Frédéric Ciriez et Romain Lamy, Frantz Fanon, Paris, La Découverte, 2020.
Sur Frantz Fanon, on pourra lire cet article de Leo Zeilig, celui-ci de Mahdi Amel ou encore ce texte de Peter Hallward.
Au mois d’août 1961, Frantz Fanon rencontra Jean-Paul Sartre à Rome, accompagnés de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann. On sait peu de chose sur cette entrevue qui dura 3 jours, si ce n’est que Sartre accepta d’y préfacer le dernier livre de Frantz Fanon : les Damnés de la Terre. C’est ce cadre, cette unité de temps et de lieu, que choisit le roman graphique sobrement intitulé Frantz Fanon et dont il « s’inspire librement ».
Cinquième bande dessinée à être publiée aux éditions la Découverte, elle partage l’orientation de la collection « L’Histoire dessinée de la France » créé en 2017 conjointement avec La Revue dessinée : ambitieuse, documenté, quasi-universitaire dans son approche. On a bien parfois l’impression d’être face aux reportages et aux documentaires publiés par la Revue dessinée ; « Frantz Fanon » en est en quelque sorte la déclinaison au format long. Peu de pause, peu de découpage, nous avons bien affaire à un roman graphique.
Pour Romain Lamy, dessinateur de l’ouvrage, il s’agit de sa première œuvre graphique publiée. Le style utilisé se prête à des déformations, à des flous, à des naïvetés, à une forme assez brute et simple aux couleurs pastels, auquel on peut trouver du charme – nous conseillons en tout cas vivement de dépasser les premières pages qui ne sont pas les plus habilement dessinées. Le scénario de Frédéric Ciriez, romancier, est documenté[1], précis, offrant à voir la complexité de Fanon, de ses prises de positions, de ses évolutions, ne cachant rien de la violence et des difficultés du processus révolutionnaire algérien comme du parcours de Fanon.
Car ce roman graphique touche par sa capacité à mettre en scène Fanon de façon crédible. Il ne s’agit pas d’en faire une figure exemplaire ou repoussante, mais de comprendre son parcours, sa formation, ses rencontres. En procédant par le récit chronologique d’un homme racontant sa vie (Fanon répond aux questions de Sartre et Beauvoir qui tente de le cerner), cette bande dessinée recontextualise – parfois sans doute un peu rapidement – Fanon et son parcours. C’est donc non seulement les ouvrages de Fanon, qui y sont introduits et souvent cités, mais des figures aussi variés que celle de François Tosquelles – psychiatre mentor de Fanon et ancien membre du POUM –, Senghor, Salan – qui décora Fanon de la croix de guerre en 1944 –, Chester Himes, Pierre Broué, Mohammed Harbi, le réseau Janson, Daniel Guérin, Abane Ramdane …
Au cours de la discussion entre Fanon et Sartre les références littéraires abondent, le débat intellectuel, politique, et prend corps sur un rappel de la violence de l’époque. Ainsi cette BD s’ouvre-t-elle sur l’évocation par Fanon des tentatives d’assassinat dont il fut victime, probablement mené par les services secrets français (le groupe armé de la « Main Rouge » servant de couverture). La langue qui y est recréée rend les dialogues et le livre crédible et lui donne une force certaine.
C’est donc un ouvrage d’une grande richesse, qui réussit le pari de restituer la complexité de Fanon et de son époque, d’en faire un homme vivant, tiraillé. C’est sans faux fuyant que les défaites, les contradictions, les impasses de la pensée et de la vie de Fanon sont abordées. Le rôle que joua la maladie – la leucémie dont il mourut à 36 ans – plane sur le récit et rappelle que Fanon manqua de temps, tout en aiguillonnant ses décisions (il voulut mourir en combattant sur le front, ce que l’on lui refusa).
Enfin les passages sur les dissensions et les luttes meurtrières au sein du FLN mettent bien en valeur l’idée que Fanon fut progressivement écarté puis cantonné à des tâches considérées comme périphériques – littéralement puisqu’il devient représentant du Gouvernement Provisoire Algérien pour l’Afrique Noire. Son dernier ouvrage, Les Damnés de la Terre, au cœur de cette BD, aborde d’ailleurs clairement les trahisons possibles des bourgeoisies africaines. C’est la fertilité de cette pensée, de l’œuvre écrite de Fanon, que ce roman graphique cherche à souligner, et il le fait avec succès, donnant envie de le lire.
[1] On trouvera quelques notes de bas de page et une petite bibliographie en fin d’ouvrage.