Aux sources de la révolte paysanne en Inde : capitalisme de l’agrobusiness et centralisation

La promulgation par le gouvernement nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP) de nouvelles lois agricoles qui remettent notamment en cause le système de prix minimum garantis – déjà jugé insuffisant – sur certaines productions agricoles a donné lieu, depuis la fin du mois de novembre dernier, a une mobilisation massive des paysans et paysannes.

Des centaines de milliers d’entre eux campent aux abords de Delhi, encerclant la capitale pour demander le retrait de cette législation. La suspension, décidée à la mi-janvier par la Cour suprême, de l’application de celles-ci n’a pas ébranlé la détermination des manifestant.es qui maintiennent l’organisation d’une grande journée de lutte, le 26 janvier, fête nationale qui célèbre en Inde la promulgation de la Constitution à la suite de l’Indépendance.

Ce texte de Pritam Singh, originellement publié en octobre 2020 dans Economic & Political Weekly, analyse les enjeux de ce mouvement et notamment les menaces que font peser ces nouvelles lois agricoles sur les communautés paysannes, déjà fortement touchées par la démonétisation décidée en 2016 et la crise provoquée par l’épidémie de COVID-19. L’Inde compte près de 150 millions de paysans et paysannes, dont plus de 80 % possèdent moins de deux hectares.

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Le 5 juin 2020, le gouvernement indien a introduit trois ordonnances au nom de la réforme de la commercialisation des produits agricoles : l’ordonnance sur l’accord des agriculteurs sur la garantie des prix et les services agricoles, l’ordonnance sur les échanges et le commerce des produits agricoles (promotion et facilitation), l’ordonnance amendant la législation sur les produits essentiels[1].

Ces ordonnances relatives au commerce et à la fixation des prix des produits agricoles sont désormais devenues des lois, après avoir été adoptées par le Parlement indien et approuvées par le président de l’Inde. La politique agricole du gouvernement actuel, dirigé par le Bharatiya Janata Party (BJP), telle qu’elle est exposée au travers de cette promulgation constitue un tournant décisif qui donne à voir la volonté de ce gouvernement de renforcer la part du capitalisme agro-industriel et de renforcer la centralisation du contrôle sur l’agriculture en Inde.

L’opposition à ces projets de loi est venue de trois groupes : premièrement, des organisations d’agriculteurs qui craignent que la prise de contrôle du secteur agricole par les grands groupes agroalimentaires menace la survie des communautés paysannes ; deuxièmement, des gouvernements des États régionaux qui redoutent une intrusion croissante du pouvoir central dans les droits fédéraux des États sur l’agriculture ; et troisièmement, des partis régionaux qui craignent que ces projets de loi ne viennent renforcer les multiples attaques centralisatrices de ce gouvernement contre les identités et les aspirations régionales.

L’empressement avec lequel les ordonnances et maintenant les projets de loi ont été adoptés laisse raisonnablement deviner l’orientation économique et politique du gouvernement sur cette question. Il n’existe aucune urgence alimentaire dans le pays qui aurait pu obliger le gouvernement à agir avec autant de précipitation. On peut donc en déduire que les intérêts de l’agro-industrie qui financent et soutiennent le BJP ont dû inciter le gouvernement à profiter de l’urgence sanitaire créée par l’épidémie de COVID-19 pour faire adopter ces lois rapidement, sans trop de préavis ni d’évaluation critique. Le gouvernement, semble-t-il, n’avait pas anticipé l’ampleur de l’opposition provoquée par ces mesures agricoles.

Ce qu’il adviendra de cette opposition, désormais dans le domaine extra-parlementaire, et la manière dont le gouvernement y répondra décideront non seulement des contours de l’économie politique de l’agriculture, mais aussi de celle de la démocratie, du fédéralisme et du pluralisme en Inde. Au lendemain de l’adoption de ces projets de loi, la confrontation entre le centre et les multiples formes d’opposition à celui-ci sur ces initiatives agricoles s’intensifie.

En outre, les gouvernements des États du Kerala, du Pendjab et du Bengale occidental prévoient, chacun à leur manière, de contester ces projets de loi devant la Cour suprême. Si la Cour estime que ces projets de loi violent la Constitution indienne, peut-être sur la question du droit du centre à légiférer sur une question agricole alors que l’agriculture est une prérogative des États régionaux, la question prendra un tout autre tour[2].

 

Quelles sont les raisons de l’opposition des paysans ?

L’objectif principal de ces trois lois […] est d’encourager les investissements privés des entreprises agroalimentaires nationales et étrangères dans la production, la transformation, le stockage, le transport et la commercialisation des produits agricoles dans le pays et à l’étranger. Les multinationales de l’agrobusiness font depuis un certain temps du lobbying en faveur des investissements directs étrangers (IDE) dans l’agriculture indienne. Celle-ci a déjà reçu des IDE, notamment dans le cadre de contrats agricoles pour certains produits, mais ces dispositions ouvrent la voie à une augmentation importante des IDE dans le secteur agricole. Les réformes concernant la commercialisation sont par conséquent des éléments cruciaux de cette législation.

Afin de défendre ces réformes, le gouvernement met en avant qu’elles visent à accroître le choix et la liberté des paysans de vendre en dehors des mandis (marchés) locaux, c’est-à-dire des cours du marché notifiés de l’APMC (Agricultural Produce Market Committee : Comité du marché des produits agricoles[3]) et des frontières des États. Par une campagne médiatique massive mettant en avant cette rhétorique, le gouvernement cherche à rendre cette politique acceptable pour la communauté agricole.

Pour autant, la liberté qui s’est véritablement accrue, c’est celle des grands groupes de l’agrobusiness, aussi bien en Inde qu’à l’extérieur. Les tout petits, petits et moyens paysans seraient les plus touchés : leur pouvoir de négociation face à de grands groupes pleins de ressources pour parvenir à un accord sur les prix et sur la mise en œuvre de ce contrat serait si infime que ces paysans finiraient par devenir des esclaves économiques, pris dans les stratégies tentaculaires des grands groupes.

La loi sur les échanges et le commerce des produits agricoles (promotion et facilitation) de 2020 mentionne le blé, le riz, la canne à sucre et le coton, ainsi que d’autres produits, comme relevant de son domaine d’application. Ces produits sont les principales productions du secteur agricole du Pendjab et de l’Haryana, les deux principaux États producteurs de denrées alimentaires. Le dispositif de « résolution des litiges » entre un paysan et un commerçant tel qu’il est stipulé dans la loi est très défavorable au paysan, du fait de l’inégalité des rapports de pouvoir qui, dans la réalité, existent entre un paysan (en particulier un tout petit, un petit ou un moyen paysan) et un commerçant, surtout si ce commerçant est un grand groupe de l’agrobusiness. Le litige peut passer par différentes étapes de la procédure administrative/juridique, en commençant par le magistrat de la sous-division.

Un paysan mécontent dont les ressources, le savoir et le temps sont limités, n’oserait cependant pas défier les prouesses juridiques des entreprises qui peuvent engager de coûteux avocats. La menace de sanction prévue par la loi, si la contestation juridique du litige est infructueuse et qu’il est établi que le contrat a été violé, rendrait, de plus, tout paysan extrêmement craintif à l’idée de défier une entreprise puissante qui, du fait de son poids financier, peut se permettre de prendre le risque de se voir infliger une amende. Selon la nature de la violation du contrat, l’amende s’élèverait entre 25 000 et un million de roupies. Si la violation se poursuit, une amende supplémentaire de 5 000 à 10 000 roupies par jour peut être infligée. Oublions le petit paysan : même un gros paysan redouterait des amendes aussi élevées en cas d’échec de la procédure et n’oserait pas défier un grand groupe.

Les projets de loi ne contiennent aucune mention du maintien du prix de soutien minimum (Minimum Support Price – MSP)[4] qui concerne principalement le riz et le blé, les deux principales cultures vivrières du Pendjab et de l’Haryana, et dans une moindre mesure, des autres États. L’accord sur la garantie des prix pour (l’autonomisation et la protection) des paysans et l’ordonnance sur les services agricoles de 2020, au lieu de spécifier le MSP, mentionne simplement un « prix rémunérateur » que le paysan doit fixer par contrat avec « les entreprises agroalimentaires, les transformateurs, les grossistes, les exportateurs ou les grands revendeurs ». Le contrat doit également préciser « la qualité, le calibre et les normes » du produit vendu par le paysan.

La formulation de la clause permettant de changer ou de terminer le contrat fait craindre encore un accroissement de la vulnérabilité du paysan. L’article 11 de la loi stipule qu’« à tout moment après avoir conclu un accord agricole, les parties engagées dans un tel accord peuvent, par consentement mutuel, modifier ou mettre fin à cet accord pour tout motif raisonnable ». Du fait du rapport inégal de pouvoir entre un paysan et une entreprise de l’agrobusiness, le consentement d’un paysan à changer ou terminer un contrat peut être soumis à de puissantes pressions économiques et non-économiques. Le dispositif de règlement des litiges relatifs au prix et à la qualité du produit mentionnés dans le contrat est aussi biaisé en défaveur du paysan.

L’annonce publique de la suppression du MSP a fait craindre que l’abandon pur et simple du MSP pour le blé et le riz puisse non seulement aliéner les communautés agricoles des États producteurs de blé et de riz, mais aussi compromettre les objectifs d’achat du gouvernement, ce qui pourrait conduire à une insécurité alimentaire et à des troubles sociaux dans les zones à déficit alimentaire. De ce fait, de nombreux porte-parole du gouvernement ont tenté de limiter les dégâts en annonçant que le MSP serait maintenu. Même si on accorde avec réticence du crédit à ces annonces et que, pour des raisons stratégiques, le MSP n’est temporairement pas supprimé, il faut garder à l’esprit que le MSP ne sera utilisé pour payer les paysans que dans la mesure où il permettra de remplir les objectifs d’achat décidés par le gouvernement. Une fois cet objectif atteint, le gouvernement n’aurait pas besoin d’acheter davantage. Les paysans, dépourvus du soutien du MSP, seraient alors exposés aux fluctuations du marché, qui feraient baisser le prix de leurs produits du fait d’une offre excédant les objectifs d’achat.

Il n’est pas exclu qu’au début, durant quelques années, le gouvernement central encourage et incite les grands négociants de l’agroalimentaire à offrir aux paysans des prix plus élevés que ceux pratiqués dans les marchés de l’APMC. Une fois que cette compétition truquée aura fait disparaître les structures commerciales de l’APMC, les paysans seront complètement à la merci des grands négociants qui pourront exploiter leur vulnérabilité nouvelle et accrue.

De mon point de vue, beaucoup des mesures dans le secteur agricole, y compris les dernières prises par le gouvernement, ont pour but d’affaiblir la viabilité économique des tout petits, petits et moyens paysans de manière à les forcer à vendre leurs terres à des groupes de l’agrobusiness, indiens ou étrangers. Ces paysans, dépossédés de leurs minuscules exploitations, deviendront des travailleurs salariés. L’offre excédentaire que ces travailleurs constitueront dans l’économie rurale et, du fait de migrations économiques forcées, dans l’économie urbaine fera baisser les salaires, ce qui entraînera une augmentation des profits des entreprises capitalistes agraires et urbaines. C’est le sens caché de l’expression « transformation de l’agriculture » utilisée pour défendre ces mesures.

La résistance des paysans à ces lois, comme l’a démontré le succès massif du Bharat Bandh (grève générale et nationale) du 25 septembre, pourrait s’avérer être le plus grand défi politique auquel le BJP a été confronté depuis son retour au pouvoir en 2019. Si la confrontation entre le mouvement des paysans contre les lois et le gouvernement s’intensifiait, il est possible que le gouvernement ait recours aux mêmes techniques pour réprimer les organisations paysannes que celles qu’il a employées contre d’autres opposants : appeler les dissidents de gauche des Naxals[5], les militants d’origine musulmane des « terroristes » et les opposants d’origine sikhe des « Khalistanis »[6]. Le fait que certains individus pro-gouvernementaux désignent déjà les militants paysans comme des Naxals et des terroristes suggère que cela puisse constituer l’une des lignes de la stratégie du gouvernement.

Le gouvernement pourrait, toutefois, abandonner cette ligne de conduite car elle pourrait se retourner contre lui, du fait du soutien massif, bien qu’inégal, que rencontrent les organisations paysannes dans les États. Le gouvernement pourrait choisir, à la place, de prendre pour cible uniquement les militants paysans de gauche en les désignant comme des Naxals ou des sympathisants des Naxals. Le type de réponse apportée par le mouvement paysan au sens large à ce mode de répression sélective mettrait à l’épreuve la maturité politique et la culture de solidarité des organisations paysannes.

 

Que craignent les États régionaux ?

Depuis l’élaboration de la constitution indienne en 1949 et jusqu’aux divers amendements qui lui ont été apportés par la suite, le gouvernement central n’a eu de cesse d’empiéter sur le secteur agricole, que la Constitution désigne comme une prérogative des États régionaux. La loi de 2020 sur les produits essentiels va beaucoup plus loin dans cette direction et constitue, à ce jour, l’attaque la plus dévastatrice à l’encontre des droits fédéraux des États sur l’agriculture. Le slogan « Une Inde, un marché agricole » que le gouvernement a mis en avant en dit long sur l’objectif de centralisation à peine caché de cette mesure.

Il existe une idée fausse, très répandue dans certains écrits universitaires et journalistiques au sujet de l’économie politique indienne en général et des dernières mesures du gouvernement central en matière de politique agraire en particulier. Selon cette idée, l’affaiblissement du régime réglementaire gouvernemental, renforçant la privatisation, comme il est envisagé dans ces réformes de déréglementation, conduirait à la décentralisation des pouvoirs et leur transfert aux États. On peut faire remonter l’origine de cette idée à l’incapacité à reconnaître que le nationalisme centralisé, par opposition aux nationalismes pluralistes, a joué un rôle stratégique dans la formation de l’économie capitaliste indienne, dans laquelle le centre s’est vu attribuer des pouvoirs tout à fait excessifs pour construire un nationalisme unitaire. Par conséquent, la privatisation croissante, qui résulte des réformes de déréglementation, n’est pas nécessairement opposée à la centralisation[7]. La loi de 2020 sur les produits essentiels confirme de la façon la plus claire possible la thèse selon laquelle en Inde, la centralisation et la privatisation peuvent non seulement coexister mais, plus encore, se consolider mutuellement. Le renforcement de la centralisation et de la privatisation sont d’ailleurs les principales caractéristiques de cette loi.

L’ampleur de l’attaque portée contre l’autonomie déjà limitée des États apparaît de façon flagrante dans l’article 12 de la loi de 2020 sur les échanges et le commerce des produits agricoles (promotion et facilitation) : « Le gouvernement central peut, pour l’application des dispositions de la présente loi, donner toutes les instructions, directives, ordres ou faire toutes les recommandations qu’il juge nécessaires, à toute autorité ou tout agent dépendant du gouvernement central, aux gouvernements des États ou à toute autorité ou tout agent dépendant d’un gouvernement d’État ». Cette mise en garde pressante quant à la réduction drastique des pouvoirs des États ne peut être ignorée que par les dirigeants politiques au niveau des États, qui ont une vision très limitée de la politique.

La remise en cause de l’autonomie des États ne pourrait pas être exprimée plus frontalement que dans l’article 16 de la loi sur l’accord des agriculteurs sur la garantie des prix et les services agricoles de 2020. Selon cet article : « Le gouvernement central peut, de temps à autre, donner les instructions qu’il juge nécessaires aux gouvernements des États pour une mise en œuvre efficace des dispositions de la présente loi et les gouvernements des États doivent se conformer à ces instructions » (l’auteur souligne). Les gouvernements des États n’ont aucune marge de manœuvre vis-à-vis des directives centrales[8].

L’attaque portée par la loi de 2020 sur les échanges et le commerce des produits agricoles (promotion et facilitation) sur les ressources fiscales limitées des États apparaît également clairement dans la disposition selon laquelle « aucun droit d’accès au marché, aucun impôt ou taxe » ne peut être prélevé via une réglementation de l’APMC d’un État ou toute autre loi de l’État. Après avoir privé les États des recettes qu’ils tiraient auparavant de la taxe sur les ventes en la remplaçant par la taxe sur les produits et les services (Good and Services Tax – GST) contrôlée par le centre, pour ensuite refuser de compenser cette perte de recette, il s’agit là d’une nouvelle attaque visant à affaiblir financièrement les États et à les rendre plus dépendants du gouvernement central.

Outre qu’elles génèrent des tensions verticales entre le gouvernement central et les États, ces réformes agraires pourraient engendrer de nouvelles tensions horizontales (entre les États), également dangereuses, et des conflits de classe dans la continuité de ces tensions horizontales. Les États dépendant de l’agriculture, comme le Pendjab et l’Haryana, et les agriculteurs de ces États seraient les plus touchés par l’affaiblissement des mécanismes de garantie d’un prix de soutien minimal. En revanche, les États industriellement avancés tels que le Gujarat et le Maharastra et les grandes entreprises (en particulier celles du secteur agroalimentaire) basées dans ces États seraient les premières bénéficiaires, car elles auraient un meilleur accès (en termes de quantité et de facilité) aux denrées alimentaires et aux matières premières agricoles provenant d’autres États. Cela augmentera les tensions entre régions et classes sociales.

 

Aspirations/identités régionales

L’intrusion accrue du gouvernement central, par le biais de ces lois, dans les droits des États en matière d’agriculture a alarmé tous les États, bien que ceux dirigés par le BJP aient soit gardé le silence, soit approuvé les mesures prises par le gouvernement. La centralisation croissante est considérée par les partis régionaux comme une menace pour la force des intérêts, des aspirations et des identités régionales. Les relations troublées avec la Shiv Sena et l’Akali Dal, deux partis régionaux parmi mes plus anciens alliés du BJP, sont des manifestations de la tension entre les perspectives idéologiques de l’Hindutva, centralisateur, et les aspirations régionales[9]. La tension autour des lois agricoles a conduit à la démission de la représentante de l’Akali Dal, Harsimrat Kaur Badal, du cabinet de l’Union. Cette démission constitue le premier exemple d’une Ministre quittant un gouvernement central mené par le BJP sur une question politique. Le gouvernement de coalition dirigé par le BJP en Haryana, avec son allié régional le Jannayak Janta de Dushyant Chautala, pourrait être confronté à une crise si le vice-ministre en chef Chautala devait quitter la coalition sous la pression des organisations agricoles qu’il soutient actuellement dans leur campagne contre les lois agricoles.

Bien que différents à bien des égards, le BJP et le Congrès ont en commun une vision politique centralisatrice, afin de construire une identité nationale indienne unifiée. Par conséquent, les deux partis s’opposent à l’expression des identités régionales. Toutefois, le BJP a actuellement une approche beaucoup plus agressive que le Congrès vis-à-vis de la centralisation.

La mise en avant du principe « un pays, un marché agricole » pour défendre les politiques agricoles qui sous-tendent les lois sur l’agriculture, la promotion agressive du hindi au détriment des langues régionales (bien plus que le Congrès a pu le faire pendant son règne), sa décision de supprimer le statut constitutionnel du Jammu-et-Cachemire[10], et sa nouvelle politique éducative sont autant d’indicateurs clés du programme de centralisation agressif du BJP.

De la même façon que le BJP considère les identités régionales avec suspicion, comme une subversion de son programme global d’identité hindoue, les identités régionales considèrent avec méfiance la vision du BJP, comme visant l’anéantissement des identités régionales. La tension entre les États – en tant que sites où se développent les différentes identités régionales – et le centre au sujet des lois agricoles a contribué à accroître les craintes des identités régionales à l’égard du projet politique d’hindouisme unitariste du BJP.

 

Préoccupations écologiques

 Nous avons discuté des trois principaux nœuds de résistance aux lois agricoles, mais il est important de mentionner, même brièvement, les conséquences néfastes de la mise en œuvre de ces lois sur le plan écologique. En effet, cet enjeu a été très peu discuté dans les débats actuels autour de cette question. La destruction de l’agriculture locale, développée à l’échelle des États, et son incorporation dans les marchés nationaux et globaux entraîneront une augmentation des transports. L’accroissement du recours aux transports partout dans le monde se répercute sur les émissions de gaz carbone, accroît la pollution, entraîne des destructions écologiques et une détérioration de la santé de tous les êtres vivants, humains et non humains. C’est l’antithèse de l’« autonomie » (Aatmanirbharta) que ce gouvernement présente comme son objectif, de manière manifestement hypocrite.

Il est également nécessaire de redonner plus d’importance à l’agriculture dans le discours sur le « développement ». Que ce soit la pensée traditionnelle de droite (par exemple les étapes de la croissance économique de Rostow ou le modèle d’économie duale de Lewis) ou la pensée dominante à gauche (la collectivisation de Staline étant une forme extrême de cette pensée), ces deux courants considèrent le développement et la croissance comme une voie permettant de passer de l’agriculture à l’industrie et aux services. À l’ère du changement climatique mondial, où la planète est confrontée à une menace existentielle due au réchauffement global et à la perte de biodiversité, du fait des voies traditionnellement employées pour promouvoir la croissance économique, à droite comme à gauche, il faut remettre au centre l’agriculture et ré-imaginer des modes de vie agricoles soutenables sur le plan écologique. L’éco-socialisme, en tant que critique des modes de pensée traditionnels de droite et de gauche, est une tentative de s’attaquer au défi écologique auquel l’humanité est actuellement confrontée.

 

Conclusion 

Ces lois agricoles constituent un tournant destructeur dans la politique économique, et ce à bien des niveaux. Ce n’est que par une action concertée et collective des organisations représentant les tout petits, les petits et les moyens paysans que ce tournant pourrait être inversé. Il en est également de l’intérêt économique et du devoir moral de toutes les formations politiques et des gouvernements des États qui défendent le fédéralisme, le pluralisme et la durabilité écologique de coordonner leurs efforts pour s’opposer à cette évolution. La lutte pour le fédéralisme et la diversité est aussi la lutte pour la démocratie. L’affaiblissement du fédéralisme contribue à la concentration du pouvoir économique et politique au centre et à la montée de tendances et de pratiques politiques autoritaires qui sont également anti-écologiques.

Une indication de la sincérité et de l’engagement de ceux qui luttent de façon coordonnée pour inverser le train de mesures contenues dans ces lois agricoles serait de s’engager à annuler ces changements s’ils venaient à faire partie d’un gouvernement central, ainsi qu’à réexaminer la constitution indienne, afin d’accroître le pouvoir des États dans la gestion agricole. Il existe également d’autres domaines, tels que l’industrie, les finances et l’éducation, pour lesquels la décentralisation doit être exigée, mais l’agriculture étant liée à la terre et pourvoyeuse de nourriture, cela reste le point nodal dans la défense de l’autonomie des États. Les États-Unis, la Chine, l’Union Européenne, le Royaume-Uni, le Canada, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont tous étroitement intégrés dans l’économie capitaliste mondiale, mais chacun de ces pays fait tout son possible pour protéger son agriculture même si cette protection ne répond pas aux normes de durabilité écologique.

Protéger l’agriculture en tant que prérogative des États dans le fédéralisme indien et résister à l’entrée du capitalisme agro-industriel seront les principales batailles économiques, politiques, sociales et culturelles en Inde dans les années à venir. Il est essentiel de saisir la gravité de cette question pour développer une vision permettant de renforcer la décentralisation, la diversité, la démocratie, l’agriculture locale et la durabilité écologique.

 

Traduit de l’anglais par Vanessa Caru et Virginie Dutoya.

 

Notes

[1] N.d.T. : les intitulés originaux sont les suivants : Farmers (Empowerment and Protection) Agreement on Price Assurance and Farm Services Ordinance, 2020 ; Farmers’ Produce Trade and Commerce (Promotion and Facilitation) Ordinance, 2020 ; and Essential Commodities (Amendment) Ordinance, 2020.

[2] N.d.T. : la Cour suprême a décidé, le 12 janvier, de suspendre l’application des trois lois mises en cause, décision que les paysans et paysannes et leurs organisations ont dénoncé comme une ruse pour faire retomber leur mobilisation.

[3] N.d.T. : Les APMC sont des comités qui existent au niveau de chaque État de l’Union indienne et qui jouent un rôle important dans la régulation des prix. Ils sont placés sous l’autorité des législatures étatiques.

[4] N.d.T. : Les prix de 23 produits agricoles sont aujourd’hui contrôlés, avec un prix minimum garanti.

[5] N.d.T. : Le naxalisme est un mouvement révolutionnaire insurrectionnel, d’inspiration maoïste, né à la fin des années 1960 et réprimé par l’État indien.

[6] N.d.T. : De Khalistan, nom de l’État revendiqué par les séparatistes sikhs.

[7] Singh, Pritam (2008) : Federalism, Nationalism and Development: India and the Punjab Economy, London/New York: Routledge.

[8] Singh, Pritam (2020a) : “Centre’s Agricultural Marketing Reforms Are an Assault on Federalism”, The Wire, 20 June.

[9] Singh, Pritam (2020b) : “As Cracks in NDA Widen, Is BJP’s Ideology Incompatible with Regional Identities?”, The Wire, 22 September.

[10] N.d.T. : sur ce point, voir ici même.