Dans leur livre Pandémopolitique, paru récemment aux éditions La Découverte, Jean Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven ont pour ambition de revenir sur la gestion de la crise sanitaire que nous avons traversée et continuons de traverser pour envisager des pistes alternatives, inspirées du mouvement des communs. Alors que la crise sanitaire est loin d’être derrière nous, nous avons voulu les interroger sur la question qui est au cœur du livre, à savoir les logiques de triage, et les inégalités de santé.
Jean Paul Gaudillière est historien des sciences et de la santé. Caroline Izambert est historienne et directrice plaidoyer de l’association AIDES. Pierre-André Juven est chargé de recherche au CNRS.
Quel est le projet du livre ? Sur quels matériaux se fonde-t-il ? Qu’entendez-vous par pandémopolitique ?
JPG : Le projet part bien sûr de la crise sanitaire, de la pandémie et des questions qu’elles posent aux sciences sociales et aux sciences sociales de la santé en particulier. Dès le mois de mars, une série de controverses publiques et politiques émergent. Lorsque nous écrivons qu’il s’agit de revenir sur ce que représente la santé non comme « objet de politique » mais comme « objet politique », nous l’entendons au sens de la vie en commun dans la cité, et pas seulement au niveau institutionnel. Nous avions l’ambition d’éclairer les choses avec distance : qu’est-ce que la santé dans une crise comme celle-là après trente ans de politiques d’inspiration néolibérales ? C’est pourquoi nous avons opté pour cette organisation du livre : 1/ qu’est-ce qui nous arrive ? 2/ D’où ça vient ? 3/ Comment on en sort ?
CI : Mon point de vue n’est pas uniquement académique, je travaille dans une association de lutte contre le VIH et contre les hépatites. Qu’on soit chercheur, ou praticien, nous avons eu l’impression d’un décloisonnement de questions qui restaient jusqu’ici cantonnées au monde de la santé – le manque d’investissement en santé publique, l’éthique des essais cliniques, l’indépendance de la recherche des intérêts industriels. Les questions de santé imprègnent tous les secteurs du politique. Ces dernières années, le monde de la santé pouvait être traversé par des questionnements : les enjeux climatiques vont-ils prendre le dessus sur les préoccupations sanitaires ? La crise sanitaire fait la terrible démonstration que ces dimensions sont profondément connectées.
PAJ : Nous parlons tous les trois depuis les sciences humaines et sociales, c’est un socle commun partagé. Mais nous sommes également des personnes engagées dans la vie publique de différentes façons. Ce que nous entendons par Pandémopolitique, c’est un évènement total qui est venu toucher tous les champs de la santé en même temps, de la médecine de ville à l’hôpital public, en passant par les enjeux pharmaceutiques ou la santé publique. Nous avons voulu faire système de ce qui se passait et le comprendre dans son ensemble, à partir d’un cadre d’analyse précis, celui du triage. C’est une question difficile qui concerne à la fois l’accès individuel aux soins mais aussi les politiques et l’organisation du système de santé dans leur ensemble. La santé n’a jamais eu autant d’espace médiatique disponible en France et donc il fallait saisir ce temps pour engager le débat. Mais ce n’est pas seulement une question de santé, c’est aussi le moment de faire valoir les liens entre les enjeux sanitaires et les questions d’écologie, de discriminations etc. Pour cet ouvrage, nous nous sommes fondé.e.s sur des enquêtes réalisées à chaud et nous avons conduit des entretiens dans le cadre d’enquêtes mises en place avec des collègues.
JPG : Effectivement, et dans les matériaux du livre, nous avons beaucoup mobilisé la presse car des rédactions entières ont consacré leurs moyens d’une ampleur inédite à enquêter sur la covid et les failles du système de santé. La dernière chose que je voulais mentionner c’est que, dans l’ambition de livre, il y a également l’idée que ça puisse être un outil de débat politique à gauche : l’enjeu principal en santé pour la gauche c’est généralement de garantir l’accès à tous. Nous posons une autre question qui est, au-delà de l’accès, celle du type de système de santé, des formes de soin et des priorités que nous voulons construire collectivement. Ceci suppose d’élargir le spectre et de voir comment s’articulent crise sanitaire, crise sociale, crise écologique et crise économique.
L’enjeu du livre, c’est de revenir sur le triage qui s’est opéré. Pouvez-vous revenir plus précisément sur cette notion de triage dont vous soulignez la complexité ? N’y a-t-il pas une obligation de soin selon le serment d’Hippocrate ? Vous parlez de triage clinique et de triage systémique, qu’est-ce que cela signifie ?
CI : Le point de départ, c’est la stupéfaction d’avoir un pouvoir politique qui affirme n’avoir jamais trié. Effectivement, l’accueil universel est un élément très fort de l’identité professionnel des soignant.e.s. Cependant, la médecine, c’est toujours du tri. La réanimation par exemple est une spécialité médicale dans laquelle on trie toujours, en permanence : est-ce que cette personne est susceptible de supporter ces soins très lourds ? Quels sont les éléments médicaux qui nous permettent de l’anticiper ? Les critères de tri sont d’ailleurs explicites, établis collectivement par des sociétés savantes.
Le tri est quotidien donc, mais le gouvernement a martelé un message qui affirme qu’on n’a pas trié et que c’est une bonne chose. À gauche, il y a horizon politique assez sommaire : un système de santé qui ne trierait que pour accorder le meilleur standard de soin à tous et toutes en toutes circonstances. Or cet horizon n’est pas tout à fait tenable si on admet que les ressources sont limitées. L’enjeu politique, ce n’est pas de nier le tri mais d’aller sur les critères du tri, notamment systémiques, pour les interroger. Il faut réinvestir ces critères et les mettre en débat.
JPG : Effectivement, le tri est omniprésent mais il n’est jamais nommé comme tel. À la place on parle d’ « orientation », on n’explicite jamais le caractère limité des ressources. Or, il y a de la gestion de flux, la limitation du nombre de lits, donc des pratiques d’optimisation des ressources. Ce travail est omniprésent et lié à l’évaluation strictement médicale des états de santé des personnes car la clinique ne peut pas s’abstraire des problèmes de disponibilité des infrastructures et des ressources.
Ce que notre enquête montre c’est aussi que ce qu’est la meilleure option à un moment donné pour un.e patient.e n’est pas si évident, qu’il n’était pas si évident de choisir pour des personnes très âgées, avec plusieurs pathologies, laquelle avait de fortes chances de ne pas se remettre de la violence de la réanimation. En découvrant la maladie et en se confrontant à ces décisions sous contrainte, les professionnel.le.s ont fait évoluer leurs pratiques pour prendre en charge autrement, pour inventer des techniques de soin intensif alternatives pour celles et ceux qui en avaient le plus besoin.
A posteriori il a été possible de dire « on a changé nos pratiques et on a moins intubé ». Mais en situation, et avec l’incertitude du moment, cela relève bien de la priorisation et ce n’est pas illégitime en soi, simplement il faut voir ce qui préside à ce triage, ce qui le contraint. Et c’est là que le triage clinique doit être pris dans un ensemble plus large qui porte sur l’affectation des ressources matérielles et humaines, sur les investissements en dur, sur les pathologies ou les populations prioritaires parce qu’elles sont reconnues vulnérables ou à risque, bref un triage systémique.
Une des tensions qu’on essaie de mettre en lumière dans le livre concerne les objectifs et les outils du triage systémique, c’est le rapport entre les critères de performance économique, le triage économique et des formes de triage plus politiques centrées sur les évaluations des besoins qui peuvent passer par l’expertise des épidémiologistes ou par la mobilisation des personnes et des communautés.
PAJ : Le triage implique des priorités, quelque soit le domaine et c’est aussi valable pour la santé. Mais comment sont définies ces priorités ? Comment choisit-on ce qui va être « essentiel » ou bien « artificiel »[1] ? Et surtout qui les définit ? En réalité, les priorités en santé sont aujourd’hui édictées par des instances, des cénacles qui sont tout sauf transparents et démocratiques, cela vaut pour certains choix thérapeutiques, pour la fixation des prix des traitements, pour le choix des déremboursements, etc.
C’est ce qui fait que le triage que nous appelons « systémique » échappe à tout contrôle démocratique. Par systémique, il faut entendre structurel au sens où des règles autres que médicales président aux choix des soignants et soignantes. C’est le cas du manque de lits d’hospitalisation dans les hôpitaux ou de la tarification des séjours qui conduit à faire un tri entre celles et ceux qui restent ou pas dans l’établissement, en fonction d’enjeux économiques. Le Ségur de la Santé voulu par Emmanuel Macron et Olivier Véran aurait pu engager ce débat. Mais, loin de là, on en est resté simplement à une mise à jour du logiciel néolibéral en dépit de quelques avancées.
Vous consacrez un chapitre aux inégalités et aux discriminations durant la pandémie, dans l’accès aux soins, dans la façon dont certaines personnes ont été touchées par la maladie et pourquoi. Qu’en est-il des personnes racisées ?
CI : D’un point de vue empirique, dans le cadre de la crise sanitaire, il est très difficile d’observer des formes de discrimination pure et de triage sur des critères raciaux, ce n’est pas aussi simple, même si cela existe. En revanche, entre les deux vagues épidémiques, à Paris, des réanimateurs et réanimatrices disaient que les salles étaient remplies d’hommes noirs qui habitent des quartiers de l’est parisien ou de la petite couronne, dont une partie sont en surpoids, avec des pathologies associées, type diabète.
Ce constat a fait l’objet de peu de publicité, une sorte d’indicible de la pandémie, directement liées au déni du caractère structurel des discriminations racistes dans la société française. Les personnes racisées se sont retrouvées parmi les plus touchées par la covid et les formes graves de la maladie. Audrey Mariette et Laure Pitti ont réalisé une enquête sur la Seine-Saint-Denis qui éclaire cette dimension[2].
L’enquête EpiCov nous apporte déjà des éléments très documentés sur ce point[3]. Les personnes racisées ont été fortement exposées parce qu’elles exercent plus fréquemment des métiers auparavant désignés comme peu qualifiées dont on a découvert qu’ils étaient essentiels, qu’elles travaillent dans les supermarchés ou dans les lieux de soin, comme les EPHAD, effectuent les livraisons etc. Elles étaient donc plus susceptibles de ramener le virus chez elles. Et, il y a davantage de comorbidités, comme le diabète ou l’asthme quand on habite dans les quartiers populaires.
Par ailleurs, la sur-occupation des logements et la cohabitation intergénérationnelle sont plus fréquents dans ces quartiers et ont « facilité » la diffusion du virus. Il y a aussi un moindre accès aux soins : la Seine-Saint-Denis, par exemple, est un désert médical. Et puis, les personnes à l’AME ou la CMU-C se trouvent davantage exposées aux refus de soin. En dernier lieu, il faut mentionner les discriminations raciales dans le domaine du soin.
On se souvient du scandale à propos de la non prise en charge et la non considération de l’expression de la douleur d’une jeune strasbourgeoise, Naomie Musenga, qui pourrait être lié au fait qu’elle était identifiée au téléphone comme une femmes noire. Des travaux ont montré que le corps médical considère que les femmes noires gèrent mieux la douleur ou se plaignent davantage que les blanches, notamment au moment des accouchements, ce qui conduit à une moins moindre prise en charge[4]. Ces éléments se cumulent et font de l’épidémie une caisse de résonnance meurtrière des discriminations raciales systémiques.
JPG : De la même façon, la non-prise en compte et la non-priorisation des personnes âgées est une dimension dramatique et très révélatrice de ce que sont certaines des priorisations inavouables mais réelles du triage systémique. Lors la première vague, les décisions prises au début du printemps ont ainsi été de ne pas prioriser les EPHAD pour la réalisation des tests, de les réserver pour les personnes symptomatiques arrivant à l’hôpital dans un état grave au nom du fait que l’on ne pouvait faire que quelques milliers de tests par semaine mais ce « fait » lui-même n’était que la traduction d’un autre décision qui centralisait les tests dans le petit nombre d’établissements de santé dits de référence pour la traitement de la Covid, excluant ainsi les laboratoires de ville.
Certains maires ont refusé cette priorisation et ont fait faire les tests dans les Ehpad de leur commune afin de réduire les risques de contamination, de ne pas être obligés de fermer complètement les établissements et de ne pas confiner les résidents en permanence dans leur chambre en ne voyant plus qu’une personne deux fois par jour pour les repas. Mais là où cela ne s’est pas fait, là où les aides-soignantes se sont retrouvées bien seules, là où les transferts à l’hôpital sont devenus de plus en plus difficiles parce que les services étaient débordés comme dans le Grand-Est, la surmortalité a été très importante.
PAJ : Au-delà des inégalités de santé, on retrouve ce que théorisait Didier Fassin sur la sacralité de la vie. Dans le cas de la Covid, il s’est agi de préserver les lieux de réanimation d’un afflux trop massif parce qu’on s’est dit que c’est là et seulement là que se sauvaient des vies, alors que ce n’est bien sûr pas seulement dans ces lieux mais bien en amont que cela se jouait. Mais Didier Fassin montre que la sacralité de la vie est contrebalancée par l’inégalité des vies[5]. Il y a une multitude de vie dont la valeur est considérée comme faible ou nulle. Ainsi dans les prisons où l’Observation International des Prisons a montré que les personnes enfermées fabriquaient des masques, mais n’avaient pas le droit de les porter ou n’avaient pas le droit d’utiliser de gel hydro-alcoolique. Ce sont des personnes considérées comme ne valant pas la peine qu’on y prête autant d’attention : il y a une inégalité des vies et de la valeur qu’on accorde aux vies.
Et en janvier 2021, quelques mois après la fin de la rédaction de votre livre, où en sommes-nous, selon vous, dans la gestion de la crise sanitaire ?
JPG : J’ai l’impression d’une répétition extraordinaire. On est à nouveau dans un moment de chaos, de navigation à vue des autorités. Le phénomène de répétition est lié à un même problème, celui de la mise à disposition des biens de santé : après les masques et les tests, nous basculons sur les problèmes de mise à disposition des vaccins. Certes, ce ne sont pas exactement les mêmes problèmes car les vaccins sont entièrement nouveaux alors que la production des masques n’était pas nouvelle mais avait été délocalisée, parce qu’il existait un stock mais qui n’a pas été jugé suffisamment utile pour être renouvelé comme on sait.
Mais en même temps, ce que montre l’histoire des masques est que les failles structurelles, les pénuries ne sont ne pas réductibles aux conséquences des politiques néolibérales : il y a une faiblesse de longue durée de la santé publique dans ce pays car depuis la création de l’Assurance maladie et la croissance remarquable du système hospitalier, elle n’a jamais été une priorité. Du coup, il y a une énorme difficulté à mettre en place des politiques et quand il faut passer à la mise en œuvre des plans, ça coince.
Il faut faire dans l’urgence avec peu de personne, peu de moyens, pas d’expérience opérationnelle et des formes de centralisation très fortes de l’ensemble des dispositifs. Le paradoxe avec ce dernier épisode est que le plan de priorisation des vaccinations établi par la HAS a une vraie rationalité puisqu’il partait de la seule chose que les essais ont montré, à savoir que les vacciné.e.s ont moins de chance de développer des formes graves de la maladie alors qu’ils ne nous apprennent rien de la capacité des vaccins à empêcher la contamination.
PAJ : Bien sûr, la Nouvelle Gestion Publique, les réformes néolibérales constituent une des épines dans le pied du système français mais ce n’est pas la seule explication des échecs comme l’indique Jean-Paul. Concernant la stratégie vaccinale, pour le coup, il me semble qu’elle est, dans sa forme initiale, assez intelligente et politiquement intéressante. Je suis franchement critique des politiques de santé néolibérales de ce gouvernement mais sur la vaccination Olivier Véran a tenu compte de certaines critiques et il faut savoir le dire. On a reproché l’absence de priorisation claire pour les masques, les tests, là il demande à la Haute Autorité de Santé d’établir un calendrier et un ordre de priorité. Il tient l’exigence d’une priorisation annoncée.
Face aux réticences, il prend le temps de réaliser une campagne de communication en faveur de la vaccination, il prend le temps de convaincre, en sortant de l’injonction et des arguments d’autorité. Il y aussi des impondérables comme le recueil des consentements, heureusement qu’on prend le temps de savoir si les gens sont d’accord. Qu’est-ce que ça aurait été si on avait fait autrement ? Bien sûr, il y a des problèmes de logistique comme l’absence de réfrigérateurs et le désordre de la distribution des doses, Médiapart a très bien documenté ce point. Il y a des fautes et des ratés mais aussi des points positifs.
Par exemple, ce qui n’est pas inintéressant dans ce que dit Olivier Véran, c’est qu’on ne peut pas tout miser sur les vaccins car, d’une part, il y a des incertitudes sur la valeur inhérente à ces produits et, d’autre part leur quantité est limitée et on ne voit pas au nom de quoi la France pourrait prétendre à une affectation du stock européen selon d’autres critères que la taille de la population. Tout ceci n’empêche pas de constater qu’avec un autre système de santé, moins dépendant des industriels privés et défait du piège de la propriété intellectuelle, la production du vaccin aurait peut être pu être différente. Avec les limites de production et de distribution, on retrouve de façon éclatante la question du triage.
CI : Ce qui m’inquiète, c’est que le débat sur la rapidité du déploiement de la vaccination éclipse celui sur l’indispensable priorisation des populations à l’échelle mondiale comme national. Quand on dit qu’il n’y a pas assez de vaccins en France, il faut voir ça aussi d’un point de vue global. Doit-on se réjouir que l’Union européenne fasse partie de ceux qui ont absorbé une grande partie des vaccins disponibles de telle sorte qu’on voit mal comment le gros des populations d’Afrique ou d’Amérique Latine pourront y avoir accès en 2021 en dehors des accords bilatéraux avec la Chine ? Le choix de la Haute Autorité de Santé de définir un premier groupe avec les gens des EPHAD, c’est très positif. Il y a une volonté de justice sociale : on a tellement défailli collectivement dans les EPHAD au printemps.
Ce choix n’a pas été celui d’autres pays européens qui ont fait des groupes mixtes avec des personnes âgées et des soignant.e.s. Mais il y aura fallu moins de 5 jours pour ce choix vole en éclats, on a modifié les critères, ce qui fait qu’un médecin de 50 ans sans comorbidité peut passer devant une personne âgée de 85 ans en EPHAD qui n’aura pas accès à la réanimation si son covid tourne mal. Par ailleurs, il y a la question des populations précaires. Les gens qui remontent dans la liste pour être vaccinées prioritairement sont les personnes qui ont des portes voix, des syndicats et de ce fait, les précaires descendent de la file alors même qu’ils sont très exposés. On voit toute l’importance qu’il y a à ne pas laisser le triage se faire sans débat public, sans démocratie.
Dans ce contexte, quelle est l’alternative : comment le mouvement des communs peut-il favoriser l’émergence d’une politique alternative, fondée sur les besoins essentiels ?
JPG : Le vaccin devrait être un bien commun mondial. La stratégie des communs, c’est un axe fort d’une réinvention de la santé aujourd’hui. Ce qui était envisagé pour les pays du Sud, à travers les mécanismes mis en place en lien avec l’OMS n’était pas très radical mais posait au moins le problème : la constitution d’un fonds commun entre donateurs, de la Gates à l’Union Européenne, pour financer l’accès dans les pays les plus dépendants de la santé globale.
Mais même cela semble aujourd’hui hors de propos pour l’année, du moins pour l’année qui vient, parce que les promesses de contribution sont très loin des besoins et parce que les doses sont préachetées. Et comme la plupart des producteurs ont refusé de s’engager dans une dynamique de transfert de technologie, ce n’est pas la production locale qui va prendre le relais. Aujourd’hui, il n’y a quasiment pas d’accords en la matière, un entre les Britanniques et l’Inde pour le vaccin d’Astra-Zeneca et un entre la Chine et le Maroc pour celui de Synopharm. On retrouve, là encore, au cœur du problème, l’importance et le caractère stratégique de la propriété intellectuelle.
CI : Il nous semble qu’il faut également prendre des initiatives de santé communautaire, une approche qui consiste à s’appuyer sur les liens sociaux préexistants et les savoir-faire et compétences relationnelles accumulées par les populations pour mettre en place des mesures de prévention et de santé publique, en laissant une place importante aux non-soignants. En France, on s’est focalisé sur les salles de réanimation. Lorsque récemment, une association de réduction des risques fait de la prévention covid lors d’une rave party en Bretagne, certaines personnes se demandent si c’est justifié que cette association soit présente. Il me semble que c’est un recul : la mainmise des soignant.e.s, de l’intervention thérapeutique et de l’économie remet en cause l’idée que c’est aux personnes d’effectuer leur prévention.
Dans l’histoire, il y a l’exemple des Blacks Panthers qui avaient mis en place un dépistage communautaire de certaines maladies avec orientation des malades. Tous ces modèles ont énormément manqué pendant la crise, en France : faire en sorte que d’autres acteurs et des actrices que les soignant.e.s prennent en charge la santé, c’est essentiel et ça s’est fait dans d’autres pays, comme en Argentine avec le disposif, « le quartier prend soin du quartier ». L’autre point où les acteurs communautaires peuvent jouer un rôle essentiel, c’est la question du tracing. Dans les épidémies d’Ebola, par exemple en Guinée, ça a été le fait des acteurs et des actrices qui connaissent les communautés. Et dans ce cas là l’infrastructure a été réutilisée pour la covid : il y a un savoir-faire qui s’est révélé et qui est complètement inexistant en France où il y a une fascination pour l’idée que tout ce résout en santé par des molécules.
JPG : En France, seule l’expérience COVISAN vient faire écho à cela, c’est-à-dire un dispositif de dépistage et d’accompagnement des personnes covid + qui a été mise en place par l’APHP et la Mairie de Paris, inspiré d’une expérience haïtienne. Pourtant, c’est important d’aller à la rencontre des gens, de discuter avec elles et eux de la manière dont ils et elles peuvent s’isoler. C’est à travers ce genre d’expérience qu’on redécouvre que la santé est beaucoup plus qu’une prérogative d’experts techniques.
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Propos recueillis par Fanny Gallot.
[1] Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Zones, La Découverte, 2019.
[2] Audrey Mariette & Laure Pitti, « Covid-19 en Seine-Saint-Denis 1/2 : quand l’épidémie aggrave les inégalités sociales de santé », Métropolitiques, 6 juillet 2020. URL : https://www.metropolitiques.eu/Covid-19-en-Seine-Saint-Denis-1-2-quand-l-epidemie- aggrave-les-inegalites-de.html
[3] Nathalie Bajos et ali., « Les inégalités sociales au temps du Covid-19 », Questions de santé publique, 40, octobre 2020 https://www.iresp.net/wp-content/uploads/2020/10/IReSP_QSP40.web_.pdf
[4] Voir notamment Priscille Sauvegrain, « La santé maternelle des « Africaines en Ile-de-France : racisation des patientes et trajectoires de soins », Revue européennes des migrations internationales, 28, 2012.
[5] Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil, 2018.