À propos de : A. Geslin, C. M. Herrera et M.C Ponthoreau (dir.), Postcolonialisme et droit : perspectives épistémologiques, Paris, Kimé, 2020.
L’ouvrage qui vient de paraître sous la direction d’Albane Geslin, Carlos Miguel Herrera et Marie-Claire Ponthoreau marque un tournant tout autant qu’il interroge un « retard » et relève un véritable défi. Ce retard concerne le rapport entre études postcoloniales et droit et questionne, plus généralement, deux domaines importants du champ académique français.
Le livre sort au moment où, en France, de nombreuses disciplines se « décolonisent » peu à peu dans un mouvement général et inévitable, contre un savoir figé et mainstream. Après l’anthropologie, la sociologie, la théorie littéraire, la science politique, la géographie, les langues étrangères, c’est au tour des disciplines les plus « dures » à céder au mouvement post-colonial : l’histoire, la philosophie et désormais le droit empruntent ce chemin.
Le retard pris par ces trois dernières disciplines n’a rien d’anodin. Il est avant tout politique. Contrairement aux pays anglo-saxons, le champ académique français est plutôt réfractaire aux études postcoloniales. Lorsqu’elles gagnent leur droit de cité, celles-ci se trouvent le plus souvent associées, avec les études décoloniales, aux départements de littérature ou de littérature comparée, mais très rarement aux autres disciplines. Cette réticence, voire méfiance à l’égard des études postcoloniales, est le résultat d’une histoire des idées et d’une histoire épistémologique directement dérivées de l’histoire française et du centralisme républicain.
Comme on le sait, en France c’est le Conseil national des universités (CNU) qui définit les disciplines universitaires et qui les maintient artificiellement séparées même par-delà les frontières inter- et transdisciplinaire. Bien qu’il n’y ait pas de départements d’études postcoloniales ou décoloniales ni de discipline indexée au CNU ou au CNRS, force est de constater qu’il y a des recherches en France qui peuvent être classées sous ce label ou bien qui dialoguent avec les perspectives postcoloniales et décoloniales. Étant donné la structure très rigide des disciplines, constater ce retard signifie aussi relever un défi. Le défi lancé par l’ouvrage qui vient de paraître consiste précisément à réinterroger le droit à partir du champ d’études postcoloniales. Celles-ci se distinguent par leurs origines multiples, transdisciplinaires, voire indisciplinées.
Les études postcoloniales puisent en effet leur origine, en partie, des subaltern studies, sans avoir jamais eu de corpus de textes uni et définitif. À l’exception d’un petit nombre de classiques (E. Said, G. Chakravorty Spivak. H. Bhabha, D. Chakrabarty), les textes invoqués varient tout comme leurs origines disciplinaires et géographiques. Ils sont le fruit d’un tour de vis supplémentaire de la mondialisation qui a lancé tous ces éléments dans un espace globalisé, désamorçant et dépassant ainsi les rapports dichotomiques et bilatéraux de la condition coloniale. L’ancrage des études postcoloniales est différent selon les pays, les langues et l’histoire.
Comme il est rappelé dans l’introduction de l’ouvrage, les études postcoloniales relèvent des perspectives et des approches qui ne sont guère unifiées par une théorie. Le retard de certaines disciplines comme le droit à adopter les approches des études postcoloniales, mérite donc d’être interrogé. On suit ici la philosophe et féministe, Rada Ivekovi lorsqu’elle invite à « évaluer les aspects constitutifs de ce retard, un ‘retard’ lui-même faiseur d’histoire et donc intéressant en tant que tel[1] ». De quoi ce retard est-il révélateur et comment faire pour le combler ? Qu’est-ce qu’une approche postcoloniale peut-elle apporter au droit, à l’histoire du droit et à l’étude des pratiques judiciaires ?
Le présent ouvrage propose des réponses à ces questions en croisant les regards des chercheur-e-s provenant des disciplines non juridiques (histoire et philosophie), et des chercheur-e-s en droit ou en « juridicité » pour reprendre le terme choisi par A. Geslin (p. 172).
Tout au long des différentes contributions qui composent l’ouvrage il s’agit alors de réfléchir à la façon dont la recherche en droit (colonial, international, constitutionnel) peut intégrer véritablement dans sa propre démarche une approche postcoloniale. On part du constat que le décentrement et le déplacement du regard deviennent désormais les présupposés de tout exercice de pensée critique car « la décolonisation de la pensée implique un changement du regard sur soi, un auto-décentrement »[2]. D’où également cette attention renouvelée pour l’espace géographique qui ne peut faire l’économie d’un autre concept fondamental forgé par les épistémologies féministes[3], celui du positionnement, selon lequel le savoir produit par et depuis le positionnement féministe constitue à la fois une ressource cognitive et une ressource politique.
Dès l’introduction, les auteur.e.s soulignent en effet la nécessité du décentrement géographique qui seul permet d’analyser comment le « constitutionnalisme, dont l’origine occidentale ne fait pas débat, est un concept récupéré, adapté, dans d’autres parties du monde » (p. 7). Décentrer le regard est pourtant loin d’être suffisant pour opérer un véritable décentrement disciplinaire. « Défaire le cadre national des savoirs[4] » nécessite un travail politique et épistémologique de fond, en rupture avec le nationalisme méthodologique encore dominant aujourd’hui. L’exemple le plus criant est celui de l’État-nation, configuration européenne issue de l’histoire coloniale. En prendre conscience permet à la fois de sortir des postulats théoriques et méthodologiques liés à la notion de droit, au rôle de l’État et aussi de se demander si continuer à garder le vocabulaire, les concepts occidentaux est à la fois inévitable et adéquat. Cette dernière question traverse toute approche véritablement critique de la pensée capable de se faire altérer et modifier par les rencontres, les transferts et les importations d’idées et de concepts.
Outre l’appel à rompre avec le nationalisme méthodologique, l’ouvrage tient également compte des perspectives décoloniales (on pense notamment au réseau Modernité/Colonialité). Comme il est précisé dans l’introduction, le questionnement épistémologique de l’ouvrage dans son ensemble se déploie en touchant aussi bien le droit que les disciplines juridiques. Le premier texte de François Dumasy consacré à l’invention du droit colonial en Algérie au début du 19e siècle, examine ainsi comment l’histoire du droit en situation coloniale s’est renouvelée depuis les années 2000.
L’auteur constate notamment « le hiatus entre les pratiques de la domination coloniale, marquée par l’importance de l’arbitraire, et une rhétorique juridique prétendant à la cohérence et la régularité. […] Le droit a pu être abordé ainsi comme un élément central de discours producteurs d’effets sociaux et économiques (notamment la discrimination entre colonisés et colons) et comme un espace de conflits dans lequel se reformulait le rapport colonial » (p. 19). L’examen du cas algérien nous éclaire ainsi sur la difficulté à définir le droit colonial tout en questionnant les sources d’une histoire de la colonisation par le droit et « replaçant le droit dans une analyse plus générale de la gouvernementalité coloniale » (p. 37).
Restant en contexte colonial français, Léa Havard explore le cas calédonien à partir d’une analyse du vocabulaire politique et juridique utilisé par l’administration et les institutions judiciaires. Comme en Algérie, l’histoire de la colonisation en Nouvelle-Calédonie est avant tout l’histoire d’une colonisation de peuplement (à distinguer d’une colonisation d’exploitation). Cette colonisation de peuplement, souligne l’auteure, a
« vocation à assurer la présence pérenne du colonisateur, notamment grâce à une immigration spontanée, suscitée voire forcée, et à une administration directe (remplacement des organisations traditionnelles par une administration coloniale modifiant en profondeur la structure de la société colonisée ». (p. 68).
Or, cette forme de colonisation a des conséquences importantes : elle met les Kanaks en position de minorité et de marginalité sur leur propre terre. Marginalité aussi bien démographique que politique et juridique : en effet, à partir de 1887, les Kanaks ont été soumis au régime d’indigénat,
« devenant ainsi des sujets français, autrement dit des non-citoyens de l’administration coloniale. […] L’indigénat a permis à la France de surveiller, réprimer et cantonner les populations locales dans des réserves, ébranlant de façon irréversible leur structure sociale comme leur culture » (p. 69).
Par une approche épistémologique postcoloniale, L. Havard met ainsi en relief une aporie qui n’est pas propre au peuple calédonien mais qui est au contraire inhérent au processus même de décolonisation :
« la construction du peuple calédonien est l’un des leviers de la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie en même temps qu’elle constitue une empreinte de la colonisation de ce territoire » (p. 73).
Dans le prolongement de la première partie de l’ouvrage, on se déplace de la Nouvelle-Calédonie vers l’Inde avec la contribution d’Arundhati Virmani. À partir du cas de suicide, institué en crime par l’Empire britannique, l’auteure montre comment le colonisateur s’est arrogé le droit de vie et de mort, dans un pays où le suicide est au contraire considéré comme une mort digne par la population hindoue.
La deuxième partie de l’ouvrage intitulée « La pensée juridique saisie par le postcolonial » se compose de deux textes consacrés à l’histoire française du droit des libertés, du droit constitutionnel et du droit international, toujours à partir d’une perspective épistémologique postcoloniale.
Amélie Imbert se propose ainsi d’explorer l’histoire du droit des libertés tout en montrant la difficulté à renouveler ce champ disciplinaire tant « les notions de droit, de liberté sont des concepts situés dans un cadre culturel et scientifique précis. […] Partir d’une histoire française du droit des libertés offre donc un cadre déjà extrêmement contraint, ouvrant logiquement la voie à la critique d’un ethnocentrisme académique indépassable » (p. 100). L’auteure voit notamment dans le binarisme colonies/métropole le principal obstacle à une histoire coloniale du droit des libertés. Seule une approche postcoloniale permettrait de réhabiliter cette histoire débarrassée des dichotomies issues de l’héritage colonial.
À partir d’une analyse du droit constitutionnel, Carlos M. Herrera interroge, à son tour, ce qu’une approche décoloniale peut apporter à la pratique du droit constitutionnel. Il aboutit à trois propositions principales : « l’élaboration d’une théorie postcoloniale, mieux décoloniale du Droit constitutionnel comme un nouveau paradigme ; l’identification et la valorisation d’expériences constitutionnelles du monde postcolonial, diverses mais singulières par rapport au modèle dominant (libéral) du Droit constitutionnel ; l’assomption des conséquences pour le Droit constitutionnel, pris dans sa durée, dans une discussion épistémologique plus large » (p. 137). Qui plus est, en mobilisant les apports des droits constitutionnels du Sud et notamment d’Amérique latine, Carlos M. Herrera problématise deux concepts qui forment le noyau dur du constitutionnalisme – démocratie et droits de l’homme – tout en se confrontant à des concepts comme le populisme ou la société politique pour montrer comment « histoire et présent s’entremêlent dans le droit constitutionnel, […] inscrivant les différences dans une temporalité, pas dans une hiérarchie » (p. 158).
Dans le même ordre d’idées, Albane Geslin s’inspire des premières épistémologies postcoloniales, à l’instar des Thirds World Approaches To International Law (TWAIL), et consacre sa contribution à l’analyse du droit international des peuples autochtones. L’auteure pointe notamment le paradoxe qu’il y a à porter un regard postcolonial sur un droit international lui-même post-colonial[5]. Pour l’auteure, ce droit, sous couvert d’un discours de l’émancipation, de l’égalité et de l’universalité, reproduit en réalité des logiques et des rapports de domination et de discrimination. Son constat est sans équivoque :
« Ce n’est pas parce qu’a émergé un droit de la décolonisation qu’il y a eu décolonisation du droit et peut-être encore moins décolonisation des esprits des juristes. Aussi peut-on parler non seulement de ‘colonialité’[6] du droit international », mais encore le « peuple autochtone devient une catégorie juridique qui, comme toute catégorie juridique réduit, uniformise, contraint, voire essentialise, et intègre ses bénéficiaires dans le discours universalisant du droit » (p. 161-165).
En mobilisant des auteurs qui viennent aussi bien d’un horizon postcolonial que décolonial (G.Chakravorty Spivak, B. De Sousa Santos, W. Mignolo, F. Fanon, R. Grosfoguel), A. Geslin souligne comment tout un travail nécessaire et incontournable de reconnaissance du pluralisme épistémologique peut être considéré « comme une des conditions théoriques et empiriques du constat de l’altérité juridique » (p. 185).
L’ouvrage se clôt sur la contribution de la philosophe indianiste et féministe Rada Ivekovi. Son article interroge avec force les implications politiques des approches postcoloniales et décoloniales. En retraçant la généalogie des concepts clés issus de la modernité occidentale tels que « souveraineté », « État-nation », « peuple », « sujet-politique-impliquant-des-droits », « statut de la personne » (elle rappelle avec justesse qu’il n’y a pas de féminin à « l’individu »), R. Ivekovi souligne que « les modernités sont nombreuses, diversement définies, et les séquences historiques européennes ne sont ni suivies ni reproduites telles-quelles ailleurs » (p. 190).
L’auteure interroge enfin le concept d’extra-constitutionnalité, ou pour reprendre ses mots « d’une certaine extra-juridicité, ou encore de l’extra territorialité et du hors champ constitutives du statut de la personne et de sa souveraineté » (p. 190) à travers des exemples qui vont de l’Inde, au Brésil, à l’actuelle crise des migrations forcées. Tout au long de ses réflexions d’une grande actualité, il s’agit de se poser une question essentielle et urgente : comment, par le biais d’une révolution épistémologique qui traverse et concerne toute discipline, s’opposer aux ravages du capitalisme néolibéral, aux tournants nationalistes renfermant avec une violence désormais systémique les frontières et « réhabiliter tout simplement la politique, une certaine manière de faire de la politique et […] retrouver la voie des intérêts communs et du partage des communs (commons) » (p. 191).
[1] R. Ivekovi, « Langue coloniale, langue globale, langue locale », Rue Descartes, 2007/4 (n° 58), p. 26-36.
[2] E-M. Mbonda, « La décolonisation des savoirs est-elle possible en philosophie ? », Philosophiques, 2019, vol. 46, n. 2, p. 302.
[3] Voir N. Hartsock, « The Feminist standpoint : Developing the ground for a specifically feminist historical materialism », 1983, in S. Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, New York, Routledge, 2003 ; M. Puig de la Bellacasa, Politiques féministes et construction des savoirs. « Penser nous devons »!, Paris, L’Harmattan, 2013.
[4] R. Ivekovi, « Introduction au numéro : Défaire le cadre national des savoirs. Karma, dharma et nation : une tentative de traduction », Revue Asylon, n. 10, juillet 2012-juillet 2014.
[5] Pour expliquer l’écriture différente du mot postcolonial avec et sans tiret, voir l’introduction (pp. 10-11).
[6] Le concept de colonialité est forgé par Anibal Quijano qui fait partie du réseau Modernité/Colonialité : voir A. Quijano, « Race et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007/3 (n° 51), p. 111-118.