« Elle ne ressentait ni tristesse, ni honte, mais de la stupéfaction » (La Tannerie, Celia Levi)

À propos de : Celia Lévi, La Tannerie, Tristram Éditions, 2020.

Une jeune provinciale, Jeanne, arrive à Paris, pour affronter la capitale, commencer sa carrière, vivre des aventures amoureuses. Tous les ingrédients d’un roman de formation au féminin semblent réunis. Jeanne découvre La Tannerie, immense lieu culturel plein de belles paroles. Confrontée aux contradictions entre les ambitions politiques progressistes mais abstraites de l’endroit et l’exploitation subie par les employées, démunie face à la multiplication des tentes des réfugiés à proximité de ce haut lieu culturel, attirée par les mouvements contre la Loi Travail, elle cherche sa place, sa personnalité, son rôle dans cette histoire au milieu des injonctions qu’on lui lance. « Mets-toi là » : ce sont les premiers mots du livre. Mais « “Là”, Jeanne ne savait pas où cela se trouvait au milieu de toute cette cohue ».

Le théoricien de la littérature, Georg Lukács, disait que le roman est « l’histoire d’une recherche dégradée de valeurs authentiques dans un monde dégradé lui aussi, mais à un niveau plus avancé et sur un mode différent[1] ». Or Jeanne, plus qu’une anti-héroïne, est une héroïne profondément dégradée. Neutre jusqu’à la transparence, elle semble représenter un contrepoint toujours dégradé des figures héroïques typiques des classiques de la littérature française. Elle partage la naïveté rêveuse de son homonyme dans Une vie de Maupassant (mais sans être née noble et dotée), l’indécision de Frédéric Moreau dans L’Education sentimentale  de Flaubert (mais sans détenir son capital économique, culturel et social), la fascination de Denise dans Au bonheur des Dames de Zola pour le lieu qui la broie (mais sans avoir sa volonté obstinée).

Les illusions de Jeanne sont bien perdues à la fin du roman, mais il ne s’agissait que de maigres illusions : croire qu’on lui saurait gré de sa soumission et que son exploitation déboucherait sur un CDI de « responsable » (« un joli nom, [qui] lui irait bien ») et surtout imaginer qu’en s’appliquant bien elle pourrait devenir une « vraie parisienne », elle arriverait à manier les « subtilités du marivaudage parisien » (un marivaudage que Celia Levi définit comme « [c]ette façon de tout analyser avec esprit, de se contredire d’une phrase à l’autre »). L’idéal, qu’il soit littéraire ou politique, paraît absent dans La Tannerie. Pour Jeanne, qu’il s’agisse de conversations culturelles ou de manifestations, tout est prétexte à la rêverie inconsistance ou à la posture distinguée.

Les références à la littérature du xixe siècle et plus précisément à L’Education sentimentale sont explicites dans le roman de Celia Levi[2]. Mais ce sont des références dégradées, perverties. Jeanne n’a même pas ce qu’avaient les héroïnes et les héros de cette littérature : des aspirations ou, tout au moins, des ambitions. Tous ses efforts consistent à essayer de s’intégrer puis de survivre, pour se donner l’illusion d’exister, alors qu’elle est « fatiguée de ces questions auxquelles elle n’arrivait pas à répondre (…) lasse d’offrir une image d’elle-même qu’elle ne maîtrisait pas mais qui la bridait ».

Au fil des pages de La Tannerie, Jeanne et ses collègues se transforment peu à peu en des pantins affolés, qui répètent avec enthousiasme les slogans progressistes du lieu (« Le lieu c’est le lien ») alors qu’une « forme d’incrédulité, de terreur s’empar[e] parfois d’eux, le sentiment d’être écrasés par les cheminées, le moulin, les briques, les travées et les passerelles ». La culture n’échappe pas au fétichisme de la marchandise et du capital : La Tannerie avec ses dédales et ses machines d’exposition dévorantes devient une sorte de monstre hybride qui aliène jusqu’à l’existence des travailleuses et des travailleurs aliénés.

La transparence du personnage de Jeanne a ainsi une double fonction romanesque. Elle lui permet ainsi tout d’abord d’incarner le rôle-type du personnage naïf, extérieur, qui découvre un lieu inconnu. Le regard neutre ou admiratif de Jeanne permet paradoxalement de représenter avec beaucoup de drôlerie les contradictions du milieu culturel soi-disant progressiste : la jeune femme doit ainsi consoler sa collègue Victorine, déboussolée devant « un artiste [qui] lui avait parlé rudement car le jus de goyave qu’elle lui avait procuré était industriel ».

Mais au-delà de cet aspect satirique, Jeanne incarne aussi la dépossession des êtres face au système capitaliste, l’asservissement sans idéal, l’angoisse d’un écoulement linéaire du temps, sans saillance historique malgré les révoltes politiques qui occupent une place conséquente dans le déroulement de l’histoire sans pourtant rien y changer. Dans L’Education sentimentale (comme dans Madame Bovary) Flaubert joue sur les valeurs de l’imparfait pour représenter les rêveries de ses personnages.

On retrouve ce même usage dans La Tannerie, lorsque Jeanne fantasme une image romantique de la révolution les toits de Paris avec Julien (« Ils regretteraient de ne pas être au milieu de leurs collègues, de cette grande fête, mais ils se diraient qu’ils étaient mieux à deux, sur leur toit, à regarder les couleurs du soleil couchant se confondre avec le grand incendie qui embrasait Paris »). Mais, dans La Tannerie, cette rêverie se transforme vite en une répétition hébétée, entretenue par les soirées passées à fumer du haschich :

« Je passe ma vie à attendre, se disait-elle. Les attentes n’étaient-elle pas toujours vouées à être déçues ? Cette pensée la plongeait dans une profonde tristesse ».

Célia Lévi réussit ainsi le tour de force d’ironiser les procédés mêmes de l’ironie flaubertienne. Qu’on compare ainsi la réécriture d’un des passages les plus célèbres de L’Education sentimentale, lorsque Frédéric cesse enfin de rêver sa vie et s’arrache à Paris :

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.  (L’Education sentimentale)

*

Un an passa. Jeanne changea d’emploi à plusieurs reprises. Elle fut vendeuse dans une boutique de linge de maison, hôtesse pour un musée, elle travailla au standard d’une grande entreprise.

Elle connut les matins tristes et froids, l’asphalte mouillé, le carreau du café à l’aube. Les camions-poubelles commençaient leur service, et des hommes noyaient leur chagrin au comptoir. Elle buvait un café noir, après des étreintes indifférentes. Elle regardait le carrelage du bistrot marron et jaune. (La Tannerie)

Ironie de Flaubert qui résume en quelques énumérations et en quelques verbes brusquement conjugués au passé au simple les rêves de voyage, d’aventures, enfin réalisés mais aussitôt congédiés de Frédéric Moreau. Ironie au carré, pourrait-on dire, de Célia Lévi : les éléments exotiques que sont les « paquebots », « les tentes », « les paysages » « les ruines » deviennent « l’asphalte mouillé » et les « camions-poubelle ». Jeanne n’a même pas de rêve à tourner en dérision.

Ce jeu d’ironisation comprend une part de risque : n’est-ce pas, paradoxalement, faire preuve d’entre-soi que de dénoncer, avec un œil satirique, l’entre-soi ? Il faut comprendre les codes du milieu parisien progressiste culturel pour pouvoir s’en moquer. Mais Celia Levi ne tombe pas dans ce piège. La Tannerie n’est pas un de ces romans parisiano-centrés dans lesquels l’ironie cache mal une fascination sinon malsaine du moins bien étroite. En effet, paradoxalement, la limitation spatio-temporelle très stricte de La Tannerie, laisse supposer qu’il y a un au-dehors au-delà de ce microcosme, incarné par des personnages qui savent quitter cet univers, refuser ses règles, chercher d’autres horizons.

D’ailleurs, la fin de L’Education sentimentale et celle de La Tannerie se répondent tout en étant bien différentes. Chez Flaubert, Frédéric et son ami Deslauriers, qui ont chacun raté leur vie, regrettent leurs pauvres aventures de jeunesses, « [c]’est là ce qu’[ils ont eu] de meilleur ». Dans La Tannerie, Jeanne et Marianne se remémorent ces moments d’insouciance avec plaisir, mais sont toutes deux satisfaites de voie. Elles sont tournées vers l’avenir.

Notes

[1] C’est la théorie de Lukács  dans sa Théorie du roman (1920)  telle qu’elle est rapportée par Lucien Goldmann dans Pour une sociologie du roman(1964).

[2] Celia Levi joue avec cet intertexe dix-neuviémistes depuis ses premières œuvres. On trouve aussi des jeux de conrepoints et de réécritures des œuvres de Balzac (Mémoires de deux jeunes mariées ; Illusions Perdues) dans Les Insoumises (2009).