Tracer des chemins pour libérer le travail

A propos de : Antonella Corsani, Chemins de la liberté. Le travail entre autonomie et hétéronomie, Éditions Le Croquant, 2020.

Dans les débats sur le capitalisme contemporain, les thèses des tenants du « capitalisme cognitif » n’ont sans doute pas été d’une grande fécondité théorique ou stratégique[1]. Bien qu’il se réclame de ces thèses, le nouveau livre d’Antonella Corsani, Chemins de la liberté, propose pourtant une perspective éminemment vivifiante, à la fois au plan théorique et stratégique.

La démarche politico-théorique qui inspire l’ouvrage est claire : dans une société où le travail demeure, quoi qu’en disent les tenants de la « fin du travail », un déterminant essentiel des expériences individuelles et collectives, et un facteur structurant des destinées sociales, politiques et écologiques, la question de la liberté dans le travail est une question politique vitale. Face à un capitalisme plus injuste et prédateur que jamais, on ne préservera pas la santé des humains et de la planète, ni la démocratie, si l’on ne sort pas de l’hétéronomie capitaliste imposée au travail.

Bien qu’elle multiplie les hommages à André Gorz, Antonella Corsani s’en éloigne donc sur un point clé : elle refuse l’idée que la liberté ne serait accessible qu’au-delà du travail, devenu irréductiblement et définitivement hétéronome. Les « chemins de la liberté » doivent se défricher aussi, et peut-être d’abord, dans le travail. Corsani s’adosse judicieusement à une conception de la liberté comme autonomie inspirée de Castoriadis : l’autonomie est indissociablement individuelle et collective. Il n’y a pas d’individu libre sans un cadre collectif qui lui fournisse ressources, protections et valeurs, tout comme il n’y a pas de collectif libre sans des individus susceptibles de codéterminer les règles et le fonctionnement du collectif. L’autonomie n’est donc pas souveraineté de l’individu monadique mais interdépendance consentie des individus. Plus spécifiquement, l’autonomie dans le travail est la capacité à déterminer – en partie évidemment – comment et pourquoi on travaille, l’autonomie professionnelle et l’autonomie stratégique.

Avant d’en venir à l’apport essentiel de l’ouvrage, quelques mots quand même sur la thèse du « capitalisme cognitif ». Elle fait partie de ces innovations théoriques consistant à monter en exergue un aspect particulier, pas forcément négligeable, du capitalisme d’aujourd’hui (capitalisme  informationnel, émotionnel, de surveillance, biocapitalisme…), pour l’ériger en détermination suprême de sa dynamique.

L’idée centrale est que cette dynamique s’enracine désormais dans la production et de la monopolisation des connaissances. Or cela n’a rien de véritablement nouveau, comme le reconnaît Corsani en intitulant un chapitre « Le capitalisme a toujours été cognitif ». Quant à l’utopie politique portée par Hart et Negri au début des années 2000, selon laquelle le capital serait débordé par le pouvoir de la « multitude » porteuse du « general intellect », elle est bien oubliée, même par Corsani qui ne l’évoque pas.

L’autrice défend cependant l’idée d’un modèle post-fordiste généralisé, fondé sur « l’autonomie contrôlée » et la mobilisation de l’intelligence des salariés. Pourtant la vague techno-organisationnelle du début du XXIè siècle (le néotaylorisme du lean) s’appuie bien davantage des dispositifs de prescription et de contrôle strict du travail y compris créatif.

Au fond, le capitalisme d’aujourd’hui, comme hier, articule différents modes de mobilisation du travail, celui de l’autonomie contrôlée étant réservé, et encore sur un mode de plus en plus dégradé, aux sphères les plus qualifiées du salariat. Plutôt que de capitalisme cognitif, il me semble plus pertinent de parler de capitalisme néolibéral fondé sur l’hégémonie du secteur financier, dont les réseaux utilisent diverses formes de mobilisation du travail pour pénétrer de plus en plus profondément (et ce faisant détruire) la trame des rapports sociaux et politiques dans tous les secteurs de la vie .

L’importance centrale du néo-taylorisme explique à mon sens les phénomènes massifs de souffrance au travail et de « bullshit jobs » pathogènes, et finalement la fuite vers le non-salariat qu’analyse Corsani en étudiant en détail les cas des intermittents et des autoentrepreneurs. Car c’est là que se situe l’apport essentiel du livre : un compte-rendu lucide et informé de première main, de deux expériences sociales emblématiques de la recherche de la liberté du travail, ou pour le dire autrement, d’un « salariat sans subordination ».

Avec d’autres collègues sociologues et économistes, dont Marie-Christine Bureau, Corsani a mené trois recherches-actions de longue durée: avec les intermittents dans les années 2000, avec des Coopératives d’emploi et d’activité (Coopaname, Oxalis) dans les années 2010. Ces démarches ont été conçues en référence au cadre théorique de John Dewey, philosophe pragmatiste états-unien du début XXe dont beaucoup d’entre nous ont découvert récemment l’importance. Pour Dewey, la vie démocratique nécessite la multiplication de processus d’enquêtes sociales, par lesquelles des citoyens préoccupés par un problème s’en emparent pour le qualifier à partir de la diversité de leurs expériences, construisent ainsi des connaissances communes, se constituent en « public » mobilisé et légitime sur le problème affronté, et en tirent des pistes de solution qui transforment leur expérience et alimentent le débat politique. Pour Corsani, « l’outil est l’enquête, à la fois outil de production de connaissances et de transformation du réel ».

La première enquête (« expertise citoyenne ») a été menée de 2002 à 2004 auprès de 1200 intermittents par les chercheur.es et la coordination des intermittents et précaires. En faisant ressortir ce qui comptait pour les intermittents (par exemple, la reconnaissance du fait qu’entre deux contrats, ils et elles ne cessent pas de travailler bien au contraire), l’enquête a facilité l’élaboration, et surtout l’appropriation par les professionnels, d’un « Nouveau Modèle d’assurance-chômage » qui a inspiré les revendications des intermittents depuis lors, jusqu’à la victoire de 2016 (retour à la « date anniversaire » fixe de calcul des droits).

La deuxième enquête (qui voulait élargir l’enquête aux précaires peu qualifiés, au-delà des intermittents) a échoué, du fait de la difficulté à construire un « public » suffisamment cohérent à partir d’expériences sociales trop diverses. La troisième enquête auprès des Coopératives d’Activité et d’Emploi a permis de faire émerger des problèmes clés jusque-là informulés, comme la reconnaissance du temps de travail politique des sociétaires, ou la fécondité (économique et professionnelle) des projets collectifs menés par des sociétaires relativement aux projets individuels. L’enquête a visiblement renforcé l’identité et le projet politique de la coopérative.

Ces expériences me semblent indiquer la fécondité de la démarche d’enquête « à la Dewey » comme outil de construction et de renforcement de l’action collective, à partir d’une collaboration entre chercheur.es et acteurs sociaux. Dans les trois expériences relatées, le choix a été fait de rédiger un questionnaire dans le cadre d’un « atelier ». Celui-ci a « formulé des hypothèses, choisi et classé des variables, défini des concepts et catégories d’analyse »: cette réflexion collective permet « une analyse réflexive sur les questions et les pratiques qui comptent ».

Autrement dit, l’écriture collective d’un questionnaire destiné au « public » concerné qu’on cherche à mobiliser, amène à construire des représentations communes de ce qui est important dans la situation, et donc à féconder la réflexion sur les alternatives. Le caractère public, participatif et ouvert du processus lui donne aussi une légitimité et une visibilité bien supérieure à une élaboration « en chambre » de spécialistes. Une fois élaboré, le questionnaire n’est pas seulement un outil de recueil d’information mais aussi d’affinement de la vision commune des problèmes et donc des pistes de solutions. L’autrice souligne qu’il faut privilégier l’enquête en face à face par rapport au web, même si celui-ci peut-être un moyen intéressant de faire connaître la démarche : rien ne remplace les interactions directes entre personnes pour ce travail de création de commun.

En définitive, l’ouvrage de Corsani n’usurpe pas son titre : au-delà d’une caractérisation critique de la situation du travail, il a le très rare mérite de tirer le bilan détaillé de recherches-actions concrètes qui visent à sortir de la souffrance et de l’impuissance associées à la précarité et au néo-management. On n’est peut-être pas obligés de rechercher la sécurité dans la subordination ! Voilà un point d’appui dans la résistance sourde du « travail vivant » contre son écrasement par le travail mort, qui éclaire les voies de potentielles alliances et d’initiatives émancipatrices, même au sein du salariat, vers la liberté du travail.

Note

[1] Voir par exemple Jean-Marie Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique », Actuel Marx, n°36, septembre 2004 ; Michel  Husson,  «  Sommes-nous  entrés  dans  le   “capitalisme  cognitif”  ?  »,  Critique  communiste, n°169-170, 2003.