Extrait du livre de Sébastien Fontenelle : Les empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie, Lux, 2020.
Quotidiennement, des agitateurs prennent d’assaut les tribunes pour attiser colères identitaires et passions xénophobes. Leur brutalité verbale, qui vise principalement les «migrants» et les «musulmans», rappelle la violence de ceux qui, dans la première moitié du siècle précédent, vilipendaient les «métèques» et les «juifs». De la même façon que les droites d’antan vitupéraient contre le «judéo-bolchevisme», leurs épigones fustigent l’«islamo-gauchisme», qu’ils associent à l’antisémitisme.
Or ces mêmes accusateurs font parfois preuve d’une étonnante complaisance lorsqu’ils se trouvent confrontés, dans leurs alentours culturels et idéologiques, à des considérations pour le moins équivoques sur les juifs ou sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Soudain ils deviennent magnanimes et peuvent même trouver à leurs auteurs des circonstances atténuantes. Et ainsi se perpétue l’abject.
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En l’espace de deux décennies, la haine, on l’aura compris, a été largement normalisée. Entre le tout début des années 2000 et le moment où ces lignes sont écrites – dans le confinement de la fin du mois de mars 2020 –, les vociférations visant les migrants et les musulmans ne sont pas seulement devenues affreusement banales : elles sont, désormais, systématiquement valorisées dans la presse et les médias.
Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour provocation à la haine raciale, est toujours chroniqueur au Figaro, où l’on hésite rarement à fustiger le « militantisme » de journalistes jugés trop à gauche, mais où ses imprécations sont donc regardées comme recevables. Il continue, par ailleurs, à coanimer, à la télévision, une émission hebdomadaire sur la chaîne Paris Première.
Mais ce n’est pas tout.
Enhardi peut-être par cette impunité professionnelle, ce même sinistre personnage – à qui échoit ce jour-là l’insigne honneur de prononcer devant une salle comble une allocution d’introduction à cette journée de mobilisation contre le « progressisme » et le « multi- culturalisme » – participe, le 28 septembre 2019, à une « convention de la droite » identitaire, organisée à Paris par des proches de Marion Maréchal-Le Pen, et à laquelle s’est aussi laissé inviter un autre collaborateur du Figaro : Ivan Rioufol, bien sûr.
L’intervention de Zemmour est, comme le relève le journal Le Monde dans un éditorial d’une rare sévérité[1], « d’une violence insensée », qui lui vaut d’être ovationné par un parterre conquis :
« Il appelle ouvertement à “se battre” contre “une armée d’occupation” dont “l’uni- forme” serait “la djellaba” », et « assimile explicitement les musulmans aux nazis ». Puis encore : « Il franchit un nouveau palier dans l’inacceptable en proclamant la mort de la République et en appelant à la guerre civile afin de repousser “l’invasion” et de “restaurer” la France catholique éternelle. »
Mais le pire est que cette prédication « d’inspiration fasciste » – toujours selon Le Monde – est retransmise en direct, et dans son intégralité, par une chaîne dite « d’information en continu », LCI – propriété du groupe Bouygues –, qui offre donc à Zemmour « trente- deux minutes » pour déverser sa « haine sans contra- dicteur » – trente-deux minutes d’« infamie » –, quand il faudrait au contraire, explique l’éditorial du Monde, que le journaliste du Figaro soit enfin « traité pour ce qu’il est : un délinquant et un pyromane ».
Il le faudrait, en effet.
Mais ce n’est pas ce qui se passe, et quelques jours après que Zemmour s’est produit devant la convention de la droite – et alors même que le parquet de Paris engage contre lui de nouvelles poursuites pour « provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence » –, une autre chaîne dite « d’information » – CNews, propriété du milliardaire Vincent Bolloré – lui confie l’animation d’une nouvelle émission, dans laquelle, quatre fois par semaine, il discute avec un invité, et où l’un de ses premiers hôtes sera l’essayiste Alain Finkielkraut.
On aurait tort, cependant, d’imputer aux seules télévisions privées l’entière responsabilité de cette banalisation du pire.
Lorsqu’il n’est pas occupé à dispenser des leçons de maintien aux rédactions qui permettent à Zemmour de vomir sa « haine télévisée » – ou à déplorer, comme dans son édition du 6 mars 2020, l’irrésistible « essor du national-populisme intellectuel et médiatique » –, le journal Le Monde, par exemple, continue lui aussi de dérouler des tapis rouges devant l’un des plus emblématiques représentants de ce courant idéologique.
On l’a vu dans les pages qui précèdent : Alain Finkielkraut, puisque c’est encore de lui qu’il s’agit, tient sur l’immigration et l’islam des propos dont le fond ne diffère nullement de celui de la logorrhée zemmourienne. Et il a lui aussi repris à son compte la théorie du « grand remplacement » de son ami Renaud Camus[2]. Pourtant : le 18 septembre 2020, Le Monde publie, pour fêter la parution de son nouveau livre, autobiographique, un long portrait de l’essayiste, d’où ressort notamment qu’il endure des « affres », et que « la difficulté qui entrave » parfois son écriture explique sans doute en partie les « accents tourmentés » et le « caractère excessif » de certains de ses travaux – dont le contenu précis est passé sous silence par l’auteur de ce très complaisant article.
Par la grâce de cette occultation des anathèmes altérophobes qui constituent depuis de longues années l’essentiel de sa production, Finkielkraut, refait (presque) à neuf, apparaît là non pas comme un prédicateur réactionnaire, mais comme un littérateur angoissé, tenaillé par le doute et l’inquiétude : il bénéficie donc, on l’aura compris, du procédé auquel lui- même a recours lorsqu’il se porte au secours de Renaud Camus en expliquant que celui-ci n’est pas un vulgaire propagandiste raciste, mais un authentique écrivain dont les emportements s’expliquent par le fait qu’il est parfois happé par ses anxiétés.
Pour Le Monde, Finkielkraut, à la différence de Zemmour, peut en somme être considéré comme un très honorable et respectable intellectuel, qui, par-delà les excès où le porte parfois sa fragilité, ne démérite nullement de la littérature et de la culture françaises.
C’est sans doute ce qui explique pourquoi, un mois et demi après que ce journal a publié son éditorial dénonçant les télévisions qui continuent à offrir des tribunes à Éric Zemmour, Finkielkraut est encore invité à prendre la parole, le 10 novembre 2019, dans le cadre d’un « forum philo » organisé par Le Monde : l’essayiste, évidemment, profite de l’aubaine pour redire publique- ment et, sans contradiction, l’inquiétude identitaire que lui inspire le port du voile.
Il faut le répéter : par-delà certains désaccords – sur le maréchal Pétain et le régime de Vichy, par exemple – qui cependant n’entament en rien la cordialité de leurs échanges lorsqu’ils s’invitent l’un l’autre dans leurs émissions respectives, il y a des convergences entre la prose d’un Éric Zemmour – ou d’un Ivan Rioufol – et celle d’un Alain Finkielkraut.
Il faut le répéter : l’essayiste dont Le Monde, institué en arbitre des élégances intellectuelles et média- tiques, loue la délicatesse pour mieux minimiser ses cruautés altérophobes et le journaliste dont le même quotidien fustige la grossièreté parlent en réalité d’une seule et même voix lorsqu’ils dénoncent, l’un le « grand remplacement », l’autre le « remplacisme global ».
Ces discours, devenus dominants, ne sont donc pas seulement portés par les chaînes dites d’« information » qui ont fait de l’excitation des passions chauvinistes l’un de leurs plus rentables fonds de commerce – mais également par les journaux et magazines qui continuent d’employer des rhéteurs xénophobes ou de leur ouvrir tout grand leurs pages.
Ces imprécateurs, on l’a dit, usent, pour verrouiller leur mainmise sur le débat public et pour mieux se disculper de leurs propres répulsions, d’un procédé particulièrement retors : ils lancent régulièrement des imputations d’antisémitisme contre les migrants, contre les musulmans, et contre la gauche antiraciste. Non sans succès, puisque désormais ces incriminations sont elles aussi devenues si courantes – et si banales – que le patron des vénérables éditions Gallimard, par exemple, peut, on l’a vu, très posément déclarer, sans que cela suscite un tollé, qu’« aujourd’hui, l’antisémitisme n’est plus du côté des chrétiens mais des musulmans ».
Or, on l’a également constaté dans les pages qui précèdent, ceux qui formulent ces accusations, lorsqu’ils lisent ou entendent dans leurs environnements idéologiques des propos pour le moins douteux sur les Juifs, qui les feraient évidemment – et à très bon droit – réagir avec beaucoup de vigueur s’ils étaient tenus par des adversaires politiques, font preuve de beaucoup de souplesse et de tolérance.
De même, lorsqu’ils se trouvent confrontés à la célébration – éditoriale ou nationale – d’antisémites notoires, mais qui appartiennent à leurs univers et à ce qu’eux-mêmes définissent comme l’identité française : leur inflexibilité se mélange soudain de beaucoup de circonspection.
Surtout, on sait aujourd’hui que les attaques de ces agitateurs contre l’immigration et l’islam nourrissent les hantises de fanatiques d’extrême droite, adeptes de la supercherie du « grand remplacement », qui ne haïssent pas seulement les migrants et les musulmans, mais aussi les Juifs.
Ces racismes tuent : le néonazi de 27 ans qui a assassiné deux personnes le 9 octobre 2019 dans les rues de Halle, en Allemagne, ne visait pas seulement un restaurant turc : cet assassin rongé, selon le procureur fédéral allemand, « par un antisémitisme effrayant » voulait aussi et surtout « commettre un massacre » dans une synagogue[3].
Aujourd’hui comme hier, cette haine des Juifs va de pair avec celle des étrangers, mais aussi, désormais, avec celle des musulmans : cela dit assez la duplicité des apprentis sorciers qui prétendent lutter contre l’antisémitisme en prêchant ou en tolérant la xénophobie et l’islamophobie.
[1] « Éric Zemmour et la haine télévisée », Le Monde, 1er octobre 2019.
[2] Mathieu Dejean, « Alain Finkielkraut reprend à son compte la théorie du “grand remplacement” de Renaud Camus », Les Inrockuptibles, 30 octobre 2017.
[3] « Tuerie de Halle : le tireur voulait “commettre un massacre” dans la synagogue », L’Express, 10 octobre 2019.