La volonté de nier. La théorie du genre et la panique hétérosexuelle

Initiée par l’Église catholique et reprise par les droites, notamment en Italie et en France, la rhétorique homophobe et réactionnaire contre la « théorie du genre » a déclenché des débats et des réactions importantes de la part des politiques comme de la part des universitaires. Dans cet article, initialement publié en italien sur le site de la revue il lavoro culturale le 14 juillet 2015, Federico Zappino et Deborah Ardilli se proposent de revenir sur ces débats dans le contexte italien prenant à contrepied les réponses habituelles : il et elle revendiquent l’expression « théorie du genre » comme un instrument politique et épistémologique de la puissance d’agir des minorités queer.  

 

À M.

 

1. « Bouvard et Pécouchet qualifièrent le curé de vieille bête » (Flaubert). Sous l’effet de la panique hétérosexuelle, chaque jugement en stupidité que l’on porte sur le pouvoir retombe irrémédiablement sur celui ou celle qui le prononce. C’est le cas de ceux et de celles qui pensent pouvoir s’opposer à l’agressivité des hiérarchies de l’Église et des partis de droite en niant l’existence d’une théorie du genre

Depuis quelque temps, dans le débat public en Italie, on assiste à une pulsion irrépressible à minimiser, sinon à désavouer, certaines vérités connues et cependant inassimilables. Un acting out collectif de ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick a défini comme « le privilège épistémologique de l’ignorance »1 semble en effet structurer le champ de la lutte contre l’homophobie et ses possibilités discursives. En ce sens, c’est celui ou celle qui possède (ou fait semblant de posséder) la compréhension la plus limitée de la pratique interprétative qui impose la définition des termes de l’échange. 

Sous les effets de cette pulsion, toute la force employée par les pouvoirs réformistes pour répondre à la croisade contre le gender lancée par l’Église catholique et par les droites tend à s’épuiser en une séquence obligée de déclarations négatives : « la théorie du genre n’existe pas », « l’idéologie du genre n’existe pas », sans oublier l’incontournable « personne n’a jamais nié la différence sexuelle ». Suivant ces arguments de justification, donc, on serait en présence d’une simple invention polémique de la part des forces réactionnaires se présentant sous ces quelques différentes appellations autour du genre. Les forces réactionnaires seraient trop moralistes et obtuses pour pouvoir distinguer ce qui réellement affecterait la tenue et la continuité de la reproduction sociale hétéronormative. Ces forces seraient également trop bêtes pour reconnaître à leur juste valeur, et  déformeraient donc, les travaux de leurs propres adversaires, comme Judith Butler. Judith Butler n’est pas la seule à avoir théorisé sur le genre ni la seule à avoir été la cible du Vatican. Elle demeure pourtant la théoricienne que les hiérarchies vaticanes ont appelée ni plus ni moins que la « papesse » de la théorie du genre. Ce n’est peut-être pas un hasard.

Mais prenons la question d’un autre côté. Dans son discours du 21 décembre 2012, Joseph Ratzinger était-il complètement hors sujet quand il identifiait avec l’introduction du terme « gender » (genre) l’avènement d’une « philosophie de la sexualité » qui vise la subversion de l’ordre symbolique et social ? Et encore, les auteurs du Lexicon, publié par le Conseil pontifical pour la famille, avaient-ils tout faux quand ils considéraient le « féminisme radical » de Judith Butler et notamment son livre Trouble dans le genre comme « un nouvel attentat contre l’humanité » ?  Or, démentir simplement ces positions, et ne pas reconnaître leur évidence, n’a pas pour effet de nous mettre dans une position stratégiquement plus favorable pour contrer les effets de censure véhiculés par les anathèmes de l’Église ou des droites. Au contraire, cela signifie les redoubler dans une forme encore plus insidieuse.

« Et voila? ce qui fait que votre fille est muette »2 : à la place de ce sujet impossible du discours – le genre comme subversion de l’humanité – on voit apparaître (tellement solides, réels, bien élevés et nettoyés que l’on oublierait l’infamie des origines du militantisme féministe et homosexuel des années 1960 et 1970) « les études scientifiques sur le genre, mieux connues comme Gender Studies, qui avec les Gay and Lesbian Studies ont contribué, et d’une façon significative, à la connaissance de thématiques de grande importance dans plusieurs champs disciplinaires ». Au nom de l’internationale des professionnels de la santé mentale, c’est l’Association italienne de psychologie (AIP) qui l’affirme dans un communiqué. Plutôt que de s’interroger sur les raisons et les effets de ce puissant mécanisme de défense, l’AIP considère certainement plus « opportun d’intervenir pour apaiser le débat » et pour clarifier « l’inconsistance scientifique du concept d’ « idéologie du genre » ». Cela a été répété dans les pages des plus grands quotidiens italiens, sur les sites internet, sur des blogs de différentes natures par des philosophes et sociologues « progressistes » et par des « commentateurs » de renommée cristalline.

En codifiant avec une rigidité vraiment inattendue la dissociation entre les formes de la violence homophobe et sexiste et les institutions sociales hétéronormatives, ceux qui y ont cru considèrent qu’ils peuvent se libérer des premières sans toucher aux secondes. Mais quel type d’ouverture pouvons-nous encore accorder à un « discours d’opposition » aussi politiquement inefficace, tellement soucieux de se barricader dans les confins d’une identité apaisante, aussi désireux de discipliner l’accès à la sphère des mots qui comptent… ?

 

2. “Yet no lie has only friends too polite to ask for proof” / « Pourtant, aucun mensonge n’a que des amis trop polis pour demander des preuves » (Auden). Si nous saisissons bien la panique qui règne dans la société hétéronormée quant à l’existence d’une théorie du genre, nous suggérons aux philanthropes négateurs (indépendamment de leur genre ou de leur orientation sexuelle) qu’il est plus digne de ne pas s’y immiscer.

Nous définissons la panique hétérosexuelle comme la peur de la part de la société hétéronormée de perdre ses propres privilèges, symboliques et matériels. On retrouve un indice éloquent de cette panique dans les rhétoriques sournoises de la tolérance gay-friendly, très répandue dans les réseaux sociaux, qui pour soutenir les concessions en termes de droits ne trouvent de mieux qu’une version remaniée du classique adage raciste « il faut les aider chez eux » : « dire que le mariage gay nous fera tous devenir gais c’est comme dire que fréquenter des personnes de grande taille nous ferait tous devenir plus grands ». Cette panique, notamment masculine, mais pas exclusivement, a été défini par Paul B. Preciado avec une belle expression : « terreur anale ». Il est inutile de préciser que cette terreur se manifeste dans beaucoup des prises de position contre l’existence de la théorie du genre, car cette dernière fait détonner ce qu’il y a de rassurant – aux oreilles d’un public hétéronormé – dans ces discours négateurs. Dans la mesure où elle impose aussi aux identités de genre et sexuelles hégémoniques de réfléchir sur leur propre privilège, sur leur propre performativité et sur leur propre constitution, la théorie du genre ne bouleverse pas seulement les certitudes ontologiques et les prétentions à la naturalité des différences de genre et d’orientation sexuelle, mais également leur prétendue incontestabilité laïque et friendly. Si elle met certainement en discussion les destins « naturels », d’une façon encore plus puissante elle conteste les destins « normalisés ». Il est symptomatique que Michela Marzano, dans les pages de La Repubblica, minimise tout cela en proposant un retour épidermique à la nature, chargé en même temps d’une normalisation laïque : « l’identité et l’orientation sexuelle ne sont pas le fruit du caprice ou du pêché. On ne les apprend pas et on ne les choisit pas. Elles sont. Exactement comme le fait d’être blanc, noir, ou jaune »3. Amen.

Pour ce qui nous concerne, nous revendiquons donc avec conviction l’expression « théorie du genre », aussi bien et justement parce qu’elle est utilisée de façon offensive ou moqueuse par nos détracteurs pour définir notre travail intellectuel et politique. Exactement de la même façon que nous l’avons fait pour « queer », nous croyons dans le potentiel transformatif de la prise en charge politique du stigmate et de sa réintroduction dans l’ordre du discours, comme un des présupposés qui ouvre l’espace de toute critique et de toute resignification. Il n’est guère intéressant de répliquer aux arguments de chaque négateur, tellement intéressé à remplacer hydrauliquement la théorie du genre par les iréniques « études de genre », ou avec les programmes scolaires « d’éducation à la différence » visant la déconstruction des stéréotypes ou à la promotion d’un plus grand respect pour les « diversités », ou pour finir les sermons le doigt levé contre le mot au singulier « théorie » le remplaçant par le pluriel « théories », ou le plus rocambolesque « théorisation ». Il suffit de taper sur n’importe quel moteur de recherche internet « la théorie du genre n’existe pas » pour avoir une vue suffisamment large du débat ahurissant en cours. Quelle que soit notre jugement sur « les études de genre », sur les « théories » au pluriel, sur les « théorisations » équilibristes, sur la bonne foi des déconstructions des stéréotypes ou sur le souhait d’une société plus respectueuse, avant tout nous considérons plus important de renoncer à faire acte de soumission aux termes du discours tel qu’il est posé, car c’est à travers ce discours que l’hétéronormativité essaye de boucher les trous des problèmes qu’elle-même génère.

C’est étonnant de devoir le dire, mais les auteurs du Lexicon, Joseph Ratzinger, les représentants des différentes droites politiques (même quand elles se disent anticapitalistes comme Casapound) et des divers néofondamentalismes catholiques qui ces derniers jours sont affairés à faire retirer des écoles ceux qu’ils appellent « livres gender », ou à organiser des colloques très souvent soutenus par les universités et par les collectivités locales, ont compris – non pas philosophiquement, mais sans doute politiquement – que dans la théorie du genre de Judith Butler il y a quelque chose de plus subversif qu’un simple prêche pour le respect de l’égalité ; il y a quelque chose qui menace le fondement de l’ordre symbolique et social hétéronormatif, c’est-à-dire la production de sujets genrés, distincts, complémentaires, coercitifs et oppressifs. Pour une myriade de subjectivités mêlées à des formes complexes d’oppression, de non-intelligibilité, de neutralisation et  d’inexistence sociale, cette théorie est devenue l’instrument non d’une ambition à être accepté-e sans stéréotypes, mais de l’aspiration à déstabiliser les mécanismes de ce « pouvoir » qui produit autant les stéréotypes que leurs contraires. Ce « pouvoir » est l’ordre symbolique et social hétéronormatif, avec son corollaire de sexisme, de racisme, de mépris de classe, de validisme(et, toujours plus, de spécisme). La théorie du genre remet en discussion les prétentions et les structures de ce pouvoir, et aspire à les subvertir.

Dans la mesure où l’ « humain » est ce qui est ratifié et, après des mesures disciplinaires ou de neutralisation, reconnu comme tel par ce « pouvoir », nous invitons les négateurs distraits à lire, ou à réviser, les passages vers la fin de ce livre qui – comme le dénonce diligemment l’auteur du Lexicon – « est un attentat contre l’humanité » :

Les distinctions de genre font partie intégrante de ce qui « humanise » les individus dans la culture d’aujourd’hui. En effet, on ne manque généralement pas de punir celles et ceux qui n’arrivent pas à faire leur genre [to do their gender] comme il le faut. Il n’y a pas d’ « essence » qui exprime ou extériorise le genre ni d’idéal objectif auquel le genre aspire. Le genre n’étant pas un fait, il ne pourrait exister sans les actes qui le constituent. Il est donc une construction dont la genèse reste normalement cachée ; l’accord collectif tacite pour réaliser sur un mode performatif, produire et soutenir des genres finis et opposés comme des fictions culturelles est masqué par la crédibilité de ces productions – et les punitions qui s’en suivent si l’on n’y croit pas ; la construction nous « force » à croire en sa nécessité et en sa naturalité4.  

Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n’y a pas d’identité préexistante à l’aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une fiction régulatrice. Si la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues, cela veut dire que l’idée même d’un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité – vraie ou éternelle – relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre et des possibilités performatives de faire proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire. Les genres ne peuvent être ni vrai ni faux, ni réalités, ni simples apparences, ni des originaux ni des imitations. Dans la mesure où l’on porte de manière crédible ces attributs de genre, on peut les rendre vraiment et absolument incroyables5.

Ces passages seront ensuite exemplairement et sans équivoque synthétisés quelques années plus tard :

J’ai soutenu dans ce livre [Trouble dans le genre] que le genre est performatif ; je voulais dire par là qu’aucun genre n’est « exprimé » par des actions, des gestes ou un discours, mais que la performance du genre produit rétroactivement l’illusion de l’existence d’un noyau interne lié au genre. Autrement dit, la performance du genre produit rétroactivement l’effet de quelque essence ou disposition féminine authentique ou persistante sans lesquelles on ne saurait mobiliser un modèle expressif pour penser le genre. De plus, je soutenais que le genre est produit en tant que répétition ritualisée de conventions, et que ce rituel est socialement contraint en partie par la force d’une hétérosexualité obligatoire6.

«?Théorie?», du grec ?????? (theoreo, «?je regarde, j’observe?») fait allusion à une idée formulée à partir d’un ensemble d’hypothèses, plus ou moins abstraites ou rigoureuses, dérivant de l’observation de la «?réalité?» que les Grecs nommaient avec un terme déjà extraordinairement trempé de performativité et certainement moins hiérarchisant : ???, thea, « spectacle ». La «?théorie?» est ce qui jaillit souvent de l’observation, comme dans ce cas spécifique, de celui ou de celle qui est partie intégrante du spectacle lui-même. À la différence du «?dogme?», la «?théorie?» s’expose au dépassement et à la falsification de la part d’autres théories pourvues des mêmes conditions (c’est-à-dire qu’elles n’ambitionnent pas au titre de dogme). À la différence des «?études?», la théorie procède de façon inductive. À la différence de l’«?éducation à la différence?», elle n’est pas animée par une intention pédagogique. À ceux et à celles qui chapitrent en y préférant le mot «?théorisation?» il faut leur rappeler, depuis le dernier rang, que «?théorie?» et «?théorisation?» sont pratiquement synonymes. Pour autant que nous saisissons mal la réticence de commentateurs et chercheurs à comprendre ces distinctions conceptuelles et de méthode très basiques, les citations que l’on a rapportées se réfèrent au cœur de cette «?théorie du genre?» implicitement ou explicitement mise à l’index par le nouvel ordre du discours édifié, par catachrèse, par ses détracteurs et paradoxalement redoublé par ses négateurs. La théorie du genre dont parlent le Lexicon, Ratzinger, et suivis de près par les différentes droites et les néofondamentalismes catholiques, est la «?théorie de la performativité du genre?» formulée par Butler à la fin des années 1980. Même si dans des ouvrages postérieurs, elle a été soumise à des révisions et intégrations partielles par Butler elle-même, cette théorie, à la question «?qu’est ce que le genre???», continue d’offrir une réponse qui tout simplement entre en collision avec l’ordre symbolique que la croisade actuelle des catholiques et des réactionnaires vise au contraire à défendre et qui repose sur la différence sexuelle.

Sur ce point, il nous faut d’être clair-e-s une fois pour toutes ; au-delà des mystifications et des idéalismes (des ennemi-e-s comme des ami-e-s), s’il y a une chose que la théorie du genre de Butler n’a jamais niée c’est la matérialité des corps, leur vulnérabilité et leurs différences – et non pas « la différence sexuelle », ou du moins pas en ces termes. Les différences entre les corps en fait excèdent largement les distinctions chromosomiques XX/XY, et participent à assembler une « facticité »7 qui est en elle-même muette. Elle ne détermine rien : ni rôles, ni prédispositions, ni devoirs, ni désirs, ni destins… ni genre justement. Ainsi, si c’est la performativité même du genre qui produit rétroactivement l’idée d’une différence sexuelle qui la précèderait, cela signifie que c’est la première qui donne du sens à la seconde et la rend intelligible, et pas l’inverse. Comme l’a remarqué Luisa Muraro dans un article paru dans Il Corriere della sera intitulé « La differenza sessuale esiste : è dentro di noi » (« La différence sexuelle existe : elle est à l’intérieur de nous-même »), il est vrai que dans Défaire le genre Butler écrit : « Si j’insiste pour dire que ce sera là une question persistante et ouverte, c’est pour suggérer de ne pas définir la différence sexuelle, mais de laisser cette question troublante et féconde ouverte et non résolue »8. Mais, il est aussi important de rappeler que ces mots, que Muraro considère comme « honnêtes » et « intelligents », s’accompagnent d’autres mots qui, loin de démentir les premières formulations, les renforcent au contraire :

La perspective selon laquelle la différence sexuelle est une différence première a été critiquée sur plusieurs fronts. Certains disent avec raison que la différence sexuelle n’est pas plus première que la différence raciale ou ethnique et qu’il n’est pas possible d’appréhender la différence sexuelle en dehors des cadres raciaux et ethniques par lesquels elle est articulée. Ceux qui clament qu’être produit par une mère et un père est crucial pour tous les êtres humains marquent peut-être un point ; mais les donneurs de spermes, les amants d’une nuit ou même les violeurs sont-ils vraiment des « pères » au sens social ? Même si, en un sens et dans certaines circonstances, ils le sont, ne mettent-ils pas cette catégorie en crise du point de vue de ceux qui considèrent que les enfants sans père reconnu à leur origine sont sujets à la psychose ? Si un spermatozoïde et un œuf sont nécessaires à la reproduction (encore aujourd’hui) – et qu’en ce sens la différence sexuelle constitue une part essentielle de tout récit qu’un humain peut donner de ses origines – s’ensuit-il que cette différence façonne l’individu plus profondément que d’autres forces sociales constituantes, telles que les conditions économiques et raciales par lesquelles l’on vient à être, les conditions dans lesquelles on a été adopté, le séjour à l’orphelinat ? Ce qui découle de ladite différence sexuelle originaire est-il si important que cela ?9.

Ou encore ceux-là :

Le sexe est rendu compréhensible par les signes qui indiquent comment il doit être lu et compris. Ces indicateurs corporels sont les moyens culturels par lesquels le corps sexué est lu. Ils sont eux-mêmes corporels et opèrent en tant que signes, il n’est donc pas facile de distinguer ce qui est « matériellement » et ce qui est « culturellement » vrai à propos d’un corps sexué. Je ne veux pas suggérer que des signes purement culturels produisent un corps matériel, mais seulement que le corps ne peut être sexuellement lisible sans ces signes et que ces signes sont à la fois, et irréductiblement culturels et matériels10.

Voilà pourquoi, comme l’a justement souligné l’historienne Joan W. Scott, penser le genre signifie avant tout définir « un champ premier au sein ou par le moyen duquel le pouvoir est articulé »11. Et voilà aussi pourquoi, comme l’a théorisé la féministe matérialiste Christine Delphy, le présupposé d’une antécédence du sexe sur le genre, quoiqu’historiquement explicable, « ne peut être désormais théoriquement justifiable »12. Les allusions châtiées au Gender Studies sont irrecevables si le sens de ces références se réduit à décrire le genre comme le terme attrape-tout des variables socioculturelles se mouvant sur le fond invariable de la différence sexuelle. Ce qui nous intéresse, au contraire, est de souligner et dénoncer le résidu dogmatique qui persiste dans cette version généralement acceptée du rapport sexe/genre : l’incapacité ou le refus de lire les rapports de pouvoir (économiques, sociaux, symboliques) qui animent le principe même de la partition.

Dans une lettre au BibliObs, Butler elle-même confirme, même si avec une certaine finesse, la distinction entre « théorie » et « études de genre ». Elle entérine cette distinction en rappelant, d’un côté, les différentes approches théoriques (matérialisme, poststructuralisme, intersectionnalité, néo-historicisme)  qui à chaque fois informent les « études » de genre, entendues comme un « champ » spécifique dans lequel coexistent diverses approches méthodologiques et disciplinaires (de la médecine à la science politique) ; de l’autre, elle revendique son propre travail de « théoricienne » en affirmant qu’elle « va continuer à pratiquer et à défendre la philosophie ainsi que la théorie littéraire et politique comme vocations »13.

Mais, au-delà de ça, les « études de genre », et les modalités par lesquelles elles sont invoquées dans le débat public sous-entendent une conception de la construction culturelle qui enregistre sélectivement un seul aspect de la théorie : celui qui se réfère à la dénaturalisation des rôles de genre. Pourtant, comme Butler l’a plusieurs fois répété, il n’est pas suffisant de réinscrire dans la culture ce qui avait été précédemment assigné à la nature, cela pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que l’hétérosexualité obligatoire peut renforcer sa propre hégémonie à travers des stratégies de dénaturalisation, en se présentant, certes à nouveaux frais, comme l’impératif inéluctable de la culture. Deuxièmement, parce que faire l’hypothèse d’une discursivité culturelle comme déjà opérationnelle, qui serait capable d’inclure et de légitimer en elle-même tout le spectre des relations de genre, signifie désactiver le noyau critique même de la théorie. Ce noyau critique consiste, en effet, à mettre au premier plan la question de la violence et des forclusions qui définissent – en le limitant – le champ de l’intelligibilité culturelle et à identifier les lieux de l’abjection comme autant d’occasions de subjectivation politique et de réarticulation de l’ordre symbolique.

Théorie du genre, donc, est le nom même que nous reconnaissons à notre effort de substituer à la routine d’un relevé passif des rapports de force (« quels types de classification sociale impliquent la différence sexuelle ? »), l’incrédulité motivant la question authentiquement critique : « pourquoi le sexe devrait-il donner lieu à une quelconque classification ? ». Ce que l’on pardonne difficilement à cette théorie est le rapport critique qu’elle instaure avec les universels allant de soi ou présupposés, le scepticisme qu’elle répand sur les synthèses conquises au prix de nouvelles et lourdes exclusions. Sous l’épithète infamante d’« idéologie », qui se renouvelle périodiquement pour discréditer toute subjectivité marginale indisposée à fixer sa propre identité au rôle de victime que l’on peut mettre sous tutelle ou au rôle de ressource humaine que l’on peut mettre au travail, il s’opère une résistance tenace qui vise à une pratique de l’effort pour garder ouverte la question des universaux. La théorie du genre a influencé, pour le meilleur ou pour le pire, une génération de chercheur.e.s et de militant.e.s dans le champ de la recherche, de la critique et du militantisme contre l’homophobie, trans, intersex, féministe et queer – débordant de façon décisive ses frontières. Toutes ces choses, dont se sont emparés évidemment leurs détracteurs, pour les négateurs n’existent pas (ou peut-être n’existent plus, ou peut-être ne doivent pas exister).

 

3. “Lady Bracknell: Never speak disrespectfully of Society, Algernon. Only people who can’t get into it do that” / « Ne parle jamais sans respect pour la Société, Algernon. Seuls ceux qui ne peuvent y rentrer, le font » (Wilde). Nous revendiquons l’importance d’être franches, pas respectueuses ». 

Si nous comprenons la répulsion des compilateurs, des bureaucrates du savoir et des experts de l’évaluation académique à l’idée que certain-e-s puissent encore avoir un peu de curiosité et de vivacité intellectuelle pour formuler des théories – lesquelles, peut-être influenceront des « études » empiriques, « programmes didactiques », ultérieures « théorisations », « mouvements » entiers, etc. – l’aura de discrédit qui entoure la « théorie » est tout à fait similaire à celle qui entoure le mot « idéologie ». Ce n’est pas un hasard, en fait, si tant les détracteurs que les négateurs utilisent « théorie » et « idéologie » souvent de façon interchangeable (« théorie du genre », « idéologie du genre »). Et ce n’est pas un hasard, par ailleurs, si pour l’ordre du discours néolibéral en matière de recherche scientifique et d’évaluation des « produits » de la recherche, celui qui sort du sillage d’un savoir evidence-based (fondé sur des preuves) quantifiable et objectivé, même dans le domaine des sciences humaines, est considéré comme fouillant dans des terres mouvantes de la formulation d’« hypothèses » dont le caractère contre-intuitif produit aussitôt une accusation en « idéologie ». De plus, l’ère « post-idéologique » dans laquelle nous vivons aujourd’hui est celle où une théorie, le libéralisme, dans ses deux acceptions économique et sociale, a mené à terme à grande échelle ses aspirations idéologiques, au point de s’affirmer presque partout comme rationalité totalisante. Cette rationalité, d’une part, cache ce qu’il y a de véritablement théorique et idéologique en elle, et d’autre part exaspère – en le stigmatisant – l’aspect « idéologique » de toute autre « théorie » potentiellement capable de mettre indirectement en lumière la stratification « idéologique » de l’ordre du discours dominant de cette époque. Dire, par exemple, que derrière les stratégies de diversity management et les opérations de pinkwashing opère l’idéologie néolibérale est discrédité comme « idéologique ».

Bref, dans le cas de la théorie du genre, tant l’Église catholique que les droites, les néofondamentalismes catholiques et l’ordre du discours néolibéral ont d’excellentes raisons et intérêts pour la discréditer en tant qu’« idéologie » : pour en minimiser la portée ou pour en nier l’existence. Cela étant dit, même si nous apprécions à leur juste valeur les propos de celles et ceux qui se sont battu.e.s jusqu’aujourd’hui pour désamorcer l’imposant dispositif rhétorique qui cherche à annihiler tout espace entre une théorie et sa portée idéologique, en même temps, nous ne sommes pas prêt-e-s à désavouer complètement l’aspect idéologique de la théorie du genre, et nous le revendiquons au contraire, justement parce qu’il est utilisé par les détracteurs et les négateurs pour déqualifier l’aspiration normative et donc politique de la théorie du genre – c’est-à-dire la subversion de l’ordre symbolique hétéronormatif. 

Même si nous connaissons bien les différentes stratifications historiques et philosophiques du concept d’« idéologie », nous voulons ici mettre l’accent sur une de ses multiples occurrences : celle d’une théorie qui devient praxis. Nous ne voulons pas, en fait, qu’à force de nous autoproclamer à l’abri de l’« idéologie », nous laissions entendre que le contenu rationnel de la « théorie » est ce qui reste après que l’on a extrait de la « réalité » le faire et le défaire des sujets qui la re-produisent et l’imaginent, et la désirent souvent différente de ce qu’elle est. Pour certains sujets, et en particulier pour tous ces sujets impossibles et incroyables, imaginer « des possibilités performatives de faire proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire » (cf. supra) est d’une importance vitale, dans la mesure où cela est solidaire avec la possibilité d’imaginer « de nouvelles formes de rapports, de nouvelles formes d’amour et de nouvelles formes de création »14 et « un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes »15 comme le souhaitait cet idéologue et théoricien notoire qu’a été Michel Foucault. Mais il est évident que cette aspiration demande un peu d’imagination et de fantasmes :

le fantasme participe de l’articulation du possible ; il nous transporte au-delà de ce qui est présent et vrai aujourd’hui vers un royaume de possibles, le non encore vrai et le non encore présent. La lutte pour la survie ne peut être dissociée de la vie culturelle du fantasme, et la forclusion du fantasme – par la censure, l’humiliation ou d’autres moyens – est une stratégie de mise à mort sociale. Le fantasme n’est pas l’opposé de la réalité ; il est ce que la réalité forclôt, et ainsi, ce qui définit les limites de la réalité, l’établissant en tant que son en-dehors constitutif. La promesse critique du fantasme, lorsqu’il peut exister, est de remettre en question les limites contingentes établissant ce qui sera désigné ou non comme étant la « réalité ». Le fantasme est ce qui permet de s’imaginer soi-même et les autres autrement, il établit le possible en excès du réel et nous indique un « ailleurs » qu’il intègre lorsqu’il se fait corps16.

Quelles pensées, quels mots, quels désirs pourraient être plus idéologiques que ceux-ci ?

 

Traduit de l’italien par Gianfranco Rebucini.

 

références

références
1 Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, éd. Amsterdam, Paris, 2008.
2 En français dans le texte.
3 Michela Marzano, « La crociata del gender, il fantasma che agita i cattolici »,  “La Repubblica,”, 22 juin 2015.
4 Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris, 2005, p. 264.
5 Ibid., p. 266.
6 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, Léo Scheer, Paris, 2002, p. 215.
7 Cf. Judith Butler, « Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », “Theatre Journal,”, 40, 4, December 1988.
8 Judith Butler, Défaire le genre, éd. Amsterdam, Paris, 2006, p. 219.
9 Ibid., p. 23.
10 Ibid., pp. 107-108.
11 Joan Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les cahiers du GRIF, « Le genre de l’histoire », n°37-38, 1988, pp. 125-153, p. 143.
12 Christine Delphy, « Penser le genre, problème et résistances », in Ch. Delphy, L’ennemie principal, tome 2, Syllepse, Paris, 2001.
13 Judith Butler, « Genre et théorie : Judith Butler nous écrit », BibliObs, 10 février 2014.
14 Michel Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité» ; entretien avec B. Gallagher et A. Wilson, Toronto, juin 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert), The Advocate, n° 400, 7 août 1984, Dits et Ecrits, Tome IV, texte n°358.
15 Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault » ; entretiens avec G. Barbedette, 20 octobre 1981, Christopher Street, vol°6, n°4, mai 1982, pp. 36-41, Dits et Écrits, Tome IV, texte n° 313.
16 Judith Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 43.