L’article proposé est basé sur une communication présentée le 14 février 2018 lors de l’atelier Genre et Féminismes dans les Amériques latines qui avait comme objectif présenter les questionnements d’une recherche qui venait de commencer. L’analyse a comme but d’étudier les discours et pratiques politiques de femmes autochtones du Movimiento de Mujeres Indigenas Tz’ununija’(MMITZ) au Guatemala qui se battent pour l’accès à la justice dans un contexte de pluralisme légal. La recherche s’inscrit dans les cadres théoriques de l‘anthropologie juridique et des études de genre.
Dans un premier temps je compte faire un retour historique pour expliquer les relations de domination qui caractérisent la société guatémaltèque et les résistances des peuples autochtones, et mieux contextualiser la recherche. Dans un deuxième temps je présenterai le terrain de recherche et la méthodologie, pour situer l’objet. Finalement je compte présenter les questionnements de ma recherche. Les axes d’analyses portent sur : l’analyse de formes de justice alternatives proposées par ces femmes dans le cadre de leur circulation entre différents systèmes de justice ; l’appropriation d’un discours à portée universaliste sur les droits humains au niveau local, notamment la construction d’une identification collective en tant que « défenseures de droits humains » ; et les rapports de ces femmes avec les réseaux transnationaux afin d’effectuer un plaidoyer au niveau international pour porter leurs demandes.
Le Guatemala est un pays d’Amérique Centrale traversé par des importantes inégalités, conséquence de son passé violent. C’est un pays qui a connu la civilisation maya dans la période préhispanique ce qui a amené à une idée de disparition de la même et d’un « vide historique » qu’elle aurait laissé, contre lequel les peuples autochtones luttent encore aujourd’hui, pour se légitimer en tant que sujets de droits. L’invasion espagnole a rompu avec les structures sociales, politiques, économiques et culturelles des peuples autochtones, qui ont redéfini leurs habitats géographiques et espaces territoriaux. Depuis, les peuples autochtones reconstruisent leur histoires et cultures en adoptant des stratégies politiques basées sur la résistance culturelle et très récemment sur un phénomène d’ethnogenèse.
Depuis l’invasion espagnole et la conséquente colonisation, l’Etat a construit une nation basée sur la division entre autochtones d’un côté et espagnoles (criollos et ladinos) de l’autre (Taracena 2009), ce qui a été renforcé pendant l’Etat républicain guatémaltèque, créé après l’indépendance de l’Espagne en 1821. La société guatémaltèque était composée par trois secteurs polarisés : l’élite créole (criollos), avec un pouvoir politique et économique important, les autochtones et les ladinos au milieu, comme secteur intermédiaire entre les deux. Malgré la reconnaissance des peuples autochtones comme citoyens par la récente Constitution, ils et elles continuaient à être soumis au travail forcé et utilisé.e.s comme main d’œuvre gratuite, subordonné.e.s et exclu.e.s des processus sociales, politiques et économiques du pays.
Pendant la période de la révolution libérale en 1871, les populations autochtones jouissaient d’une certaine autonomie économique (propriétaires de petites extensions de terres ou commerçants et certains étaient alphabétisés) mais ne faisait pas du tout partie de l’imaginaire national comme citoyens et ils et elles étaient maintenu.e.s sous une politique tutélaire d’origine coloniale. Dans certaines zones, comme celle de Quetzaltenango, une élite maya k’iche s’était conformée et promouvaient la « raza indigena » en opposition au discours des non-autochtones, fondé sur la dégénération historique de leurs racines autochtones. Cependant, pendant cette période, l’élite caféière ladina, avait renforcé son pouvoir et s’était constituée en classe dominante. La volonté de « civiliser » les autochtones s’était traduit par un projet de blanchiment de ladinos et créoles pour construire une bipolarité autochtone-ladino et creuser la distance entre les deux. Cette vision polarisée a eu comme conséquence la disparition des “criollos” du discours sur l’ethnicité au Guatemala et encore aujourd’hui la société guatémaltèque est divisée entre ces deux mondes opposés.
Pendant le XIXème siècle, de nombreuses découvertes archéologiques et notamment du livre Popol Vuh, livre sacré des mayas avec les histoires de la création du monde en langue maya k’iche, contribuent à visibiliser les éléments propres au passé des peuples autochtones, en montrant une grande richesse culturelle. La nécessité d’un changement politique conduit à la révolution d’octobre en 1944, tournant de modernisation capitaliste. Cette période marque la nécessité politique d’un changement de régime, à la recherche de la modernisation sociale et économique du pays. Ce mouvement est impulsé par la classe moyenne urbaine (militaires, étudiant.e.s et ouvrier.e.s) ladina notamment, laquelle renverse le gouvernement de fait du général Federico Ponce Vaides. La bipolarité ethnique était devenue la forme de compréhension de la société, en faisant de la ladinisation une idéologie concrète au niveau national (Bastos et Taracena, 2005). Cela donne lieu aux premières élections libres qui inaugurent une période de modernisation de l’État de dix ans au profit des majorités ouvrières. Cela se traduit par une restructuration de la politique agraire pour convertir les autochtones en citoyens du même niveau que les autres mais sans avoir un vrai intérêt à changer la place accordée aux autochtones depuis la période coloniale. Le gouvernement de Jacobo Arbenz Guzmán (1951) lance une réforme agraire qui a l’aspiration de résoudre les inégalités foncières dans les campagnes guatémaltèques, tout en maintenant le compromis avec le modèle économique capitaliste et la conception libérale de la démocratie (Paley, 2018). Ces tentatives rencontrent des résistances par les grands propriétaires fonciers notamment quand il essaie d’exproprier des terres appartenant à la United Fruit Company (exportation de bananes), ce qui va à l’encontre des intérêts économiques des Etats-Unis. Malgré cet échec, la tentative de réforme porte également des changements, tels que l’abolition du travail forcé, l’extension du système éducatif, l’établissement de l’autonomie municipale et une modernisation du système électoral. Au niveau des politiques indigénistes, l’Etat développe des politiques assimilationnistes pour réaliser le processus d’homogénéisation du pays. Gonzalez Izás (2010) montre comment le projet de modernisation capitaliste, basé sur la constitution des plantations caféières, est à l’origine d’un discours racial virulent qui vise des projets “civilisateurs“ des peuples autochtones avec l’utilisation d’une violence structurelle et symbolique à leur encontre.
Avec la victoire contrerévolutionnaire de 1954, l’Etat se dirige vers des politiques d’intégration sociale et dans les années 1960 vers des politiques d’intégration économique dirigées aux « citoyens » autochtones. Avec le coup d’état de 1963, le gouvernement militaire adopte la doctrine du « développement » (desarrollismo), qui supposait une sorte d’égalité de tous et toutes les citoyen.ne.s (Taracena et Bastos 2005), vers une homogénéité politique et culturelle. Surtout, les politiques économiques développées par l’Etat, limitaient l’accès à la terre des peuples autochtones, visant à leur marginalisation. A partir de ce moment les militaires au pouvoir utilisent la violence d’Etat contre toute expression de désaccord, en développant une politique de « contre-insurrection », qui amènera à un conflit armé interne de 36 ans.
Aujourd’hui les peuples autochtones représentent au Guatemala 62% de la population, parmi lesquels 51% sont des femmes (CEPAL, 2013), sur un total de 15,6 millions de personnes (Encuesta Nacional de Condiciones de Vida, 2016). On dénombre officiellement 23 peuples autochtones : 21 peuples mayas, garifuna et xinka. Le peuple garifuna, aujourd’hui représente le 0,04% de la population et les xinkas représentent le 0,1% de la population (INE 2002). Ces trois groupes confondus, ont un niveau de pauvreté très élevé : en 2011, 22,2% de la population autochtone était en situation de pauvreté extrême contre 7,4% de la population non-autochtone (ladina). En ce qui concerne la population en situation de pauvreté, 51,3% sont autochtone contre 33,3% non autochtone (Encuesta Nacional de Condiciones de Vida, 2011). En ce qui concerne les femmes autochtones mayas garifunas et xinkas, elles se battent contre des discriminations multiples et imbriquées de genre, de race et de classe (Falquet, 2016), situation sur laquelle se base ma recherche. Les femmes autochtones au Guatemala vivent dans un continuum des violences depuis des décennies. Selon Cockburn (2004), cela se réfère à une continuité de la violence dans la vie des femmes, où leurs histoires semblent se dérouler dans un lieu où la norme et la constante est la violence à leur encontre, partout et toujours.
Le Guatemala a été traversé par un conflit armé interne qui a duré trente-six ans (1960-1996), au cours duquel ont été commis des actes de génocide contre les peuples autochtones. Les peuples autochtones, notamment mayas, étaient considérés comme « ennemi interne » par l’Etat (responsable de 93% des violations) et cibles des massacres, représentant 83% des victimes. Les causes profondes du conflit étaient liées aux politiques économiques avec comme objectif la marginalisation des peuples autochtones appauvris, notamment en limitant leur accès à la terre. Les femmes autochtones en particulier ont été l’objet d’une série de violences telles que exécutions extrajudiciaires, arrestations illégales, disparitions, tortures, déplacements internes, violences sexuelles etc. Dans ce pays, les formes de dominations reposent historiquement sur les rapports racistes et sexistes qui se sont normalisées dans la structure même de l’Etat (Cumes, 2012 ; Casaús Arzú, 2008). Le racisme est un des principaux mécanismes d’oppression et s’inscrit dans une logique d’extermination et d’exclusion qui se traduit actuellement par des pratiques racistes institutionnalisées. Le racisme institutionnel a comme objectif politique de dévaloriser, subordonner et limiter les droits des peuples autochtones pour accorder des privilèges à une minorité dominante (Cojti, 2005). Les femmes autochtones souffrent également d’un système patriarcal puissant et d’une domination sociale dans toutes les sphères de la société. Pendant le conflit armé, ces oppressions culminent avec des violences sexuelles qui étaient commises massivement et systématiquement par les forces de l’Etat, comme partie de la politique contre-insurrectionnelle (Fulchiron, 2009). L’émergence des revendications des femmes autochtones au Guatemala (et en Amérique centrale) s’est inscrite dans le cadre plus large des mouvements de la société civile des années 1980. Elles étaient alors directement liées à celles pour les droits humains d’une part, puisant dans les expériences de violence et répression vécues pendant le conflit armé et aux revendications de classe d’autre part mais pas encore spécifiquement de genre. Les massacres, les assassinats et les exils forcés pendant le conflit armé ont en effet désintégré des familles entières, surtout autochtones et les femmes se sont retrouvées seules à gérer les foyers et faire face aux violences. Nombre d’entre elles se sont alors confrontées au gouvernement militaire pour lutter contre les disparitions forcées et les assassinats politiques ((Monzon, 2015). Cette émergence des luttes des femmes autochtones se traduit par la création des premières organisations politiques des femmes mayas : la Coordination Nationale des Veuves du Guatemala (1988), Mama Maquin (1990) et Ixmucane (2000). Des espaces, tels que le Conseil des femmes mayas, ont été créé en coordination avec l’Articulation continentale des femmes autochtones en 1993 (Monzon, 2015). Plus récemment, les autres deux peuples autochtones ont connu un processus de récupération identitaire, notamment les xincas.
Le peuple garifuna habite principalement la municipalité de Livingston depuis 1802, et est un peuple Afro-Arauco-Caribéen, produit d’un mélange d’Arawaks de Caraïbes antillaises et d’esclaves africains des Antilles que les Anglais déportèrent de l’île de San Vicente à Honduras en 1797 puis s’étendirent et s’établirent sur les côtes du Honduras, Guatemala, Belize et Nicaragua (Gargallo, 2000 ; Arrivillaga, 2013). Les garífunas sont confrontés à des problèmes liés au régime foncier et nous avons souvent entendu dire qu’ils sont confrontés à un processus « d’invasion de leurs terres », notamment du peuple q’eqchi’, ce qui a entrainé un processus de récupération de leurs terres ancestrales. La première organisation garifuna date depuis 1995 : l’Organisation des Nègres Guatémaltèques (ONEGUA). Quant aux organisations des femmes garifunas membres du mouvement étudié, nous en trouvons nombreuses, actives depuis 2002. Ces organisations font partie de la force sociale du Parlement Garífuna (organe représentatif du peuple garifuna, actuellement inactif). Elles œuvrent particulièrement pour la promotion de la culture garifuna, pour la lutte contre le VIH et contre la sexualisation des corps des femmes garifunas, notamment dans les réseaux sociaux. Le peuple xinka en revanche, depuis dix ans a entamé un processus de recherche et de récupération de sa culture et de ses racines historiques, à travers la lutte pour leur territoire (Santa Rosa, Jutiapa et Jalapa) contre les projets extractifs, dirigée par le Parlement xinka (organe représentatif du peuple xinka). Depuis la colonie, les xinkas ont résisté contre les espagnols pour défendre leur territoire et depuis le XIXème siècle, ils ont été dépouillés d’une grande partie de ses terres, par les grands propriétaires fonciers des plantations de café et par l’administration religieuse (Dary, 2016a). En 2005, plusieurs communautés ont commencé à s’auto-définir en tant que xinkas en revendiquant leur installation dans la région depuis les temps préhispaniques. La population guatémaltèque en a une vague idée et certains doutent même de son existence, tandis que d’autres le remettent en question et même le nient (Dary, 2016b). Malgré la forte criminalisation, ce peuple est en train de lutter contre un projet minier depuis 2010 en San Rafael Las Flores à Santa Rosa, à travers une résistance non violente et auto organisée pour préserver les droits sur leurs terres communautaires.
Ces modes de résistances par la dénonciation, la défense de formes propres d’organisation et de cosmovision, représentent le cadre qui entraine des nouvelles formes créatrices de résister et renforcer le répertoire d’actions politiques par la mobilisation collective des femmes autochtones en se construisant en sujets politiques de droit. Le processus révolutionnaire a déclenché l’ouverture de nouveaux espaces et de nouvelles dynamiques pour la réflexion, qu’ont impulsé la participation des nouvelles actrices, comme les organisations des femmes autochtones, revendiquant « le droit à avoir des droits » (Jelin, cité par Casaus Arzu, 2000).
La situation de marginalité des peuples autochtones dans les structures sociales, économiques et politiques naît du déni de leurs droits par la société dominante et de la perte de la base territoriale nécessaire aux économies de subsistance et aux productions matérielle et spirituelle des cultures. Cette situation entre aujourd’hui en contradiction avec l’affirmation formelle, par des textes et traités, de leur spécificité culturelle et de leurs droits (Hale, 2002). Au niveau local, l’État guatémaltèque a créé des mécanismes institutionnels pour la protection des droits des femmes, en particulier pour les femmes autochtones comme la Defensoría de la Mujer Indígena (1999). A partir de 2007, l’élaboration d’un agenda articulé des femmes mayas, xincas et garifunas a permis l’intégration d’une partie des propositions des femmes autochtones issues de différents groupes ethniques dans la Política Nacional de Promoción y Desarrollo Integral de las Mujeres 2008-2023, principale politique publique de l’Etat pour l’amélioration des conditions de vie des femmes (Mendez y Carrera, 2014). C’est dans ce contexte, entre 2006 et 2007, que naît le mouvement de femmes Tz’ununija’. En plus, la croissante internationalisation des mouvements de peuple autochtones a également permis au mouvement de poser ses bases. À travers la défense de leurs droits individuels et collectifs, elles participent à des espaces de concertation avec les pouvoirs publics et les institutions juridiques, du niveau local à l’international. Elles interagissent également avec les autorités ancestrales et participent à la formulation d’agendas politiques pour un accès à la justice conforme à leurs demandes.
Ma recherche s’appuie sur un mouvement des femmes, le Movimiento de Mujeres Indigenas Tz’ununija’(MMITZ) composé de femmes mayas, garifunas et xinkas, qui réalise un important travail de formulation d’un discours juridique alternatif aux discours officiels et sa mise en pratique par des femmes autochtones qui s’autodéfinissent « défenseures de droits humains ». Le MMITZ est un mouvement des femmes autochtones crée en 2007 à l’échelle nationale, autour duquel sont articulées environ 80 associations locales (pour environ 3500 femmes) présentes dans 12 départements au Guatemala. Il nait à la suite de discussions entre plusieurs organisations locales partageant la volonté de réunir des femmes autochtones mayas, garifunas et xinkas, qui se revendiquent en tant que sujets historiques et de droit, à la suite de la signature des Accords de Paix en 1996. Il a pour objectif la promotion et la défense des droits des femmes autochtones subissant d’importantes violations par des actions auprès des décideurs politiques et des instances de justice, officielles et non officielles, nationales et internationales. Il porte un discours centré sur la lutte contre les discriminations, le racisme et la violence faite aux femmes autochtones, en dénonçant le traitement inégal qu’elles reçoivent lorsqu’elles recourent à la justice officielle ou autochtone. En pratique, ce réseau des femmes dénonce l’imbrication des systèmes d’oppression sexistes, racistes et néolibéraux-capitalistes (Falquet, 2016). Dans ce cadre, elles formulent des propositions alternatives qui leurs semblent plus à même de répondre aux violations qu’elles subissent. Employée chez une ONG internationale, j’ai eu l’occasion de participer à certaines de leurs activités et ateliers de formation, me permettant de prendre conscience de la portée du travail de formulation d’un discours juridique alternatif aux discours officiels et de sa mise en pratique. Ma position d’employée au sein d’une ONG internationale m’a permis de mesurer tout particulièrement l’importance des relations du mouvement avec ses différents partenaires internationaux. Cette position privilégiée, même si problématique pour sa configuration ambiguë entre recherche et ONG, m’a permis d’établir une relation très proche avec le mouvement. Ma présence au sein de l’organisation a été négociée lors des terrains réalisés dans le cadre de mon emploi en tant que chargée de projets de développement au sein d’une ONG, où ma posture d’interlocutrice principale me permet d’y avoir un accès consolidé dès le départ. Cette acceptation a été possible grâce à un échange réciproque de connaissances et de savoir-faire et la construction d’une certaine complicité (Rappaport, 2008) pendant plus de deux ans, entendue « pas seulement comme un dialogue ethnographique (qui est souvent plus intéressant pour l’ethnographe que pour le sujet), mais atteindre la complicité par la réalisation des objectifs propres au sujet, en menant des recherches conjointes (ibidem) ». Les femmes lorsque je leur avais présenté mon projet de recherche, m’avaient considérée une « alliée politique » (définie ainsi par une des fondatrices du mouvement), ce qui a facilité ma présence au sein de l’organisation. Dès le début j’ai proposé une méthodologie collaborative (ibid.) avec comme objectif d’avoir un positionnement engagé aux côtés de ces femmes, en analysant leurs luttes et discours (Sanford, 2008).
Dans cette partie il s’agit d’analyser les différents régimes juridiques avec lesquels les femmes du mouvement sont en contact et, parfois, en conflit. L’analyse questionne le rôle de ces femmes « défenseures des droits humains » individuels et collectifs, au niveau local, national et international, ainsi que leurs discours et pratiques dans le cadre de la circulation interlégale. L’interlegalité est l’intersection entre plusieurs ordres légaux, qui fait référence notamment à la dimension empirique du pluralisme juridique et à la pratique de justice au Guatemala.
Les études sur la position des femmes dans la justice communautaire dans les sociétés latino-américaines s’accordent pour dire que les femmes y sont de plus en plus présentes et influentes mais continuent à y être fortement discriminées. En ce qui concerne la justice officielle, étatique, les femmes font face à nombreux obstacles, comme la faible sensibilité des fonctionnaires de justice aux questions de genre et le faible appui aux victimes lors de déposer des plaintes ou pendant le procès judiciaire. Il y a aussi le manque d’informations et de compétences pour traiter les cas de violences vécus par ces femmes. Les deux instances de justice reproduisent les inégalités à l’égard des femmes, qui reçoivent alors un traitement inégal devant la loi. La difficulté pour les femmes autochtones est significative parce qu’elles sont confrontées au défi de légitimer le discours sur les droits des femmes dans des domaines traditionnellement dominés par les normes patriarcales et des regards masculins (Lang et Kucia, 2009). Dans le cas spécifique du Guatemala, Aura Cumes (in Lang et Kucia, 2009) souligne notamment la faiblesse des deux systèmes de justice dans le traitement des cas des violences faites aux femmes. Le premier, officiel, parce qu’il est un système de justice raciste, ethnocentrique et patriarcal, tandis que le second, traditionnel, reste profondément misogyne. Les idéologies patriarcales caractéristiques à la fois dans les systèmes de justice officielle et traditionnels renforcent en effet profondément les inégalités d’accès à la justice entre les sexes.
Les femmes du mouvement entretiennent une relation à la fois conflictuelle et privilégiée avec les deux systèmes de justice. Depuis la fin du conflit armé, les mouvements sociaux autochtones et les organismes communautaires ont renforcé leurs efforts pour revitaliser et « récupérer » le droit autochtone tout en travaillant les thématiques de genre en recourant aux instruments du droit international et à des réflexions sur la cosmovision maya. Elles s’engagent de cette manière dans une redéfinition des catégories et pratiques du féminisme à partir d’un double critique du racisme et de la marginalisation des peuples indiens d’un côté, et des aspects patriarcaux de leurs cultures et du sexisme de leurs propres communautés de l’autre (Ochy Curiel et al, 2005; Rachel Sieder y Morna Macleod, 2009).
A Joyabaj dans le Quiché (nord-ouest), une femme k’iche criminalisée par le maire de son village, me raconte comment elle dénonce les logiques d’oppression qu’elle souffre pendant son audience au tribunal :
« (..) à l’audience, le procureur m’a dit que je n’avais aucun droit à parler et me défendre et que j’aurais mieux fait à rester à la maison à m’occuper de mes enfants… Mais je lui ai dit que nous avions des droits ; et je lui ai dit que des lois internationales nous protègent. Ils me considèrent comme une triste défenseure et me criminalisent pour avoir défendu les femmes » (2018).
A travers cette défense juridique elle rend visible les revendications politiques en tant que femme autochtone sujet des droits.
En Amérique latine, l’internationalisation des mouvements de femmes autochtones a été favorisée par leur participation à des rencontres continentales et internationales depuis 1981 qui ont favorisé l’émergence de réseaux transnationaux spécifiques. La récupération d’identités officielles et les transformations constitutionnelles, juridiques et politiques depuis les années 1980 en Amérique latine offrent un nouvel espace d’affirmation des droits des peuples autochtones et de renégociation de leur rapport avec les sociétés dominantes (Bellier, 2012). Ils traduisent en termes “globaux”, c’est-à-dire audibles par les secteurs dominants de la société mondiale, les préoccupations de leurs peuples, qui sont à la fois singulières et généralisées (Bellier 2004). Ils font également ce même travail d’interprétation du niveau international au local, s’appropriant et traduisant des éléments des discours à vocation universalistes tels que les droits humains, les droits des femmes, l’écologie portés par les différentes organisations internationales avec lesquelles elles sont en contact (Hernandez, 2016). La transition démocratique et les réformes néolibérales offre des nouvelles opportunités pour les organisations sociales, notamment la conformation d’espaces de débat et de création d’organisations de femmes au Guatemala. Il s’agira dans ce contexte d’étudier la façon dont le discours des droits humains et les revendications spécifiques du mouvement parviennent à investir les espaces publics de la concertation nationale et internationale. L’approche en termes « d’appropriation » ou de « vernacularisation » au sens de Merry permet d’éclairer une partie du travail effectué par les femmes du mouvement. En effet, à travers leurs multiples positionnements à des échelles locales, nationales et internationales, ces femmes agissent comme des intermédiaires avec les communautés autochtones. Il s’agira ainsi de détailler les lieux et espaces où l’appropriation de concepts et éléments de langages des droits humains est présentée d’une manière qui fait sens localement. Toutefois, en dehors de la simple importation des concepts et discours internationaux dans les contextes locaux, les femmes du mouvement sont aussi productrices d’un discours juridique sur les droits humains à portée universaliste, à partir des expériences vécues au sein des communautés autochtones et d’une relecture de la cosmovision maya. Merry (2006) nous rappelle comment des institutions culturelles et des traditions, considérées comme fondamentalement contraires aux droits humains par les institutions internationales, peuvent être « réinventées » par les femmes militantes dans leur propre promotion de leurs droits. Dans notre cas d’étude, il convient donc de s’intéresser au plus près à la complexe articulation entre les identités de genre et les identités autochtones de ces femmes, dans un contexte où les premières sont généralement diluées dans les secondes (Hernandez, 2016). Dans un contexte, où les peuples autochtones sont démunis de leurs droits par rapports à d’autres forces, ils sont demandeurs de normes de protection internationale (Bellier, 2005). Dans ce cadre, ils ou elles s’auto désignent « défenseur.e.s des droits humains » pour demander protection contre la violence de laquelle sont victimes. Cette auto-désignation, leur ouvre des portes institutionnelles aux échelles nationale et internationale. Elles l’utilisent notamment pour se légitimer mais aussi se protéger lorsqu’elles interagissent avec des agents de justice alors qu’elles accompagnent les femmes victimes de violences au tribunal, dans un contexte où leur activité politique est régulièrement dévalorisée voir criminalisée (Dagna, 2019).
Le rôle des ONG avec lesquelles les mouvements de femmes collaborent souvent, ne serait-ce que pour financer leurs actions, est lui aussi décisif dans leur capacité à s’internationaliser. Cette recherche compte interroger les conséquences de cette internationalisation de la lutte des femmes du Mouvement sur leurs stratégies à l’échelle nationale et locale.
Nous avons vu comment l’histoire des relations sociales de la société guatémaltèque du passé affecte de façon profonde les relations d’aujourd’hui. La construction de l’exclusion des peuples autochtones, notamment des femmes est basée sur un racisme et un sexisme historiques, violents et continus.
Bien que l’adoption de traité et l’ouverture de nouveaux espaces permet aux femmes autochtones d’investir des espaces de concertation pour faire valoir leurs droits, la reconnaissance sociale et politique des peuples autochtones comme sujets des droits, peine à être acceptée et tolérée. Cependant dans ce contexte de « multiculturalisme néolibéral » (Hale, 2002), les peuples autochtones cherchent à faire reconnaitre et respecter leurs formes d’organisation et d’autonomie face à un Etat défaillant et auteur de violences à leur encontre. Les femmes autochtones toute particulièrement souffrent de multiples formes de violences mais elles s’organisent et combattent en cherchant de nouvelles formes de résistance et en produisant des nouveaux savoirs et formes d’actions. En particulier, elles cherchent à construire des nouvelles formes de justice qui répondent au mieux à leurs exigences, qui se basent sur la réinterprétation de leurs cultures et relations entre les hommes et les femmes, qui les amène à proposer une reconceptualisation du droit, alternative au droit autochtone d’une part et au droit des institutions de l’Etat d’autre part. Cela invite à se pencher plus concrètement sur les formes de savoir contre-hégémoniques que les femmes autochtones sont à même de produire (Dagna, 2019).
En ce qui concerne la dimension internationale des revendications des femmes autochtones, nous avons vu comment les peuples autochtones ont investi les espaces de concertation internationale. Hors, il serait intéressant de se pencher non seulement sur la façon dont ces femmes traduisent en termes locaux le droit international inhérent aux peuples autochtones, mais aussi comment elles réélaborent ces concepts « du bas vers le haut », du niveau local au niveau international. Il serait intéressant d’ouvrir l’analyse concernant l’origine de termes à portée internationaliste utilisées par ces femmes autochtones, promus par les ONG, tels que « genre » ou « autonomie », ou encore « intersectionnalité ».
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