Une autre histoire du Brexit ? À propos de La finance autoritaire de M. Benquet et T. Bourgeron

Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Editions Raisons d’Agir, 2021.

Rares sont les contributions qui vont au-delà d’une conception générique et abstraite du capital pour déployer un regard sociologique empiriquement riche permettant de dresser un inventaire « incarné » de ce que veut le capital, ou plutôt les différents groupes de capitalistes. Rares sont aussi les contributions qui examinent dans le détail les conflits qui traversent le capital. Quand une telle contribution est publiée, il faut la mettre en valeur et la discuter ; malgré les désaccords analytiques que l’on peut avoir avec elle.

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Les sociologues Marlène Benquet et Théro Bourgeron ont publié en janvier 2021 un ouvrage qui revient sur la saga du Brexit à partir d’une démarche qui repose sur un inventaire détaillé des prises de position des différents segments de l’industrie des services financiers britanniques – qu’on appelle souvent « la City », du fait de la concentration géographique de cette industrie dans le district du même nom situé en plein centre de Londres.

Ce type d’analyse est précieuse et fait cruellement défaut à la gauche. Le plus souvent, le capital est abordé à un niveau d’abstraction trop élevé, ses positions sont interprétées (si ce n’est devinées) à partir des politiques publiques du moment ou du discours économique dominant (c’est typiquement le cas des économistes critiques) et ses clivages internes sont ignorés (dans les deux sens du terme : ne pas connaître et ne pas en tenir compte).

Sans doute – mais ce n’est qu’une conjecture – le fait que les auteurs ont une formation de sociologues et mènent des travaux qui s’inscrivent dans cette discipline explique ce grand mérite de leur démarche. La sociologie académique se caractérise par cette attention portée au détail empirique des phénomènes sociaux étudiés, en particulier à ses dimensions « incarnées » : on étudie les caractéristiques sociales des acteurs, leurs parcours éducatifs, professionnels, politiques etc. et on prête une attention toute particulière aux spécificités des situations étudiées. Ces atouts méthodologiques de la discipline se retrouvent dans la démarche de cet ouvrage et en font la grande richesse.

La City et le Brexit : au-delà des lieux communs sur le capital et l’UE

Le point fort de cet ouvrage est constitué par une enquête minutieuse sur le positionnement des différents sous-secteurs de l’industrie des services financiers et aux entreprises dans le conflit politique autour du Brexit. Cette enquête s’appuie principalement sur le dépouillement des données réunies par la Commission électorale britannique. Celle-ci recense les donations aux groupes de campagne dans le cadre des diverses élections britanniques et donc dans celui de la campagne référendaire de 2016. Comme l’expliquent les auteurs, la plupart des analyses sur le Brexit se cantonnent à l’analyse des discours des uns et des autres et au mieux des coalitions électorales s’étant formées lors du référendum. Or, en regardant le détail du financement des campagnes pour le remain et pour le leave, on se fait une idée beaucoup plus précise des forces sociales qui ont cherché activement à orienter la campagne, voire qui l’ont dirigée.

Tout d’abord, à rebours du lieu commun le plus largement répandu à gauche selon lequel le capital était unanimement derrière le remain, les chiffres montrent que 54% des donations ont profité à la campagne du leave. Les chiffres montrent aussi que les secteurs industriels et financiers étaient partagés entre les deux options – même si les industriels ont majoritairement soutenu le remain et les financiers le leave (65,5% des donations totales du secteur, une proportion assez élevée).

Ensuite, les auteurs font un zoom sur les contributions du seul secteur financier pour mettre en évidence une polarisation entre acteurs financiers qu’ils conceptualisent comme traduisant la polarisation entre acteurs de la « première financiarisation » et ceux de la « seconde ». Les premiers seraient les grandes banques universelles et d’investissement, les assureurs, les fonds de pension, bref, l’establishment financier. Les seconds seraient constitués par les gestionnaires alternatifs d’actifs, les fonds de capital-investissement (private equity) et les hedge funds, bref les nouveaux acteurs des vingt-trente dernières années qui opèrent dans l’ombre et de manière franchement spéculative. En effet, la campagne pour le leave a essentiellement été financée par les seconds, tandis que le remain a surtout été financé par les premiers. 53% des financements totaux (industrie et finance) de la campagne pour le leave ont été le fait des acteurs de cette seconde financiarisation, un pourcentage impressionnant pour un sous-secteur relativement étroit d’un seul secteur du capitalisme britannique.

Les auteurs montrent également la place prépondérante des donateurs individuels richissimes issus de la seconde financiarisation. Ils détaillent également leurs conceptions économiques libertariennes (et le réseau des think-tank sur lequel ils s’appuient) ainsi que leurs positions proprement réactionnaires sur la sécurité sociale, le climat, le maintien de l’ordre et ainsi de suite.

Bref, nous avons là un portrait très riche du groupe social qui a piloté la campagne pour le leave, qui lui a donné son contenu programmatique et qui va en profiter.

Cette analyse est précieuse tout d’abord parce qu’elle dissipe deux lieux communs (qui fonctionnent en miroir) qui ont été mobilisés par les partisans du leave et du remain au sein de la gauche britannique. Le premier, cher aux lexiters (partisans de gauche du Brexit) est que le capital était uniformément pour le remain et que donc le résultat était une sorte de « révolte populaire déviée » contre les élites, l’establishment, le capital et son personnel politique, etc.[1] A l’évidence, cette analyse est totalement fausse.

Moins erronée mais tout de même problématique est l’analyse majoritairement mise en avant par les partisans de gauche du remain[2] selon laquelle le Brexit est le fait de l’establishment dans l’objectif final de se libérer des contraintes de la législation sociale et environnementale européenne pour approfondir l’agenda thatchérien[3]. Cela correspond bien au projet des financeurs patronaux du leave, mais c’est loin d’être la position unanime des élites capitalistes et de leurs représentants politiques. C’est même une position minoritaire en termes de secteurs économiques.

Qu’est-ce que l’analyse des auteurs permet sur le plan théorique ?

a) Les conflits internes au capital mis en relief

Comme le disent les auteurs eux-mêmes, leur constat

« heurte une tradition critique qui pense ceux qui bénéficient du droit à accumuler comme un groupe homogène, une classe sociale unie par les mêmes intérêts économiques et, partant, les mêmes objectifs politiques » (page 54).

Pour critiques qu’elles soient,

« ces analyses rompent pourtant avec la position matérialiste qui définit les détenteurs de capitaux par leur rapport social d’exploitation des propriétaires de leur seule force de travail, mais aussi par les rapports sociaux de concurrence existant entre eux. » (page 55).

Ces citations se suffisent à elles-mêmes pour souligner ce premier apport théorique.

b) Invalider les analyses qui identifient l’UE aux intérêts de « la » finance et qui en tirent comme conclusion politico-stratégique le sécessionnisme

Ensuite, et cela a une valeur politico-stratégique beaucoup plus immédiate que le point précédent, les auteurs démontrent qu’une analyse courante au sein de la gauche « critique » qui identifie l’UE aux intérêts de « la » finance ne tient pas empiriquement. Si « la » finance (et la City est une incarnation majeure de « la » finance) n’est pas unie dans son attitude vis-à-vis de l’UE, alors il est difficile d’identifier cette dernière à des intérêts homogènes du secteur financier.

Le rôle déterminant des fractions les plus spéculatrices et les plus réactionnaires du secteur financier dans le projet du Brexit montre par ailleurs que

« la sortie de l’Union européenne peut être mise au service d’un projet politique bien différent de celui de la gauche européenne » (page 107).

Car

« le Brexit ne résulte pas d’une mobilisation massive des classes populaires. L’autoritarisme n’est pas une réaction, mais un projet, un programme et une offensive » (page 124).

La théorisation problématique du clivage interne à la City et les thèses édifiées sur cette théorisation

Si les concepts jumeaux de première et seconde financiarisation permettent une généralisation théorique à partir du travail empirique sur le positionnement des sous-secteurs de la City, je ne suis en revanche pas convaincu par l’édifice théorique qui est bâti sur ces fondements.

Tout d’abord, bien que la conceptualisation en termes de première et seconde financiarisation jouit incontestablement d’une force intuitive indéniable et repose sur des constats empiriques solides, il me semble que les auteurs dressent un portrait beaucoup trop tranché et extrapolent beaucoup trop.

D’abord, distinguer deux « modes d’accumulation » qui caractériseraient chaque groupe d’acteurs me paraît un pas de trop dans la généralisation théorique. Par exemple, il n’est pas exact que les acteurs de la première financiarisation se cantonnent au financement de l’économie via les marchés des actions cotées, sans investir dans les crédits titrisés qui seraient l’apanage des acteurs de la seconde financiarisation (tableau 8, page 44). Les banques d’investissement sont des acteurs majeurs non seulement des marchés des crédits titrisés (dont elles ont été les pionniers dans les années quatre-vingt – la faillite de Lehman Brothers en 2008 a principalement été due à son implication dans ce marché), mais aussi de la finance obligataire et des produits dérivés (dont les célèbres credit default swaps, qu’on peut posséder sans posséder les actifs obligataires sous-jacents, sont de purs produits spéculatifs, assimilables à des paris qu’on prend dans les courses hippiques).

De même, les hedge funds sont également très présents sur le segment de la finance obligataire ; ils ont par exemple profité de la crise de la zone euro de 2010-2012 en pariant sur sa préservation en rachetant pour une bouchée de pain des dettes publiques. De même, ces banques ne se limitent pas aux transactions sur les marchés des actions cotées mais réalisent également des transactions de gré à gré mais aussi du proprietary trading (trading pour compte propre) – en particulier à Londres justement. Enfin, les auteurs reconnaissent eux-mêmes que « les deux modes d’accumulation coexistent souvent au sein des mêmes institutions » et que « la frontière entre les deux groupes est poreuse » (page 45) et proposent d’envisager les choses en terme de continuum entre deux pôles. Mais dans ce cas-là, c’est difficile de délimiter deux groupes bien distincts. Cela surtout parce que les deux « pôles » sont des réalités analytiques et non pas institutionnelles. Telle banque d’investissement par exemple peut abriter des activités relevant aussi bien du premier que du second « pôle ». Pourquoi donc la classer comme acteur de la première financiarisation ?

Encore plus difficile à tenir mais paraît la théorisation de deux « régimes politiques d’accumulation » (résumée dans le tableau 13, page 68) ainsi que l’idée selon laquelle la seconde financiarisation se serait imposée à partir des années 2000. Il me paraît difficile de discerner une rupture au tournant des années 2000 qui serait le reflet de la nouvelle domination de la seconde financiarisation. Je ne vois par exemple pas de rupture en matière d’institutions internationales, et encore moins de rupture réductible à la polarisation première-seconde financiarisation.

De même, la rapide description des mesures réglementaires prises par Michel Barnier[4] entre 2009 et 2014 qui ont visé la seconde financiarisation (notamment la directive AIFM – Alternative Investment Manager Funds) ne dessine pas un « régime politique d’accumulation » distinct qui aurait été visé par la réglementation européenne. Tout au plus, il était question de poser plus de restrictions et de transparence à certaines activités. Il est difficile de voir en quoi cela s’en prend à tout un « régime politique d’accumulation » – surtout que d’autres directives de cette époque ont augmenté les restrictions pesant sur les activités typiques de la première financiarisation dans une même logique de durcissement et d’uniformisation réglementaire (voir partie suivante).

Enfin, la volonté d’attribuer le Brexit au clivage entre première et seconde financiarisation et de l’analyser comme un conflit entre deux « régimes politiques d’accumulation » conduit à l’assimilation du camp favorable au leave puis au hard Brexit à la seule seconde financiarisation[5]. Cela pose plusieurs problèmes.

Alors qu’ils commencent par reconnaître le fait que des considérations de gestion électorale et de l’opinion publique ont motivé le choix de David Cameron de convoquer un référendum et qu’ils critiquent l’approche « de l’État comme instrument des seuls dominants » (page 25), les auteurs construisent un récit qui repose exclusivement sur le clivage première vs seconde financiarisation.

« Le Brexit est la répercussion d’une opposition économique, devenue conflit institutionnel et politique, entre deux fractions du patronat financier. » (page 14).

Cette analyse est trop réductrice : elle évacue les patronats non-financiers, alors que les données des auteurs montrent que 43,3% du financement de la campagne du leave a été le fait des secteurs non-financiers et que 44,5% des financements totaux fournis par ces secteurs ont bénéficié au leave (voir tableaux 4 et 5 pages 38-39). Elle fait également abstraction des courants de pensée qui ont leur « autonomie relative », en particulier tels qu’incarnés par les courants des partis politiques et les journaux (en particulier au Royaume-Uni).

Pour donner un exemple des angles morts que cela induit, comment comprendre le débat sur l’union douanière ? Si le Brexit est uniquement la « répercussion » des intérêts de la seconde financiarisation, pourquoi les hard-brexiters tiennent coûte que coûte à sortir de l’union douanière et pourquoi ont-ils fait échouer le projet de Chequers de Theresa May qui aurait, essentiellement, maintenu le Royaume-Uni dans l’union douanière (et ainsi évité de tracer une frontière douanière et réglementaire entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord, conséquence de la sortie du Royaume-Uni de l’union douanière que Boris Johnson a accepté) ? Le projet de Chequers aurait laissé toute liberté au Royaume-Uni de poursuivre sa propre politique en matière de réglementation financière et même de passer des accords internationaux limités aux commerce des services financiers.

Un désaccord plus net : les rapports Royaume-Uni – Union Européenne et les deux financiarisations

Ce qui en revanche me paraît erroné dans l’analyse, c’est le récit sur les relations entre la City et la construction européenne et par conséquent entre le gouvernement britannique et l’UE. Globalement, les auteurs expliquent que la première financiarisation était en parfaite harmonie avec l’UE (voire que celle-ci était le « régime politique d’accumulation » spécifique à cette financiarisation) tandis que la seconde serait en opposition à l’UE dès ses débuts. Les auteurs expliquent également que si le Royaume-Uni a adhéré à l’UE en 1973, c’est en raison du lobbying des acteurs de la première financiarisation.

Ce schéma analytique général me paraît faux[6]. Tout d’abord, la décision britannique d’adhérer à l’UE date de 1960, une date antérieure à l’explosion du marché des eurodollars qui a permis à la City de progressivement reconquérir sa place de place financière internationale et aux acteurs de la première financiarisation de prospérer. Le fer de lance patronal de cette stratégie était alors l’industrie manufacturière, en particulier dans les secteurs de haute technologie. Cette période des années soixante et soixante-dix (qui s’arrête avec Thatcher) correspond à l’apogée de l’européisme au sein du capital britannique et du parti conservateur.

La City, en revanche, a maintenu tout au long de cette période une ambivalence à l’égard de l’adhésion à l’UE[7] qui va perdurer jusqu’à aujourd’hui. Je reproduis ici une citation d’un banquier d’affaires britannique de l’époque cité par Nairn car cela illustre parfaitement cette continuité :

‘The prosperity of the City’s international business depends on the  willingness of . . . the British authorities to treat the City as an “off-shore island” outside the controls imposed on domestic institutions . . . The City thus has a strong interest in seeing that whatever arrangements . . . are developed within the Common Market, it preserves the independent, “off-shore” position vis-à-vis those arrangements that it currently enjoys vis-à-vis the domestic mon-etary arrangements in Britain’

« La prospérité des activités internationales de la City dépend de la volonté des …  autorités britanniques à traiter la City comme une « île offshore » se situant en dehors des contrôles imposés aux institutions domestiques … La City a un intérêt clair à s’assurer que quels que soient les arrangements institutionnels … qui seront mis en place au sein du Marché Commun, elle préserve la même position indépendante, « offshore » à leur égard que celle dont elle jouit actuellement à l’égard des règles monétaires domestiques en Grande Bretagne. »

La City, en effet, s’était défaite de tous les contrôles sur les mouvements des capitaux libellés en livre sterling qui se sont imposés jusqu’en 1979 dès le début des années soixante pour les transactions libellées en dollar. Sa prééminence financière globale s’est construite sur cet avantage concurrentiel consistant à s’appliquer des réglementations beaucoup moins contraignantes que toutes les places financières internationales concurrentes, que ce soit Paris, Francfort, Milan ou Amsterdam dans l’UE ou New York à l’échelle internationale. La réglementation light touch a toujours été un avantage majeur pour la City.

Par conséquent, la City s’est toujours méfiée de tout ce qui risquait de distendre l’influence privilégiée dont elle jouissait dans les couloirs du pouvoir à Westminster – une influence démultipliée après les années Thatcher et le big bang de 1986 qui explique pourquoi les gouvernements successifs se sont alignés sur des positions anti-fédéralistes (avec, bien entendu, des nuances et quelques différences tactiques majeures). En particulier, la City s’est toujours opposée à la fin de la règle de l’unanimité en matière de réglementation financière.

Depuis les années Thatcher, la centralité retrouvée de la City au sein du capitalisme britannique (due au déclin des industries manufacturières) a fait que le gouvernement britannique a aligné ses conceptions européennes sur celles de la City : privilégier l’intergouvernemental (Conseil européen et unanimité) au fédéral (pouvoirs de la Commission et du Parlement), ralentir autant que possible le passage à la co-décision Conseil-Parlement et à la majorité qualifiée au sein du Conseil (ce qui aujourd’hui est connu comme la procédure législative ordinaire), empêcher l’octroi de pouvoirs fiscaux à l’UE et préserver la capacité de la Banque d’Angleterre à réguler le marché financier britannique. Pour le dire autrement, la City a toujours été le principal partisan de la décentralisation politique et réglementaire dans l’UE. Il y a donc une continuité entre l’attitude de la première et de la seconde financiarisation vis-à-vis de l’UE. Le point de rupture au sein de la City est le calcul du rapport coûts-bénéfices de l’adhésion à l’UE.

Ce point de rupture a profondément bougé après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, car celui-ci a fait passer la réglementation financière de l’unanimité à la co-décision et fait donc sauter le véto britannique. Blair avait jugé en 2005 qu’il était préférable de préserver le véto en matière fiscale plutôt que financière ; il a donc lâché sur cette dernière, au grand dam de la City. Plus que la crise financière de 2008 donc, c’est le traité de Lisbonne qui a permis un renforcement des réglementations financières à partir de 2009.

Entre 2009 et 2014 donc, sous Barnier, l’UE a adopté près d’une quarantaine de directives uniformisant la réglementation financière et avancé vers la centralisation de la supervision bancaire. Cette politique a été un choc pour la City et le gouvernement britannique. Financiers et élites politiques conservatrices ont vécu la chose comme une guerre menée par Bruxelles (avec le soutien tacite mais solide de Paris et de Berlin) contre la City[8].

Ils y ont répondu avec la revendication (ultra-majoritaire au sein de la City et certainement pas cantonnée aux acteurs de la seconde financiarisation) de réintroduction du véto britannique en matière financière. David Cameron l’a exigé au Conseil Européen de décembre 2011, lors duquel il a menacé de bloquer l’adoption du Pacte Budgétaire Européen[9]. De même, il en a fait son principal objectif de négociation en 2015-16 dans les négociations qui ont précédé le référendum. (Ces négociations n’étaient donc pas seulement de la poudre aux yeux électoralistes.)

Le clivage au sein de la City s’est cristallisé après l’échec de Cameron d’obtenir satisfaction. Les acteurs de la première financiarisation ont estimé que malgré la fin de l’unanimité, le passeport financier qui fait de la City la capitale financière de l’UE valait toujours la peine. Les acteurs de la seconde financiarisation en sont arrivés à une conclusion contraire. Le même calcul a réparti les députés conservateurs entre leavers et remainers.

Bref, pour le dire autrement, l’idée que l’UE a toujours parfaitement correspondu au « régime politique d’accumulation » de la première financiarisation ne tient pas. La relation entre la City et la construction européenne a depuis toujours été traversée de contradictions fortes qui se sont aiguisées avec le traité de Lisbonne.

Par ailleurs, cette contradiction acquiert une dimension supplémentaire lorsque l’on regarde les conflits internes aux acteurs de la première financiarisation[10]. Les grandes banques universelles françaises en particulier, ayant pris du retard dans leur projection internationale et leur conversion en acteurs majeurs des marchés internationaux de titres et produits dérivés par rapport à leurs concurrentes britanniques, suisses et allemandes, ont toujours soutenu le projet que Barnier a mis en place à partir de 2009 (voir le chapitre 5 de mon livre Les grandes firmes françaises et l’Union européenne).

Leur projet s’est confondu avec la tentative de promouvoir Paris comme place financière internationale capable de rivaliser avec Londres ; dans ce projet, l’adoption d’une réglementation européenne uniforme aurait l’avantage d’éliminer l’une des principales sources de l’attractivité de la place de Londres, à savoir l’approche autochtone de réglementation light-touch qui a depuis le début des années 1960 procuré des bénéfices inestimables à la City.

De même, les grandes banques françaises ont été les premières à défendre avec force le projet d’une centralisation du pouvoir de supervision financier. En 2000, le ministre des finances français, Laurent Fabius, proposait déjà la création d’une autorité européenne des marchés financiers basée à Paris, proposition repoussée par Londres qui y voyait une tentative de mise sous contrôle de la supervision des marchés financiers domiciliés à Londres.

L’idée de la centralisation de la supervision bancaire en une autorité européenne a également émergé d’abord à Paris ; elle fut pour la première fois évoquée en 2006 par Michel Pébereau, alors président de la BNP Paribas, en sa capacité de président de la Fédération Bancaire Européenne. Le projet a abouti en 2009 au rapport du groupe présidé par Jacques de Larosière (un autre poids lourd de la finance parisienne dominée par les énarques-inspecteurs des finances qui occupent les sommets du Trésor et des grandes banques et assureurs français), mais l’opposition britannique a empêché la création d’un superviseur unique au profit d’un cartel de superviseurs nationaux (l’Autorité Bancaire Européenne, localisée à Londres jusqu’en 2019, depuis à Paris). A la faveur de la crise de la zone euro en 2010-2012, le projet initial a abouti (avec le soutien explicite de toutes les grandes banques de la zone euro) en la création du superviseur bancaire unique de la zone euro.

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Malgré les désaccords que je peux avoir avec l’analyse de cet ouvrage, je ne saurais assez en recommander la lecture. Plus encore : il faut souhaiter qu’il devienne un point de départ pour des études poussées sur la politique du capital et des contradictions qui traversent les capitalistes européens par des chercheurs francophones. De telles études sont très courantes aux États-Unis. En Europe, certains chercheurs néerlandais (les néo-gramsciens d’Amsterdam) ont aussi produit des travaux de ce type. Il serait bon que les chercheurs·ses francophones leur emboîtent le pas.

Notes

[1] Un exemple caractéristique de ce type d’analyse est Socialist Worker « Brexit vote was a revolt against the rich », 28 June 2016.

[2] Rappelons ici que l’écrasante majorité des syndicats, des adhérents et des députés travaillistes ont soutenu le remain. Les lexiters ont été très minoritaires et contrairement à ce qu’affirment les auteurs, le clivage au sein du Parti Travailliste n’a pas opposé les centristes pro-remain aux corbynistes et à la gauche extra-Labour. Deux tiers des adhérents de Momentum par exemple a opté pour le remain et la majorité des députés travaillistes qui ont fait campagne pour le leave provenaient de l’aile droite du parti. La garde rapprochée de Corbyn au sein du shadow cabinet (John McDonnel, Diane Abbott) ont fait campagne pour le remain et soutenu en 2018-19 l’option d’un second référendum pour renverser le résultat du premier – essentiellement parce que l’écrasante majorité de leurs électeurs et des adhérents du parti étaient sur cette ligne.

[3] Voir par exemple cette vidéo de Another Europe is Possible « Brexit and the establishment: what you need to know ».

[4] Commissaire en charge du marché intérieur dans la Commission Barrosso II, qui a mis en œuvre un vaste programme législatif en matière de réglementation financière pour uniformiser les réglementations – ce qu’on appelle le « single rulebook » financier, voir la partie suivante.

[5] Vers la fin de l’ouvrage, les auteurs élargissent à certains autres secteurs (industrie fossile et grandes entreprises de construction) la coalition patronale pro-hard Brexit, mais cela reste anecdotique dans l’économie générale de leur démonstration. Il y a aussi le problème que BP a soutenu le remain et que l’organisation sectorielle a continué à avoir une position EU-friendly après le référendum.

[6] Je reprends ici l’analyse que j’ai développée dans « British Capitalism and European Unification : From Ottawa to the Brexit Referendum », Historical Materialism 25(1), 2017 (disponible aussi sur academia).

[7] Sur cet aspect particulier, voir le numéro spécial de la New Left Review (I/75, septembre-octobre 1972) Tom Nairn « The Left Against Europe ? ».

[8] Un bon aperçu est dans ce long reportage du Financial Times « Barnier vs the Brits : Financial Regulation : UK’s battle with Brussels is intensifying », 8 novembre 2011.

[9] C’est la raison pour laquelle le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) est un traité intergouvernemental régi par le droit international public et non pas une directive européenne intégrée dans le corps du droit européen : le Royaume-Uni y mettant son véto, les 27 l’ont contourné de cette manière.

[10] On pourra lire à ce sujet le livre de Huw McCartney Variegated Neoliberalism : EU Varieties of Capitalism and International Political Economy, Londres, Routledge, 2011, qui distingue trois groupes : le groupe « atlantique », comprenant les grandes banques d’investissement américaines basées à Londres, les grandes banques universelles britanniques et suisses ; le groupe « rhénan » composé des deux grandes banques allemandes privées (Deutsche et Commerz) et de  l’assureur Allianz ; enfin, le groupe « gaulois ».