En Égypte, origines et impasses d’une révolution avortée. Entretien avec Alain Gresh

S’il fallait associer une image au Printemps arabe, celle de la place Tahrir s’impose sans nul doute. Dix-huit jours durant, du 25 janvier au 11 février 2011, le monde exaltait au rythme bouillonnant de cette place du centre-ville du Caire. Ben Ali avait rendu les clés aux Tunisiens quelques jours auparavant – cela (cette sorte de miraculeuse délivrance) était donc possible ! – et l’on voyait le clan Moubarak s’écrouler comme un château de cartes.

C’est sous le signe de l’événement que des pages de couvertures médiatiques (et académiques) ont abordé les révoltes arabes, et Tahrir en particulier. Qu’il y ait un caractère événementiel à la chose, c’est-à-dire un effet de rupture, cela peut difficilement être nié. Mais cela ne doit pas pour autant occulter le long processus jalonné de luttes qui a rendu possible l’événement. Dans cet entretien avec Alain Gresh, directeur de la revue Orient XXI, journaliste spécialiste du Proche-Orient et auteur de nombreux ouvrages, nous revenons sur les conditions sociales, économiques et politiques qui ont préparé l’insurrection de 2011, avant de nous intéresser à la séquence contre-révolutionnaire ouverte par le coup d’État de juillet 2013.

S’il est bien aisé de convenir après-coup que cette révolution était condamnée dès le départ – trop inorganisée, sans direction politique, brouillonne, comment se serait-elle mesurée à l’armée ? -, des mois d’incertitude pourtant se sont écoulés entre 2011 et 2013 alternant vide de pouvoir, élections et mobilisations sociales. Cet intervalle de tous les possibles constitue en soi l’avancée révolutionnaire la plus aboutie depuis l’arrivée de Sadate au pouvoir en 1970. Elle a été accomplie par des milliers d’égyptiennes et égyptiens, héros anonymes à qui Contretemps rend ici hommage, tout comme nous rappelons notre soutien aux campagnes de libération des prisonniers politiques, parmi eux Alaa AbdelFatah et Ramy Shaath.

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AK : Au milieu des années 1970, rompant avec l’orientation socialisante de Nasser, Sadate impulse la politique de l’Infitah, ouverture aux investissements étrangers et à l’« aide » étatsunienne, et aussi introduction des méthodes propres au capitalisme néolibéral. Comment ce revirement de la politique économique s’est-il concrètement matérialisé ? Comment a-t-il affaibli le secteur public (santé, éducation, agriculture…) bâti en grande partie sous Nasser ?

AG : Ce qu’il est important d’expliquer c’est que ce changement a été très progressif, c’est-à-dire que le passage à une économie de plus en plus néolibérale ne s’est pas fait en un jour, ni même en quelques années, c’est allé bien au-delà de la période de Sadate (1970-1981). La deuxième chose c’est que ce changement n’est pas survenu comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu : des conditions à la fois internes et externes l’ont permis et facilité.

Sur le plan interne, la défaite cataclysmique face à Israël de 1967 a mis en lumière certaines limites du modèle nassérien. Elle a en effet favorisé un débat au sein de la société égyptienne, et surtout dans la gauche, sur ce qu’on a appelé la « nouvelle classe », c’est-à-dire la nouvelle bourgeoisie d’État. Pour comprendre son apparition, il faut revenir rapidement sur la Révolution de 1952. Un groupe d’officiers dissidents menés par Nasser orchestrent un coup d’État pacifique renversant le roi Farouk et mettant fin en pratique à la domination britannique. Nationalisations, réforme agraire, industrialisations et réformes sociales vont être les grandes lignes de l’économie nassérienne, et elles vont permettre d’importants progrès pour les couches populaires. Cependant, elles vont également favoriser l’émergence d’une nouvelle classe, celle-là même qui sera porteuse des changements libéraux dans les années qui suivent la disparition de Nasser.

Sur le plan externe, l’échec de 1967 a une dimension régionale : Israël occupe le Sinaï égyptien, le Golan syrien et ce qui reste de la Palestine. Il porte un coup au prestige de l’Égypte qui était le fer de lance du mouvement nationaliste arabe, des non-alignés, de la lutte anticoloniale… Nul ne s’attendait à une telle faillite de l’armée égyptienne. Et donc, tandis que se tient un débat vif sur cette nouvelle classe liée à l’appareil d’État, la priorité de Nasser est de récupérer les territoires occupés. Pour cela, entre 1967 et 1970, il mène une politique d’ouverture internationale sur le plan diplomatique, et une guerre d’usure contre l’occupation israélienne. Les questions économiques étant secondaires pour lui à ce moment-là, il ne s’attaque pas à cette nouvelle classe et refuse une radicalisation réclamée notamment par des grandes manifestations étudiantes.

Et puis, toujours du point de vue des conditions externes, il y a les réticences de l’Union soviétique. L’industrie lourde et le haut barrage en Égypte se sont construits avec une aide importante de l’Union soviétique dans les années 1950 et 1960. Or, les années 1970 sont à la fois une ère de stagnation en Égypte, et aussi un moment où la direction du PC soviétique – notamment après l’élimination de Khrouchtchev – pense que le Tiers-Monde coûte beaucoup d’argent et qu’on ne peut plus investir autant. L’ensemble de ces éléments vont créer un climat favorable à ce que Sadate appelle l’Infitah (Ouverture).

Au départ, si tu veux, le changement économique s’est traduit avant tout par le sous-financement du secteur social et des industries d’État, et la levée des séquestres sur certains biens confisqués. Ça n’était pas d’emblée des privatisations massives des grandes entreprises nationales, mais plutôt une politique d’asphyxie progressive. Les secteurs de l’éducation et de la santé vont être parmi les premiers à pâtir de cette politique. Le discours en vogue d’alors était « l’État ne peut plus jouer le rôle qu’il a joué sous Nasser ». Et puis, face à cela, la gauche était désarmée. Car tout en oeuvrant à la construction d’une industrie indépendante et à l’adoption de réformes agraire et sociales, Nasser avait mis au pas la gauche, les syndicats et tous les mouvements autonomes qui s’étaient développés depuis les années 1930. Il tenait à les garder sous contrôle, même lorsqu’il faisait les réformes qui allaient dans le sens de leurs revendications. Or, ces mouvements syndicaux et politiques se trouveront désarmés et incapables de réagir efficacement à la volte-face opérée par Sadate en politique internationale et en politique intérieure.

 

AK : Moubarak s’inscrit dans la droite lignée de Sadate. En 2004, on assiste à une accélération des politiques néolibérales concomitantes à la nomination de Nazif, un puissant homme d’affaires, à la tête du gouvernement. Pour la seule année 2005, pas moins de 59 compagnies nationales sont privatisées, tandis que l’économie informelle prend une place croissante dans le pays. D’abord, comment expliquer ce tournant de l’appareil d’État en faveur d’un capitalisme déréglementé ? Quels étaient les rapports des principaux capitalistes égyptiens avec le clan Moubarak ? Comment ces privatisations s’articulent avec le capitalisme globalisé ?

AG : Au début des années 2000, nous avons changé d’époque. Le capitalisme a en quelque sorte triomphé. Il y a eu l’arrivée de Margaret Tchatcher et de Ronald Reagan, l’effondrement de l’Union soviétique et de ce qu’on appelait le camp socialiste… S’ensuivit une absorption générale dans l’économie capitaliste libérale. Et, en ce qui concerne l’Égypte, de plus en plus de compagnies nationales vont en effet être privatisées. Il faut souligner la spécificité du capitalisme égyptien qui n’est pas un secteur privé indépendant de l’État, ou relativement autonome comme ce peut être le cas en Europe. C’est un capitalisme imbriqué à l’appareil d’État et à l’armée, constitué de cette nouvelle classe que j’évoquais tantôt et qui s’est souvent alliée (matrimonialement notamment) aux restes des vieilles classes dirigeantes. Il y a entre le capitalisme égyptien, l’État et l’armée un rapport de fusion. Ceci étant dit, il peut exister certains secteurs économiques relativement autonomes mais cela reste marginal.

Ainsi, à partir du moment où l’Égypte s’insère dans le système économique international, c’est la nature de son économie qui va être modifiée ; il ne s’agira plus d’un capitalisme d’État dont l’objectif principal est de bâtir une économie nationale. À titre indicatif, l’agriculture se tournera davantage vers l’exportation, la spéculation immobilière va s’accroître, les compagnies étrangères augmenteront leurs investissements et le tourisme deviendra un secteur primordial. Dès lors, l’économie dépendra de plus en plus du capitalisme globalisé ainsi que des transferts de fonds des travailleurs à l’étranger. Ce dernier point est important : dans les années 1960 et 1970 il n’y avait pas réellement de diaspora égyptienne. L’émigration a commencé après  la crise du pétrole en 1973, puis elle est devenue massive à mesure que le pays s’appauvrissait.

 

AK : Malgré sa dépendance économique structurelle que tu décris, l’Égypte est-elle à même d’assurer son auto-suffisance alimentaire ? Quel est l’état de son agriculture et de son industrie ?

AG : L’Égypte a un vrai problème démographique : elle a atteint 100 millions d’habitants aujourd’hui, et n’importe quelle réflexion sur l’avenir économique de l’Égypte doit intégrer cette donnée. Malgré tout, c’est un pays qui a de riches étendues de terres agricoles. Cependant, les ressources en eau sont limitées par le type de consommation imposée par l’agriculture d’exportation, et puis ces terres agricoles sont soit grignotées par l’urbanisation grandissante (favorisée par la poussée démographique), soit exploitées pour l’exportation et non pour nourrir la population. Ce qui fait de l’Égypte le premier importateur de blé au monde ! Je pense que c’est un pays qui est en mesure d’assurer l’auto-suffisance alimentaire, à condition de réorganiser son agriculture. Par ailleurs, l’industrie moyenne est ancienne et relativement performante, mais elle a été fragilisée par la politique de l’Infitah et par la concentration des investissements sur des activités plus rentables (immobilier, import-export, etc.)

 

AK : En même temps que la privatisation des compagnies nationales, la contestation s’organise et prend de l’ampleur dans les années 2000, que ce soit dans les usines, les universités, les secteurs de la justice ou de la santé, milieux ruraux et urbains confondus. Des grèves importantes ont rythmé cette décennie, à Mahalla, Port Saïd, Suez, Alexandrie et Le Caire. Quelle était la place des syndicats dans ces mouvements de grève ?

AG : Il faut d’abord rappeler qu’en Égypte il y a un syndicat unique caporalisé, la Fédération générale des syndicats des travailleurs d’Égypte (FGSTE). Il y a également les « syndicats professionnels », qui encadrent les professions « moyennes » (avocats, journalistes, ingénieurs, médecins, etc.) tous dépendants des ministères. Mais, sur le terrain, il existe une certaine autonomie des groupes syndicaux comme des syndicats professionnels par rapport aux directions syndicales. Autrement dit, le contrôle du syndicat sur sa représentation locale n’est pas total : les ouvriers peuvent se servir du comité syndical local comme d’un instrument de lutte[1].

À la fin des années 1990, avec la dégradation des conditions de travail (et de vie), on assiste à une multiplication des mouvements de grève dans les usines, et parfois également dans les administrations. Ces mouvements sont souvent simultanément relayés par les comités syndicaux locaux et dénoncés par le syndicat officiel. Au début des années 2000, avec l’accélération des politiques néolibérales, ces grèves prennent une plus grande ampleur. La plus importante, et qui agira en catalyseur sur les autres mobilisations, sera celle de Mahalla Al-Koubra.
Mahalla Al-Koubra dans la vallée du Nil est une ville industrielle essentiellement de textile, et où il reste une des dernières entreprises nationales, Misr Spinning and Weaving Company. C’est une filature industrielle nationalisée par Nasser, et qui joue un rôle moteur dans les mobilisations ouvrières. Elle compte environ 25 000 travailleurs qui disposent d’un certain nombre de droits que n’ont pas les travailleurs des petites entreprises présentes dans la ville. Il y a une tradition ouvrière de gauche assez forte à Mahalla. Le 6 avril 2008, une grève importante sera suivie par plusieurs milliers d’ouvriers. Ils entraîneront toute la ville dans des manifestations, cela va avoir un fort retentissement dans le pays. D’ailleurs, le Mouvement étudiant du 6 Avril, parmi les initiateurs de l’insurrection de 2011, choisira son nom en référence à cette grève de Mahalla.

Plus largement, il y a une vraie tradition ouvrière en Égypte, comme en Tunisie d’ailleurs, mais sous des formes différentes. Il y a dans les syndicats des militants de gauche, des communistes souvent ; cette histoire militante remonte aux années 1940 et ne s’est jamais perdue malgré la répression. Comme je l’ai dit, Nasser avait un rapport ambivalent avec les forces de gauche : il a mis en prison les militants communistes (et des autres courants de la gauche), mais à certains moments leur a aussi donné des postes au sein de l’appareil d’État (notamment après l’auto-dissolution du Parti communiste égyptien en 1965). Il y a toujours eu un discours subversif de gauche, localement, dans la presse, et parfois même dans le parti unique.

Pour ce qui est de la décennie qui précède Tahrir, les multiples vagues de grèves, occupations et manifestations ouvrières participeront à créer un climat de contestation centré sur la lutte des classes, et qui s’articulera avec le mouvement anti-Moubarak. Évidemment, la répression sera rude, mais les travailleurs obtiendront gain de cause sur certaines de leurs revendications, comme des augmentations significatives de salaires. En février 2011, les grèves générales et illimitées des ouvriers dans tout le pays – notamment à Mahalla et à Port-Saïd lié au canal de Suez – en soutien aux manifestants de la capitale, joueront, je pense, un rôle-clé dans la chute du président Moubarak. Hélas, les médias en ont peu parlé puisqu’ils ont focalisé l’attention sur les étudiants, les intellectuels et sur Tahrir au détriment de ce qui se passait dans les autres villes…

 

AK : Dans les années 2000, quel était l’état des partis de gauche nassériens et marxistes tels que le Parti communiste égyptien, les Socialistes révolutionnaires, Al Karama ? Tu as évoqué le fait qu’ils participaient aux mobilisations ouvrières. Que représentaient-ils en termes de base sociale ? Étaient-ils en mesure d’organiser la contestation ?

AG : Une des caractéristiques de la gauche égyptienne depuis les années 1940 c’est sa division. La vie du mouvement communiste égyptien est jalonnée de scissions. Il faut rappeler aussi que sous Nasser le champ d’action était très limité. Le Parti communiste égyptien s’est reconstitué après la disparition de Nasser mais dans la clandestinité (jusqu’en 2011) et dans l’exil. Après son auto-dissolution en 1965, la plupart des cadres communistes s’étaient intégrés dans les instances de l’Union socialiste arabe, le parti unique. Puis, en 1973, Sadate ouvre le système politique et crée trois plateformes : une avec le parti officiel, une de droite et une de gauche.

La gauche, Tagammou’ (Rassemblement), va regrouper assez largement la gauche nassérienne et marxiste qui, dans les années 1970 et 1980, aura une vraie influence dans certaines catégories ouvrières et paysannes. L’implantation paysanne du Tagammou’ se développera par exemple dans la lutte contre les attaques de la réforme agraire par le régime Moubarak. Cependant, cette influence va progressivement s’étioler lorsque le Tagammou’ opère un rapprochement avec le régime dans les années 1980 au nom de la lutte contre l’islamisme politique. Il finira par complètement se discréditer lorsqu’il refusera d’appeler aux manifestations du 25 Janvier [2011], sous prétexte que cette date est celle de la journée de la police ! Dans les années 2000, Tagammou’ était un parti dépassé, sujet à de nombreuses scissions, et dont les seuls élus parlementaires étaient nommés par Moubarak (car le président a le droit de nommer un certain nombre de députés). Il y a bien sûr d’autres forces de gauche mais elles restent marginales en tant qu’organisations ; c’est davantage à titre individuel que leurs militants vont avoir un impact au sein de collectifs plus larges. Ils vont cofonder des coalitions, s’investir dans les différents centres de défense des droits humains, etc.

Cela m’amène à préciser un point. En Égypte, comme dans d’autres pays arabes, la «  gestion » des forces politiques est dans les mains des moukhabarat (services de renseignement). Leur fonction ne se réduit pas à la répression, ils s’immiscent dans les affaires intérieures des partis qui se forment pour y susciter des scissions. Ils sont de ce fait en partie responsable de la difficulté à voir émerger un parti représentatif. Les partis négocient d’ailleurs directement avec les moukhabarat sur des questions relatives à leurs activités politiques.

 

AK : Est-ce que les intellectuels de gauche parviennent s’exprimer, à faire circuler leurs idées, dans la période de Moubarak, dans la presse par exemple ?

AG : Oui, la presse égyptienne était relativement libre surtout dans les années 2000 contrairement à ce que l’on pourrait penser. Il y avait certes des lignes rouges à ne pas dépasser, mais les intellectuels de la gauche égyptienne intervenaient régulièrement dans la presse, même dans Al Ahram qui est l’un des plus vieux journaux arabes et qui était sous le contrôle du ministère de l’information. Pour les écrivains contestataires, il y avait une ambiguïté cependant puisqu’ils étaient payés par l’État, ce qui faisait d’eux des fonctionnaires d’État d’un certain point de vue. La question est épineuse, comment être complètement libre de ses propos lorsque l’on dépend matériellement de l’État ? Ce n’est pas évident, et c’est une des raisons qui conduisent des intellectuels arabes à s’exiler. Aussi, les années 2000 voient l’émergence de médias indépendants comme Al Masry Al Youm en 2004 et Shorouq en 2009 qui favoriseront la circulation d’analyses critiques du régime.

 

AK : À partir de la fin des années 1990, se développent en Égypte des coalitions, des collectifs et des ONGs qui initient de nouvelles pratiques d’action collective. On peut citer le Groupe du 09 Mars pour les libertés académiques, le Centre Hicham Moubarak pour le droit, le Centre égyptien pour les droits sociaux et économiques (ECESR), le Mouvement du 6 avril et Kefaya (Assez). Ces espaces réunissent des militants de tous bords : libéraux, nassériens, communistes et islamistes. Qui sont les acteurs de cette galaxie militante ? Quelles sont leurs relations avec les partis traditionnels de la gauche nassérienne et marxiste (ou marxisante) ? Quels types de mobilisation ont-ils organisé dans les années 2000 ? Quels liens entretiennent-ils avec les classes ouvrières et rurales ?

AG : Je pense que ce qui a été important dans tous ces mouvements qui se sont développés c’est d’avoir regroupé des militants d’horizons divers et, qui plus est, une nouvelle génération de militants. À titre d’exemple, le Centre Hicham Moubarak, tenu par de vieux militants marxistes, était un lieu formidable situé au centre-ville du Caire qui permettait à beaucoup de gens de se rencontrer et de travailler ensemble. En 2004, la campagne Kefaya (Assez) contre le projet de Moubarak de mettre son fils à la succession, ouvre un espace militant bouillonnant qui réunit des centaines d’intellectuels et d’activistes. Partant du refus du pouvoir héréditaire rejeté par la société égyptienne, Kefaya a permis de cristalliser tous les mécontentements. C’est la première fois qu’on a eu une contestation qui dépassait le stade des revendications sociales et qui remettait en cause la légitimité du chef d’État. Et puis, dans Kefaya, les jeunes Frères musulmans ont rencontré pour la première fois des marxistes, des nassériens… Cette décennie militante va créer le ciment de la Révolution de 2011.

Du reste, ces militants se liaient aux luttes des ouvriers : piquets de grève, occupations d’usines à Mahalla, manifestations, etc. Ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant : ce type de jonction militante remonte aux années 1940, avec la constitution du Comité national des ouvriers et des étudiants en 1946. En toute logique, on verra les militants des centres des droits humains et sociaux défendre sans frais les ouvriers dans les tribunaux, couvrir leurs luttes dans la presse, etc.

Aussi, il faut faire remarquer combien ces années 2000 étaient une période bénie quand on la compare au contexte actuel. On n’imagine pas tous ces groupes que tu cites fonctionner aujourd’hui… C’est terrible à dire. Deux facteurs l’expliquent. D’une part, les pressions étasuniennes : nous étions au lendemain de la guerre d’Irak justifiée par l’impératif de « démocratiser » les États arabes dans le cadre du « nouveau Moyen-Orient » que souhaitait façonner l’administration Bush. Il fallait donc que cela paraisse crédible, c’est pourquoi les États-Unis ont poussé à un moment donné en faveur d’un minimum de liberté politique en Égypte. D’autre part, il existait très certainement des dissensions au sein de l’appareil d’État égyptien ; ne voyant pas d’un bon oeil la succession de Moubarak, il est probable que l’armée ait laissé se développer la contestation.

 

AK : En 2010, l’affaire Khaled Said brise le silence sur un phénomène endémique, celui de la terreur policière. Terreur qui ne se limite plus à la répression des travailleurs mobilisés ou aux militants : elle s’installe dans le quotidien de tout un chacun. La mort de Khaled Said, jeune homme de la classe moyenne éduquée, étranger à toute activité politique, et dont l’image du corps mutilé fut postée sur les réseaux sociaux par sa famille, a fortement retenti dans le pays. Le collectif « Kolena Khaled Said » (Nous sommes tous Khaled Said) se forme. Il fera partie des initiateurs de la manifestation du 25 Janvier ; date symbolique puisqu’elle correspondait à la journée de la police. Peut-on revenir un peu sur ce régime de la terreur ?

AG : Tu te souviens du mot d’ordre en 2011 « ‘Aysh, Horia, ‘Adala eigtema’iya » (Pain, Liberté, Justice sociale), et bien Horia ce n’est pas la démocratie, c’est la liberté ; l’aspiration à la liberté dans un environnement où le pouvoir policier fait régner la terreur. En Tunisie, Mohammad Bouazizi n’était pas un opposant politique… Ce qu’il y a de commun dans la plupart des sociétés arabes, c’est ce caractère oppressif de la police, vis-à-vis de tout le monde, mais en premier lieu la jeunesse populaire, et qui se manifeste de façon totalement arbitraire. Les jeunes sont sans arrêt contrôlés, harcelés, tabassés. À ce propos, il y a ce dicton en Égypte qui dit « Lorsque les policiers t’amènent au commissariat, d’abord ils te battent, ensuite ils t’interrogent », alors bon ça dépend de la couche sociale à laquelle tu appartiens, mais tout de même, on est dans un pays très jeune. D’où l’ampleur qu’a pris l’affaire Khaled Said, il est le symbole du sort qui guette tout jeune égyptien. Je pense que ce rejet de l’arbitraire de la police – ou plutôt de l’arbitraire de l’État – a été un des éléments déterminants de cette révolte. L’arbitraire de l’État c’est pour le citoyen de ne disposer d’aucun droit, sauf si tu es pistonné, c’est-à-dire si tu fais partie des couches possédantes, que tu as des réseaux. Il y a des similitudes avec l’Ancien régime en France : on pense que les pauvres n’ont pas de droits, voire même qu’ils ne sont pas humains. Il y avait eu une vice-présidente au Conseil d’État qui avait affirmé qu’on ne pouvait pas donner le droit de vote à tout le monde parce que les gens sont bêtes, analphabètes, pauvres… Il y a un profond mépris qui évoque vraiment l’Ancien régime. Les dirigeants pensent n’avoir aucun compte à rendre. Car, en définitive, la police n’est pas une institution séparée du pouvoir ou du système politique, elle est son instrument armé, elle défend un système dans lequel les citoyens doivent obéir et se taire.

Cela m’amène à évoquer le phénomène des Ultras, les supporters de football des différents clubs locaux, notamment les deux clubs du Caire Al Ahly et Zamalek, et qui vont jouer un rôle important en 2011. Ces supporters sont en général des jeunes hommes issus des classes populaires et moyennes, qui ont eu régulièrement à s’affronter à la police après les matchs de foot. C’est ce qui va les rendre particulièrement efficaces en 2011 face à la Baltaguia (milice du régime) envoyées pour mater les manifestants de Tahrir. Avec les Frères musulmans, ils sont les seuls à avoir une expérience collective de la violence policière.

 

AK : Les chercheuses Maha AbdelRahman[2] et Reem Abou-El-Fadl[3] démontrent que le processus contestataire qui a abouti au 25 Janvier s’enracine dans les manifestations en soutien à la seconde intifada palestinienne et contre l’invasion étasunienne de l’Irak. Or, les révoltes de 2011 sont souvent lues comme étant des contestations sociales et démocratiques. Peux-tu nous dire quelle place tenaient la question nationale arabe et la Palestine dans l’insurrection de 2011 ? Et quel rapport ont-elles avec la « dignité » qui faisait partie des mots d’ordre des manifestants ?

AG : D’abord, il faut rappeler que l’Égypte a signé un traité de paix avec Israël il y a plus de quarante ans, et que pour autant il n’y a pas de normalisation au sens réel du terme. Les Égyptiens ne se rendent pas en Israël, et les Israéliens qui viennent sont en nombre très limité. Les intellectuels et les artistes égyptiens boycottent Israël. Cette question reste importante. Elle relève en effet de quelque chose qui est de l’ordre de la dignité des Égyptiens, de la dignité arabe.

Il ne fait pas de doute que le rejet de la normalisation avec Israël faisait partie du mouvement anti-Moubarak. Nombre de militants de Kefaya viennent des réseaux constitués durant les mobilisations en soutien à la seconde intifada et contre la guerre en Irak. Il faut ajouter à cela la guerre de Gaza de 2008, au cours de laquelle il y avait eu des connexions entre les militants de gauche et les Frères pour venir en aide aux Palestiniens de Gaza. Moubarak avait fermé le passage de Rafah au moment de la première attaque israélienne, et la mobilisation l’avait contraint à le réouvrir.

Dans les manifestations à Tahrir, on a entendu ce slogan très parlant « Ya Moubarak ya gaban ya ‘ameel al amerikan » (Moubarak le trouillard, collabo des Américains). Les nombreux portraits de Nasser brandis à Tahrir ont aussi un rapport avec cette question, ils exprimaient les aspirations aux réformes sociales et la fidélité à la cause arabe. Aussi, le 13 mai 2011, pour commémorer la Nakba, un gigantesque rassemblement aux couleurs du drapeau palestinien s’est tenu à Tahrir, il réunissait des centaines de milliers de manifestants. Puis, au mois d’août 2011, l’ambassade d’Israël est attaquée. Une foule immense a saccagé les locaux, jeté et détruit les documents qui s’y trouvaient. Cela a contraint la représentation diplomatique israélienne à se déplacer dans un lieu désormais tenu secret. Dans mes discussions de l’époque avec les jeunes diplomates, qui en général étaient descendus à Tahrir, j’ai été frappé de constater que parmi les éléments qui causaient la haine de Moubarak, il y avait justement cet alignement sur les États-Unis, l’absence de souveraineté nationale et l’abandon du rôle régional de l’Égypte au profit de l’Arabie saoudite.

 

AK : La chute de Moubarak est rapidement suivie d’un processus électoral. Le champ politique ayant horreur du vide, deux forces organisées, centralisées et ancrées dans la société se sont imposées : l’armée et les Frères musulmans. Face à elles, les collectifs de gauche qui ont montré une réelle efficacité à mobiliser n’ont pas été en mesure de se constituer en troisième force politique. Le nassérien Hamdin Sabahi et l’islamiste indépendant Abdel Moneim Aboul Foutouh, proches des coalitions initiatrices de Tahrir, sont arrivés troisième et quatrième au scrutin présidentiel. Pourquoi Sabahi et Aboul Foutouh n’ont-ils pas envisagé une alliance en amont ?

Je voudrais d’abord faire une remarque sur les partis politiques de gauche, et qui ne concerne pas seulement l’Égypte. Globalement dans les années 1960 et 1970, dans le monde arabe, il y avait des forces organisées, les nationalistes arabes (baathistes ou nassériens), les communistes, et ils avaient un corpus idéologique et programmatique très clair. Ce qui va apparaître à partir de 2011, et on y reviendra, c’est une confusion sur ce qu’on veut faire, sinon ce rêve de revenir au nassérisme mais qui n’a pas de sens parce que le monde a changé. Ce qui faisait la force de 2011 – les coalitions très larges sur les plans idéologique et organisationnel, au fonctionnement horizontal, difficile à réprimer, etc – constituait également la faiblesse du mouvement. Ils n’ont pas eu le temps de former des partis influents (on ne peut les créer du jour au lendemain). C’est ce qui va peser en 2011, ce sera un rude handicap. Ainsi, les Frères musulmans seront la seule force organisée, centralisée, désireuse de prendre le pouvoir. Et tandis que les coalitions que nous avons évoquées, et auxquelles participaient également les jeunes Frères, étaient à Tahrir, la direction des Frères, elle, négociait déjà l’après avec les moukhabarat et l’armée.

Au sujet de Sabahi et Aboul Foutouh, l’impossible alliance trouve, il me semble, son explication première dans la volonté pour chacun d’être le leader unique de la Révolution. Ensuite, il faut tenir compte de la grande méfiance de la gauche égyptienne vis-à-vis des islamistes. Bien que Aboul Foutouh venait de la branche réformatrice et libérale des Frères – celle-là même qui avait noué des liens avec les militants de gauche – mon sentiment est que la gauche le considérait comme un sous-marin des Frères musulmans. Sabahi et Aboul Foutouh, considérés comme étant les candidats de la Révolution, ont cumulé à eux deux environ 38% des votes au scrutin des élections de 2012, soit bien devant Mohammad Morsi, le candidat des Frères et Ahmad Shafik, le candidat de l’appareil d’État, chacun ayant recueilli un peu moins de 25% des votes. Ainsi, bien que les Frères étaient la principale force politique du pays, ils étaient loin de représenter la majorité, surtout dans le contexte de 2011.

Si on compare ce qui s’est passé dans le monde arabe aux grandes révolutions qu’a connues le XXe siècle, il faut remarquer qu’il n’existait (et qu’il n’existe toujours pas) dans le monde arabe ni parti politique, ni idéologie capable de mobiliser les masses (comme en Russie en 1917 ou en Iran en 1978-1979) pour briser l’ancien appareil d’État et en édifier un nouveau, autrement dit pour faire du passé table rase. C’est un constat. Certains le regretteront, d’autres s’en réjouiront, mais c’est une réalité qui ne changera pas dans les années qui viennent.

La victoire représentée par le départ du président Moubarak ne marquait pas la disparition de l’État ancien. La réforme en profondeur de celui-ci, notamment du ministère de l’intérieur, et la réponse aux aspirations de justice sociale de la population nécessitaient une stratégie à court et moyen terme. Or, non seulement les forces d’opposition ont été incapables de formuler un programme réaliste – au-delà de l’invocation incantatoire du modèle nassérien – mais elles n’ont pas su définir une stratégie de transformation progressive de l’appareil étatique qui aurait permis d’épurer les principaux responsables de l’ancien régime tout en « amnistiant » les autres. Je le répète, l’absence de programme défini était à la fois une des forces et des faiblesses du mouvement de janvier-février 2011.

 

AK : Groupe politique fondé en 1928, sans doute le plus organisé d’Égypte et avec une solide base populaire, les Frères musulmans ont accédé au pouvoir en 2012, pendant un an et demi. Quel bilan peut-on faire de leur mandat ? Quelles ont été leurs principales erreurs ? Quelles étaient leurs relations avec l’armée ? Et avec les collectifs de la gauche égyptienne ?

AG : Ce qu’il ressort du mandat des Frères musulmans c’est leur grande naïveté politique. Nous avons vu comme les Frères, surtout les jeunes parmi eux, ont participé à organiser la contestation anti-Moubarak tout au long des années 2000, main dans la main avec les militants nassériens, communistes et libéraux, dans le cadre de Kefaya, de la Conférence contre l’impérialisme et le sionisme, etc. Lorsqu’ils gagnent les élections en 2012, leur direction considère qu’ils ont le pouvoir et qu’ils n’ont plus besoin des composantes éparpillées de la Révolution, alors même que Morsi n’a obtenu qu’un quart des suffrages. C’est une erreur majeure. Face à leur isolement grandissant, ils vont tenter dans les dernières semaines du règne de Morsi un rapprochement avec certains salafistes, mais la majorité de ce courant soutenue par les Saoudiens se prononcent contre eux. Or, s’ils avaient travaillé à poursuivre ce qui avait porté ses fruits, à savoir approfondir l’articulation avec les coalitions initiatrices de Tahrir, peut-être que l’issue aurait été différente.

Une remarque s’impose ici. Les Frères sont incontestablement une force réactionnaire, libérale sur le plan économique, avec des tendances autoritaires. Le problème posé aux forces de gauche est qu’il n’existe pas de démocratie sans leur inclusion dans le jeu politique, à condition que cette inclusion n’aboutisse pas à leur hégémonie. Le chemin pris par la Tunisie montre qu’il y a une manière de se sortir de ce dilemme.

Il faut aussi revenir sur les relations des Frères et de l’armée. Les Frères ont une longue expérience de la négociation avec les autorités, il apparaît pourtant qu’ils n’ont pas tellement étudié les leçons du passé… En tout état de cause, ils ont été trompés par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), et par Sissi en particulier. Mais la politique consiste justement à savoir identifier la nature des relations avec les autres forces, militaires et politiques. Les Frères étaient convaincus qu’ils avaient une caution étasunienne parce qu’ils avaient développé des relations amicales avec les États-Unis – notamment du fait qu’ils n’avaient pas remis en cause la paix signée avec Israël – et qu’ils avaient d’excellents rapports avec l’ambassadrice. Néanmoins, leur vision des relations entre l’armée et les États-Unis étaient très primaire. Ils étaient convaincus que les États-Unis ne permettraient pas le coup d’État, sans se rendre compte qu’il y a différents centres de pouvoir aux États-Unis… Je pense que les militaires étasuniens ne leur étaient pas favorables.

Jusqu’au bout les Frères n’ont pas cru en la possibilité d’un coup d’État militaire. À quelques jours près, juste après la manifestation du 30 juin 2013, ils auraient pu essayer de faire marche arrière, de négocier… Rached Ghannouchi, l’actuel président du Parlement tunisien et chef historique de Ennahda, m’avait confié au début de l’année 2013, avant le coup d’État en Égypte, que même avec 50% des voix (ce que n’avaient pas les Frères), lorsque l’on a contre soi l’armée, les milieux des affaires, les intellectuels et les partenaires internationaux, on ne peut imposer sa volonté. Il faut toutefois rappeler que sous Morsi, la presse était libre, les partis pouvaient manifester, les organisations internationales (Amnesty, Human Rights Watch, etc) avaient des bureaux ouverts au Caire. Les Frères musulmans ont crié victoire trop tôt, estimant que l’affaire était jouée avec le vote démocratique… La suite tragique nous la connaissons.

 

AK : En juillet 2013, l’armée opère un coup d’État contre Morsi abrégeant le mandat des Frères musulmans. Ce coup d’État avait été précédé de ce qui est considéré comme étant la plus grande manifestation jamais vue en Égypte. Dans quelle mesure l’armée a-t-elle favorisé l’organisation de cette manifestation ? Pourquoi des segments significatifs de la gauche et de la société égyptienne ont accueilli positivement l’intervention de l’armée ?

AG :  La campagne Tamarod (Rébellion) qui a organisé la manifestation du 30 juin 2013 et recueilli soi-disant des millions de signatures appelant à la destitution de Morsi est directement soutenue par l’armée et la police. Il y avait bien sûr un puissant mouvement populaire contre les Frères musulmans, mais il a été manipulé par les moukhabarat et l’armée dont l’objectif était de s’emparer du pouvoir et d’en finir avec la Révolution. Les composantes initiatrices de Tahrir étaient très mobilisées dans le mouvement anti-Morsi. À l’époque, on pouvait palper le fort sentiment de rejet à l’égard des Frères dans la société… C’était quelque chose de prégnant. Dans les discours, nombre de personnes affirmaient que les Frères voulaient transformer l’identité de l’Égypte ; on opposait l’islamisme des Frères au nationalisme égyptien. Par ailleurs, le rejet de Morsi allait grandissant parce que les gens en avaient assez du désordre continu. En 2013, cela faisait deux ans que l’Égypte était traversée de vagues de soulèvements, rassemblements, grèves, c’est-à-dire d’une énergie extraordinaire, très créative. Mais l’instabilité peut également devenir ingérable dans le quotidien. Les Égyptiens sont majoritairement pauvres, ils ont besoin de travailler, de survivre, ils ont besoin du tourisme. Nombreux souhaitaient le retour à la stabilité. Au passage, le sentiment de chaos sous le mandat des Frères musulmans a très probablement été alimenté par l’armée et la police qui étaient dans une logique de sabotage.

Lorsque l’armée opère le coup d’État le 3 juillet 2013, elle n’instaure pas directement une dictature militaire. En cela ce n’est pas un coup d’État au sens chilien. Les militaires laissent d’abord se constituer un nouveau cabinet qui prend le relais des Frères ; Mohammad El-Baradei, prix nobel de la paix, est nommé vice-président. La comédie ne durera pas longtemps puisque, le mois suivant, El-Baradei présentera sa démission à la suite du massacre de Rabaa par les militaires, le plus grand massacre urbain depuis Tien’anmen. Il faudra environ deux ans pour que l’armée révèle sans artifice ce qu’elle a mis en place : une dictature militaire pure et simple. Dans ce laps de temps, il y avait encore des manifestations, une presse relativement libre, et c’est progressivement que Sissi musellera toute expression politique alternative, qu’elle soit islamiste ou de gauche.

 

AK : Abordons pour terminer la dictature militaire en place depuis 2013. Deux traits la caractérisent : d’une part, une répression qui n’a pas de précédent dans l’histoire du pays, d’autre part une multiplicité de projets économiques qui contraste avec l’inaction de Moubarak. Cette équation entre terreur sociale et chantiers pharahoniques peut-elle encore longtemps assurer la stabilité du régime de AbdelFatah Al Sissi ?

AG : Ce qui est frappant dans cette séquence ouverte en 2013, c’est la place grandissante de l’armée dans la structure du capitalisme égyptien. Nous avons discuté en début d’entretien de la spécificité du capitalisme égyptien où État, armée et secteur privé sont profondément imbriqués depuis les années 1950. Cette configuration est toujours vraie à ceci près qu’à présent l’économie militaire s’est étendue de façon inédite. Et les grands projets sont justement ce qui facilite cette expansion : le second Canal de Suez (dont on peut douter de l’utilité) et la construction de la nouvelle capitale en particulier ont des retombées économiques considérables. Elles font travailler des centaines de milliers d’ouvriers. Et puis, à mon avis, ces projets permettent également de renforcer le contrôle sur les officiers, puisque tirant de plus en plus de bénéfices de cette économie, ils deviennent moins enclins à la sédition. L’armée a de fait toujours été un élément de promotion sociale, mais maintenant elle est un moyen d’enrichissement pour nombre d’officiers. Ces considérations matérielles sont essentielles pour comprendre le consentement autour de Sissi dans l’appareil d’État.

D’un autre côté, la popularité réelle de Sissi lorsqu’il prend le pouvoir se dégrade rapidement. Ce qui l’ébranle en premier c’est la décision de Sissi de céder à l’Arabie saoudite les îles stratégiques de Tiran et Sanafir situées dans la mer Rouge. Cette décision lui vaut de fortes critiques dans l’opinion publique qui considère qu’il y a là une atteinte à la souveraineté de l’Égypte, et une opposition du Conseil d’État et du Tribunal administratif égyptien. Malgré le mécontentement, il cédera les îles en 2017. Par ailleurs, le niveau de vie a considérablement chuté ces dernières années, puisque Sissi parvient à faire aboutir les réformes néolibérales que Moubarak n’a jamais menées : laisser flotter la livre égyptienne, diminuer les aides aux produits subventionnés, etc. Aussi, en septembre 2019, un homme d’affaire égyptien exilé en Espagne défraie la chronique via des vidéos où il dénonce, preuves à l’appui, la corruption au sein de l’armée. Cela suffira à agiter le pays d’un souffle de révoltes comme il n’y en avait plus eu depuis 2011. Quelques milliers d’Égyptiens défieront courageusement l’interdiction de manifester, mais la répression sera des plus brutales. On parle de disparitions, tortures et emprisonnements dans des conditions qui conduisent à la mort…

Aujourd’hui, le pouvoir de Sissi ne tient quasiment que par la répression, on compte plus de 60 000 prisonniers politiques. Et c’est une répression folle, féroce, sans limite, qui ne correspond même plus au besoin de stabilité du régime. Elle traduit d’une certaine façon la crainte du régime, sa faiblesse. J’aimerais croire qu’il y a des segments au sein de l’armée qui se rendent compte de l’inutilité d’une telle brutalité, et même de sa dimension contre-productive. En étant un tant soit peu pragmatique, ils devraient savoir qu’ils peuvent assurer une continuité de leur pouvoir sans cette répression.

 

Propos recueillis par Aya Khalil.

Photo credit : Chris Hondros, 10 février 2011. 

 

Notes

[1] Cf. LONGUENESSE Elisabeth, MONCIAUD Didier, « Syndicalismes égyptiens. Luttes nationales, corporatismes et contestation », in BATTESTI Vincent, IRETON François ss dir., L’Egypte au présent. Inventaire d’une société avant révolution, Actes Sud, Sindbad, 2011, pp.367-384,

[2] ABDELRAHMAN Maha, Egypt’s Long Revolution, Routledge, 2014

[3] ABOU EL-FADL Reem ss dir., Revolutionary Egypt: Connecting Domestic and International Struggles, Routlegde, 2015