Le 17 janvier 2016, Rohith Vemula, doctorant à l’Université de Hyderabad (État du Telangana, Inde du Sud), s’est donné la mort sur le campus, après avoir été injustement sanctionné par l’administration qui l’avait suspendu en septembre, lui et quatre autres étudiants dalits (ex-« Intouchables »). Son décès a été suivi de manifestations dans plusieurs villes du pays contre la discrimination de caste dans les universités indiennes. Dans cet entretien avec Clea Chakraverty, Dalel Benbabaali revient sur cet événement.
Le suicide de Rohith Vemula a relancé la question du castéisme dans les universités indiennes : au-delà de la culpabilité pour harcèlement de certaines autorités au sein de l’université de Hyderabad, est-ce une remise en cause totale du système universitaire qui est soulevée ?
Le suicide de cet étudiant dalit, inscrit en thèse de doctorat à l’université de Hyderabad, a provoqué un sursaut à l’échelle de l’Inde tout entière, avec de nombreuses manifestations étudiantes dans plusieurs villes du pays. Ce n’est pourtant pas le premier suicide d’étudiant dalit, mais de même que le viol d’une étudiante à Delhi en décembre 2012, suivi de manifestations monstres, avait relancé la question des violences contre les femmes en Inde, le suicide de Rohith a également servi de catalyseur pour relancer la question de la discrimination des basses castes dans le système universitaire indien. Il existe une tendance qui consiste à minimiser la violence et l’ubiquité du castéisme en en faisant une question uniquement rurale. Or on s’aperçoit qu’il n’est pas facile de se débarrasser de son identité de caste même lorsqu’on fait des études supérieures et que l’on vit en milieu urbain. Le système universitaire indien est dominé par les hautes castes qui occupent la majorité des postes de pouvoir dans l’administration mais également les postes de professeurs. Si ces derniers se déclarent souvent « anti-caste », il n’est pas rare de voir des enseignants-chercheurs afficher leurs préjugés élitistes et castéistes.
Il semble qu’au moins 11 suicides aient eu lieu dans cette université, beaucoup de décès ont été attribués à la discrimination et au harcèlement sur la base de la caste des suicidés. Existe-t-il un particularisme lié à la région ou aux castes d’Andhra Pradesh/Telangana ?
La société télougoue (Andhra Pradesh et Telangana) est extrêmement castéiste, comme j’ai pu le constater durant mes dix années de recherches dans ces deux Etats. Que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain, l’une des premières choses que cherche à savoir votre interlocuteur est votre caste, afin de vous « classer » pour s’adresser ensuite à vous de manière plus ou moins respectueuse. Plusieurs massacres de Dalits ont eu lieu dans des villages d’Andhra Pradesh (Karamchedu en 1985 par des Kamma, Chundur en 1991 par des Reddy, Lakshmipeta en 2012 par des Kapu). On remarque que dans tous ces cas, les auteurs des massacres appartenaient à des castes dominantes de propriétaires fonciers contre des ouvriers agricoles dalits sans terre, soulignant la forte corrélation qui existe en caste et classe. Ces massacres ont donné naissance à un mouvement dalit d’inspiration ambedkariste qui s’est étendu à l’ensemble de l’Andhra Pradesh et du Telangana. Cette tentative d’affirmation des basses castes est vue d’un mauvais œil par les groupes dominants dont l’hégémonie se trouve ainsi contestée. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les discriminations au sein des universités où se forment les futures élites dalits et les leaders de mouvements anti-caste.
Il est intéressant de noter que Rohith Vemula et le président de l’université de Hyderabad (Vice Chancellor), Appa Rao, sont originaires du même district d’Andhra côtier, Guntur, dominé par les Kamma. Appa Rao est lui-même un Kamma qui a pu accéder au poste de président de l’université grâce au soutien du Chief Minister de l’Andhra Pradesh, Chandrababu Naidu, et du ministre BJP du gouvernement central, Venkaiah Naidu, également kamma. Les réseaux politiques et le favoritisme de caste sont essentiels pour accéder à ces postes de responsabilité. Paradoxalement, personne ne remet en cause le « mérite » des présidents d’universités, quasiment tous de hautes castes, tandis que les étudiants dalits sont sans cesse accusés de profiter des quotas et d’être dépourvus de mérite.
Rohith Vemula était aussi un activiste politique : pensez-vous que le harcèlement dont il a fait l’objet témoigne aussi d’une volonté de briser toute activité politique dérangeante ? Est-ce un phénomène dû au contexte politique général de l’Inde actuelle ou est-ce juste lié à cette université ?
Rohith Vemula se décrivait lui-même comme un « marxiste dalit ». Il a d’abord milité au sein de la SFI (Students’ Federation of India), syndicat étudiant de gauche, mais a vite été déçu par la manière dont les communistes indiens de hautes castes négligent la question dalit au profit d’une analyse de classe. Il a alors rejoint l’ASA (Ambedkar Students’ Association), syndicat ambedkariste anti-caste qui défend toutes les minorités, y compris les musulmans. Rohith a lui-même beaucoup œuvré à rassembler Dalits et musulmans afin de lutter pour une cause commune, celle de la justice sociale, contre l’idéologie fascisante de l’hindutva (« hindouité »), portée par le parti du BJP au pouvoir en Inde. Il est très probable que ce type de militantisme ait particulièrement déplu aux autorités qui l’ont accusé, lui et quatre de ses camarades dalits, d’être des « extrémistes anti-nationaux » (selon une lettre officielle d’un ministre BJP adressée au président de l’université et réclamant des sanctions). Ces cinq étudiants dalits ont également été accusés à tort d’avoir frappé le président du syndicat étudiant de droite nationaliste hindou (ABVP). Or il s’est avéré que l’hospitalisation de ce dernier était due à une crise d’appendicite et non à des coups reçus comme il l’avait prétendu. En dépit des preuves disculpant Rohith et ses camarades, ils furent exclus de leur résidence universitaire et interdits d’accès à la bibliothèque, à la cantine et autres espaces publics (12 étudiants dalits avaient déjà été privés de chambres sur le campus lorsqu’Appa Rao, le président de l’université de Hyderabad, était en charge de la résidence universitaire, entre 2001 et 2004).
L’université de Hyderabad n’est malheureusement pas un cas unique. On compte par exemple 14 suicides d’étudiants dalits entre 2007 et 2011 dans la meilleure école de médecine du pays (All India Institute of Medical Sciences, à Delhi).
Le système des quotas, la mobilité sociale pour les personnes issues des SC/ST/OBC ont-il failli ? Pour quelles raisons ?
Le système des quotas, d’abord instauré pour les Dalits (Scheduled Castes ou SC) et Adivasis (Scheduled Tribes ou ST), puis étendu aux Other Backward Classes (OBC), n’a jamais vraiment été accepté par les hautes castes, dans la mesure où il remettait en cause leurs chasses gardées et l’exclusivité de leurs privilèges. Les étudiants bénéficiant de quotas sont sans cesse dénigrés comme étant des profiteurs qui ne méritent pas vraiment d’accéder à l’éducation supérieure. Or rien n’est plus faux puisque les sièges réservés ne dispensent pas de réussir des tests d’entrée qui demeurent très compétitifs. Le reproche que l’on peut faire au système des quotas est de n’avoir pas permis la mobilité sociale des couches les plus défavorisées au sein des basses castes, celles qui n’ont même pas accès à un enseignement primaire de qualité. Dans les villages, les écoles publiques sont boudées par les hautes castes qui préfèrent inscrire leurs enfants dans des écoles privées où l’enseignement se fait en anglais. Il devient alors très difficile pour les élèves n’ayant pas eu accès à un enseignement de qualité dès l’école primaire d’entrer en compétition avec les élites de hautes castes au niveau universitaire. Si ces élites se battaient aux côtés des plus démunis pour un enseignement public universel de qualité, il n’y aurait sans doute plus besoin de quotas.
Quel est le rôle des syndicats étudiants dans cette affaire ?
Les campus indiens sont très politisés. Historiquement, les syndicats étudiants de gauche ont été particulièrement influents. Toutefois, avec l’arrivée du BJP au pouvoir, le syndicat étudiant affilié à ce parti, l’ABVP, a pris de l’importance et entend en découdre avec les étudiants communistes, accusés d’être des « naxalites » favorables à la guérilla maoïste contre l’Etat indien. La montée des syndicats ambedkaristes est par ailleurs le signe de l’échec des communistes indiens à prendre en compte la question de la caste dans leur lutte pour l’égalité.
Réduire Rohith Vemula à sa caste, n’est-ce pas une façon aussi d’essentialiser son identité ? Quelle était la portée de son combat ?
Comme je l’ai expliqué plus haut, ce qui caractérisait Rohith Vemula était sa volonté d’unir toutes les minorités exclues et opprimées. Il a été attaqué par l’ABVP lorsqu’il a voulu organiser sur le campus la projection d’un documentaire sur les émeutes de 2013 contre des musulmans à Muzaffarnagar (Uttar Pradesh). Il a également été traité de « terroriste » lorsqu’il s’est opposé à la pendaison en 2015 de Yakub Memon, accusé d’être impliqué dans les attentats de Bombay de 1993. Pourtant, il faut voir dans ses prises de position une conception particulièrement humaniste de la justice, contre la peine de mort, sachant que les minorités sont surreprésentées en Inde parmi les condamnés à mort.
Dans un article paru dans The Hindu, Badri Narayan met en garde contre la récupération idéologique et politique du combat Dalit par l’Hindutva, la réappropriation de B.R Ambedkar en faisant partie. Pourriez-vous revenir sur ce phénomène?
Le BJP cherche à s’approprier l’héritage du leader dalit Ambedkar, qui n’avait absolument rien à voir avec l’hindutva (en se convertissant au bouddhisme, il a renié l’hindouisme, une religion qu’il tient pour responsable de l’invention du système des castes), et ce, dans deux buts : d’abord, s’assurer les votes de l’électorat dalit, non négligeable (15% de la population indienne), ensuite, faire en sorte de réaffirmer le caractère hindou des Dalits, afin d’éviter les conversions au christianisme, au bouddhisme et à l’islam, qui ont séduit de nombreux Dalits espérant ainsi échapper au joug du système des castes (en réalité, on ne se débarrasse jamais de son identité de caste en Inde, même à la suite d’une conversion, comme le montrent les cimetières séparés pour musulmans de basses castes dans certains villages du Bihar ou les bancs du fond des églises réservés aux Dalits chrétiens dans certaines régions de l’Inde du Sud).
Le suicide de Rohith Vemula risque cependant de faire échouer la volonté de récupération d’Ambedkar par le BJP, dont l’hypocrisie est apparue au grand jour à la suite de ce drame.
Le climat actuel est propice à la montée en puissance d’éléments proches du RSS au sein des institutions scolaires indiennes. Existe-t-il un lien avec les événements récents ?
L’influence du RSS dans le système éducatif indien n’est pas nouvelle, mais avec le soutien du BJP, elle ne peut que s’accentuer, comme le montre la réécriture de l’histoire dans les livres scolaires (présentant les princes moghols comme des envahisseurs sanguinaires et mettant en avant le passé hindou de l’Inde) et la nomination de personnalités proches de cette mouvance à des postes importants. On peut donner l’exemple de Yellapragada Sudershan Rao qui n’a publié aucun travail sérieux et qui a pourtant été nommé à la tête de l’Indian Council of Historical Research. Je terminerai avec une citation de ce pseudo-historien, qui illustre bien le lien entre castéisme décomplexé et hindutva :
« Le système des castes a toujours très bien marché et personne ne s’en plaignait avant. C’est une erreur d’interprétation que de le considérer comme un système oppressif dont le but serait de maintenir le statut économique et social de la classe dirigeante dont il servirait les intérêts (…). La plupart des coutumes problématiques de la société indienne furent introduites sous le règne des musulmans ».
Propos recueillis par Clea Chakraverty.
Nos contenus sont placés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 3.0 FR). Toute parution peut être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.
Image en bandeau via indianexpress.com.