A lire : un extrait de « C’est du propre », de Cristina Nizzoli

Cristina Nizzoli, C’est du propre?! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne), Paris, PUF, 2015, 224 p., 23€ (préface de Sophie Béroud).

 

En complément de l’entretien publié en octobre dernier avec Cristina Nizzoli, nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, l’essentiel de la conclusion du livre.

 

Conclusion

Remettre les marges au centre

Rendre compte des pratiques syndicales dans le secteur de la propreté? par une approche ethnographique et compare?e a repre?sente?, pour moi, un de?fi a? la fois pratique (comment saisir des phe?nome?nes fortement marque?s par l’invisibilite? ?) et e?piste?mologique (quels sont les impacts de cette invisibilite? sur l’activite? de recherche ?). C’est pourquoi cette conclusion est l’occasion de revenir sur les deux contributions de ce livre : d’un co?te? celle relative a? l’explication des me?canismes qui fac?onnent le syndicalisme dans ce secteur externalise? et, de l’autre, celle concernant les enjeux d’une activite? de recherche confronte?e, de manie?re constante, a? la marginalisation qui pe?se sur tout ce qui rele?ve du bas de l’e?chelle.

 

L’apport d’une approche par les pratiques

Consacrer une e?tude au syndicalisme dans la deuxie?me de?cennie des anne?es 2000 n’est pas anodin. Cela implique de le conside?rer comme un acteur fondamental au sein de nos socie?te?s. En ce sens, cet ouvrage se propose de participer au de?bat sur les possibilite?s du syndicalisme contemporain en milieu pre?caire, en se posant de manie?re claire la question des conditions de son renouvellement1.

Expliquer le contenu des pratiques syndicales dans le secteur de la proprete? a permis de montrer que les dynamiques qui le traversent, aussi bien du point de vue de son mode d’organisation que des caracte?ristiques de la main-d’œuvre (fortement marque?e par les dominations), en font un emble?me de la phase de la pe?riode ne?olibe?rale que nous sommes en train de traverser2. Ainsi, l’externalisation du secteur a permis aux employeurs des entreprises de proprete? de re?duire le cou?t du travail par l’emploi massif du temps partiel et par l’augmentation effre?ne?e du rythme de travail qu’ils imposent a? des travailleurs qui, de par leur position dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, sont assigne?s au bas de l’e?chelle du marche? du travail.

Dans ce contexte, a? cote? des difficulte?s auxquelles se confrontent les syndicalistes CGT et CGIL dans leur travail quotidien, on a vu que ces organisations syndicales, e?tudie?es localement a? travers les bourses du travail de Marseille et de Bologne, n’engagent pas de ve?ritable re?flexion quant a? la manie?re de syndicaliser un tel secteur d’activite?. Ne?anmoins, on ne doit pas en de?duire que des strate?gies ne sont pas de?ploye?es lors des pratiques syndicales. Loin de la?. Fabio et Sai?d, protagonistes de bon nombre de chapitres de cet ouvrage, engagent une re?flexion continuelle quant a? la bonne strate?gie a? employer pour faire pression sur un employeur ou pour gagner la confiance des nouveaux syndique?s. En marge au sein de leurs confe?de?rations, mais aussi de leurs fe?de?rations de re?fe?rence, ces leaders syndicaux agissent dans des situations rendues complexes par les pressions patronales et l’externalisation du secteur qui fragmente le collectif de travail. Toute- fois, leur connaissance fine des dynamiques du secteur est le re?sultat d’expe?riences diffe?rentes, celle de travailleur de la proprete? immigre? et racise?, pour Sai?d, et celle de militant italien et « blanc » ayant derrie?re lui un parcours universitaire, dans le cas de Fabio. Ce sont ces expe?riences, ainsi que les spe?cificite?s propres au fonctionnement et a? la structure syndicale de la CGT et de la CGIL, qui contribuent a? expliquer les diffe?rentes strate?gies employe?es par ces leaders. En revanche, le fait que les strate?gies syndicales ne re?sultent pas d’une re?flexion engage?e de manie?re plus large et partage?e au sein de la confe?de?ration et de la fe?de?ration est une des fragilite?s que l’enque?te a? contribue? a? de?voiler. Nous sommes dans des configurations ou? l’engagement, a? la fois important et isole?, des leaders conduit a? ce que des liens base?s sur la confiance s’e?tablissent entre eux et les salarie?s pour qui le leader en vient souvent a? repre?senter LE syndicat. Ce rapport de confiance prend donc fin dans les cas ou?, comme il est arrive? a? la Filcams-CGIL suite a? la mutation de Fabio, le syndicaliste quitte son poste de repre?sentant du secteur. Ainsi, dans le cas e?voque?, la nouvelle repre?sentante du secteur de la proprete? n’a pas trouve? pertinent de continuer a? se de?placer sur les diffe?rents chantiers, comme le faisait Fabio, pour y conduire des assemble?es.

L’approche mobilise?e a aussi de?montre? que le syndicalisme ne se re?sume pas a? la strate?gie des leaders syndicaux, mais que c’est du co?te? des relations qui s’instaurent entre syndicalistes et salarie?s lors des pratiques syndicales qu’il faut de?placer la focale de l’analyse. De ce point de vue, un des apports de ce livre a consiste? a? re?ve?ler l’importance de la prise en compte des rapports sociaux de sexe, de race et de classe et de la manie?re dont les dominations qui pe?sent sur les acteurs sociaux fac?onnent leur expe?rience et leurs points de vue. Ainsi, en ce qui concerne la pratique du suivi individuel, l’enque?te a mis en exergue une tendance a? la prise en compte diffe?rencie?e des salarie?s qui s’adressent aux permanences. Bien que dans des contextes diffe?rents et avec des positionnements et des situations qui diffe?rent d’un syndicaliste a? l’autre, ce sont les travailleurs les plus au bas de l’e?chelle qui se trouvent le plus souvent mis de co?te? par un certain nombre de syndicalistes. Pour comprendre cela, on doit d’abord prendre en compte le fait que ce sont les travailleurs/ses immigre?.e.s, les « noir.e.s », les salarie?.e.s les plus a?ge?.e.s et en mauvais e?tat de sante? qui subissent le plus la pression patronale. C’est donc parce qu’ils craignent d’e?tre licencie?s ou alors parce qu’ils ont des proble?mes qui demeurent a fortiori difficiles a? prouver, puisqu’ils de?coulent de formes de discrimination (rarement qualifie?es comme telles3), que ces salarie?s s’adressent au syndicat. Dans ce contexte, la se?lection par certains syndicalistes des cas a? traiter est le re?sultat a? la fois des attitudes racistes de ces derniers et du sentiment d’impuissance qu’ils e?prouvent face a? de telles proble?matiques ; une impuissance qui est aussi le re?sultat des conditions difficiles dans lesquelles s’exerce le travail syndical, la confe?de?ration n’investissant que de faibles moyens pour syndicaliser ce secteur d’activite?.

L’analyse de deux autres pratiques, a? savoir l’action collective et les assemble?es syndicales, a contribue? a? mettre au jour la lutte pour la reconnaissance dans un secteur caracte?rise? par l’invisibilite? et l’expe?rience de la domination. Une lutte qui doit e?tre comprise dans un contexte ou? le de?ni de reconnaissance est le re?sultat d’une forme de subordination institutionnalise?e qui produit une violation du principe de justice4.

Dans un tel contexte, les revendications syndicales conside?re?es comme les plus classiques, a? savoir celles lie?es a? l’emploi et aux conditions de travail, doivent e?tre appre?hende?es en lien avec la revendication a? e?tre reconnu. Pour les travailleurs de ce « sale boulot5 », la mobilisation, ainsi que l’assemble?e demeurent des moments importants d’un processus qui marque la sortie de l’invisibilite? et la possible constitution d’une appartenance a? un groupe. L’enjeu re?side alors dans le fait de parvenir a? e?tre reconnu « comme partenaire a? part entie?re de la vie sociale, en mesure d’interagir en tant que pair avec les autres6 ». Cette lutte pour la reconnaissance se fait alors envers plusieurs acteurs tels que l’employeur, les employe?s du donneur d’ordre, mais aussi, comme on l’a vu dans le cas de Bologne, l’organisation syndicale elle-me?me. C’est la reconnaissance de l’e?galite? du statut de ces travailleurs dans la sphe?re publique qui a permis de comprendre les tensions et les incompre?hensions qui caracte?risaient certaines situations. L’analyse des interactions ayant eu lieu lors des assemble?es syndicales a aussi montre? que c’est dans cet espace que des points de vue diffe?rents parviennent a? s’exprimer et a? se confronter entre eux, en ta?chant ainsi d’imposer leur le?gitimite?. Les salarie?s et les repre?sentants syndicaux protagonistes de ces assemble?es doivent alors e?tre conside?re?s comme des porteurs de points de vue diffe?rents en lien avec leurs expe?riences et leur ro?le dans la sphe?re du travail et du syndicat.

Pourtant, dans un tel contexte, se poser la question du renouvellement des strate?gies syndicales suppose d’assumer, de la part de l’organisation syndicale, l’existence majoritaire de salarie?s dont le profil social et l’expe?rience, e?tant donne? leur position dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, s’e?carte peu ou prou de celui du noyau des syndicalistes. Cela revient a? traiter du de?calage existant entre les salarie?s les plus marginaux et les syndicalistes7 qui, me?me lorsqu’ils sont encore au travail – comme c’est le cas pour la CGT de Marseille –, demeurent des travailleurs prote?ge?s du fait de leur statut de syndicalistes. Le fait que les syndicalistes soient issus du noyau d’adhe?rents historiques (ce qui est le cas notamment a? la CGIL) – dont les repre?sentations du syndicalisme sont le re?sultat d’une vision qui met le salariat traditionnel au premier plan par rapport aux autres formes de salariat – implique une deuxie?me difficulte? : l’ouverture a? de nouveaux groupes est susceptible de mettre en compe?tition anciens et nouveaux syndicalistes, ce qui peut conduire a? des oppositions de la part des adhe?rents historiques8. S’interroger sur l’acce?s de cette partie de la classe labo- rieuse au syndicat, en matie?re de capacite? a? les repre?senter, mais aussi d’acce?s a? des postes de responsabilite? au sein de l’organisation, implique alors d’aborder les enjeux lie?s a? la fonction que le syndicalisme peut recouvrir pour la production de solidarite?s et en tant que porteur d’une ide?e nouvelle de socie?te?.

 

Les ressorts de la comparaison internationale

L’approche compare?e mobilise?e lors de cette recherche a notamment permis de saisir la varie?te? qui peut caracte?riser une me?me pratique syndicale lorsqu’elle s’inscrit dans des contextes socie?taux diffe?rents. Ainsi, la richesse des re?sultats obtenus gra?ce aux observations re?ve?le des diffe?rences importantes concernant la gestion des permanences de la part des syndicalistes. De ce fait, derrie?re la me?me pratique du suivi individuel, on retrouve, d’un co?te?, une action syndicale visant l’e?tablissement d’un rapport de force (a? la CGT de Marseille) et, de l’autre, une pratique plus tourne?e vers la prestation de services (dans le cas de Bologne).

Mais c’est e?galement au sujet de l’action collective que la comparaison s’est ave?re?e fe?conde, permettant de de?crypter la varie?te? des possibilite?s d’action pouvant e?merger lors des gre?ves et des mobilisations. Dans le cas de la CGT de Marseille, c’est l’e?tablissement du rapport de force avec l’employeur qui est privile?gie? par le biais d’un recours, notamment discursif et symbolique, a? la menace du conflit. En revanche, dans le cas italien, les syndicalistes privile?gient la mise en visibilite? publique des travailleurs de la proprete?, qui se fait par le biais de la me?diatisation et d’une ne?gociation avec le donneur d’ordre afin d’ope?rer une pression indirecte sur l’employeur. Par ailleurs, la strate?gie de Fabio vise souvent la cre?ation de solidarite?s entre les travailleurs du donneur d’ordre et ceux de la proprete?, ce qu’il ta?che de faire a? travers la prise de contact avec les repre?sentants syndicaux de la fe?de?ration CGIL des salarie?s du donneur d’ordre. A? cet e?gard, il est inte?ressant de remarquer que, si ces registres d’action s’expriment dans un cas ou dans l’autre, il ne sont pas exclusifs, et ils pourraient e?tre re?unis au sein d’une seule strate?gie syndicale visant a? la fois l’e?tablissement du rapport de force, la me?diatisation du conflit et la cre?ation de liens de solidarite?s entre travailleurs « internes » et externalise?s.

De manie?re ge?ne?rale, et contrairement a? ce qu’on pourrait supposer selon une vision convenue du syndicalisme europe?en, opposant les pays du Nord a? ceux du Sud, les formes d’organisation des travailleurs de la proprete? a? la CGT de Marseille et a? la CGIL de Bologne sont fort he?te?roge?nes. A? l’existence d’une administration tre?s structure?e et bureaucratise?e a? Bologne s’oppose par exemple un fonctionnement plus souple et plus chaotique a? Marseille, ou? les de?le?gue?s du personnel conservent des liens directs avec les salarie?s, et ou? l’instauration d’un rapport de force par la gre?ve reste la principale forme d’action collective.

 

Les enjeux e?piste?mologiques

Se confronter aux pratiques syndicales dans le secteur de la proprete? a suppose? de conduire une re?flexion sur la manie?re de m’approcher de cet objet et d’en rendre compte. Comme e?voque? en introduction, cette e?tude m’a confronte?e de manie?re permanente a? l’invisibilite?. L’invisibilite? concernait les travailleurs de ce secteur, les syndicalistes, mais aussi les travaux sur le syndicalisme, dans lesquels je n’arrivais pas a? de?celer la pre?sence des acteurs que je rencontrais sur mes terrains. D’autres fois, lorsque j’arrivais a? retrouver les histoires de ces travailleurs ou de ces syndicalistes dans les pages des travaux scientifiques que je lisais, c’e?tait parce qu’ils y e?taient appre?hende?s spe?cifiquement en tant qu’immigre?s ou en tant que femmes, ou encore en tant que travailleurs pre?caires. De plus, je me rendais compte que des concepts comme pre?carite?, travailleurs pauvres, travailleurs immigre?s, « sale boulot », etc., que j’employais constamment, e?taient socialement connote?s comme ayant trait a? la marginalite?. Ils renvoyaient a? des marges, alors que de mon co?te? je constatais leur pre?sence e?crasante sur un terrain ou? le seul emploi atypique e?tait l’emploi a? temps complet.

Dans ce contexte, faire recours aux the?ories prenant en compte les rapports sociaux de sexe, de race et de classe9 m’a permis de nommer les dominations et de de?me?ler la richesse dont te?moignaient mes notes de terrain et mes entretiens pour ensuite mieux les appre?hender. En outre, au fur et a? mesure que l’enque?te avanc?ait, et notamment gra?ce au raisonnement comparatif, je me rendais compte que, pour comprendre en profondeur ce qu’il se passait lors des pratiques syndicales, il fallait prendre au se?rieux le point de vue des acteurs concerne?s. Le point de vue des syndicalistes et de ces salarie?s dont l’expe?rience dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe demeure tre?s e?loigne?e de la mienne et, selon les cas, de celle des syndicalistes rencontre?s.

C’est donc la notion d’expe?rience qui s’est ave?re?e fe?conde et pre?cieuse pour mon travail de recherche, car ce concept me permettait de tenir compte de la subjectivite? des acteurs concerne?s par mon enque?te. Sans oublier les contraintes qui pe?sent sur ces derniers du fait de leur position de domine?s, ce sont leurs expe?riences de vie et de travail qui demeurent, de?s lors, fondamentales pour la compre?hension des dynamiques qui fac?onnent le syndicalisme. Il ne suffisait plus d’expliciter la position que les acteurs avaient au sein des rapports sociaux ; cette e?tape devait e?tre accompagne?e par celle visant la prise en compte de la varie?te? de leurs expe?riences d’hommes « noirs » en France, de femmes immigre?es de?classe?es en Italie ou de salarie?s d’un « sale boulot ». Je me suis alors efforce?e de parvenir a? cerner le caracte?re d’e?mancipation10 contenu a? la fois dans les expe?riences de migration, de travail, de discrimination, etc. des travailleurs rencontre?s.

Placer la focale de l’analyse sur les expe?riences que les acteurs font en tant que domine?s, en veillant a? ce que leurs points de vue soient pris au se?rieux et ne soient pas infe?riorise?s, a e?te? ma manie?re de remettre les marges au centre. Ma contribution au processus de mise en visibilite? par lequel, dans nombre de situations relate?es dans cet ouvrage, ces travailleurs se revendiquent membres a? part entie?re d’une socie?te? dans laquelle ils sont constamment confronte?s au de?ni de reconnaissance.

 

références

références
1 L. Turner, « Why Revitalize ? Labour’s Urgent Mission in a Contested Global Economy », in C. Frege, J. Kelly, Varieties of Unionism : Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, Oxford, New York, Oxford University Press, 2004, p. 1-10.
2 L. Aguiar, A. Herod, The Dirty Work of Neoliberalism : Cleaners in the Global Economy, op. cit.
3 D. Epiphane et V. Mora, « Dire ou ne pas dire…les discriminations », art. cit.
4 N. Fraser, « Repenser la reconnaissance », in N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, op. cit.
5 E. C. Hughes, « Good People and Dirty Work », art. cit.
6 N. Fraser, « Repenser la reconnaissance », in N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, op. cit., p. 80.
7 S. Béroud, « L’action syndicale au défi des travailleurs pauvres », art. cit.
8 C. Frege, J. Kelly, « Union Strategies in Comparative Context », in C. Frege, J. Kelly, Varieties of Unionism : Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, op. cit., p. 31-44.
9 E. Dorlin, Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, op. cit.
10 B. de Sousa Santos, Crítica de la razón indolente : contra el desperdicio de la experiencia. Para un nuevo sentido común : la ciencia, el derecho y la política en la transición paradigmática, Bilbao, Desclée de Brouwer, 2003.