Ce que la présidence de Trump nous a appris à propos de l’extrême droite

Malgré ses tendances autoritaires, Donald Trump n’a jamais été en capacité de faire basculer les États-Unis vers le fascisme. Mais il a malgré tout entraîné le pays vers un abîme xénophobe, anti-travailleurs et réactionnaire. Or, non seulement les forces qu’il incarne ne vont pas s’arrêter là si nous ne les prenons pas au sérieux et si nous ne les écrasons pas, mais elles existent aussi – sous des formes évidemment différentes – dans d’autres pays, dont la France.

Si la perspective avancée par Christopher Vials en fin d’article d’un nouveau « front populaire » – c’est-à-dire une large coalition allant jusqu’à des forces bourgeoises considérées comme « antifascistes » – nous semble plus que discutable au vu de l’expérience historique (les fronts populaires ont presque partout été mis en échec ou vaincus dans les années 1930), l’article a le mérite de chercher à tirer des leçons de l’expérience du trumpisme. 

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Trump est sur le point de prendre la porte. Mais il n’est pas nécessaire d’être un expert pour se rendre compte que le trumpisme ne va pas disparaitre, du moins pas de sitôt.

Que nous voulions le baptiser trumpisme, nationalisme blanc, populisme de droite, néofascisme, ou tout ce qui précède, il est clair que cette bouillie toxique fait maintenant partie du paysage même si nous savons aussi maintenant que le trumpisme n’est pas invincible. Nous pouvons tirer quelques enseignements des quatre années du mandat de Trump.

 

1- Une personnalité autoritaire comme Trump peut gagner des élections

Il est certain que les États-Unis ne sont jamais « devenus fascistes ». Le gouvernement fédéral n’est jamais devenu un État fasciste, comme certains le craignaient en 2016.  Trump était bien trop indiscipliné et politiquement maladroit pour mettre à bas les règles démocratiques libérales profondément ancrées dans le pays (même s’il a fait énormément de dégâts). Il ne semblait même pas avoir une feuille de route cohérente en tête.

Pour certains d’entre nous qui étudient le fascisme, le verbiage de Trump ainsi que son tempérament évoquent de troublantes réminiscences. Trump n’était pas un militaire ou un homme passé par l’armée comme les dictateurs fascistes européens des années 1930. Contrairement à Franco, Hitler et Mussolini, la gloire militaire n’a jamais été au centre de son identité. Heureusement pour nous tous, son profond mépris élitiste envers les militaires lui a aliéné le soutien de ceux qui sont en charge de l’armement le plus meurtrier que possèdent les États-Unis.

Mais les références fascistes de la force, la race, la nation, la violence, l’action sont au centre d’une rhétorique avec tout ce que cela comporte : des tendances clairement autoritaires, des intonations apocalyptiques et des attaques visant les cibles historiques et traditionnelles des fascismes, passés et présents. L’économie ennuie les fascistes et leurs partisans. En observant l’intégralité de ses discours lors de ses apparitions publiques, il est frappant de noter que ce candidat républicain ne mentionne guère les impôts, les libertés individuelles et publiques, la démocratie.

Nous savons maintenant que soixante-douze millions d’Américains sont finalement d’accord avec cela, du moins en l’absence d’une alternative plus convaincante.

 

2- Trump n’a jamais construit un mouvement néofasciste cohérent

Mais restons vigilants. Trump n’a jamais été assez discipliné, ni un tacticien suffisamment doué pour construire un mouvement néofasciste unifié autour de son ego colossal. Ses débuts de carrière en tant qu’homme de confiance de l’empire immobilier de son père ne lui ont pas donné les compétences nécessaires pour organiser sa base issue de la classe moyenne dans des structures locales pérennes, même s’il a réussi à l’amener aux urnes. Avec ses capacités et son image publique, Trump se rapproche davantage de  Berlusconi que de Mussolini : un playboy médiatique devenu politicien dont le meilleur talent était de jouer un homme riche à la télévision. Nous verrons si, comme Silvio Berlusconi, il repartira les menottes aux poignets dès la fin de son mandat.

Ce play-boy doté d’une personnalité narcissique et autoritaire a exigé (et obtenu) l’adoration des foules lors de ses rassemblements, mais il n’a jamais pris le temps d’organiser ces foules en un réseau cohérent de cadres, ce que les dirigeants fascistes avaient réussi à faire dans le passé. Nous avons les Proud Boys et les Boogaloo Boys, les Oath Keepers (les Gardiens du Serment) et les QAnon, les Bikers for Trump ainsi qu’une galaxie d’autres groupes de droite armés et d’épouvantables sectes conspirationnistes. Tous sont dangereux et aucun d’entre eux n’est à prendre à la légère.

Il faut néanmoins relever que nous n’avons pas de groupes paramilitaires de masse comparables aux SA de l’Allemagne de Weimar (les Chemises Brunes) ou aux Arditi de Mussolini (les Chemises Noires) de l’Italie d’avant-guerre. En 1932, la SA avait totalement éclipsé les milices de droite rivales et clairement défini sa relation comme branche paramilitaire du parti nazi même si cette relation ne fut pas toujours stable.

L’histoire ne se répète jamais exactement et il ne faut donc pas chercher une répétition exacte des SA ou de la Phalange de Franco. Mais nous devons être très vigilants face au danger que ces milices atomisées ne se figent en quelque chose d’unifié dans le cadre d’une étroite relation avec le parti républicain.

 

3- La période actuelle est cruciale, mais pas pour les raisons que nous imaginions

Avant l’élection, on craignait littéralement que n’éclate une guerre civile entre la Gauche et la Droite à la suite des résultats. Cela semble maintenant très peu probable. Il est difficilement imaginable qu’au delà de ce qu’il a déjà fait, Trump soit en capacité de miner les institutions démocratiques dans les prochains mois.

Il n’empêche que Trump évalue actuellement son autoritarisme en le poussant jusqu’à des limites qui vont bien au delà de tout ce qu’il a fait jusqu’à présent.  Non seulement il a continué à défendre sa fable d’élections « truquées » devant les tribunaux, mais puisque que cela ne fonctionnait pas, il a envisagé l’option consistant à faire basculer le collège électoralen sa faveur dans les États qui ont voté pour Biden [Ndlr : ce qui n’a pas non plus fonctionné].

Par ailleurs, quel était son plan derrière son remaniement de dernière minute des principaux dirigeants du Pentagone ? Est-ce que la fable de l’ « élection truquée » était censée préparer le terrain pour le retournement des grands électeurs, avec les nouveaux dirigeants du Pentagone à sa botte pour écraser tout mouvement de protestation ?

Même si un tel plan autoritaire existait, rien ne semble s’être passé pour lui comme prévu. Nous devrions là encore nous montrer très vigilants et surveiller de près le degré d’adhésion de la direction et de la base républicaines à de telles mesures. Cela nous permettra de savoir combien parmi ces soixante-douze millions de personnes qui ont voté pour Trump sont réellement des partisans de thèses autoritaires. Cela nous montrera également à quel point le trumpisme a porté atteinte aux valeurs démocratiques fondamentales.

 

4- Les autoritaires américains n’ont pas besoin de rejeter la démocratie

On croit communément que le fascisme rejette explicitement les principes démocratiques. À la lecture des autobiographies de Mussolini ou d’Hitler, il est clair que c’était leur cas. Ils affirmaient que les parlements ne regroupaient qu’une bande de politiciens chamailleurs et incapables. Selon eux, les Italiens et les Allemands avaient besoin d’un homme fort pour donner un grand coup de balai et faire ce qu’il fallait pour relever le pays.

Tout cela semble familier. Mais Trump n’a pas franchi le Rubicon en rejetant le principe même des élections pour des raisons philosophiques. Il prétend plutôt qu’elles sont « truquées » et tente d’inverser les résultats avec des avocats, pas avec des milices.

Aux États-Unis, les valeurs démocratiques libérales relèvent du sens commun, il serait donc difficile pour la majorité des Américains d’accepter un rejet du principe même des élections. Plutôt qu’un tel rejet, les néofascistes américains ont défendu depuis les années 1930 le thème des « élections truquées ».

À la fin des années 1930, le journal pro-fasciste Social Justice du père Charles Coughlin a ainsi défendu le coup d’État de Franco en Espagne en affirmant que la violence extralégale de la droite y était nécessaire parce que la gauche était arrivée au pouvoir par des élections frauduleuses. De tels arguments permettent aux Américains de préserver l’image qu’ils ont d’eux-mêmes en tant que défenseurs de la démocratie, alors qu’ils s’efforcent de la détruire.

Cette démarche a toujours été nécessaire aux États-Unis, où le libéralisme constitutionnel est ancré dans l’idéal national ce qui le rend indispensable à tout nationaliste. Le fascisme américain se distingue par une foi paradoxale dans la Constitution.

 

5- Trouver un autre Trump ne sera pas facile, mais pas impossible

Trump possédait une célébrité unique, et il ne sera pas facile pour l’extrême droite états-unienne de le remplacer. Comme nous l’avons vu durant les élections de 2018, le trumpisme sans le nom de Trump sur le bulletin de vote s’en est mal sorti.  Ce n’est pas tous les jours qu’un parti peut trouver une célébrité qui soit un « non-politicien », capable de faire une campagne efficace sur une plateforme politique populiste de droite et même nationaliste blanche. Et trouver un Trump meilleur que Trump, un leader charismatique et néofasciste doté d’un grand sens tactique, serait une tâche exceptionnellement complexe.

Mais nous ne pouvons pas nous bercer d’illusions en pensant que c’est impossible.

 

6- Il y a une place pour les gens de couleur dans le néofascisme

Nous avons pu observer une augmentation progressive du soutien de personnes non-blanches à Trump. Mais leur présence dans la coalition Trump devrait nous rappeler que la politique fasciste a toujours reposé sur autre chose que la seule suprématie blanche. Il existe de nombreux exemples dans le monde de fascismes et crypto-fascismes non-blancs, comme le Japon impérial, le parti Bharatiya Janata (BJP) de Narendra Modi et sa branche paramilitaire le RSS en Inde, le régime de Rodrigo Duterte aux Philippines, l’élection de Jair Bolsonaro dans l’État officiellement multiracial du Brésil.

Outre la suprématie blanche, les mouvements fascistes et néofascistes ont encore beaucoup à offrir à leurs adeptes (essentiellement masculins) : le militarisme, le frisson de la violence, l’anticommunisme, le patriarcat autoritaire, la bigoterie religieuse, la xénophobie contre les minorités nationales, etc.

Le caractère ouvertement raciste de la pensée politique trumpiste justifie pour l’instant le terme de « nationalisme blanc », mais nous pourrions avoir besoin de repenser nos étiquettes dans des Etats-Unis en pleine évolution démographique.

 

7- Les riches n’ont pas problème avec le nationalisme blanc

L’épine dorsale des mouvements fascistes a toujours été constituée par la classe moyenne, et non par la classe ouvrière ou les riches. De nombreux commentateurs furent déconcertés en 2016 parce qu’un grand nombre d’électeurs de Trump étaient des « blancs sans diplôme universitaire » qui, en même temps, avaient des revenus supérieurs à la moyenne nationale.

La base de Trump, tout comme celle des mouvements fascistes du XXe siècle, provient davantage de que l’on appelle parfois la « vieille classe moyenne ». Sur le plan professionnel, il s’agit moins de cols blancs ou d’employés de bureau (la « nouvelle classe moyenne ») que de propriétaires de petites entreprises, d’entrepreneurs indépendants et d’ouvriers qualifiés.

Hitler et Mussolini étaient issus de cette classe moyenne. Trump ne l’est pas. Mais il y a eu des mouvements fascistes avec des aristocrates ou d’autre membres des élites comme Francisco Franco en Espagne, Oswald Mosley en Grande-Bretagne et, plus récemment, Martin Sellner en Autriche, ce dernier était l’un des leaders de facto du mouvement identitaire en Europe.

En réalité les mouvements fascistes ne peuvent rien sans la complicité et le soutien des élites. Selon un sondage réalisé à la sortie des urnes pour le New York Times, ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars par an correspondent à la tranche de revenu la plus susceptible de soutenir Trump. Nous ne sommes pas encore capables de fournir une explication à ce constat même si nous n’ignorons pas que ce groupe a été le principal bénéficiaire des réductions d’impôts sous la présidence de Trump. Nous savons également que le racisme et la misogynie ne leur posent pas de problème, pas plus que cela n’en posait aux élites fascistes dans le passé.

 

8- L’antifascisme est plus efficace en tant que coalition

Le Parti Démocrate est malheureusement le rempart le plus efficace contre le fascisme lors d’échéances électorales au niveau fédéral. Le Parti Communiste des Etats-Unis était lui-même parvenu à cette conclusion dans la seconde moitié des années 1930. Néanmoins cela ne s’applique pas lors d’élections au niveau des États et au niveau local.

Dans cette optique, la gauche ne peut pas se priver des personnes qui ne se définissent pas nécessairement comme appartenant à la gauche mais qui sont prêtes à lutter contre la droite. Le Parti Démocrate ne peut pas non plus se permettre d’ignorer Alexandria Ocasio-Cortez, AOC, ce que les dirigeants démocrates sont naturellement enclins à faire. Une absence de soutien aux aspirations des millions de personnes qui se sont mobilisées pour sauver la démocratie ferait une nouvelle fois le lit d’une victoire de Trump, version 2.0.

Ebaucher les contours d’un Front populaire est notre tâche politique la plus urgente. C’est une tâche qui impliquera une mobilisation massive alors même qu’il est difficile de proposer un plan préétabli. En 1936, un participant au congrès national de la Ligue Américaine Contre la Guerre et le Fascisme déclara : « Le fait que l’Amérique devienne fasciste ou non dépendra de celui qui sera parvenu à s’organiser en premier ». C’est aussi vrai aujourd’hui qu’en 1936.

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Cet article a été publié le 15 novembre en anglais par Jacobin.

Traduit par Christian Dubucq.