Construire une coordination nationale pour la grève féministe

Tandis que des grèves féministes se déploient sur la planète depuis 2016, l’assemblée féministe Toutes en grève 31 est parvenue à agréger plusieurs groupes féministes dans différentes villes après une rencontre nationale l’automne dernier et la construction d’une coordination nationale. Arya Meroni, militante anticapitaliste et internationaliste, membre de l’assemblée féministe Toutes en Grève, revient ici sur les moments marquants de ce collectif et sa structuration pour évoquer finalement les perspectives à la rentrée et notamment, la relance des mobilisations contre Darmanin.

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Entretien avec Arya Meroni, de l’assemblée féministe Toutes en grève 31

Peux-tu revenir sur les origines de Toutes en grève 31 ?

A la fin des années 2000, il y a une scission dans le Collectif Midi Pyrénées Droits des Femmes à propos de l’entrée de militantes proches de Ripostes Laïques. Dans ce contexte, l’association Mix-cité qui était motrice sur la ville, des militantes du NPA et de la commission féministe de Solidaires 31 ont pris l’initiative d’un collectif « Grève des femmes » en 2012. Ce collectif, qui regroupait plusieurs associations, syndicats et partis politiques ainsi que des individues, fonctionnait bien et a mis dans la rue près d’un millier de femmes de 2012 à 2014 pour le 8 mars.

Dans la foulée, la perspective de la Grève des femmes a été reprise par Solidaires parce que nous étions plusieurs dans ce syndicat avec l’idée de construire une grève à l’échelle nationale. Un collectif s’est alors fondé à Paris. Malheureusement, à Toulouse, la fatigue des militantes les plus actives, le contexte d’interdiction des manifestation dans la foulée des mobilisations contre le barrage de Sivens en 2015 et l’attitude hostile de la direction de l’UD CGT aux initiatives qui lui échappaient ont eu raison de cette dynamique : retour à un cadre d’organisation « traditionnel » avec beaucoup d’organisations signataires mais peu de monde sur le terrain pour mobiliser, aucune envie de militer concrètement toute l’année sur le terrain féministe, peu de monde en manifestation, etc.

En 2018, contre cet état de fait, on découvre la dynamique internationale autour de la grève féministe et après plusieurs discussions avec des militantes espagnoles qui nous expliquent comment la forme assemblée à revitaliser le mouvement féministe et le rôle central qu’à le concept de grève féministe dans leur pratique, on lance l’assemblée féministe Toutes en Grève 31. On lance donc le collectif et on est à l’initiative d’une manifestation de 4000 personnes en mars 2019. Depuis, ça n’a fait que grossir.

 

A l’automne 2019, le collectif a organisé des rencontres nationales. Peux-tu revenir sur ce moment et ses objectifs ?

Après la réussite du 8 mars 2019, on s’est dit qu’il fallait organiser quelque chose de national. On ne savait pas du tout comment s’y prendre. On arrête toutes se lançait et il y avait Nous Toutes avec tout ce que ces deux cadres peuvent cristalliser comme tensions. Donc, on a fait avec celles qu’on connaissait, par bouche à oreille principalement. Nous avions participé au contre-G7 et avions rencontré divers groupes. Ça n’a pas été un cadre très large mais il a permis qu’une diversité de féminismes s’exprime.

A Toulouse, ça a été une étape importante pour notre structuration, de même qu’à Rouen ou à Marseille, par exemple. Une liste mail a été créée mais elle n’a pas été vraiment appropriée. On avait prévu de faire une nouvelle rencontre en janvier, mais tout le monde était impliqué dans la mobilisation contre la réforme des retraites et la rencontre n’a pas pu se tenir. Au final, cette réunion a rassemblé des jeunes et des plus anciennes avec des orientations diverses, prouvant qu’il est possible de travailler, ensemble, quelle que soit la « génération » ou le positionnement politique.

C’est d’ailleurs un apport central de notre fonctionnement en assemblée féministe qui se veut à la fois inclusive, radicale (anticapitaliste) et massive : chaque sait que le « deal » c’est de travailler avec toutes et donc de ne pas chercher à diviser, exclure ou mener des polémiques inutiles.

 

J’ai vu des images du 8 mars 2020 à Toulouse : la manifestation a été impressionnante. Comment l’avez-vous préparée ?

Le 8 mars 2020 a rassemblé 10 000 personnes en manifestation le jour même et 1500 la veille. On a essayé de mettre en œuvre la grève de la reproduction avec une garderie d’enfants et une cantine solidaire en journée.

Travailler à la grève féministe comme un outil de dépassement est un processus qui se fait toute l’année. C’est ce qui est intéressant : pour que la grève féministe soit effective et massive, il faut un état d’agitation féministe permanent qui, parce qu’il engage des milliers de personnes quotidiennement (on peut penser aux colleuses!) , est déjà un outil de transformation  ;  la grève féministe, si elle est effective et massive, permet de créer un état d’agitation féministe permanent par tout ce qu’elle est porteuse d’utopie et de transformation sociale. Je pense que nous, on commence à le voir à Toulouse, que le 8 mars, c’est un concept, un mot d’ordre qui est à la fois le début, le milieu et la fin d’un processus plus large de subjectivation politique et de pratique d’un féminisme de transformation radicale de la société.

Cela s’est traduit, dans les faits, par la mobilisation sur la question des féminicides et des violences conjugales qui elle a été ponctuée par de nombreuses initiatives, le 31 aout, le 3 septembre et le 3 octobre 2019.

On avait appelé à des assemblées spécifiques sur les violences pour traiter de cette question. Pour le 3 octobre, d’autres villes s’étaient associées notamment à Nantes. Sur ces questions, c’est sûr que Nous toutes est utile : ça a permis de politiser plein de femmes, de jeunes, de mères de familles, etc. Cela dit, il me semble que faire ce travail sur les violences conjugales directement dans une perspective anticapitaliste, ça aide à préparer d’autres initiatives, ce que ne fait pas Nous Toutes qui est critique du gouvernement en demandant surtout des moyens. Or, il me semble que la lutte contre les violences ne va pas sans une remise en cause fondamentale du système, ce qui est d’ailleurs posé très clairement en Amérique Latine. Mais donc, pendant trois mois, on a mené cette campagne de terrain, ce qui a permis de faire venir 5000 personnes dans la rue le 23 novembre, et surtout que plusieurs dizaines de femmes s’engagent dans l’assemblée.

Pendant la lutte contre la réforme des retraites, on a constitué des cortèges de près de 1000 personnes au plus fort, notamment quand les facs et lycées étaient en grèves, et on construit des liens avec des syndicalistes. Au fond, on essaye de construire un mouvement large, en s’appuyant sur différentes structures : c’est un travail long et difficile mais il nous semble que c’est la seule manière d’avancer.

 

Comment êtes-vous structurées ?

On fonctionne en assemblées – de villes, étudiantes au Mirail et à Sciences Po puis inter-facs. Et puis, comme je l’évoquais, il y a eu les AG spécifiques sur les violences. Maintenant, certaines copines veulent mettre en place une commission violences pour avoir une cellule dans Toutes en grève qui vient en aide aux victimes.

À mon avis, si on veut rendre la grève de la reproduction réellement effective – et donc, avoir une vrai grève générale féministe ! – il faudrait aussi qu’on arrive à lancer des assemblées de quartier, des assemblées de travailleuses, etc. Le but, quand même, c’est de pousser à un maximum d’auto-organisation qui permet à la fois de rendre le travail plus efficace parce que plus proche du quotidien et de faire prendre confiance à un maximum de femmes en allant les chercher justement dans leur quotidien.

Par ailleurs, on se répartit en commissions thématiques ou ponctuelles. Par exemple de janvier à mars, on avait des commissions manifestations du 8 mars ; grève de la reproduction sociale ; manifeste ; communication, etc.

Le travail sur la rédaction du manifeste a été très intéressant, à tous les niveaux. Durant deux mois, on a utilisé les espaces de débats de l’assemblée, les Café féministes Marielle (en hommage à Marielle Franco) pour discuter, chaque semaine, d’un sujet : femmes et travail, corps et sexualités, migration, santé, violences, etc. Ces réunions étaient ouvertes et en non-mixité femmes et minorités de genre – comme tous nos cadres de discussions/prises de décisions.

Cela a permis de travailler une pensée collective par l’échange d’expérience et la confrontation de points de vue. Ensuite, pendant plusieurs dizaines d’heures, une commission a regroupé les comptes rendus de ces ateliers et a écrit un manifeste pour le 8 mars à Toulouse qui nous sert aujourd’hui de base politique pour tous nos écrits ![1]

Enfin, le fonctionnement en assemblée permanente, ouverte, permet à tout le monde de s’exprimer, de s’impliquer et de proposer ce qui est propice à l’inventivité et à la créativité. Par exemple, pour le 8 mars, des copines voulaient faire des marionnettes et une commission s’est mise en place là-dessus.  Pour les manifestations du 7 et 8 mars, on avait donc deux énormes marionnettes dans la manifestation et le dimanche en fin d’après-midi, on a conclu la journée par le bûcher de Mr patriarcat, capitalisme, racisme !

Après, je parle beaucoup de Toutes en grève mais tout ne passe pas par nous, et heureusement. Le but c’est quand même qu’il y ait une pratique féministe quotidienne, partout, donc on ne peut et on ne doit pas tout faire. Bien entendu, étant donné l’importance de l’assemblée, des militantes de toutes en grève sont souvent présentes dans les autres initiatives féministes ou on nous demande de l’aide, mais c’est une bonne chose quand les dynamiques s’autonomisent. Par exemple, les colleuses à ce constituées durant une assemblée de toutes en grève sur la mobilisation contre les violences mais se sont autonomisées.

 

Comment se forge cette coordination nationale pour la grève féministe ?

Pendant le confinement, on a été contacté par des copines italiennes qui nous ont demandé si on voulait participer à un 1er mai féministe international et de signer manifeste transfrontalier. On a signé et on s’est dit que ce serait bien que d’autres collectifs en France y participent. L’idée était de trouver les cadres qui ont impulsé les manifestations de rue cette année, notamment pour le 23 novembre et le 8 mars.

Il s’agit donc, d’entrée, d’essayer de coordonner les collectifs féministes qui font de la lutte féministe massive sinon leur but, au moins un outil important. On a fait une première réunion en avril avec une trentaine de collectifs pour faire un état des lieux de qui faisait quoi.

De là sont venus les actions en France pour le 1er mai féministe. Il s’agissait de poster sur les réseaux sociaux, à 18h, des photos de pancartes, banderoles, actions féministes, au balcon, à la fenêtre ou dans la rue. On a eu pas mal de signataires « locaux » (français) , dont La Marche Mondiale des femmes ou Attac et même Nous Toutes, qui en général se tient à l’écart de tout ce qui sort de la lutte stricto-sensus contre les violences, a  relayé l’initiative et le manifeste.

On a ensuite continué à travailler ensemble, en écrivant un texte féministe sur le déconfinement et en préparant une journée d’action pour le 8 juin. Des tensions se sont exprimées sur la question de la prostitution alors même que le confinement a été particulièrement difficile pour les prostituées/ travailleuses du sexe . Certaines militantes ou organisations on fait de la mention d’un terme ou l’autre un point de clivage.

Avec Toutes en Grève, nous avons proposé d’employer les deux termes comme nous avions déjà fait dans nos tracts. Nous considérons que plutôt que d’entamer des débats houleux, souvent éloignés de la réalité, il est plus juste de reconnaître l’existence d’un état de fait. Il y a d’un côté des personnes qui sont prises dans la prostitution et de l’autre des personnes qui se revendiquent comme étant des travailleuses du sexe. Nier l’un ou l’autre des termes, c’est nier la réalité.

Malgré tout, cet appel à se rassembler pour un déconfinement féministe a été signé par plus d’une trentaine de collectifs, donc ça a été une nouvelle réussite ! Le 8 juin, se sont tenus des manifestations, des apéros, des flashmobs, un peu partout en France.

Pour le 10 juillet (manifestations contre le remaniement ministériel), les discussions entre collectifs nous ont permis de savoir ce qui se passait ailleurs, de transmettre des informations.

Aujourd’hui, les collectifs qui composent cette coordination sont divers. A Rouen, le collectif Droit des femmes s’est rénové et est devenu un collectif féministe devant l’afflux de militantes : il se raccroche dorénavant à cette coordination et est très actif. A Nîmes, il s’agit d’un collectif unitaire ; il y a également Marseille féministes, Transat, Nous toutes 35 38 et Le  havre ;  à Nantes, c’est le Collectif des Féministes Révolutionnaires. Des colleuses participent régulièrement, Il y a Le Planning Familial qui suit, un collectif bordelais (sexprimons-nous), un collectif sans papier de Rennes qui est passé, les féministes de la ZAD, un groupe de militantes de Lilles, etc. C’est donc très varié.

Surtout, cela part d’en bas : la quasi-absence de grosses structures est à mon sens un plus, parce que ça permet de construire depuis la réalité locale, depuis le terrain. Ce qu’on essaye de construire, c’est une coordination de groupes auto-organisés qui veulent imposer la lutte féministe et un certain féminisme anticapitaliste, démocratique, antiraciste, inclusif dans le paysage, par une  énième inter-organisation. Cela prend donc forcément plus de temps, mais si au final on y arrive, cela sera devrait être quelque chose d’assez intéressant.

 

Quelles sont les perspectives en cette rentrée ?

On a posé l’idée de faire une rencontre physique de la coordination, à la fin du mois de novembre après la journée du 25, contre les violences sexistes et sexuelles. Le but, c’est que collectifs se rencontrent pour qu’on structure réellement la coordination. Jusqu’à présent, tout se passe par visio-réunions, avec toutes les limites en terme d’efficacité que cela peut produire.

Il nous faut pouvoir débattre longuement sur nos objectifs politiques, sur notre fonctionnement collectif et sur comment on a une communication commune et centralisée. Parce que ce dont on s’est aperçut pour le 8 juin, c’est que sans outils de communications communs, on n’a aucune visibilité nationale. Cette rencontre pourra aussi nous permettre de commencer à préparer le 8 mars 2021 à une échelle nationale, de discuter de nos objectifs pour cette grève et de comment est-ce qu’on l’a rend effective et massive.

Sinon, de façon plus immédiate, notre prochaine date, c’est le 8 septembre : l’idée c’est de relancer la mobilisation de l’été contre le remaniement ministériel et la politique antisociale et raciste du gouvernement. A mon avis, on y gagnerait à lancer un vaste mouvement pour exiger la démission de Darmanin et Dupont Moretti. On a une possibilité inédite de faire converger l’ensemble des mouvements sociaux -féministes, antiracistes, écologistes, syndicaux, gilets jaunes, etc. – tant ce gouvernement est décomplexé sur le fond comme dans la forme. En tant que mouvements féministes porteurs d’une transformation radicale de la société, on à là une opportunité qu’il serait dommage de laisser passer.

 

Notes

[1]Bientôt disponible sur le site internet de toutes en grève 31(qui est en court de réalisation), le manifeste fait 36 pages. Il est composé d’une introduction qui revient sur l’historique de toutes en grèves, sur l’importance du concept de grève féministe  et sur les différents aspects de cette grève puis déroule notre argumentaire politique sur 5 thématiques : économie, écologie-consommation, corps et sexualités, violences, frontières et internationalisme.  Dès l’introduction, l’inscription de l’assemblée dans un féminisme de transformation radicale de la société est clairement établie : « La grève féministe est un outil unique. Elle impacte toutes les sphères de notre vie : le foyer, les lieux de travail rémunérés, l’espace public, les lieux de consommation et loisirs. En appelant à la grève, les femmes* ont re-politisé le 8 mars. En effet, l’objectif initial de cette date était bien la lutte révolutionnaire contre le capitalisme. Aujourd’hui face au néo-libéralisme, aux gouvernements autoritaires et à la marchandisation à outrance, le 8 mars est l’occasion de réaffirmer notre puissance et nos revendications. Nous clamons haut et fort que le féminisme est un mouvement qui lutte contre l’ensemble des rapports d’exploitations et de dominations, en excluant aucun aspects. »