« Le peuple qui clignote ». À propos du Peuple précaire du cinéma contemporain

À propos de : Gabriel Bortzmeyer, Le peuple précaire du cinéma contemporain, Hermann, 2020, 248 p.

« Supputer ce dépérissement imperceptible : l’en-aller d’un peuple qui ne disparaît certes pas mais à mesure s’effrite dans le soleil, ombre aigrie et contentée. » Édouard Glissant, Le discours antillais, 1997, p.20

Philosophes, politistes, éditorialistes, expert·e·s et politicien·ne·s se disputent le monopole d’un objet de discours qui rapportera manne électorale ou trait d’esprit ravageur pour plateau de télévision à celui ou celle qui le glosera le mieux : le peuple. À gauche, cependant, ce concept fait l’objet d’un travail constant visant à l’affranchir des réseaux de sens hâtifs qui l’associent volontiers aux classes dangereusement haineuses ou à un populisme droitier, pour lui rendre toute sa puissance politique voire militante. Le peuple précaire du cinéma contemporain de Gabriel Bortzmeyer est de ces ouvrages qui interrogent sérieusement la notion de peuple et ce depuis un champ épistémologique original : les études visuelles.

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Prenant le contrepied de l’iconographie rassurante des images des luttes du siècle dernier (chez Sergei Eisenstein, Chris Marker, ou Harun Farocki), le livre s’ouvre sur le constat d’une disparition. Privé de l’héritage du marxisme et de l’histoire glorieuse de la condition ouvrière, le peuple contemporain désaffilié est encore sans figure : « Ce n’est pas la fin du bloc soviétique qui fait problème en soi, mais l’ensevelissement de cette figure à laquelle le peuple se sera si longtemps identifié, le prolétaire, dans la tombe duquel gît aussi l’idéal révolu de la révolution des travailleurs [qui ne peuvent] plus à eux seuls passer pour visage princeps. Comprendre le peuple contemporain demande donc de s’engouffrer dans cet évanouissement. » L’ambition de l’ouvrage est alors de suppléer aux apories conceptuelles sur lesquelles la philosophie politique contemporaine semble buter, en espérant que le terrain des images se montre plus propice que celui des théorèmes. Cette hypothèse trouve sa genèse dans un « indice » découvert dans un plan de Xiao Wu, artisan pickpocket (1997) de Jia Zhang-ke : l’apparition clignotante d’un mingong (du nom de ces travailleur·ses chinois·e·s corvéables à merci et contraint·e·s d’errer de province en province au gré des besoins en bras du capital). L’invention figurative du cinéaste chinois, témoin privilégié des transformations brutales que le capitalisme d’état impose à sa classe laborieuse, constituerait alors la manifestation sensible à partir de laquelle pourrait s’inventorier la nouvelle représentation du peuple. Guidé par le double patronage d’Ernesto Laclau et de Jacques Rancière, Bortzmeyer esquive cependant dès l’ouverture les embûches définitoires. Signifiant dont le sens s’est tout autant évadé (en quittant la voie rapide de la révolution que lui promettait le marxisme) qu’il s’est évidé (par l’émiettement de ses appartenances que les pouvoirs politiques ont stratégiquement organisé), le peuple contemporain s’est mué en une figure plastique. Plus encore peut-être, en un territoire d’affrontement, où se jouent les luttes pour l’hégémonie de sa définition.

Avant de s’engouffrer dans l’examen des œuvres où l’éclat de cette intuition brille le plus fort, le livre propose une digression par les luttes françaises pour la prééminence culturelle du signifiant « peuple ». Dans cette analyse du cinéma français placée dans le giron théorique des auteurs héritant de 1789 (Michelet, Balzac, Hugo, Zola), méandre qui peut se comprendre comme une tentative de puiser dans les modèles historiques du peuple un protocole expérimental, Bortzmeyer mène d’abord l’analyse d’un peuple de chair et de fluides divers. Ce peuple bien substantiel occupe l’interrègne entre le peuple appelé par la première partie théorique la « locomotive de l’histoire » marxiste, et celui de l’émancipation révolutionnaire sur laquelle le livre terminera. Héritant de Balzac (les sociolectes sont l’invention du réalisme littéraire français) et Courbet (la peinture comme lieu des aveux de la chair ouvrière), Bortzmeyer s’attache donc à déduire le cinéma de la formule « littérature + peinture ». Un temps désorienté par cette équation, le lecteur ou la lectrice saura reconnaître l’intérêt de lire le destin croisé, « parallèle mais asynchrone » de la littérature et du cinéma et de faire l’histoire du second comme le rattrapage du destin manqué de la première. Quittant à cette occasion la figure iconologique pour le trope stylistique, Bortzmeyer propose alors de faire vivre à la critique du cinéma français son tournant sociolinguistique. Cet examen est cependant moins mené au moyen de l’outillage linguistique qu’en poursuivant une intuition analytique trouvée chez Michelet, le « paradigme calorimétrique » de la figure du peuple romantique, permettant de classer les appartenances à la chair du peuple sur l’échelle du chaud et du froid. Thermomètre idéologique utile à sonder les couches populaires et vanter son « énergétique », c’est avant tout comme révélateur des transferts de chaleur que Bortzmeyer l’utilise, notamment chez Abdellatif Kechiche et Bruno Dumont. Sous le regard du premier, les figures populaires apparaissent invariablement vampirisées par les classes bourgeoises, qui tirent leur manne vitale dans la langue et dans la sexualité latente que Kechiche croit pouvoir déceler dans les corps populaires (notamment dans La Vie d’Adèle, 2013). C’est plutôt à l’anthropologie (mystique) que Bortzmeyer renvoie Dumont et ses peuples d’idiotès, hommes et femmes dont l’absence de maîtrise du langage citoyen priverait de participation à la communauté politique, à laquelle est préférée une communauté violemment charnelle trouvant sa rédemption dans la grâce et le salut (ainsi dans L’humanité, 1999 ou Hors Satan, 2011). Avec un second duo de cinéastes, Jean-Charles Hue et ses western roms (La BM du Seigneur, 2011 ; Mange tes morts, 2014) et Rabah Ameur-Zaïmèche et ses films de banlieues (Wesh wesh qu’est-ce qui se passe ?, 2002), apparait l’idée d’un peuple irrépublicain, agent d’une « réinvention » dans les marges de la devise nationale au moyen d’une affirmation de la liberté communautaire, « de sorte que c’est dans l’envers de la République que s’accomplissent véritablement ses préceptes ». Cette rupture du contrat républicain forme la première découverte de l’ordre du précariat dont le « trait décisif » serait la « passivité par rapport au pouvoir ». « Au lieu de le conquérir, il fait sécession, et, hors de toute inclusion citoyenne, sujet à l’abandon, s’abrite dans des zones soustraites à l’empire du souverain – cet intérieur extériorisé que sont les banlieues. »

C’est alors, au mitan du livre, que reparaît le peuple aux contours fantomatiques promis par l’introduction. Figuré par les films consacrés aux occupations de place (Maidan (2014) de Sergei Loznitsa, Tahrir, Place de la Libération (2011) de Stefano Savona, la Puerta del Sol au moment du mouvement 15-M dans Vers Madrid (2012) de Sylvain George, et les diverses révolutions arabes récoltées sur YouTube dans The Uprising (2013) de Peter Snowdon), le peuple contemporain apparait bien comme cette « puissance pratique » dont les modes de visibilités conditionnent la figure. « Mouvement immobiles faits de surplaces intenses » d’un peuple « insistant », spectaculaire, non plus ouvertement révolutionnaire mais – encore une fois – « passif », cette figure cède la possibilité de sa définition à l’étude chorégraphique des agglomérats transitoires, des agencements de peuples. Le postulat est alors le suivant : puisque peuple et révolution mutent ensemble, les figures du peuple sont visibles dans le spectacle de leur mise en forme. Car « le peuple n’est pas une substance pérenne mais un intermittent du spectacle : par essence évanescent, il n’apparaît que lorsque se bouleverse l’exercice habituel de la politique, au profit d’une fracture dans cet ordre d’ordinaire si verrouillé. » C’est cette proposition méthodologique qui configure alors la suite et le cœur de l’ouvrage : de l’analyse des spécificités des révolutions contemporaines (dont il relève six caractéristiques : absences de but, de violence, de revendication concrète, d’affiliation sociale, de chef et de théorie surplombante) procèdent les indices figuratifs par où déceler cette nouvelle figure du peuple qui point sous le nom de « précariat ».

Ce sont surtout ces derniers traits – l’acéphalie, le « soulèvement en essaim », pour reprendre l’expression de Michael Hardt et Antonio Negri – qui donnent sa direction à la pratique cinématographique. Les films de place inventent une esthétique égalitaire répondant à l’horizontalité politique architecturant les insurrections, biffe comme elle les figures de chef tout en pulvérisant l’organisation narrative des films. La linéarité traditionnelle est remplacée par une nouvelle construction, répondant moins à la logique de clarté de l’exposition qu’à celle du ressassement et de la confirmation performative d’une existence collective : « l’acte même de se réunir et se re-réunir réalise déjà le travail des mots que complète un acte d’autodésignation, d’autoconstitution par lequel la réunion formée déclare être le peuple ». Pour correspondre à ce travail d’autoformation, l’examen figuratif opéré par l’analyste doit opérer sa mue. Fidèle au « principe hymnique », au « lyrisme collectif », et au primat des « affect des poèmes insurrectionnels » organisés par les objets de son discours, Bortzmeyer perçoit alors la nécessité de basculer de l’analyse sociolinguistique vers celle de la pragmatique des formes d’énonciation : « Du point de vue de l’émancipation, l’acte – prendre la parole – importe alors plus que son contenu intellectuel. » Faisant de l’attention à la « redistribution des rôles » son mot d’ordre, l’auteur s’attache à décrire la pluralisation des configurations énonciatives mises en œuvre par les films. Significativement, c’est l’absence de point de vue surplombant dans The Uprising qui offre le plus de latitude à la prolifération des « résonances figuratives » entre les différentes prises de paroles et de vues. Fiction de révolution permise par le montage, la révolte du film embrase les frontières des pays arabes dont provient sa matière, collectée sur YouTube, réalisant ainsi, par l’intensification de la circulation des images et des récits, ce « grand peuple virtuel » fait de toutes les auto-nominations populaires. Recherchant avant tout la fragmentation du point de vue, tenant à distance un védutisme surplombant qui chercherait à rationaliser l’espace urbain, ces films de place insistent surtout sur « la sensation d’être là, de vivre dans une foule composée d’une succession de visages » afin de recréer l’« enthousiasme » révolutionnaire qui désigne en les affectant celles et ceux qui y participent. À l’insubordination de l’organisation politique répondrait ainsi l’auto-institution du matériau visuel comme figure cinématographique du peuple. Bortzmeyer – semblant adopter, avec Peter Snowdon, la croyance selon laquelle le montage « ne fait que mimer, reproduire un montage antérieur » – construit donc la forme du peuple contemporain sur ses figures autoproclamées. « Émancipé de ses émancipateurs, achève-t-il, le peuple se forme désormais via l’affect et l’effusion, c’est-à-dire par la collectivisation du lyrisme. »

C’est là un nouage conceptuel qu’on est libre de ne pas suivre, tant il implique de rabattre systématiquement « l’image et la réalité du peuple » l’une sur l’autre, en postulant une identité de fait entre les figures produites par les cinéastes et les manifestations autonomes des subjectivités populaires. Même si, emboitant le pas de Deleuze louant les puissances fabulatrices de la fiction, c’est bien par celle-ci que le peuple se forme, et même si les formes cinématographiques nouvelles sont bel et bien authentiquement populaires et émancipées de leur confiscation par des « auteurs », il y a là un double écueil possible. Le premier serait d’accorder automatiquement à la critique des formes esthétiques une compétence dans le domaine de la critique des formes sociales, transfert rien moins qu’évident ; d’autre part, ce serait tomber dans le piège inverse, celui de faire de la critique un simple relais des configurations populaires plutôt qu’une analyse de leur constitution, nécessairement plus complexe que ce que ses oripeaux en laisse deviner. Prudent, Bortzmeyer ne prétend cependant pas offrir une signification unifiée. Préférant sérier des singularités, le livre s’achève néanmoins sur un acquis conceptuel à rapporter du voyage en compagnie des formes volatiles du peuple : que le précariat est le statut du peuple contemporain, et que la désaffiliation et l’anonyme sont ses seuls caractères. « La vulnérabilité pulvérise les identités. L’être précaire de l’âge néolibéral ne peut donc se définir que par une triple absence, de droits (la cible première des déréglementations), de biens propres (il a sa dette pour seule possession) et de liens (la mise en concurrence du monde les liquéfie). Rien d’inattendu à ce que, dans un monde privatisé, un peuple de dépossédés se figure en insurgés sans qualités. »

L’auteur propose alors de considérer la figure du « migrant clandestin » comme la version paroxystique du peuple contemporain, toujours prise dans « la précarité et le désœuvrement, le mixte d’errance et de surplace, l’indécision identitaire, l’adieu à l’histoire et l’extériorité à la souveraineté ». À partir de documentaires s’attardant sur le passage de personnes en exil, dont Fuocoammare, par-delà Lampedusa (Gianfranco Rosi, 2016) et Des spectres hantent l’Europe (Maria Kourkouta, 2016), l’auteur étudie l’aboutissement du processus de « fantomatisation » que subit le peuple en régime néolibéral. Toutefois, le continuum que trace le livre entre les peuples des places — dont les insurrections semblent pourtant étroitement liées aux notions de citoyenneté et de démocratie interne à un pays — et les personnes retenues hors de la zone d’expression du mouvement, montre avec d’autant plus d’acuité que l’affiliation nationale n’en finit pas de conditionner les soulèvements populaires. Un plan de Paris est une fête, un film en 18 vagues de Sylvain George (2017), cinéaste cher à l’auteur, démontre parfaitement cette frontière politique encore à déconstruire : parmi tous ses personnages, le film suit le parcours d’un « Noir inconnu », réfugié à Paris, vivant au bord d’une voie ferrée. Lorsque l’homme passe incidemment aux abords de la Place de la République, deux fils narratifs du film se croisent : il assiste à une charge policière menées contre les occupant·e·s de Nuit Debout. Il se tourne alors vers la caméra, l’air interrogateur voire inquiet et commence à décrire un détour pour passer au large des échauffourées : une arrestation n’a pas les mêmes conséquences pour qui détient un passeport européen et qui est « sans-papiers ». Cette rupture radicale dans le continuum du « désœuvrement agité, [de la] migration en surplace et [de l’] indétermination de l’identité » que manifeste cette séquence, signale bien le caractère discriminant que continue d’avoir la Nation, « à la fois un fantasme et un privilège », lorsqu’il est question de peuple : une frontière entre celles et ceux qui en font partie et les autres, une partition qui ne cesse de le ramener vers une sémiologie droitière.

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Il n’en demeure pas moins que le texte de Gabriel Bortzmeyer frappe par sa grande clairvoyance. Le luxe de typologies que déploie l’auteur pointe directement vers les manifestations les plus récentes – pourtant postérieures à l’achèvement de l’ouvrage – de ce peuple acéphale, résistant à toute systématisation et aux catégorisations idéologiques qu’ont voulu à toutes forces lui assigner les médias dominants. Comment ne pas deviner le mouvement des « gilets jaunes » dans les absences caractéristiques du peuple postmarxiste que relève l’analyse des « films de place » ? Ainsi le Peuple précaire peut-il être à envisager comme un petit manuel d’émancipation du regard pour téléspectateur·ice des années 2020, dont les chaînes d’information en continu se disputent l’attention en l’assaillant de plans muets de foules haineuses et de débats sur le « populisme ». Comprendre « l’imprédication », l’absence de qualité, de ce peuple que décrit Gabriel Bortzmeyer revient à le considérer comme un phénomène intermittent qui se produit relativement à un milieu politique et figuratif. Cette irruption sur la scène du contemporain ne saurait être artificiellement suscitée par la surenchère de sociolectes qui font peuple ou la quête d’une vraisemblance mimétique : impossible d’éditorialiser une identité sans essence qui ne préexiste pas à la situation dans laquelle elle apparaît soudain. De cette impossibilité de connaître a priori le peuple contemporain qui se dessine comme un inquiétant hors-champ pour les experts de la science politique, Bortzmeyer fait une véritable aubaine pour le cinéma qui se voit chargé de figurer ce « sujet flottant » n’apparaissant qu’à l’occasion de rares performances nécessairement fortuites, qui n’ont en commun qu’une seule régularité : l’autoconstitution linguistique (« We the people ») et spatiale (une place ou un rond-point).

La catégorie de précariat apparaît alors comme le corollaire naturel de ce tremblement ontologique du peuple de « l’après du prolétaire ». Le peuple, sous la plume de Bortzmeyer, est doublement précaire : invisibilisé par une certaine tendance du cinéma français qui refuse de le connaître et une situation socio-économique nouvelle. Cette exploitation propre au néolibéralisme n’apparaît plus sous les traits des masses unies du prolétariat dans le grand mouvement d’une prise d’un Palais d’Hiver ou d’une grève générale saturant le champ de la caméra, il « renvoie [plutôt] aux intermittences du peuple, qui au lieu d’être là ou de manquer, clignote. » Là encore, le livre rassure le regard (de gauche, du début du XXIème siècle) orphelin de ces représentations familières de la révolte, coincé dans l’attente d’une insurrection qui ne cesse de venir…

Ces images de places peuplées que Bortzmeyer identifie comme les nouveaux centres de l’univers révolutionnaire, débarrassées des commentaires sentencieux au profit d’une polyphonie des prises de parole, sont caractérisées par leur « énergétique calquée sur l’effervescence du peuple ». Pourtant, ce bouillonnement n’empêche pas l’auteur d’y lire une certaine immobilité – « une politique purement négative ou suspensive, qui ne propose rien et se retient d’agir » – que semblent pourtant contredire les formations politiques (Occupy, Podemos, tentatives de renversements des dictatures maghrébines) et les formes militantes (black blocs, assemblées constituantes populaires, création de commissions) qui en ont émergé. Autre prise de position théorique qui peut étonner : le choix conceptuel d’écarter la notion de « minorité ». S’il paraît compréhensible que l’auteur repousse l’usage purement stratégique qui a pu en être fait depuis les années quatre-vingt en la substituant au mot « peuple », l’absence de questionnement à nouveaux frais du rapport politique ambigu qu’entretiennent les minorités – de genre et/ou racisées – relativement au peuple, l’est moins. Celles-ci, systématiquement récupérées par les dominants en fonction des besoins politiques du moment, qu’il s’agisse de les désigner en ennemies de la République ou, au contraire, de s’ériger pour elles en protecteurs d’un jour, s’en trouvent par conséquent régulièrement abstraites du reste du peuple, minorisées. Ainsi l’effort constant des minorités pour revendiquer le nom de peuple et la nature populaire de leur soulèvement est particulièrement visible dans les récents mouvements contre le racisme de la police et les violences d’État : « Le peuple, c’est nous ! » affirme Assa Traoré devant le Tribunal de Grande Instance de Paris le 2 juin 2020 puis place de la République le 13, bien consciente de la double importance d’une telle parole. Celle, d’abord, de l’autodésignation en tant que peuple au cœur de l’insurrection mais aussi (et peut-être surtout) l’ouverture fracassante de la catégorie de peuple à l’impensé ethnique ou à l’évidence non-questionnée de sa blanchité, en France du moins. Aux côtés d’Assa Traoré, il n’est d’ailleurs pas rare de voir apparaître un cinéaste, Ladj Ly, fondateur de l’association Kourtrajmé, auteur des Misérables (2019) et instigateur de l’exposition « Jusqu’ici tout va bien » sur le genre du « film de quartier populaire » à l’occasion du 25ème anniversaire de La Haine, lors de laquelle le Comité Adama figurait en invité d’honneur. Voilà une série de manifestations esthético-politiques contemporaines du peuple que le livre de Gabriel Bortzmeyer nous aidera à penser et à regarder, frayant une voie vers laquelle, à gauche, plusieurs aujourd’hui se tournent.