La Commune au jour le jour. Jeudi 30 mars 1871

À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps va publier du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour

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L’essentiel de la journée

Échanges entre la Commune et le Comité central de la Garde nationale

Le Comité central de la Garde nationale publie une proclamation adhérant aux décrets de la Commune. Or, celle-ci s’en offusque : Duval demande qu’on refuse au Comité tout pouvoir politique. Pour affirmer son autorité, sa volonté d’absorber tous les pouvoirs, ne pouvant tolérer que le Comité se « souvienne de son ancien rôle », certains vont jusqu’à dire que le Comité devrait se dissoudre, voire même le déclarer dissous au motif que le maintien de son organisation est un signal qu’il veut conserver un pouvoir. Cette dernière idée est surprenante venant de la part de membres de la Commune, car dissoudre une organisation représentant deux cent mille gardes nationaux serait une attaque à la liberté d’organisation si précieuse, une des raisons pour laquelle la Commune est aujourd’hui en place.

Une délégation du Comité central de la Garde nationale arrive, menée par Arnold, qui déclare : « C’est la Fédération qui a sauvé la République. Tout n’est pas encore dit. Dissoudre cette organisation, c’est désagréger votre force. Le Comité central ne prétend retenir aucune part du  gouvernement, il reste le trait d’union entre vous et les gardes nationaux, le bras de la Révolution. Nous redevenons ce que nous étions, le grand conseil de famille de la Garde nationale  ».

La Fédération des bataillons de la Garde nationale et le Comité central, élus par les citoyens armés pour la défense de la République, conservent leur existence au même titre que toute autre association politique et constituent une force imposante au service de la Commune contre toute agression du dehors, en même temps qu’elle peut s’opposer au dedans à toute tentative de violation des droits des citoyens. Ils sont en un mot le droit armé.

Améliorer le décret sur les loyers  ?

Onze membres (Frankel, Arthur Arnould, J.B. Clément, Dereure, Vaillant, Arnaud, Descamps, Langevin, Clémence, Gérardin Babick) essaient de corriger et d’améliorer le décret sur les loyers, pour frapper effectivement ceux qu’ils visent : les propriétaires. En effet, s’il permet aux locataires du peuple ouvrier de ne pas payer les loyers, ou de quitter un propriétaire sans délai, soulageant ainsi leur situation, les termes du décret adopté hier présentent le risque que les opposants, ou les gens voulant rester en bons termes avec les propriétaires, paient leur loyer, malgré ce texte. Ils proposent donc d’améliorer le décret par les termes suivants : « considérant qu’il y a des commerçants et des industriels qui, pendant le siège, ont exercé une industrie rémunératrice ; considérant qu’il y a des fonctionnaires et rentiers qui, pendant le siège, ont joui des mêmes revenus qu’en temps ordinaires, décrète article unique : tous les citoyens ayant joui de leurs revenus ordinaires pendant l’état de siège sont tenus de verser le montant de leurs loyers dans les caisses municipales. Un jury sera nommé dans chaque arrondissement pour rechercher ceux qui se trouvent dans cette situation ».

Cette proposition n’est pas adoptée, alors qu’une telle mesure aurait permis la récupération de sommes importantes et aurait garanti le total respect du décret : personne n’aurait été prêt à payer deux fois son loyer. Le but équitable recherché aurait été bien mieux atteint.

 

Les membres de la Commune dans les mairies 

La Commune a décidé que ses membres seraient administrateurs de leurs arrondissements respectifs, qu’ils y exerceraient les fonctions d’officier d’état-civil et enfin qu’ils demeureraient responsables des agissements des commissions municipales, nommées par eux pour aider et surtout pour contrôler leur administration.

Cette décision est étonnante. N’est-il pas inadapté de réunir les deux fonctions, contrôleur des taches et exécutant, dans les mêmes mains ? Le risque est que les commissions municipales, dépourvues de toute initiative, ne deviennent qu’un simple rouage de la machine administrative, au lieu de stimuler l’initiative du peuple parisien. Cette mesure a en outre un autre inconvénient grave : celui de surcharger les élus, au détriment de leurs travaux plus importants dans les commissions spéciales, au moment où tout doit être organisé. Car il est important que les élus soient présents dans les réunions populaires, partout où ils peuvent s’imprégner des sentiments de l’opinion publique, et d’en tenir compte pour rectifier au besoin les erreurs. Et cela ne passe pas par un surcroît de tâches administratives !

 

La sauvegarde de la Poste

Thiers veut isoler la capitale, empêcher que la province ait connaissance des actes de la Commune, et veut empêcher les opérations financières avec l’extérieur. Pour la Commune l’enjeu est majeur :  il est nécessaire de maintenir les échanges avec l’extérieur de Paris tout en travaillant à un nouveau mode de fonctionnement des services actuels.

Le bronzier Thiesz est nommé directeur général des postes, ce qui ne plait pas à Monsieur Rampont qui les dirigeait depuis le 18 mars. Protégé par un groupe de gardes nationaux acquis à l’ordre versaillais, il organise un déménagement des services à Versailles, emportant le matériel d’impression, le stock de timbres, les caisses et même les voitures postales. Il a quitté Paris la veille au soir. En même temps, Thiers ordonne aux employés municipaux d’aller à Versailles, sous peine de destitution et de déchéance des droits à la retraite, et garantit le paiement des salaires jusqu’au rétablissement de l’ordre dans Paris.

Très préoccupés par la situation, des délégués du commerce parisien sont venus trouver la Commission exécutive de la Commune, pour s’entendre sur les moyens de faire revenir Versailles sur la décision qu’il venait de prendre. Il a été convenu de proposer un arrangement donnant la direction à trois délégués, un représentant des commerçants et industriels de la cité, un de Versailles, l’autre de la Commune, et pourquoi pas de mettre en place le même système pour les chemins de fer et les télégraphes. Cette démarche n’a eu aucun succès  : Thiers ne veut rien négocier.

La Commune a donc délégué définitivement le citoyen Theisz à la direction des postes. Il a réuni ce matin les employés présents et réussi à convaincre un grand nombre, dont plus de sept cents facteurs, de rester à leur poste. Mais les cadres dans leur grande majorité étaient partis, seuls deux receveurs étaient là : un socialiste nommé Coulon, et un ancien employé nommé Massen, chacun en mesure de fournir des renseignements utiles sur le fonctionnement de cette administration. Une poignée d’agents compétents ont pris aussitôt en charge la réorganisation, l’organisation du recrutement de nouveaux facteurs, de nouveaux employés, et des dizaines de receveurs ont été nommés pour remplacer ceux qui sont partis dans les trente-neuf bureaux de poste de la capitale.

Portrait d’Albert Thiesz, 32 ans

Ciseleur en bronze, militant du mouvement ouvrier renaissant, il fit partie en 1862 de la délégation ouvrière parisienne à l’exposition universelle de Londres, mandaté par les bronziers.

Il est un des premiers adhérents de l’Association internationale des travailleurs (AIT) à sa fondation en 1864. Participant actif à la grève des bronziers de 1867, il est nommé membre du comité directeur de la Société des bronziers qui adhère en bloc à l’Internationale. Il participe à la réorganisation de l’Internationale après la dissolution du bureau en 1868, assiste au congrès de l’AIT à Bruxelles, mandaté par l’Association des bronziers. Il est l’un des initiateurs de la création de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris qui regroupait à sa création quarante chambres syndicales, bientôt rejointes par vingt autres.

Signataire du manifeste antiplébiscitaire de l’Internationale et de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières du 23 avril 1870 préconisant l’abstention sous toutes ses formes lors du plébiscite du 8 mai, il est arrêté comme trente-sept autres militants. Inculpé lors du « troisième procès » de l’Internationale, qui commença le 22 juin 1870, il y prononce une longue défense. Il est condamné à deux mois de prison, 25 francs d’amende et quatre mois de contrainte par corps. Avant d’être incarcéré, il manifeste contre la guerre le 17 juillet. Il est libéré à la suite de la proclamation de la République le 4 septembre. Garde national pendant le siège de Paris, membre du Comité central des vingt arrondissements, il est un des signataires de l’Affiche rouge de janvier 1871. Il est secrétaire pour l’étranger – avec o Frankel – du conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale. Candidat mais pas élu sur la liste « Socialiste révolutionnaire » aux élections du 8 février. Élu à la Commune dans le XIIème avec 2150 voix et dans le XVIIIème avec 14950 voix.

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CIRCULAIRE DE M. THEISZ

Un fait inouï vient de se produire. Un service public, relevant directement des citoyens, et qui ne pouvait excuser son privilège que par la garantie qu’il devait assurer dans toutes les relations commerciales, a été indignement sacrifié à des questions d’intérêt purement politique. Le service des postes est, depuis quelques jours, systématiquement désorganisé par ceux qui avaient accepté le mandat de le diriger. On a privé Paris de toute communication avec la province, sans se soucier des intérêts qu’une semblable résolution a compromis à la veille de l’échéance d’avril. À qui incombe la responsabilité d’un pareil acte, nous en appelons à la conscience publique.

Dans une première entrevue, M. Rampont, ex-directeur général des postes, actuellement en fuite, nous avait demandé l’envoi de deux délégués choisis par le Comité central de la Garde nationale pour contrôler sa gestion jusqu’à ce que la Commune, dont il reconnaissait l’autorité, fût régulièrement constituée. Cette proposition, qui nous parut de nature à écarter tout malentendu entre républicains, devait être prochainement soumise à la Commune. Sans tenir compte des engagements pris, il ne voulut pas attendre et le 30, dans la journée, la Commune fut instruite que toutes les dispositions étaient prises pour interrompre le service des postes à Paris.

M. Rampont, engagé par sa parole, par sa proposition, a abandonné furtivement son poste, et un ordre anonyme, affiché dans les cours de l’hôtel, a imposé aux employés de quitter immédiatement leurs fonctions. Les faillites et la ruine que cet acte pouvait provoquer, peu importe. Le peuple de Paris n’a échappé aux malheurs d’un long siège que pour se trouver investi brutalement par ceux-là mêmes qui se proclament les mandataires de la France.

Les faits que nous avançons défient tout démenti. Que la responsabilité retombe sur ceux qui ont recours à ces manœuvres criminelles. Quant à nous, nous ferons tous nos efforts pour réorganiser le service postal, et nous sommes convaincus qu’avec le secours de la population parisienne, il sera promptement rétabli dans l’intérieur de Paris.

Le directeur, A. THEISZ.

Postiers communards.

Rapport de la Commission des élections

Adopté par la Commune, il traitait trois questions.

Existe-t-il une incompatibilité entre le mandat de député à l’Assemblée de Versailles et celui de membre de la Commune ?

Considérant que l’Assemblée de Versailles, en refusant de reconnaître la Commune élue par le peuple de Paris, mérite par cela même de ne pas être reconnue par cette Commune, il prévoit que le cumul doit être interdit ; qu’il y a en outre impossibilité matérielle à suivre les travaux des deux Assemblées. Les citoyens Delescluzes et Cournet, voulant rester membres de la Commune de Paris, ont donné leur démission de députés.

Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ?

Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle, que toute cité a le droit de donner le titre de citoyens aux étrangers qui la servent ; que cet usage existe depuis longtemps chez les nations voisines ; que le titre de membre de la Commune est une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, comporte implicitement cette dernière qualité, la commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, propose l’admission du citoyen Frankel.

Les élections doivent-elles être validées d’après la loi de 1849 exigeant pour les élus le huitième des électeurs inscrits

La commission propose de déclarer validées, aussi bien que toutes les élections qui ont obtenu le huitième de voix, les six élections qui restent en suspens.

 

Démissions de la Commune

Dès les premières séances, quelques-uns, étouffant sous la chaude atmosphère d’une révolution, démissionnent prétextant que le caractère politique que prend la Commune dépasse leur mandat. Les véritables motifs de leur désertion résident dans la crainte que leur inspire le caractère social de la Révolution contraire aux intérêts bourgeois qu’ils défendent.

Après M. Tirard, démissionnèrent MM. Desmarest, Nast, Ferry, Murat, Boutellier, Marmottan, Albert Leroy, Brelay, Chéron, Adam, Méline, Barré, Rochard, et Robinet. M. Loiseau-Pinson donna sa démission le jour même où la question des loyers fut discutée à la Commune.

 

En bref

 – Dans la nuit, les bureaux de cinq compagnies d’assurance, la Nationale, l’Urbaine, le Phénix, la Générale, l’Union, ont été envahis par les agents de la Commune, qui ont apposé des scellés, et réquisitionné les espèces qui étaient en caisse. La Commune de Paris décrète que les cinq compagnies d’assurances sont autorisées à lever les scellés apposés sur leurs livres et caisses, mais que la saisie pratiquée à la requête de la Commune est maintenue.

– Le Comité central des vingt arrondissements donne son adhésion pleine et entière aux trois décrets rendus le 29 par la Commune.

– Les barricades de la place de l’Hôtel de Ville ont été enlevées, la libre circulation est rendue aux voitures.

– L’ordonnance concernant la foire aux jambons est parue, signée par le délégué civil, Raoul Rigault. Elle se tiendra suivant l’usage, pendant trois jours consécutifs, les mardi, mercredi et jeudi (4, 5 et 6 avril), depuis six heures du matin jusqu’à sept heures du soir, sur le boulevard Richard-Lenoir, à partir de la rue Daval. Le texte prévoit les modalités de rangement des voitures, la taille des baraques et leur rangement après tirage au sort. Les marchands doivent faire la déclaration au préposé chargé de sa surveillance, accompagnée de leur patente et de la quittance d’octroi pour les marchandises de provenance extérieure. Le paiement du droit de place, fixé à 20 centimes par mètre superficiel depuis 1862, réduit de moitié « vu les circonstances malheureuses que nous venons de traverser ».

 

La Commune à la Préfecture de Police

La commission de Sûreté générale est dirigée par les militants blanquistes. Rigault et Duval ont placé aux postes de direction des militants blanquistes, et ont nommé dans les commissariats des commissaires et inspecteurs parmi des militants de confiance. Cette réorganisation se fait sur les bases existantes, en s’appuyant également sur d’anciens employés restés sur place.

 

Paru dans Le Cri du Peuple 

La préfecture de Police

Nous sommes allés aujourd’hui visiter l’ancienne préfecture de Police. Lorsque les citoyens Rigault, Duval, Virtely, Breuillé, Caulet de Tayac, Riel, prirent possession de la préfecture, le 18 mars, à onze heures du soir, employés et garçons s’étaient envolés vers les bienheureuses contrées  Versaillaises. Bureaux vidés, tiroirs retournés, il fallut aviser immédiatement et faire à sept la besogne de deux cent cinquante employés. Quelques amis, hommes sûrs, vinrent immédiatement se joindre à eux, et, depuis le 18 mars, une quinzaine font fonctionner tous les rouages importants de cette considérable machine, sans que rien, absolument, laisse soupçonner aux parisiens ce phénomène extraordinaire qu’une force de deux cent cinquante est produite par quinze.

Cette situation ne saurait durer, les citoyens dont nous parlons ne sont pas couchés depuis le 18 mars, et les forces humaines ont une limite, même en Révolution. Aussi vont-ils rétablir immédiatement une série de services indispensables, en modifiant leur action suivant un mode plus simple et plus conforme aux intérêts de la cité. À cet effet, le citoyen Breuillé, chef du personnel, a adressé à tous les employés de la 2ème division, la circulaire suivante  :

« Salubrité, voirie, voiture, navigation

M … est invité à venir reprendre immédiatement son poste à l’ex-préfecture sous peine de destitution dans les trois jours. »

Les services extérieurs n’ont pas été interrompus. Dès le 19 mars, un commissaire extraordinaire prenait sous sa direction le contrôle de la boucherie, l’hygiène, etc. Quant à la police politique, il n’y en a plus, et il est même difficile au citoyen Rigault de retrouver quelques-uns de ces agents qui ont commis de véritables crimes. L’organisation de la police municipale dont l’exécution sera confiée à la Garde nationale, est résolue en principe ; un travail très remarquable sur ce sujet sera présenté à l’examen de la Commune par le citoyen Rigault. Ce projet, s’il était accepté, pourrait avoir une immédiate application.

Ch Rochat

 

La préfecture fait une tentative de moralisation de la ville, en interdisant les jeux de hasard

Publié au Journal Officiel :

Le délégué civil et le commandant militaire de l’ex-préfecture de police,

Considérant qu’un exemple pernicieux est donné à la population par des chevaliers d’industrie qui encombrent la voie publique et excitent les patriotes aux jeux de hasard de toute sorte ;

Qu’il est immoral et contre toute justice que des hommes puissent, sur un coup de dé et sans peine, supprimer le peu de bien-être qu’apporte la solde dans l’intérieur des familles ;

Considérant que le jeu conduit à tous les vices, même au crime, arrêtent :

Art. 1er : Les jeux de hasard sont formellement interdits. Tout joueur de dés, roulette, lotos, etc., sera immédiatement arrêté et conduit à. l’ex-préfecture. Les enjeux seront confisqués au profit de la République.

Art. 2 : La Garde nationale est chargée de l’exécution du présent arrêté.

Paris, le 25 mars 1871.

Le commandant militaire, Général E. DUVAL

Le délégué civil, RAOUL RIGAULT.

Un nouveau journal

Ce soir, parution du premier numéro de La sociale, une édition du soir du Père Duchêne.

Les rédacteurs sont Vermersch, Vuillaume et Humbert, qui ont prévu de faire appel également à André Léo (pseudonyme de Léodile Champseix), Jacques Cousin et Camille Barrère. L’éditorial que nous reproduisons ci-après explicite son titre en référence à la Révolution sociale.

« La Révolution sociale en 1789 et en 1871

D’où vient que la Révolution ne soit pas encore finie, et que les écrivains qui l’acclament et ceux qui la maudissent en aient annoncé depuis tant d’années le retour ?

D’où vient que tu es immortelle, ô Révolution sociale ?

D’où vient que ce ne soient plus les nobles, les prêtres, les gens à particule ou à titre qui effraient le plus à présent, mais la haute bourgeoisie ?

Je vais vous le dire  :

La grande Révolution de 1789 s’est faite au profit des paysans : c’était le joug féodal que brisa l’Assemblée nationale… Et la bourgeoisie, marchands et ouvriers, que l’acquisition facile des terrains vierges et féconds ne dégoûtait pas, la bourgeoisie qui avait besoin de franchises pour son commerce, la bourgeoisie qui en avait assez de ses maîtrises, de ses jurandes et de ses entraves de toute sorte, la bourgeoisie fut d’accord avec le paysan pour vouloir la révolution et y applaudir. Et c’est ainsi que la féodalité terrienne fut brisée.
Mais depuis, une autre féodalité s’est crée, plus terrible et plus perverse, car elle opprime avec les instruments plus puissants et plus navrants. Je veux parle de la féodalité industrielle. Un élément nouveau a été mis en œuvre par l’intelligence et par l’activité humaine : la machine. Instrument de travail comme la terre, tourné comme elle contre l’homme et devenue une arme de mort par la mauvaise volonté de quelques uns !

Oui ! Cette fois la Révolution sociale ne se fera plus au profit de la bourgeoisie, ni au profit du paysan. Le bourgeois et le paysan y ont eu droit. C’est au bénéfice des travailleurs qu’elle s’accomplira ! C’est le droit à l’outil que nous voulons. C’est la réforme de l’exploitation industrielle. Nous l’avions assez appelé par les grèves, par les sociétés coopératives, par l’Internationale.

Et nous l’aurons  !

Mais nous réclamons nos droits aujourd’hui comme il y a quatre-vingts ans vous avez réclamé les vôtres !

Il n’est pas question de nous mettre à votre place, mais de nous mettre à côté de vous. Nous pouvons marcher parallèlement. Nous ne voulons plus rester à la porte du banquet. Nous allons procéder pacifiquement, par le raisonnement d’abord, par la loi ensuite, à la révision de la balance économique, à la liquidation sociale.

Plus d’exploitation de l’homme par l’homme !

Plus de patrons et de salariés !

Le travail, la liberté et la justice  : l’ÉGALITE.

Pas de droits politiques sans droits économiques !

Pas de liberté, pas de justice sans égalité !

Le droit du travailleur est l’envers du droit du citoyen !

Gravons un niveau sur l’urne électorale ! Et n’oublions pas que la misère est la mère de l’esclavage.
Vive la SOCIALE ! »

Témoignage

Martial Senisse, 20 ans, maçon limousin. 

Je suis revenu à Paris dans le même train qu’Allemane. Au départ, personne ne lui a rien demandé. Mais dans le wagon, deux hommes ont commencé à lui poser des questions. Monsieur va à Paris ? Allemane a dit qu’il travaillait à l’imprimerie à l’Assemblée nationale, qu’il allait embrasser ses vieux parents, et qu’il serait de retour dès demain. Les deux hommes ont alors parlé des chenapans de Paris, des voyous qui puisaient dans les caisses, et qu’on mettrait bientôt à la raison. Aussi, en arrivant à la gare Saint Lazare, Allemane a prévenu un capitaine fédéré. P. les a arrêtés. C’était deux agents de la Sûreté.

En arrivant rue Monge, Thoumieux m’a appris qu’à la demande de Bastelica, Franckel venait de me nommer membre de la commission d’initiative composée de travailleurs qui doit changer les rapports entre patrons et ouvriers.

Je suis allé voir Franckel et je lui ai dit que je ne pouvais pas faire ça, que j’étais trop jeune, mais il m’a répondu : « Tu as beaucoup voyagé, tu connais les conditions du labeur dans plusieurs villes de France et dans les campagnes du centre. Tu nous seras très utile. »

Lettre Léo Frankel à Karl Marx

Paris, le 30 mars 1871

Dr Karl Marx, London

Très estimé citoyen !

Vous serez plus ou moins exactement renseigné sur les événements d’ici. Je regrette de manquer de temps pour vous donner des renseignements tant soit peu circonstanciés. En me résumant brièvement, je puis vous informer que pour le moment la situation nous est favorable.

J’ai été élu avec plusieurs membres de l’Association internationale à la Commission du travail, et ce fait m’engage à vous griffonner quelques lignes.

Mon élection a été validée dans la séance d’aujourd’hui et il est superflu d’ajouter que cet acte m’a réjoui, c’est que je l’ai apprécié non au point de vue personnel, mais uniquement et exclusivement pour son caractère international.

Il y a un an environ, j’ai lancé un appel aux ouvriers d’Allemagne au nom de la section allemande où je soulignais particulièrement l’appui du mouvement ouvrier français, car je voyais dans le prolétariat de ce pays l’avant-garde de l’armée sociale et républicaine, opinion qui n’a pas eu l’air de plaire au Felleisen. Aujourd’hui cette opinion commence à gagner la majorité. Si nous pouvions amener un changement radical des rapports sociaux, la révolution du 18 mars serait la plus féconde des révolutions que l’histoire ait enregistré jusqu’à ce jour. Elle ôterait aussi tout terrain à toute révolution future, puisqu’il ne resterait plus rien à conquérir dans le domaine social.

Aussi devons-nous coûte que coûte atteindre cet objectif.

Votre avis sur les réformes sociales à appliquer sera extrêmement précieux pour notre commission.

Je vous prie donc, très estimé citoyen, dans l’intérêt de notre grande cause, de me faire parvenir au plus tôt votre réponse. Veuillez excuser mon insistance, mais le temps presse, car il faut avant toutes choses jeter les fondations de la République sociale.

Agréez l’assurance de ma haute considération.

Votre dévoué,

L. Frankel

PS. J’ai profité d’une interruption de séance de la Commune pour vous adresser ces quelques lignes. Meilleurs vœux aux citoyens Eccarius, Dupont, Jung, etc.

À Marseille

La Commune de Paris avait délégué trois membres, Amouroux, May et Landeck, qui sont arrivés depuis deux jours. Mais le comportement de ces délégués, derrière la proclamation d’une volonté décentralisatrice de Paris, apparaît comme une volonté de prise en main du mouvement, et provoque de vives tensions au sein de la Commission. Landeck s’oppose à Crémieux, qui démissionne avant de se raviser.

Toutes ces tensions accroissent l’éloignement entre la Commission de la commune révolutionnaire et le Conseil municipal qui est toujours présent. Une guerre à coup de proclamations s’engage entre eux, dans laquelle la Commission perd des forces.

À Narbonne

Dans la nuit, la petite armée organisée par la réaction a commencé à arriver en gare.

Les communards organisent la défense de l’Hôtel de Ville. Dans la journée, des barricades sont édifiées dans toutes les rues menant au bâtiment.

Hier soir, une négociation a été tentée par les républicains légitimistes, qui propose aux communards l’évacuation de l’Hôtel de Ville en échange de seules sanctions disciplinaires contre les soldats mutinés, de l’impunité complète pour tous les autres, sauf Digeon à qui il était donné vingt-quatre heures pour s’exiler. L’assemblée de la Commune a rejeté cette proposition, sous l’impulsion de Digeon.

Aujourd’hui elle a été réitérée, avec la même réponse. La défense de l’Hôtel de Ville est déterminée à combattre.

Journal Officiel du matin

Tous les dimanches, nous dit un correspondant, la population de Metz, qui n’a pas cessé de protester contre l’annexion, se donne rendez-vous de bonne heure sur la promenade de l’Esplanade, et, au moment où la musique prussienne s’installe dans le kiosque de la place pour commencer son concert de l’après~midi, tous les promeneurs se retirent et s’en vont par la porte Serpenoise, laissant les mélodies du Tannhauser s’exécuter dans le désert.

En débat : quelle démocratie?

Dans l’esprit du peuple ouvrier de Paris, la vraie démocratie, celle qui permet l’instauration de la république sociale, de la république universelle, est la démocratie directe, la pratique du mandat impératif, avec des élus révocables à tout moment s’ils n’appliquent pas le mandat pour lesquels ils ont été portés au siège occupé. Comme le disait il y a une semaine l’appel au vote du Comité central de la Garde nationale, il s’agit d’inaugurer « la véritable représentation populaire », celle dans laquelle les « mandataires ne se considéreront jamais comme vos maîtres »

Une série de décisions prises par la Commune nouvellement élue, souvent sous la pression de l’urgence, de la somme des tâches à réaliser, mais aussi sous l’influence des néojacobins et des blanquistes, ne vont pas dans ce sens.

Il y a bien sûr le fait que les débats de la Commune ne sont pas rendus publics, ce qui ne permet pas aux électeurs de connaître les positions des membres qu’ils ont élus, rendant tout contrôle du respect du mandat impossible. Il est juste de refuser le parlementarisme qui gangrène les débats politiques, mais ce n’est pas en supprimant la connaissance des débats que cela change, c’est en ayant un autre fonctionnement.

Une autre décision est tout à fait discutable, celle qui consiste à ce que les membres de la Commune exercent en plus de leurs tâches générales celles des municipalités. N’y a-t-il pas intérêt à multiplier ceux qui exercent des fonctions, pour élargir le nombre de celles et ceux exécutant les fonctions du Paris libre ? N’y a-t-il pas intérêt à différencier ceux qui décident et ceux qui appliquent les décisions ?

Enfin les débats sur l’existence du Comité central de la Garde nationale posent aussi problème. S’il y a désaccord entre la Commune et le Comité central, ce n’est pas en éliminant le Comité central que ces désaccords cesseront, ils ne seront plus visibles, c’est tout. Mais la démocratie populaire n’y gagnera pas. Le Comité central est une structure dans laquelle les représentants sont effectivement sous le contrôle régulier de leurs électeurs, puisqu’ils peuvent être démis de leurs fonctions à tout moment. Ils expriment donc assez directement les aspirations d’une grande partie du peuple ouvrier de Paris, presqu’aussi nombreuse que celle qui a élu la Commune.

Il y a évidemment un risque en la présence de deux représentations qui peuvent être concurrentes, et avoir des avis divergents. Pour prendre des décisions, il faut délimiter la place et les pouvoirs de chacune de ces deux formes de représentation, et la crédibilité démocratique du pouvoir mis en place n’en sera que plus forte !

 

Illustration : Soldats fédérés devant la barricade de la rue de Castiglione.