Depuis 2016, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, plus communément appelée Rojava, s’est dotée de sa toute première université. Dans cet entretien accordé à Contretemps, sa responsable des relations internationales, Gulistan Sido, a accepté de raconter l’histoire et le projet politique défendu par cette université. Face aux nombreuses difficultés rencontrées, elle appelle la communauté universitaire internationale à se mobiliser.
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Contretemps – Pour commencer, pourrais-tu te présenter en racontant ton parcours et ce qui t’a amené à devenir responsable des relations internationales à l’université du Rojava ?
Gulistan Sido – Je suis originaire d’Afrin, la région des montagnes kurdes, même si je suis née et que j’ai grandi à Alep. C’est là que j’ai fait mes études universitaires en littérature et en sciences humaines, dans le département de langue et de littérature françaises. Après avoir terminé un premier diplôme en 2001, je me suis inscrite pour un second, davantage spécialisé en littérature. En 2002, j’ai poursuivi avec un diplôme en traduction français-arabe. On peut donc dire que je suis tombée amoureuse de la langue française et de sa littérature, et ce jusqu’à aujourd’hui.
À l’époque, j’avais beaucoup d’amis à Alep. Je visitais le centre culturel français très souvent et j’étais très active dans le milieu de la francophonie ! C’est ce qui m’a donné envie de poursuivre mes études en France. Après plusieurs échanges de mails et l’aide d’une amie française, j’ai réussi à obtenir un visa en 2006 ainsi qu’une convocation pour l’université de Paris 3 à la Sorbonne-Nouvelle. Je suis donc arrivée à Paris vers le mois de septembre 2006 pour commencer mes études, et j’ai vécu pendant un an et demi chez une famille française. Durant mon master en Lettres modernes, j’ai travaillé sur les figures du sage et de la sagesse dans l’œuvre d’André Gide, ce qui surprenait un peu mes camarades français de l’époque. Après avoir obtenu ce diplôme, je me suis inscrite à l’INALCO[1] en 2008, dans le but d’y faire une thèse.
Mon projet de recherche consistait à étudier la littérature orale dans la région d’Afrin. Mais après être rentrée à Alep pour faire des collectes, j’ai rencontré beaucoup de problèmes pour revenir en France et je suis donc restée en Syrie. J’ai cependant réussi à récolter de nombreux contes et légendes orales dans la région aux alentours de 2009. À cette époque, le régime était très actif et je devais donc faire mes recherches discrètement. Les gens avaient peur de parler et de me raconter leurs contes, surtout quand je les enregistrais avec un micro et une caméra. À vrai dire, ils ne me parlaient pas beaucoup ! Finalement, je suis donc restée à Alep où j’ai commencé à y enseigner le français à l’université jusqu’en 2011, c’est-à-dire le moment où les événements ont commencé en Syrie, notamment à Deraa, dans le sud du pays.
Malheureusement, la situation s’est petit à petit dégradée à Alep. J’ai arrêté l’enseignement parce que cela devenait trop dangereux d’aller en centre-ville où des attentats étaient régulièrement commis. Progressivement, les choses ont empiré : la guerre, Daesh, les occupations et les invasions qui continuent jusqu’à aujourd’hui. De milieu 2012 jusqu’à 2013, à cause des bombardements, nous sommes restés enfermés dans notre quartier à Alep, Cheikh Maqsoud, un quartier kurde. En 2013, l’électricité a été complètement coupée dans le quartier. On a dû s’en passer pendant un an ou deux. La situation était donc très grave et très dangereuse. Mais un peu avant cela, en 2012, la révolution du 19 juillet démarre au Rojava. C’est le moment où nous avons commencé à chasser les membres des services de renseignement et l’armée du régime des quartiers kurdes et de Kobané. Tout cela a même commencé à Cheikh Maqsoud ! Mais en 2013, le régime a bombardé et pulvérisé complètement ce quartier. Au mois de mars, nous avons été obligés de partir et d’aller vers Afrin.
Là-bas, une autre histoire a commencé. Pourquoi ? Parce que l’on s’est regroupé en tant qu’universitaires et professeurs kurdes afin de fonder notre premier Institut de langue et de littérature kurde. J’ai donc été l’une des membres fondatrices du tout premier institut de ce genre au Rojava ! Jusqu’alors, le régime interdisait tout enseignement en kurde. Nous n’avons donc jamais été scolarisés dans notre langue maternelle, tout se faisait en arabe. À l’université d’Alep, il y avait un département de langue française, anglaise, persane, en bref de toutes les langues sauf le kurde ! Pourtant, les Kurdes sont la deuxième ethnie la plus importante ! Pendant nos études à Alep, moi et mes amis avons été très choqués de voir que certaines personnes pensaient que la langue kurde n’existait pas. Cela a créé en nous une grande blessure en terme d’identité. On avait beau apprendre d’autres langues et se familiariser avec d’autres cultures, on ne savait rien de notre langue maternelle ou de notre histoire.
Cet institut était donc quelque chose d’historique pour nous ! Mais au même moment, Afrin s’est retrouvée encerclée par un blocus qui a duré cinq ans. Il y avait d’un côté le régime, et de l’autre Al-Nosra et différentes factions qui assiégeaient la ville. Nous étions coincés. Peu de temps après, en 2014, la déclaration de l’auto-administration démocratique du Rojava a été proclamée. Cette administration s’est structurée en trois cantons qui fonctionnent comme des gouvernements autonomes : Djézireh, Kobané, et Afrin. Toutes les composantes religieuses et ethniques de la région (arabes, assyriennes, yézidies, alaouites, kurdes …) participent à cette fédération. Chacun de ces cantons prend en considération ses particularités locales. Par exemple, Afrin est une région essentiellement peuplée par des Kurdes, mais ce n’est pas le cas de Djézireh plutôt peuplé d’Arabes et d’Assyriens.
Le Rojava abrite donc plusieurs langues, cultures, religions et croyances. Or, avec ce chaos qui traversait toute la Syrie, et la militarisation de certains mouvements populaires qui pouvaient dégénérer à tout moment, il était urgent pour nous de trouver un moyen pour vivre ensemble afin d’éviter les conflits et les rancœurs entre communautés. C’est pourquoi, en 2014, nous avons écrit avec toutes les composantes ce que l’on a appelé le Contrat social. Nous n’avons exclu aucune des composantes. Toutes étaient présentes pour s’exprimer et avoir une place dans ce contrat. On a ensuite géré la région ensemble autour du principe de « fraternité entre les peuples ». Car au fond, nous avions deux possibilités : ou bien nous choisissions de vivre ensemble et de nous accepter les uns les autres, ou bien nous nous faisions la guerre. Nous avons donc fait le choix de la paix et nous avons pu sauver nos régions de ces conflits sectaires.
Pendant ces années à Afrin, à partir de 2014, nous avons entamé une révolution autour de l’enseignement de la langue kurde dans les écoles. Cet enseignement devait être une révolution dans la façon de vivre ensemble, notamment entre Arabes et Kurdes. Comme je te le disais, il était très important pour nous d’instaurer une paix durable entre les populations de la région. Chaque composante, arabe, assyrienne ou kurde, devait pouvoir apprendre dans sa langue maternelle, tout en apprenant la langue de ceux et celles avec qui elle vivait. C’est pourquoi les enfants arabes devaient aussi apprendre le kurde, et les enfants kurdes apprendre l’arabe. C’est donc à Afrin que ce système a commencé et nous l’avons jusqu’à présent gardé pour en faire un système d’éducation multiculturelle et plurilinguistique étendu à l’ensemble de la région.
Ce système est donc très différent de celui qui a été imposé par le régime et le parti Baas depuis cinquante ans. Pour eux, la langue arabe était la seule langue légitime. Il dénigrait complètement les autres ! 2014 est donc l’année à partir de laquelle la région se construit politiquement sur des principes multiculturels. Chaque canton avait son comité dédié à l’éducation. Quand j’ai commencé mon travail à Afrin, j’étais alors vice-présidente du comité du canton. En même temps, j’enseignais et je préparais des programmes d’apprentissage pour l’Institut de la langue kurde. En première année, il y avait cinq-cent étudiants pour la région d’Afrin. J’ai continué dans le secteur de l’éducation jusqu’en 2015, moment où l’on a fondé la première université d’Afrin, avant de créer l’université du Rojava quelques années plus tard. J’ai donc enseigné là-bas jusqu’en 2018, mais à cause de de l’invasion turque du mois de mars, nous avons été obligés de partir.
Entre temps, c’est-à-dire entre 2014 et 2018, j’ai aussi travaillé à Qamishli, au centre des relations diplomatiques du TEV-DEM, le Mouvement pour une Société Démocratique, car mes années à Alep, en France et à Afrin m’avaient donné une certaine expérience. Ma culture arabe, kurde et française ont beaucoup aidé, notamment parce que la pratique d’une langue permet de comprendre comment vivent et ressentent les membres d’une autre culture. Cela représente pour moi une richesse, ce qui facilite ma relation avec les autres. Chez nous, il y a un proverbe arabe qui dit « Apprends une langue, tu éviteras une guerre ». Ici, on ne peut donc pas vivre avec une seule culture. C’est pourquoi, quand j’ai commencé à l’université du Rojava en tant que vice-présidente, nous avons décidé avec le reste de l’administration que j’allais m’occuper plus spécialement des relations interculturelles et internationales.
Au Rojava, il est donc très important de protéger et de faire respecter toutes les particularités afin de faire vivre les différentes cultures entre elles. Aller vers les autres, c’est donc aussi accepter de les écouter. Si ces relations interculturelles sont importantes chez nous, elles ne sont pas pour autant évidentes car les mentalités changent difficilement. Il nous faut cependant continuer à favoriser et à développer ces dialogues pour éviter la guerre. C’est pourquoi, quand je travaillais au TEV-DEM, on recevait beaucoup de tribus arabes et de délégations assyriennes. On rencontrait beaucoup d’amis arabes d’autres régions, comme celle de Raqqa. Il est très important pour nous d’entretenir ces relations, autrement les choses seront pires qu’en Irak ou au Liban !
Contretemps – Après la création de l’université d’Afrin en 2015, comment est né ce projet d’université du Rojava ? Existait-il d’autres universités dans la région à ce moment-là ?
Gulistan Sido – À Afrin, nous avions absolument besoin de fonder une institution pour l’enseignement supérieur. Avec l’enseignement de la langue kurde dans les écoles à partir de 2014, nous nous sommes en effet retrouvés avec une première génération ayant pour la première fois obtenu son bac en kurde. Or, à ce même moment, Afrin se trouvait aussi soumise à un blocus. Il était donc très difficile pour les étudiants d’aller faire leurs études à Alep ou à Damas. Les routes étaient trop dangereuses !
La situation économique était aussi très compliquée et nous nous sommes demandés ce que l’on pouvait faire pour ces étudiants : fallait-il qu’ils arrêtent ou qu’ils poursuivent leurs études ? C’est pourquoi nous avons au début pensé à fonder un petit institut, qui n’était pas une vraie université. Il s’agissait de formations de seulement deux ans. À la fin, ceux et celles qui avaient leur diplôme pouvaient enseigner et devenir professeur. Par la suite, plus d’une dizaine d’instituts ont été créés : un institut de sport, de musique, de théâtre, de commerce … Beaucoup d’étudiants attendaient pour continuer leurs études, mais ils ne pouvaient pas sortir d’Afrin ! Le regroupement de ces instituts a donc donné naissance à l’université d’Afrin. Cette dernière nous a permis de remplir un vide institutionnel causé par la situation syrienne, avant qu’Afrin ne soit définitivement coupée du reste du Rojava à cause de l’invasion turque.
L’origine de l’université du Rojava remonte donc à celle d’Afrin. Bien entendu, nous avons poursuivi nos échanges avec eux par la suite. L’université du Rojava a donc mis un peu plus de temps à se construire, car il y avait de nombreuses différences locales entre les cantons d’Afrin, de Djézireh et de Kobané. Par exemple, pour ce qui est de l’enseignement de la langue kurde dans les écoles, nous avons au début commencé à Afrin, une région kurde, avant de le généraliser bien plus tard à Djézireh, à majorité arabe. La création de l’université s’est donc faite parallèlement au développement politique de la région. Ainsi en 2016, comme le kurde commençait à être enseigné dans les écoles de Djézireh, et puisqu’il était aussi très difficile pour eux d’aller vers Alep ou vers Damas pour poursuivre leurs études, l’Administration a décidé de fonder une université pour la région du Rojava dans son ensemble.
Nous avons commencé avec quelques départements seulement, comme celui d’agriculture ou de littérature kurde. Puis, comme toute université, nous nous sommes dotés d’un règlement intérieur. Notre administration s’est structurée en conseils, en comités et en commissions. Pour l’instant, l’université du Rojava en est à sa quatrième année et nous comptons plus de 1 500 diplômés. C’est donc une courte expérience, mais nous sommes vraiment convaincus de notre responsabilité envers les générations à venir, car nous avons pour projet de fonder une université alternative.
Tu me demandais également s’il y avait d’autres universités dans la région au moment de notre création ? Oui, il y en avait effectivement une autre dans la ville de Hassaké. Mais en plus d’être une université du régime, il s’agissait surtout d’une université privée. Tous les étudiants ne pouvaient donc pas y aller parce que c’était très cher ! Or, notre projet était d’étendre les principes de notre révolution dans chaque institution. C’est pourquoi l’université du Rojava est entièrement gratuite ! Nous donnons un salaire et un logement pour certains étudiants, en particulier pour les étudiants d’Afrin que nous avons accueillis suite à l’invasion turque, et qui rencontrent actuellement de nombreuses difficultés économiques. Les repas sont également gratuits.
Nous voulons que notre université reflète l’esprit de notre révolution en faisant vivre les valeurs qui l’ont vu naître : celle de démocratie, du respect des différentes cultures, de la reconnaissance du rôle révolutionnaire des femmes… Pour ce qui concerne cette question, nous appliquons un principe de co-présidence, de telle sorte qu’il y ait toujours une femme et un homme. Lors de ces comités, la présence des femmes et des cadre féminins est par ailleurs très importante. Pour nous, il est essentiel que la parole des femmes soit entendue dans toutes les prises de décision. C’est pourquoi il existe aussi un conseil indépendant des femmes à l’université. Il se regroupe une fois par mois et dispose d’un règlement intérieur indépendant. Dans ce conseil, nous organisons des activités particulières où l’on se réunit en faisant des ateliers qui concernent uniquement les femmes.
Nous voulions donc créer une université sur des bases différentes, en essayant notamment de repenser les rapports entre étudiants, enseignants et administration. À l’université du Rojava, il y a donc un conseil indépendant des étudiants. Nous encourageons les étudiants à y participer pour leur permettre de faire évoluer l’université en les faisant prendre part aux prises de décision. Nous les incitons aussi à critiquer l’administration, y compris leurs professeurs. Par exemple, des représentants des étudiants, toujours un homme et une femme, participent aux réunions de département avec les représentants des professeurs. Notre université fonctionne comme une grande commune. Nous ne ne voulons pas qu’il y ait une hiérarchie classique où les étudiants ne peuvent pas s’exprimer librement en présence des professeurs. Parfois, nous réalisons des questionnaires que l’on distribue aux étudiants, aux professeurs et à l’administration pour faire des enquêtes. Nous essayons donc d’appliquer différentes méthodes pour comprendre le point de vue des uns et des autres. Au niveau de l’administration, il y a également un comité administratif où le co-président et la co-présidente ne peuvent pas présider tout.e seul.e. Il et elle doivent consulter les autres membres du comité.
Nous voulons donc que notre université soit une université révolutionnaire ! À vrai dire, ce n’est pas quelque chose d’évident, car il est très difficile de changer des mentalités qui résultent de quarante ans d’éducation inculquée par le parti Baas. Cela demande une lutte permanente, parfois contre nous-mêmes. Il y a donc beaucoup de discussions pour essayer de faire mieux et de ne pas faire comme le régime, surtout en tant que professeur ou enseignant. Nous réfléchissons beaucoup au rôle que peuvent avoir les enseignants ou l’université en tant qu’institution. Par exemple, notre rôle est-il uniquement d’enseigner et de donner des diplômes aux étudiants ? Nous nous demandons en permanence comment changer le modèle dans lequel nous avons grandi. Au niveau politique, nous essayons aussi de réfléchir à la façon dont notre université peut s’autogérer. Nous voulons que le paradigme de notre révolution habite nos institutions, en particulier dans l’enseignement supérieur. Pour le moment, nous sommes en train de nous construire, même si nous commettons des erreurs et que nous rencontrons beaucoup de difficultés.
Comme tu le sais, la plupart de nos universitaires sont partis à l’étranger. Nous manquons donc cruellement de docteurs et de professeurs pour encadrer les étudiants qui veulent entreprendre un master ou une thèse. Pour le moment, nous ne pouvons donc pas proposer ces formations. Nous manquons de tout et dans tous les domaines, en particulier en sciences sociales où nous n’avons pas de département. C’est un réel problème ! Comme de nombreux spécialistes sont partis, nous avons essayé de regrouper les personnes qui sont restées. Nous avons donc des professeurs d’arabe ou de kurde qui, comme moi, ont enseigné dans des universités syriennes, à Alep ou à Damas, ou bien qui ont étudié dans d’autres universités étrangères.
Nous faisons donc beaucoup de choses ! On résiste, on cherche, on lutte. Nous essayons notamment de faire venir des professeurs depuis l’extérieur. Notre université est un projet qui est toujours en voie de construction mais nous croyons en lui ! Nous croyons que nous pouvons fonder un autre système d’éducation et que celui-ci pourra servir de modèle pour toute la Syrie et le reste de la région. Dernièrement, l’université a lancé un enseignement en ligne pour faire face à l’épidémie de coronavirus. C’est assez nouveau pour nous, d’autant plus que nous rencontrons de nombreux problèmes techniques, mais nous essayons quand même de nous adapter !
Contretemps – Vous rencontrez donc des difficultés en terme d’organisation et d’effectif. Mais de façon plus matérielle, comment avez-vous fait pour trouver vos locaux ? Pourrais-tu aussi expliquer comment l’université se finance ?
Gulistan Sido – Pour les locaux et pour les bâtiments, nous avons utilisé ceux qui existaient déjà à l’époque du régime, en particulier des écoles. Nos locaux sont divisés entre Qamishli, Hassaké et Rimelân, ce campus abritant notamment le département de pétrochimie. Pour l’instant, comme nous n’avons pas un gros nombre d’étudiants, nos locaux nous suffisent. Pour ce qui est des logements étudiants, nous avons loué des hôtels car les locaux auxquels nous avons pensé au début étaient trop éloignés. Autrement, nous faisons avec les moyens du bord. Nous avons par exemple restauré une école afin de pouvoir l’utiliser comme logement.
Pour les professeurs, nous avons aussi loué des hôtels qui se trouvent à Qamishli car, souvent, les enseignants viennent de Hassaké et d’autres régions. Ils ne peuvent donc pas faire l’aller-retour dans la même journée car ici les trajets sont longs. Nous faisons la même chose pour le personnel administratif. Bien sûr, les transports faisant la navette entre les logements et les campus sont gratuits. Si nous avons jusqu’à présent profité des bâtiments déjà existants, nous aimerions à terme construire un campus universitaire pour que tout soit réuni au même endroit. Malheureusement, à chaque fois que l’on pense commencer le projet, nous rencontrons des difficultés financières ou sécuritaires, car il y a régulièrement des attaques. Quand on pense pouvoir faire quelque chose, les attaques reprennent et nous ne pouvons rien faire. Nous sommes obligés d’attendre que la situation se stabilise.
Pour ce qui est du financement, nous passons par l’Administration. Avant les attaques turques du 9 octobre 2019, l’Administration se situait principalement à Aïn Issa, une petite ville qui se trouve au centre du Rojava. Cette administration est formée de comités, notamment de comités dédiés à l’éducation. Ces comités se répartissent ensuite en fonction du nombre de localités présentes dans un canton. Pour la région de Djézireh, nous avons deux cantons : Hassaké et Qamishli. Nous, en tant qu’université, nous recevons de l’argent de la part du comité d’éducation du canton de Qamishli. Nous dépendons donc de ce comité qui est une sorte de ministère pour ce canton. Pour chaque canton, il y a donc un comité autonome. Ce comité est composé d’un conseil exécutif auquel on envoie chaque mois la liste de nos cadres, de nos professeurs et de nos fonctionnaires.
Mis à part ce comité, nous n’avons pas d’autres moyens de nous financer. Chaque année, nous avons un budget et nous l’envoyons au comité pour le faire valider. Mais au-delà du financement, notre université est indépendante ! En termes de programmes ou de choix des professeurs, nous sommes libres. Si nous avons besoin de telle ou telle personne, dans tel ou tel département, nous réalisons un contrat entre l’université et la personne, puis nous envoyons une demande au comité d’éducation. Généralement ils acceptent et ils financent le poste. Pour ce qui est des programmes, chaque département prépare son programme annuel ou semestriel.
Sur ce point, nous sommes donc indépendants du comité ! Nous avons beaucoup de projets et de nombreuses universités internationales avec lesquelles nous sommes en relation veulent venir ici pour nous aider financièrement ou faire quelque chose pour nous. Mais cette guerre qui n’en finit pas nous empêche d’avancer. Nous avons été obligés de fermer l’université à plusieurs reprises, notamment lors des attaques du 9 octobre. Et quand nous avons pu enfin reprendre, le coronavirus est arrivé ! (rires) Il y a donc toujours des difficultés ! Mais nous avons fait de notre mieux pour ne pas interrompre les formations, même si nos infrastructures ne sont pas très optimales pour faire de l’enseignement en ligne. Il n’y a pas vraiment d’internet ou d’électricité pour les étudiants qui, en plus, n’ont pas forcément d’ordinateur ou de moyens d’avoir accès à un réseau internet de qualité. Tout cela représente donc autant de difficultés, sans parler du poids psychologique des attaques qui pèse sur nous. On sent que la région autour de nous se brûle. La situation est donc toujours instable, mais nous essayons quand même d’avancer malgré tout. Nous faisons notre maximum pour ne pas interrompre les enseignements, même si nous avons peur que les attaques reprennent le long de la frontière, comme ici à Qamishli.
Récemment, nous sommes repassés en situation de confinement car de plus en plus de personnes ont été touchées par le virus. Nous nous rendons à l’université seulement de temps en temps pour travailler, deux fois par semaine environ. Autrement, nous restons travailler depuis chez nous. Nous faisons donc très attention en veillant à mettre des masques. Dernièrement, pour ne pas arranger les choses, la Turquie a même coupé l’eau dans la ville de Hassaké. En ce moment, la situation n’est donc vraiment pas bonne … Mais nous avons des devoirs envers notre région et c’est ce qui nous pousse à bâtir et à créer nos institutions. Or, cette phase de construction nous demande beaucoup d’énergie et de force pour résister. Chaque jour est une lutte permanente.
Contretemps – Les formations proposées par votre université (médecine, ingénierie civile et écologique, pétrochimie …) semblent en premier lieu répondre à des besoins matériels et humains nécessaires au développement et à la survie de la région. Or, contrairement aux universités françaises et occidentales, qui prétendent encore souvent à une séparation artificielle entre le scientifique et le politique, l’université du Rojava semble pleinement assumer le rôle politique que peuvent jouer les sciences et les universités ?
Gulistan Sido – En effet, car cela fait plus de dix ans que la région a besoin de ressources humaines ! Elle a besoin de cadres et de compétences pour l’avenir de la région, pour l’agriculture et le pétrole notamment. Mais les langues et la littérature kurde sont aussi quelque chose d’essentiel qui rejoint ce que je te disais tout à l’heure au sujet du caractère multiculturel de la région. Ce qui est important pour nous et pour les étudiants, ce n’est pas seulement d’apprendre des connaissances pures. Un étudiant de mathématique ou de pétrochimie, par exemple, a dans son programme des cours de jinéologie, en plus d’un cours sur la démocratie ou sur la sociologie générale. Nous essayons de ne pas séparer les sciences entre elles en apprenant aux étudiants que toutes les sciences sont importantes. Nous faisons en sorte de compléter les savoirs entre eux. La sociologie, la jinéologie, les mathématiques, et les langues … Tous ces domaines sont nécessaires pour l’avenir de la région !
Nous veillons également à faire évoluer nos enseignements avec les étudiants. Chaque semestre, nous organisons une sorte d’assemblée générale de l’université. Dans cette assemblée, nous essayons de trouver d’autres manières d’enseigner pour chaque discipline. Nous essayons également de faire évoluer les programmes, en réfléchissant aux cours ou aux séminaire que nous pouvons ajouter pour inciter les étudiants à élargir leurs horizons et éviter qu’ils s’enferment dans les mathématiques ou la physique. C’est très important pour nous ! Un jour par semaine, nous avons aussi ce que nous appelons un « cours en commun ». Le mardi, un séminaire est proposé par les étudiants d’un département. Ils invitent les autres à venir discuter d’un sujet qu’ils ont pris soin de définir, comme la situation politique dans la région, ou encore la condition des femmes dans le monde. Ils peuvent également inviter une personnalité extérieure pour échanger. Ces moments nous permettent donc d’avoir un espace grâce auquel les étudiants peuvent disposer de plusieurs heures pour discuter et s’exprimer sur n’importe quel sujet.
Mais il est vrai que la région a besoin de ressources humaines. Elle en manque d’ailleurs cruellement. En particulier, les comités et les institutions ont besoin de personnes compétentes. Notre université est donc en permanence tournée vers les besoins de la société. Nous cherchons à comprendre ce dont elle a besoin et comment nous pouvons l’améliorer en formant des cadres qui pourront travailler pour elle, et non pas pour l’État ou le pouvoir. La notion de « société » est donc pour nous très importante. Par exemple, afin de répondre à la dégradation des conditions des femmes dans la région, nous avons proposé un cours de jinéologie, ce qui est quelque chose de vraiment nouveau pour la Syrie et la région ! Notre société a besoin de ces enseignements. L’année prochaine, nous allons également enseigner une autre discipline avec la création d’un département d’étude des religions. Pas seulement centré sur l’islam, mais sur toutes les religions qui se trouvent dans la région. Ainsi, un yézidi, un musulman et un chrétien vont désormais pouvoir s’asseoir ensemble dans la même classe pour étudier l’histoire de leurs religions et ensuite se spécialiser sur un thème plus précis.
Notre souci est donc de former des cadres qui pourront servir le collectif. Il ne s’agit donc pas d’avoir un diplôme et de travailler pour soi-même en se désintéressant de la société et de son développement. Bien-sûr, cela sera très difficile d’inculquer cette mentalité chez les étudiants. Nous voulons façonner des personnalités libres et créatives, en essayant de leur transmettre des valeurs éthiques et de les pousser à servir la société. Malheureusement, dans les universités du régime, cet esprit-là n’existait pas non plus. On devait suivre un programme que l’on devait apprendre par cœur en vue de l’examen final et obtenir notre diplôme pour travailler avec. Il n’y avait donc pas cette idée de collectif et l’on n’incitait pas les étudiants à réfléchir pour changer les choses. Tout cela était interdit ! C’est pourquoi je pense que toutes les sciences doivent aujourd’hui être regroupées ensemble pour favoriser la réflexion, apporter des réponses et résoudre les problèmes sociaux. De même, le système d’évaluation doit être complètement différent. Nous n’évaluons pas un étudiant uniquement à partir de ses notes, mais plus largement selon sa façon de se comporter en collectif : sa participation en classe, son assiduité, la façon dont il échange avec les autres, sa créativité…
Nous pensons que l’éducation a un rôle important à jouer pour l’avenir du pays. Avec le régime, la société n’avançait pas et les problèmes se sont accumulés encore et encore jusqu’à ce que cela explose en 2011. Depuis, notre société a littéralement plongé dans le chaos ! Mais nous voulons aussi que notre système soit ouvert aux critiques et s’auto-évalue en permanence. C’est pourquoi nous cherchons à voir ce qu’il se fait ailleurs dans le monde en terme d’université, tout en restant ancrés dans notre culture du Moyen-Orient. L’éducation est un processus très long et il faut attendre très longtemps avant d’en voir les fruits ! Or, l’avenir de la Syrie est lui aussi incertain. Pour autant, nous souhaitons que notre modèle d’université soit un modèle pour construire la Syrie du futur, démocratique et multiculturelle.
Contretemps – Tu sembles être convaincue que l’université du Rojava a un rôle à jouer dans l’avenir du pays et de la région ?
Gulistan Sido – Comme je te le disais, le rôle de nos institutions est de protéger les valeurs pour lesquelles notre révolution s’est battue. Il y a plusieurs manières de le faire, et l’une d’elle est l’éducation, qui est selon moi la plus importante. De l’école à l’université, ces institutions jouent un rôle essentiel. Elles servent à éduquer de nouvelles générations en se basant sur certaines valeurs. Nous voulons d’une Syrie ouverte car, finalement, nous faisons partie de la Syrie. Nous ne sommes pas une région séparée, même si nous avons un projet différent. Nous pensons donc que ce système éducatif doit permettre de changer le destin de la Syrie en faisant reconnaître le principe d’unité dans la diversité. C’est ce que nous voulons défendre dans notre système éducatif.
Prochainement, nous allons par exemple ouvrir un Institut du folklore syrien. Nous voulions au début faire quelque chose portant sur la littérature et la culture kurde, mais nous avons ensuite voulu élargir ce projet en intégrant les contes assyriens, arabes et arméniens. Notre société est profondément multiculturelle ! Nous vivons tous ensemble, parfois dans un même quartier. Nous ne pouvons pas imaginer un instant que toutes ces cultures soient séparées les unes des autres ! Chacun doit pouvoir pratiquer sa culture et sa langue et chacun doit pouvoir être respecté pour ce qu’il est. À Qamishli, la co-présidence de la commune est composée d’une femme kurde et d’un homme arménien, car il y a ici des quartiers avec beaucoup d’Arméniens. Ce sont des choses normales pour nous ! Nous voulons donc que nos institutions préservent et transmettent ces valeurs. C’est pourquoi nous essayons de les faire vivre dans les programmes que nous enseignons ou dans les discussions que nous pouvons avoir. Si les institutions sont un corps, ces dernières sont habitées par une âme, un esprit qui les dirige et qui les anime. Nous devons donc alimenter cet esprit, autrement les institutions meurent et notre révolution avec.
Contretemps – Tu parlais tout à l’heure de la jineologie, une science que nous connaissons encore assez mal en France et en Europe. Pourrais-tu expliquer de quoi il s’agit ?
Gulistan Sido – Il faut tout d’abord savoir que le terme est lui-même composé de deux noms : jin, qui veut dire « femme » en kurde, et logie qui veut dire « science ». Littéralement, cela veut donc dire « science de la femme ». Or, jin vient aussi du mot jiyan qui signifie « la vie » en kurde. Finalement, c’est donc une autre manière de dire « science de la vie ». La jinéologie a été théorisée par l’intellectuel critique et leader du peuple kurde, Abdullah Öcalan.
C’est le premier à avoir utilisé cette notion dans son livre Sociologie de la liberté, publié en 2008. Bien sûr, la place des femmes dans le mouvement de libération du Kurdistan est très ancienne. Mais pour la première fois, Öcalan a parlé d’une « science de la femme » et en a proposé une théorie. Pour lui, les femmes ne composent pas seulement la moitié de la société mais produisent au contraire la société dans son ensemble. En effet, ce sont elles qui s’occupent d’élever et d’éduquer les nouvelles générations. Ainsi, le niveau d’émancipation d’une société s’évalue selon la condition des femmes en son sein. Si l’on veut libérer la société, il faut donc libérer la femme d’abord !
L’histoire des femmes est en grande partie méconnue et il nous faut la découvrir pour saisir le rôle révolutionnaire qu’elles peuvent avoir. Cela a donné lieu a beaucoup de discussions et de débats entre nous, mais ce qui est certain c’est que la situation des femmes est aujourd’hui très grave. Chaque jour, on entend qu’une femme a été tuée parce qu’elle est une femme. Dans la région, le phénomène a empiré avec les guerres et les crises. Or, en même temps, les femmes sont absentes de toute prise de décision politique. C’est donc ce qui nous pousse à dire que l’on ne pourra pas résoudre les problèmes du genre humain si nous ne réglons pas d’abord le problème des femmes. Pour nous, la libération de la femme doit même être plus importante que la libération du pays !
La jinéologie se réfère aussi à tous les autres mouvements féministes dans le monde, aux États-Unis comme en France. Ces mouvements sont pour nous une ressource essentielle et la jinéologie doit notamment comprendre pourquoi ils ont en partie échoué. En jinéologie, nous considérons aussi que la définition de l’homme passe par la définition de la femme, et non l’inverse. C’est donc une science qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. C’est pourquoi, au niveau local, nous proposons des académies de jinéologie. Ce sont des académies à part, distinctes de l’université, dans lesquelles de nombreuses formations sont proposées et auxquelles les hommes et les femmes peuvent participer indépendamment de leurs appartenances sociales. Pour nous, il est en effet important que toutes les catégories participent : les paysans, les femmes avec ou sans emploi, des hommes de lettre ou non … Ce sont des académies sociales destinées à toutes celles et ceux qui veulent être formés pour changer les mentalités.
Nous ne nous contentons pas de l’université pour enseigner la jinéologie car il est important de former l’ensemble de la société, pas seulement les étudiants ou les élites. Il y a donc des académies de jinéologie un peu partout dans la région. Pour l’instant, cela marche plutôt bien ! Il y a quelques mois, j’ai pu assister à des formations assurées par des femmes mais auxquelles participaient exclusivement des hommes ! Il y a quelques années, cela était tout simplement impensable ! Pour changer les mentalités, nous voulons regrouper les hommes et les femmes ensemble afin de les faire discuter en face à face. Il faut éviter de les séparer avec des formations à part, mais plutôt les regrouper pour qu’ils discutent et s’affrontent d’une autre manière (rires). Le but de la jinéologie est donc de faire changer les idées, les opinions et les mentalités. Et pour l’instant, nous pouvons observer des changements ! Tu pourrais d’ailleurs le sentir si tu étais ici.
Les autres communautés participent elles aussi de plus en plus ! Les femmes arabes ou assyriennes, par exemple, prennent plus souvent la parole et commencent à participer à à la vie politique locale, y compris dans des régions comme Raqqa. Elles veulent désormais faire quelque chose pour changer leur destin, ce qui amène tout le monde à développer une conscience collective. Partout, on commence donc à discuter des problèmes que rencontrent les femmes au quotidien, de la représentation des femmes en société et de leur besoin de s’organiser de façon autonome. En Europe, il existe également des académies de jinéologie car nous avons développé un réseau international qui s’est organisé avec les autres mouvements féministes. Le problème de la femme est en effet le même partout, dans tous les pays. Nous avons donc besoin de faire une histoire mondiale de la femme afin de comprendre le rôle émancipateur qu’elle peut avoir pour l’ensemble de la société. Son histoire attend donc d’être écrite, mais cette fois-ci par les femmes, et non par les pouvoirs politiques dominés par des hommes, en bref, le système patriarcal. Nous croyons également qu’une science développée à partir des femmes permettra de poser les bases d’une sociologie correcte.
Contretemps – Lorsque tu parles de l’université du Rojava, tu insistes sur son projet politique, qui se veut profondément révolutionnaire, mais aussi sur sa nécessité d’aller voir ce que font les universités occidentales afin de pouvoir s’en inspirer. En tant qu’occidentaux et occidentales, cela peut nous paraître étrange car, pour beaucoup d’entre nous, nos universités sont de plus en plus gagnées par des logiques néolibérales et capitalistes. Il est donc étonnant de voir que vous cherchez à vous en inspirer alors que ces universités sont à des années lumières du projet politique que vous défendez. Que recherchez-vous exactement en elles ?
Gulistan Sido – Oui je comprends, mais toutes les universités occidentales n’ont pas que du mauvais ! (rires) Elles ont aussi un héritage historique et culturel important et c’est ce qui nous intéresse. Des pays comme la France, l’Angleterre ou l’Égypte ont des universités très anciennes ! Mais il est vrai que le modèle politique qui existe au Rojava est tout à fait différent des modèles des grands pays occidentaux ou arabes qui se sont formés sur le modèle d’État-nation. Or, nous ne sommes pas un État-nation, et nous ne sommes pas un modèle capitaliste non-plus. Nous nous revendiquons du confédéralisme démocratique. C’est donc un tout autre modèle politique que nous essayons de bâtir et d’étendre à la région. Évidemment, l’université du Rojava s’inscrit dans ce projet politique et nous essayons de le refléter du mieux possible.
Pour continuer de répondre à ta question, je dirais aussi qu’à l’inverse, beaucoup d’universités et d’universitaires étrangers essaient de prendre contact avec nous. Eux aussi cherchent de nouvelles sources d’inspiration et sont à la recherche de quelque chose qui leur manque chez eux ! (rires) Pareillement, nous cherchons donc aussi chez eux quelque chose qui manque chez nous. En particulier, nous essayons de comprendre l’évolution historique de ces universités, car le prestige des universités françaises, par exemple, ne s’est pas fait du jour au lendemain ! Elles se sont développées petit à petit, en même temps que les pouvoirs politiques. Si je parle beaucoup des universités françaises et que je suis convaincue qu’elles peuvent nous apporter énormément de choses, c’est parce que je sais que la France a eu sa révolution en 1789 et que son héritage révolutionnaire a profondément marqué la société française sur le long terme, en particulier ses intellectuels, sa littérature, sa pensée critique… On essaie donc de comprendre comment les Français ont fait pour obtenir ce prestige dans le monde entier grâce à leurs universités et leur production intellectuelle.
Mais de l’autre côté, nous ne sommes pas dupes du fait que les universités occidentales peuvent aussi participer à un jeu de concurrence entre elles dans le but de dominer les autres, notamment en se présentant comme des modèles à imiter ! Dans notre région, il y a des universités américaines partout ! À Bashur, dans le Kurdistan irakien, au Liban également … On ne peut donc pas ignorer cet aspect. Mais ce qui nous intéresse ici au Rojava, c’est surtout de comprendre comment se forme un héritage culturel et intellectuel. Et sur ce point, je trouve que les universités françaises représentent un modèle riche, enfin c’est en tout cas mon avis (rires). Par la suite, il faudra donc que l’on trouve un moyen de s’intégrer parmi le reste des universités mondiales afin de s’articuler avec elles.
Par exemple, j’aimerais bien que la France ait une présence ici au Rojava, notamment pour y développer des centres culturels et renforcer ses liens avec la région par la fondation d’espaces d’échanges. Même si la France a longtemps été présente en Syrie, il ne reste pas grande chose de son héritage au Rojava, en tout cas sur le plan intellectuel et culturel. Je crois donc en cette expérience des universités françaises, que l’on ne peut pas comparer avec notre université. En bref, nous essayons de voir comment notre modèle politique peut faire perdurer notre université aussi longtemps que possible, en laissant un héritage derrière elle tout en lui faisant atteindre le même niveau de prestige que les universités. Or, pour l’instant, il nous manque énormément de choses au Rojava et nous ne savons toujours pas à quoi va ressembler notre université dans dix, vingt voire cent ans. On ne sait pas ! Ce qui est sûr, c’est que nous avons des particularités politiques et culturelles que nous souhaitons protéger.
Pour le moment, il est important pour nous d’aller vers les autres universités et de voir ce qu’il s’y fait, ne serait-ce que pour ne pas se retrouver coupé du monde ! La région dans laquelle nous vivons ici est toujours sous embargo. Pour le lever, il faudrait une aide de l’extérieur, mais les choses ne sont pas évidentes… Ce sont des intérêts économiques et géopolitiques qui sont en jeu, mais pas les intérêts des peuples, des sociétés ou des minorités. Nous essayons donc de jouer notre rôle, de faire des équilibres pour résister et assurer notre existence au milieu de ces conflits et de ces intérêts qui nous dépassent. Avec la Turquie au Nord, le régime syrien au Sud et les puissances étrangères qui observent le tout, c’est comme si nous étions entourés de loups prêts à nous dévorer à chaque instant.
Avec l’université, nous voulons donc briser ce blocus, précisément parce que les idées ont cette capacité de pouvoir traverser les frontières, surtout avec la technologie qui existe aujourd’hui. C’est une chance pour échanger, même si nous ne pouvons pas sortir du territoire. Échanger avec les universités étrangères nous permet donc aussi d’assurer la reconnaissance de notre université à l’internationale. Comme tu le sais, le statut politique de notre région n’est pas reconnu, ou en tout cas pas encore. Par conséquent, notre université n’est donc pas formellement reconnue comme étant une université. C’est un réel obstacle pour nous car, par exemple, nous savons qu’il y a des bourses, des financements ou des projets auxquels on pourrait postuler en tant qu’université mais, puisque nous n’avons pas cette reconnaissance de la part des autres universités et institutions internationales, nous ne pouvons pas le faire.
C’est pourquoi nous cherchons en permanence à nous renforcer en comblant nos manques. Et pour cela, nous devons regarder comment les autres se sont développés sur le temps long. Nous essayons de repérer les critères qui font qu’une université est reconnue mondialement. En tant qu’institution de l’enseignement supérieur, nous avons besoin des autres institutions pour être reconnu. Ces dernières peuvent nous apporter énormément en développant des relations plus officielles avec nous. Cela nous permettrait de renforcer notre position institutionnelle. C’est pourquoi nous essayons aussi constamment d’améliorer nos programmes et de développer les matières que nous enseignons afin d’être crédible pour les autres.
Je ne parle pas du projet politique qui nous anime et que nous entendons défendre, mais du côté scientifique et académique, c’est-à-dire des programmes, des pédagogies, des performances, des enseignants, des étudiants … Nous essayons de rester dans l’air du temps et de ne pas nous retrouver coupés du monde, même si nous manquons de tout et que nous avons une particularité culturelle et politique que nous souhaitons faire reconnaître. Nous tourner vers l’extérieur nous permet aussi de nous confronter à nos propres certitudes, en essayant notamment de comprendre comment les autres pensent. Nous participons donc à de nombreuses réunions, à des formations, à des ateliers… Nous essayons de tisser des liens avec les autres afin de discuter de nos problèmes et de voir comment est-ce qu’ils peuvent nous aider de leur côté.
Contretemps – Le 25 février 2020 a eu lieu une rencontre avec une délégation d’universitaires français·e·s organisée par visioconférence. Qu’en avez-vous tiré ?
Gulistan Sido – Pour le moment, il n’y a pas vraiment eu d’engagement. Nous devions à la base venir au mois de février 2020 à Paris, mais nous n’avons pas eu les visas. La réunion du 25 février était donc un début pour travailler sur des relations formelles et engagées de la part des universités françaises, notamment grâce à un réseau d’amis turques et kurdes et français qui étudient et qui enseignent là-bas et que je tiens à remercier tous les organisateurs de la conférence. Cette conférence a eu une vraie résonance ! Le 25 février, nous avons donc réalisé quelque chose d’important. Après quoi, il y a eu des échanges et nous avons discuté de projets que l’on voulait faire ensemble.
À titre personnel, j’ai été invitée par Éric Fassin et Caroline Ibos pour venir faire des recherches pendant un mois au sein du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS) de l’université Paris 8, à Saint-Denis. Cela nous permettra d’organiser des séminaires ensemble. Il y a ensuite eu des invitations pour développer des échanges entre les laboratoires d’études féministes en France et le département de jinéologie de notre université. Cela nous permettra donc de faire évoluer ces relations à l’avenir et de faire connaître notre université. Malheureusement, l’épidémie du coronavirus a changé les choses. Nous devions venir en France pour nous rendre dans plusieurs universités mais cela ne s’est pas fait.
Pour l’instant, nous sommes donc toujours au stade de rencontre par internet, ce qui fait que les choses avancent lentement. Si la situation s’améliore, nous espérons très vite revenir en Europe et en France pour rencontrer personnellement les départements d’université afin de leur présenter notre projet d’université. Pour l’instant, nous essayons de continuer à travailler à distance, notamment pour développer des programmes d’échange pour les enseignants et les étudiants. Récemment, nous avons signé un protocole avec le California Institue of Intégral Studies. Avec un groupe d’universitaires et d’étudiants, le président du département d’anthropologie est récemment venu nous rendre visite ! Ils ont passé dix-huit jours qui furent très riches pour les uns et les autres.
En ce moment, nous essayons aussi de développer des relations avec les universités égyptiennes avec qui nous partageons un même ancrage géographique. En tout cas, je pense que les Français peuvent avoir leur rôle dans l’avenir de notre université. C’est pourquoi je lance un appel aux intellectuels et aux universitaires pour ne pas laisser l’université du Rojava isolée ! Elle est comme leur université, ils peuvent participer à la construire et à l’enrichir. C’est de cette façon qu’ils pourront nous aider le plus concrètement possible !
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Propos recueillis par Antoine Lalande.
[1] Institut national des langues et des civilisations orientales.