Jeune femme, jeune homme des années 2020, tes 20 ans sont le cauchemar des miens.
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Mes 20 ans, c’était le début de la « guerre contre le terrorisme ». Résultat ? Les crimes atroces visant à semer la terreur et la guerre civile n’ont pas disparu, ils n’ont peut-être même jamais été aussi proches.
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Mes 20 ans, c’était Jean-Marie Le Pen au 2e tour de la présidentielle, et on parlait alors de « séisme » politique. L’événement s’est reproduit et la terre n’a pas tremblé. L’extrême-droite n’a jamais été aussi bien installée à la télé, dans les têtes, et même dans l’action du gouvernement (enfin si, une fois, mais ça c’était les 20 ans de mes grands-parents).
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Mes 20 ans, c’était aussi ce temps où, entre deux bombardements au Moyen-Orient, Charlie Hebdo a commencé à raconter que l’islam partait en croisade contre l’Occident.[1] Aujourd’hui, l’État veut t’apprendre que la liberté d’expression c’est de proclamer cela partout. Que la République a toujours défendu la liberté contre les barbares. La même République qui, au temps des 20 ans des mes parents, interdisait Hara-Kiri, après un numéro trop irrespectueux du pouvoir, entraînant le lancement de… Charlie Hebdo. Depuis l’attentat du 7 janvier 2015, une tragédie n’arrive jamais seule.
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Mes 20 ans, c’était encore le début d’une « nouvelle laïcité »[2] qui fait des croyant.es des gens dangereux et qui ne protège plus ta liberté si tu en fais partie.
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Mes 20 ans, c’était déjà le début de l’urgence climatique et environnementale, mais on pouvait encore chanter « Vive le feu » sans arrière-pensée. Aujourd’hui il y a le feu partout, littéralement.
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Au temps de mes 20 ans, la maladie mortelle du capitalisme, c’était juste une métaphore, et « no future » on croyait que c’était du passé. Mais de tes premières expériences de discrimination raciste et sexiste, de travail précaire et absurde, de violence policière impunie, à la destruction des retraites et de la planète, à la suspension indéterminée de tant de choses qui font le bonheur de l’existence, le mot « avenir » te fait rire pour ne pas pleurer. Des services de réanimation aux manifestations pour George Floyd ou pour le climat, tu as déjà appris que même respirer sera un combat.
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Mes 20 ans, je ne laisserai personne dire que c’était le plus bel âge de la vie. Mais tes 20 ans montent haut dans le classement des pires années de l’histoire de l’humanité. Tu n’y es pour rien ou presque, et pourtant ce monde est bien là, irrespirable. Ce n’est pas faute de luttes passées, crois-moi.
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Comment alors ne pas céder au sentiment d’impuissance ? En 2015, on disait : « vos guerres, nos morts ». Ils n’ont que le mot « guerre » à la bouche, ils comptent bien continuer à la faire, et nous continuons de compter nos morts. Et même, à chaque mort de plus, à chaque victime innocente qui paye cette « guerre » de sa vie, répond une nouvelle salve venue de l’État, intensifiant sa politique de guerre civile, sécuritaire, raciste, antisociale, s’en prenant à d’autres innocent.es parmi nous, pour leur religion, leurs origines. Une « guerre » ici et maintenant, qui cherche à nous entraîner toujours plus nombreux, et qui fait le jeu du terrorisme.
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Pourtant, sous peine de fin du monde tel que nous l’avons connu, il faudra bien que ta jeunesse soit porteuse d’espoir et de lutte, car un autre monde d’après est possible.
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Je te laisse avec quelques mots des 40 ans de quelqu’un d’autre – les mots de María Elena Walsh immortalisés par Mercedes Sosa, mots de souffrance intime, de survie et de libération, qui prennent une résonance particulière à l’automne 2020. Puissent-ils annoncer le printemps qui vient :
Tant de fois on m’a tuée
Tant de fois je suis morte
Et pourtant me voici
Je ressuscite
Je rends grâce à la disgrâce
Et à la main armée d’un poignard
Car elle m’a si mal tuée
Et j’ai continué à chanter
Chanter au soleil comme la cigale
Après une année sous la terre
Comme une survivante
Qui revient de la guerre
[1] En novembre 2002, à propos d’un livre d’Oriana Fallaci, un chroniqueur de ce journal avait soulevé une polémique en écrivant notamment : « Elle ne proteste pas seulement contre l’islamisme assassin […]. Elle proteste aussi contre la dénégation qui a cours dans l’opinion européenne, qu’elle soit italienne ou française par exemple. On ne veut pas voir ni condamner clairement le fait que c’est l’islam qui part en croisade contre l’Occident et non l’inverse. »
[2] La loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école a été préparée notamment par un rapport de François Baroin intitulé « Pour une nouvelle laïcité ».