclaré sur la chaîne al-Arabiya :

« Nous traiterons le gouvernement libanais comme un gouvernement de déclaration de guerre en raison des milices du Hezbollah. »[3].

Cette logique consistant à poser l’équation Hezbollah égale Liban est aussi celle de l’aile dure de l’administration américaine que Donald Trump représente, et qui converge le mieux avec Israël dans sa guerre contre les forces régionales qui lui résistent. Elle se matérialisera d’abord par l’annonce de la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018. Ensuite, par la mise en place d’une série de sanctions économiques au Liban qui auront des conséquences directes : une fuite massive des capitaux des pays du Golfe (qui sont eux alignés sur la position américaine) et la fragilisation du secteur bancaire (certaines banques ayant même dû fermer).

Ces sanctions américaines ont certes participé à ébranler l’économie du pays longtemps surnommé « la Suisse du Moyen-Orient ». Mais elles ont affecté une économie déjà chancelante, tributaire des transferts de fonds de sa diaspora, et qui, n’ayant aucun volet agricole ou industriel, aucune articulation avec les pays voisins de la région, ne produisant quasiment rien, est de toute façon vouée à être dépendante suivant les mécanismes du développement inégal analysés par Samir Amin[4]. Une économie, en outre, gangrénée par une corruption endémique imbriquée au système confessionnel.

 

Le gouvernement Diab contre l’État profond

Dans ce contexte, et faisant suite à l’immense contestation populaire de l’automne dernier, un gouvernement composé en partie de technocrates et d’indépendants a vu le jour en janvier 2020.  D’emblée, les composantes de la coalition du 14 Mars refusèrent d’y participer, l’accusant d’être sous la coupe du Hezbollah. Pendant des mois, il deviendra la cible d’une propagande médiatique visant à le délégitimer.

Or, le gouvernement Diab n’était en réalité soutenu par aucune des formations politiques traditionnelles. Au contraire, il avait contre lui l’État profond du pays, c’est-à-dire l’alliance entre l’oligarchie et les seigneurs de guerre. Sans assise politique, il s’est retrouvé dès le départ orphelin, et empêché d’agir. Contre vents et marées, il lui a fallu défendre des réformes qui sont finalement restées lettres mortes. Qu’il s’agisse des projets de loi pour instaurer un régime légal et temporaire du contrôle des capitaux, de l’audit juriscomptable sur la Banque du Liban (BDL), ou du plan de sauvetage financier présenté au FMI, l’exécutif a fait face à une levée de boucliers systématique qui l’a paralysé. Le politologue Camille Najm explique :

« À chaque fois qu’il a essayé de s’en prendre aux intérêts des oligarques, le gouvernement Diab a été attaqué par ces mêmes oligarques et leurs comparses dans les appareils de l’État. Le plus désolant étant qu’il n’a même pas pu puiser sa force dans le hirak, alors que les réformes allaient dans le sens de ses revendications, pour plus de justice sociale. Le hirak a suivi le sens du vent en rejetant aveuglément le gouvernement Diab. »[5].

Certes, on ne parle pas ici d’un gouvernement socialisant qui aurait probablement bénéficier d’un intérêt et soutien franc de la gauche européenne ; et bien sûr du point de vue marxiste, la « technocratie » et « l’indépendance » sont des langages apolitiques qui en général désignent des modes de pouvoir parfaitement imbriqués dans les logiques néolibérales. À cet égard, le gouvernement Diab ne dérogeait pas à la règle. Aucune remise en cause du capitalisme néolibéral, aucune alternative économique socialisante qui de toute façon n’est véritablement envisageable qu’à l’échelle régionale.

Toutefois, il faut dans le cas présent faire l’effort du dépassement des lieux communs et considérer la réalité dans sa complexité. Devant l’état de délabrement des institutions libanaises, et face à une corruption érigée en système, l’équipe ministérielle autour de Diab a tenté d’engager des réformes, de restructurer le secteur bancaire, de récupérer les dividendes versés par les banques aux actionnaires depuis 2016, d’enquêter sur les causes du dysfonctionnement, de bousculer l’inertie, autrement dit, d’arrêter l’hémorragie. Ce n’est certes pas la révolution, mais ce n’est pas rien.

Et au beau milieu de ce que l’on peut identifier comme étant l’ancien régime, Camille Najm considère que « le gouvernement aurait dû avoir les pouvoirs législatifs exceptionnels pour passer outre l’opposition systématique du Parlement, et de toute la caste politico-financière confessionnelle »[6]. D’autant qu’une épine était logée au cœur du gouvernement Diab : le mouvement Amal de Nabih Berry. Détenteur du portefeuille ministériel des finances depuis des décennies, Amal jouait « le rôle du cheval de Troie dans ce gouvernement », ajoute Najm, défendant les intérêts de tous ses compères, qu’ils soient du 14 Mars ou du 8 Mars.

Lors de son allocution présentant la démission du gouvernement à peine huit mois après sa formation, Hassan Diab accusa sans ambages l’ « État profond » d’avoir saboté les tentatives de son équipe ministérielle à avancer vers une quelconque réforme. « Il faut les changer car ils sont la véritable catastrophe du pays », a-t-il martelé[7]. Si la démission de ce gouvernement fut perçue comme résultant de la pression de la rue, ça ne l’est que partiellement. Elle dérive avant tout du torpillage de l’ancien régime qui n’a cessé d’œuvrer en vue de cette conclusion.

 

L’entrée en scène du président français

Au cours de la conférence de presse donnée à Beyrouth, Macron a appelé à la refondation urgente du système politique libanais. Évoquant les liens historiques entre la France et le Liban dans le registre lyrique qu’on lui connait, le président français n’est pourtant pas sans savoir que le système politique confessionnel tant décrié aujourd’hui est bien l’œuvre de la puissance mandataire française. Il fut consacré en même temps que la proclamation de l’État du Grand Liban par legénéral Gouraud, alors haut-commissaire de la République française au Levant.

S’il revêt un caractère quelque peu tribal, le confessionnalisme n’en demeure pas moins un produit de la modernité qui ne fera qu’accentuer le difficile avènement de l’État-nation libanais. Car c’est bien la communauté confessionnelle, et non la nation, qui est au Liban le lieu premier et essentiel du pouvoir politique. Le philosophe marxiste Mahdi Amel évoquait cette contradiction originelle en ces termes : « nous disons que l’État confessionnel, c’est l’État bourgeois et que c’est en même temps ce qui l’empêche d’exister en tant qu’État bourgeois »[8].

Durant des décennies, le Liban tel qu’envisagé par la France et ses alliés de la droite chrétienne, a souffert d’une crise de légitimité. Les accords de Taëf signés en 1989 ont mis fin aux guerres de 1975-1990, et ré-équilibré les pouvoirs entre les communautés chrétiennes, sunnites et chiites. Sur le plan économique, c’est l’ère du haririsme[9] qui s’est alors ouverte : une période d’euphorie caractérisée par un afflux massif de dollars venus des pays du Golfe et investis dans les secteurs bancaire et immobilier.

Les crises économique, financière et politique qui s’abattent à présent sur le Liban signent définitivement la fin de Taëf et l’impasse du haririsme. « À quelques jours du centenaire du pays des Cèdres, l’appel à un « nouveau pacte »[10] par le président français tient d’une certaine ironie de l’histoire – une ironie amère »[11], fait remarquer Mohammad Ballout, ancien journaliste à As-Safir.

L’explosion apocalyptique qui a fait trembler Beyrouth le 4 août dernier constitue sans doute la manifestation la plus criante de la défaillance de l’État libanais. Que 2 750 tonnes de nitrates d’ammonium aient pu être entreposés si négligemment depuis six ans dans le port de la ville, alors que plusieurs alertes avaient été lancées par des douaniers, suffit à faire comprendre l’ampleur du problème :

« Simple accident ou opération de sabotage, la catastrophe était inévitable. Ce drame est la chronique d’une catastrophe annoncée », explique Ballout.

Du point de vue français et européen, l’écroulement du Liban représente une menace à la fois politique, stratégique et sécuritaire. D’abord parce que le Liban est l’un des seuls pays du Moyen-Orient où la France exerce encore une forte influence politique et culturelle. Son effondrement est synonyme de la perte du principal levier de la politique française dans l’Orient arabe. Scénario à éviter par conséquent, surtout que l’influence française dans la région est déjà en perte de vitesse. Et le contrôle de la Méditerranée orientale reste un enjeu stratégique de premier ordre, d’autant que la Turquie s’impose de plus en plus sur ce terrain.

Ensuite, hantise de l’Europe : la question des réfugié·es. Si la situation au Liban ne s’améliore pas sous peu, des centaines de milliers de réfugiés syriens, ainsi que des libanais ruinés, prendraient sans doute le chemin de l’Europe. Ceci embarrasserait de toute évidence l’Europe-forteresse, qui préfère donc encore miser sur la stabilité libanaise. Le chaos n’est pas une option. Et il faut faire vite.

Cependant, ces considérations n’expliquent pas à elles seules l’arrivée en grande pompe du président français. Une opportunité se présente : celle de recouvrir un rôle en politique internationale. Autrement dit, l’occasion pour la France de se repositionner dans le jeu politique local et régional, en prouvant notamment sa capacité à élaborer une ligne qui lui soit propre, et qui se révèle utile. Utile, car le président français entend se poser comme l’intermédiaire incontournable entre les États-Unis et le Hezbollah, dans un moment particulièrement exacerbé du conflit régional que nous avons décrit en amont.

Ainsi, l’invitation d’un représentant du Hezbollah à la table de la discussion, puis le tête-à-tête avec lui, a pour le moins agacé les partisans du boycott total du parti chiite. La conférence de presse donnée à la fin de la visite suffit à s’en rendre compte. Le lendemain, dans un échange téléphonique, Macron a fait valoir au président étatsunien que les sanctions contre le Hezbollah sont « contre-productives », et qu’il faudrait réinvestir dans le Liban. Pour le moment, Trump semble lui prêter une oreille attentive, participant à la Conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth.

Dès lors, l’option privilégiée par la partie française est celle de la réforme cosmétique de l’État libanais sous son patronage, et ce avec les mêmes chefs et oligarques qui ont démoli le pays. En contrepartie, Macron négocierait sans doute l’allègement des sanctions américaines sur le Liban, et travaillerait au renforcement des composantes pro-occidentales de manière à recréer un équilibre face au Hezbollah. L’aide humanitaire dans un premier temps, puis la probable aide économique ensuite, seraient autant de leviers qui permettraient de redessiner la carte politique libanaise.

Ainsi doit-on tout changer pour que rien ne change.

 

Notes

[1] CORM Georges, Le Liban contemporain. Histoire et société, Paris, La Découverte, 2005, p.293

[2] Sur les 128 sièges au Parlement, 70 reviennent aux composantes du camp pro-Hezbollah (Amal et apparentés, Hezbollah, CPL et apparentés, Tachnag, Karamé, Maradas et apparentés, PSNS) contre 47 pour le camp opposé (CDF, FL, Kataëbs, Joumblatt et apparentés). Reste onze sièges répartis entre la liste de Najib Mikati, ancien premier ministre, qui maintient un équilibre dans ses relations avec l’Arabie saoudite et la Syrie, et les Indépendants, qui malgré tout restent liés à leurs anciennes affiliations.

[3] Cité in L’OLJ, 06/11/2017

[4] AMIN Samir, Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éd. de Minuit, 1973

[5] Entretien, 13/08/2020

[6] Entretien, 13/08/2020

[7] L’Orient-Le-Jour, 10 août 2020

[8] AMEL Mahdi (1966), L’État confessionnel. Le cas libanais, Montreuil, La Brèche, 1996, p. 39

[9] Du nom de Rafik Hariri

[10] Conférence de presse du Président de la république depuis Beyrouth, 06 août 2020 in www.elysee.fr

[11] Entretien, 11/08/2020.

 

Illustration : « Ciel », Nasser Soumi, 2014, 150×150.