Sur l’histoire du Parti communiste français. À propos de deux livres récents

Roger Martelli, Jean Vigreux, Serge Wolikow, Le Parti rouge – Une histoire du PCF 1920-2020, Armand Collin, 2020, 24.99 euros.

Roger Martelli, Le PCF, une énigme française, La Dispute, 2020, 15 euros.

C’est un curieux objet d’histoire que le parti communiste français : né il y a cent ans, accompagnant toute l’histoire contemporaine de la France postérieure à la première guerre mondiale, il est encore – même en étant devenu beaucoup moins que l’ombre de lui-même – une organisation disposant de forces militantes, qui si elles sont sans commune mesure avec ce qu’elles furent, restent importantes comparées à celles d’autres organisations, souvent plus influentes que lui sur le terrain électoral. Parler du parti communiste, parce qu’il est un parti centenaire, c’est pour certaines périodes parler d’une histoire assez ancienne pour n’avoir plus de témoins, pour d’autres parler malgré tout d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître et qui, même récent, appartient bien à l’histoire, et puis au fil des décennies et des années, c’est parler d’un objet actuel, vivant, sur lequel l’historien peut avoir des choses à dire mais qui n’est plus seulement un objet d’histoire.

L’intérêt qu’il y a à connaître, à étudier et à approfondir l’histoire du PCF ne relève certainement pas de la seule curiosité : on peut même affirmer que quelque chose d’essentiel manque à la culture politique de quiconque se réclame de l’anticapitalisme et pense pouvoir se dispenser de cette connaissance ou se borner aux mythologies qui l’entourent.

À cet égard, l’ouvrage que publient les éditions Armand Colin sous le titre Le parti rouge. Une histoire du PCF, 1920-2020 vient opportunément combler un manque : il le fait d’une manière telle qu’il devrait pendant quelque temps constituer une référence incontournable en la matière. Non pas que n’existerait jusqu’alors aucune étude d’ensemble sur le parti communiste français[1] – même si, centenaire oblige, celle-ci est la première à prendre cette histoire de ses origines au temps présent – mais il constitue sans doute le premier essai d’une synthèse objective, échappant aux biais classiques que cet objet d’étude suscite, de l’histoire séculaire du parti communiste français. Cela ne signifie pas que le résultat soit sans défaut, et moins encore qu’il dispensera de la lecture d’études plus approfondies portant sur telle ou telle période, dont beaucoup existent déjà, et certaines de grande qualité. Mais il fournit un cadre, un socle, qui permettra toujours de mieux situer, de mieux comprendre, et à l’occasion de mieux critiquer les travaux plus spécialisés.

Ce sont trois historiens qui signent ensemble ce nouveau livre : Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow. Jean Vigreux est entre autres l’auteur d’une biographie de Waldeck Rochet, et Serge Wolikow d’une histoire du Komintern. Les deux, qui se sont succédé comme professeurs à l’Université de Bourgogne, ont également publié des ouvrages sur le Front Populaire. Le troisième, Roger Martelli, qui se définit comme « historien sans légitimation institutionnelle » dont le travail, « n’a jamais reçu la moindre sanction universitaire », n’en est pas moins un spécialiste remarquable de l’histoire du parti communiste, à laquelle il a consacré plusieurs livres. Il est également un acteur de la dernière période de cette histoire : ayant adhéré au parti communiste en 1969, il a appartenu à sa direction de 1979 à 2008 et après avoir été, vingt ans durant, une des figures de la plus longue opposition interne que ce parti ait connu, l’a quitté en 2010 avec la plupart de ses camarades « refondateurs ». Au moment même où paraît Le parti rouge, il signe aux éditions de La Dispute un autre ouvrage, de caractère différent, mais qui aurait pu constituer une postface au premier, Le PCF, une énigme française.

Parce que le PCF a durant l’essentiel du court XXe siècle joué dans la vie politique française un rôle important, son histoire a longtemps été, et est encore largement, recouverte d’affects, entre ceux d’une histoire officielle tendant à montrer une image sans tache, sans erreurs et sans errements, et à l’occasion une histoire sainte, et ceux d’une histoire faite d’hostilité politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, tendant à montrer une histoire noire, toute faite d’erreurs et de mauvais coups, éventuellement criminelle et toujours mal orientée. Le parti rouge  échappe à ces deux travers. Le fait que tant d’eau ait coulé sous les ponts depuis les événements qui ont le plus pu faire l’objet d’affrontements idéologiques est certainement un atout pour rendre cela possible, de même, qu’on le regrette, qu’on s’en réjouisse, ou qu’on se borne à l’observer, que l’affaiblissement des enjeux immédiats, lié au long déclin de son influence sur la vie politique et sur la conjoncture. Mais cela tient aussi à la qualité de ses auteurs, qui s’ils entendent ne se réclamer d’aucune école peuvent tous trois, chacun à sa façon, être caractérisés comme des historiens non-anticommunistes du communisme ; si leur regard sur l’histoire du PCF n’est pas nécessairement toujours bienveillant, il n’est en tous cas jamais malveillant. Leur livre n’est pas un livre partisan, un livre de militants, mais bien d’historiens, qui donnent à connaître les faits sur lesquels il sera possible d’étayer des réflexions plus approfondies. Ces faits sont présentés d’une manière neutre mais organisée par une vision d’ensemble que l’on pourrait qualifier d’objectiviste, étudiant le PCF comme une réalité historique située dans l’histoire générale de la société française et du mouvement ouvrier, et dont les évolutions, mais aussi les succès et les échecs sont d’abord tributaires des évolutions sociales. Ils sont pour beaucoup bien connus même s’ils ont pu être recouverts par les enjeux polémiques qu’ils ont soulevé et par les orientations parfois contradictoires de mémoires militantes et plus généralement politiques. Pour d’autres, ce sont des recherches récentes qui les ont mis à jour ou précisé, ou leur ont donné un éclairage nouveau, en particulier depuis l’ouverture des sources documentaires essentielles que constituent les archives soviétiques et celles du PCF lui-même, accessibles désormais à la consultation publique, de même que les nombreux travaux, menés à l’Université de Bourgogne ou ailleurs, qui ont permis depuis une vingtaine d’années un véritable approfondissement de la connaissance du PCF et de son histoire, au-delà des jugements à l’emporte-pièce comme des images d’Épinal.

Antonio Gramsci notait dans ses cahiers de prison « qu’écrire l’histoire d’un parti ne signifie rien d’autre qu’écrire l’histoire générale d’un pays d’un point de vue monographique pour en mettre en relief un aspect caractéristique. » Mais si cela peut être envisagé pour un parti âgé de dix ou quinze ans, cela deviendrait une gageure pour un parti centenaire, ne serait-ce que pour des questions de volume. La lecture du parti rouge suppose donc certaines connaissances préalables, même vagues ou générales, de l’histoire sociale, économique et politique la France contemporaine. Les auteurs s’efforcent néanmoins de donner à chaque étape des éléments de contextualisation permettant de limiter cet inconvénient.

Du fait même de ses dimensions raisonnables (380 pages dont 50 pages d’annexes et 30 pages de bibliographie, outre un certain nombre d’illustrations) l’histoire du PCF s’y trouve parfois ramassée en des pages à la fois dense et elliptiques. Mais aucun de ses grands moments, aussi complexes et délicats soient-ils n’en est caché, et sur tous il apporte dans la mesure des sources disponibles des éclairages et des précisions utiles : évoquons ainsi celles données sur l’initiative du Front Populaire, sur les conditions de l’entrée du parti communiste dans la Résistance ou sur ses choix à la Libération, ses rapports avec l’Union Soviétique et le mouvement communiste international, son attitude pendant la guerre d’Algérie, ou en mai 1968, ses différentes expériences gouvernementales, ou plus récemment, sur le choix du Front de gauche et l’émergence de la « gauche radicale » qui vient en quelque sorte prendre la place qu’il avait occupée.

De même ne sont pas évacuées les questions de l’histoire propre du parti, que ce soit sur les conditions de sa fondation, ou sur les crises qui l’ont périodiquement traversé, de « l’affaire » Barbé et Célor au début des années 1930 au remplacement de Pierre Laurent à la direction du parti en 2018, en passant par l’exclusion de Marty, de Lecœur ou de Servin et Casanova dans les années 1950 et la mise à l’écart de Henri Fiszbin à la fin des années 1970 ou la rupture de Pierre Juquin dans les années 1980. Mais cela n’est pas ce qui retient le plus l’attention des auteurs. Roger Martelli avait expressément dit, dans son premier essai d’une histoire synthétique du PCF (Une histoire sincère du PCF, Messidor, 1985), le peu d’intérêt qu’il portait aux « histoires intérieures », en référence à la grande somme de Philippe Robrieux qui faisait une large place aux personnalités des dirigeants et à leurs rapports, conflictuels ou non. C’est donc en vain que l’on chercherait dans Le parti rouge un essai de « fabienologie ». Peut-être d’ailleurs tombe-t-on ainsi d’un excès dans l’autre. Mais l’objet des auteurs est plus l’histoire du PCF vue à travers celle de sa place dans la société française et de son insertion dans sa vie politique – ce qui les conduit à donner à ses résultats électoraux et à l’état de ses forces organisées une importance plus grande qu’à ses discussions internes à chaque étape. Encore cette caractéristique ne se présente-t-elle pas de la même manière pour chaque période : l’histoire du PCF étant ici vue dans l’histoire de la vie politique française, les évolutions de cette dernière déterminent sans doute les caractéristiques du regard porté sur lui.

Au demeurant, la vie interne du PCF ne pouvait guère être suivie dans son détail. Ce parti a tenu en décembre 2018 son 38e congrès. Il va de soi que chacun de ses trente huit congrès ne pouvait pas faire l’objet d’une analyse. Peu font même l’objet d’une mention. Mais si c’est bien sûr au moins le cas du congrès de Villeurbanne (8e congrès, en 1935), qui ratifie la stratégie de Front populaire, on s’étonne de ne pas trouver la moindre référence à l’autre congrès « historique » du PCF, le 22e congrès qui, en 1976, définissait la stratégie de voie démocratique au socialisme dans la mise en œuvre de laquelle le parti devait atteindre le sommet de ses forces organisées, et dont l’échec devait enclencher le long déclin dont il n’est jamais sorti. Tout au plus est-il fait allusion à « l’abandon de la dictature du prolétariat ». Mais sans doute le caractère « historique » d’un événement, fût-il un congrès du parti communiste, ne peut-il être évalué que a posteriori. Et on peut dès lors imaginer que les destinées, modestes et limitées dans le temps, de la politique de ce congrès conduisent les auteurs, dont le souci est décrire une histoire longue de leur objet, à considérer que cet échec particulier ne peut plus, après quarante cinq ans, être considéré comme si essentiel qu’on doive s’y attarder. Cela correspond par ailleurs à ce choix que l’on peut regretter, de ne porter qu’une attention rapide aux discussions et débats qui agitent, à chaque période, le parti communiste, à ses réflexions stratégiques, à ses interrogations, à ses élaborations. Ce qui intéresse les auteurs est plus l’ensemble de ses pratiques, dont il est vrai que leur empreinte sur la société est d’une autre importance.

La limite de ce cadre est qu’il ne fournit pas de pistes politiques sur la manière dont les échecs auraient pu être évités ou contournés, par des choix stratégiques différents ou mieux maîtrisés, suscitant des pratiques différentes ou mieux adaptées. À ramener le long déclin du parti communiste à celui de la classe ouvrière et aux évolutions économiques et sociales, on comprend certes comment le communisme a pu s’éteindre avec le XXe siècle, mais on n’est guère armé pour imaginer un autre scénario historique ou les formes que pourrait prendre un communisme du XXIe siècle. On donne une histoire à lire ; on n’en tire pas les leçons.  Faire connaître une histoire mal connue passe ainsi pour les auteurs du Parti rouge avant la préoccupation de faire comprendre une histoire mal comprise – et qui peut d’ailleurs bien souvent être comprise de diverses manières aussi légitimes les unes que les autres : comme celle d’en tirer les leçons, une telle préoccupation sort du simple domaine de l’historiographie ; elle est l’affaire des citoyen-ne-s et militant-e-s d’aujourd’hui.

Comprendre et faire comprendre cette histoire est par contre l’objet essentiel du petit livre (192 pages) que Roger Martelli signe seul. Mobilisant nombre de ses travaux antérieurs ou concomitants, comme celui dont il vient d’être question, il précise que « la trame de l’argumentation et le fil des idées sont toutefois nouveaux », et énonce ainsi son projet :

« Il ne faut pas renoncer aux interprétations globales, fût-ce avec prudence. On suggérera ici que la compréhension du phénomène communiste français oblige à l’observer simultanément dans trois de ses dimensions : sa fonctionnalité sociale, son déploiement en forme de galaxie et son insertion dans un modèle général d’action collective. Le PCF a su se doter d’une réelle utilité sociale, il a su dépasser les coupures qui séparent le social, le politique et le symbolique et il s’est adossé à une grande expérience qui, au xxe siècle, s’est voulue une alternative à l’ordre bourgeois. Tel est le cœur de l’interprétation du communisme français. »

L’ensemble est traité avec érudition et précision, dans le cadre d’une réflexion sur le temps long et l’enracinement local des cultures politiques. Il complète ainsi utilement Le parti rouge : que l’on suive ou non en tout point Roger Martelli dans ses réflexions, elles sont stimulantes et aident à penser ce singulier objet centenaire qu’est le parti communiste français.

Notes

[1]La dernière en date est le livre de Marc Lazar et Stéphane Courtois, Histoire du parti communiste français, PUF, 2e ed., PUF, 2000.