La France, le Rwanda, et les historien‧nes : enjeux politiques, mémoriels et scientifiques

Commandé par le président Emmanuel Macron au printemps 2019, le rapport « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi » a été présenté publiquement le 26 mars dernier. Il rend compte des résultats du travail de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi ». Nous revenons avec l’historien François Robinet sur les conditions de production de ce rapport et sur ses enjeux politiques, alors que la France n’avait jamais encore reconnu officiellement ses responsabilités dans cet épisode dramatique de la Françafrique, en dépit de la multiplication des travaux les attestant[1].

La première partie de l’entretien analyse les conditions de constitution et de travail de la commission, ainsi que certaines polémiques qui ont traversé le milieu de la recherche à son sujet, et tout particulièrement celle ayant trait au caractère partisan et non-scientifique des écrits d’une des membres de la commission, l’historienne Julie d’Andurain. La seconde partie s’intéresse aux conséquences politiques du rapport, ainsi qu’à une partie de ses limites.

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Contretemps (CT) : Peux-tu, dans un premier temps, préciser le point de vue d’où tu parles, en nous présentant les grands axes de tes recherches ?

François Robinet (FR) : En tant qu’historien, mes recherches en cours portent sur l’étude des relations franco-rwandaises sur un temps relativement long, de la deuxième moitié des années 1970, jusqu’au génocide des Tutsi. Il s’agit d’étudier les stratégies des différents acteurs/actrices, les liens entre les acteurs français et rwandais, les modalités d’engagement mobilisées. Cette recherche permet d’éclairer la manière dont les choix des autorités françaises de l’époque ont pesé sur le déroulement des événements, sur la montée de la violence politique au Rwanda et finalement sur la réalisation du génocide des Tutsi[2].

Une autre dimension de mes travaux est l’étude des rivalités et des passions mémorielles qui se sont exprimées dans l’espace public français depuis 1994[3]. J’analyse notamment les effets des polémiques publiques sur l’écriture de l’histoire et sur le travail des historien-nes.

Pour ces recherches, je mobilise différents types d’archives : des archives publiques de l’État français et de l’État rwandais, des archives d’acteurs engagés sur la question (ONG, associations, journalistes, militant-es…) ainsi que des archives audiovisuelles et des collections de presse écrite françaises et rwandaises.

 

CT : Peux-tu nous présenter les grandes étapes de la polémique née de la publication de Julie d’Andurain ?

FR : J’ai appréhendé ce qu’il est désormais courant d’appeler l’« affaire d’Andurain » avec le regard du spécialiste des débats publics liés au rôle de la France dans le génocide d’une part, mais aussi en tant que membre de la 22e section du Conseil National des Universités (CNU)[4], puisque Julie d’Andurain a sollicité le soutien de cette instance. De ce fait, je me suis retrouvé en proximité immédiate de mon objet d’étude alors que je tente habituellement de me situer à une juste distance de celui-ci.

Le point de départ de cette polémique est un papier du Canard enchainé du 28 octobre 2020, intitulé Commission impossible[5]. L’article du journaliste David Fontaine porte une accusation de partialité envers une collègue historienne considérée comme trop proche de l’armée : le texte juge tendancieuse la notice écrite par Julie D’Andurain sur l’opération Turquoise dans le Dictionnaire des opérations extérieures[6] et s’étonne de la présence de cette collègue au sein de la commission présidée par Vincent Duclert, sachant que l’armée française fait partie des acteurs mis en cause pour son rôle au Rwanda[7]. Dans la foulée, sur Twitter, le journaliste Théo Englebert considère que la participation de cette historienne à la commission « décrédibilise potentiellement le rapport à venir et laisse craindre une énième réécriture de l’histoire pour tenter de disculper la France » ; il fait en outre référence au blog de l’ancien officier Guillaume Ancel qui a publié un témoignage accablant sur les responsabilités de l’armée française dans le génocide[8]. Le 1er novembre 2020, Julie d’Andurain s’adresse alors à des associations professionnelles d’historien-ne-s en appelant, à travers un courriel collectif, à la solidarité face à ce qu’elle considère être un « lynchage médiatique ».

Trois réactions principales peuvent alors être observées au sein de la communauté des historien-ne-s. Premièrement, un soutien immédiat, je dirais parfois aveugle – sans lecture de la notice incriminée –, avec des motivations tantôt liées à des liens d’amitié, de solidarité professionnelle ou à des formes de corporatisme. Deuxièmement, des réactions de spécialistes de la question qui ont cherché à avertir leurs collègues du sérieux des accusations portées sur le fond. Troisièmement, une absence de réaction liée peut-être à de l’indifférence ou au refus de s’engager sur un terrain qui peut paraître très sensible.

Au sein du premier groupe, quelques collègues œuvrent pour qu’un texte collectif soit signé dans l’urgence afin de dénoncer la prétendue campagne calomnieuse :

« dans la présente campagne lancée dans les réseaux sociaux à l’encontre de Julie D’Andurain, les messages sont marqués par la volonté haineuse de délégitimer notre collègue afin de stériliser à l’avance le débat tant attendu. […] il est important que les collègues qui sont ou seraient livrés en pâture sur la toile d’une façon si honteuse puissent compter sur la solidarité de la communauté des historiens »[9].

Le désir de condamner la haine en ligne est tout à fait compréhensible et louable, mais la précipitation à faire signer ce texte aux associations d’historien-ne-s, sans leur laisser le temps de consulter leurs adhérent-e-s, interroge, de même que la légèreté de l‘entreprise, si l’on considère le fond scientifique de l’affaire.

Progressivement la notice incriminée circule, les alertes des spécialistes se diffusent et la 22e section du CNU, de même que la section 33 (« Mondes modernes et contemporains ») du Comité national de la recherche scientifique, refusent de s’engager. Puis, certain-e-s collègues prennent position publiquement pour dénoncer le caractère tendancieux de la notice incriminée sur les réseaux sociaux – notamment Marielle Debos et Ludivine Bantigny – ou sur la boucle mail constituée par Julie D’Andurain, avec les interventions courageuses de Sylvie Thénault, Annette Becker ou Hélène Dumas. Des spécialistes comme Jean-Pierre Chrétien ou Jean-François Dupaquier écrivent aussi aux associations qui ont apporté leur soutien à Julie d’Andurain[10]. Petit à petit, les collègues qui ne connaissent pas le sujet lisent les textes, des articles scientifiques, se renseignent sur les formes prises par le négationnisme du génocide des Tutsi.

Ces échanges entre historiens se retrouvent exposés publiquement, puisque des articles du Canard Enchainé, de Médiapart, de Libération et de Jeune Afrique y font référence, avec parfois beaucoup de précisions. Finalement, les associations qui avaient apporté leur soutien se rétractent, selon différentes temporalités et de diverses manières.

L’affaire rebondit le 14 novembre avec la publication d’une dépêche AFP qui annonce que Julie d’Andurain s’est « mise en retrait » de la commission, ce dont Vincent Duclert aurait « pris acte, le 25 août 2020 ». Il se trouve que, dans le message adressé aux collègues le 1er novembre, Julie d’Andurain fait pourtant référence à son appartenance à la commission en octobre 2020. Cette incohérence traduit sans doute la gêne provoquée par l’affaire au sein de la commission, qui voit alors sa position fragilisée. Cette gêne se traduit également, quelques jours plus tard, par l’interview donnée par Emmanuel Macron à Jeune Afrique dans laquelle le Président choisit de rappeler la légitimité de la commission et de son président et évoque le projet d’un voyage au Rwanda en 2021.

Cette affaire pose de nombreuses questions auxquelles il est encore difficile d’apporter des réponses à ce stade. Dans quelle mesure les membres de la commission présidée par Vincent Duclert avaient-iels connaissance de cette notice ? Si cette notice était connue, comment expliquer l’introduction au sein de la commission d’une personne qui adhère à la thèse du double génocide et défend l’idée du rôle exemplaire de l’Opération Turquoise ? Les positions de Julie d’Andurain ont-elles eu une influence sur le travail d’archives, sur les entretiens qui ont été conduits, sur les hypothèses mobilisées par les historien-ne-s de cette commission ?

 

CT : Peux-tu justement revenir sur le contexte de la constitution de cette commission ? Quelles sont ses attributions ? Elle a en effet, dès le début, fait l’objet de critiques de la part d’historien.nes.

FR : En 2015, François Hollande annonce un processus d’ouverture des archives de l’Élysée, une demande portée depuis le début des années 2000, notamment par certaines associations comme Survie[11]. Ce processus est engagé avec une première série de déclassifications ; l’accès aux archives publiques reste cependant limité, différencié selon les chercheurs et certains fonds demeurent inaccessibles.

La question de l’ouverture des archives resurgit sur la scène publique en 2019 à l’occasion de la 25e commémoration du génocide des Tutsi : si Emmanuel Macron choisit de ne pas se rendre à Kigali, il reçoit pour la première fois à l’Élysée l’association de rescapés Ibuka et décide la mise en place d’une journée de commémoration officielle du génocide des Tutsi en France le 7 avril. Il nomme également une commission d’historien-ne-s auxquels il donne accès aux archives françaises sur le Rwanda, y compris, celles sous classification, déclassifiées pour son seul usage. Les membres de la commission ont pour mission « d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda » et « d’offrir un regard critique d’historien sur les sources consultées »[12]. Alors qu’iels sont pressenti.es pour faire partie de cette commission, les historien.nes Hélène Dumas et Stéphane Audouin Rouzeau en sont exclu.es au prétexte qu’iels seraient trop engagé.es sur la question[13].

Cette mise à l’écart donne lieu à une pétition de 300 universitaires, enseignant-e-s et intellectuel-le-s et compromet dès le départ la confiance entre la commission et les spécialistes de la question. Ce déficit de confiance résulte aussi de certains des arguments mobilisés à l’époque, le président de la commission dénonçant « le caractère inflammable des milieux spécialisés sur le génocide des Tutsi et les clivages passionnels qui séparent les chercheurs »[14]. Malgré la qualité des membres de la commission, tous grands spécialistes de leurs objets d’étude, ces choix mettent en cause l’expertise scientifique que le monde de la recherche est capable d’apporter pour éclairer la décision politique. Imaginerait-on une commission sur la Shoah sans spécialistes du génocide des Juifs d’Europe ou une commission sur le génocide de Arméniens sans spécialistes de l’Empire ottoman et des violences extrêmes perpétrées à l’époque ? Dans le cas du Rwanda et de l’Afrique, c’est possible. Certain.es d’entre nous ont été sollicité.es a posteriori pour des interventions ponctuelles, mais, pour ce qui me concerne, je n’ai pas souhaité apporter de témoignage dans un tel contexte et dans une telle configuration.

 

CT : Le fait qu’il s’agisse du Rwanda, de la question de la Françafrique n’a-t-il pas joué un rôle dans le soutien que certain.es historien-ne-s ont accordé aveuglement à Julie d’Andurain ?

FR : Sans doute. Globalement, on observe en France un déficit cognitif important sur l’histoire de l’Afrique et des relations franco-africaines, y compris chez certains de nos collègues. L’histoire de l’Afrique – ce serait sans doute valable aussi pour l’Asie et l’Amérique latine – est en effet peu enseignée dans le secondaire et rarement dans le supérieur, à l’exception de quelques cursus universitaires. Un président de la République française a même pu affirmer en 2007, devant une partie des élites du Sénégal, que « l’homme africain » n’était « pas assez entré dans l’histoire », sans que cela choque profondément l’opinion française. Ce même déficit cognitif peut être observé à propos du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda : certains journalistes parlent encore parfois de « génocide rwandais », de « guerres entre Hutus et Tutsi », de « guerre au Rwanda », des approximations qui euphémisent voire inversent les responsabilités et qui font le jeu des négationnistes, nombreux et actifs, notamment sur les réseaux sociaux.

Manque d’attention accordée à cette histoire, discours de déni d’anciens responsables politiques et militaires français, présence de théories complotistes et négationnistes : tous ces facteurs expliquent sans doute en partie le manque de discernement de certains. S’il fallait trouver un aspect positif à cette consternante « affaire d’Andurain », il faut souligner que de nombreux collègues sont restés vigilants[15] et ont contribué à la circulation de textes scientifiques sur cet événement majeur du XXe siècle. Il est probable que les enjeux soient désormais mieux cernés par le plus grand nombre, tout comme la nécessité d’un effort collectif massif pour poursuivre l’écriture de cette page d’histoire.

 

CT : Quel était de degré d’accès aux archives publiques de l’Etat français avant la nomination de la commission ?

FR : Sur les archives, les blocages sont anciens et sont en partie liés à l’application stricte de la loi de 2008 et du Code du patrimoine. La restriction d’accès aux archives – délai de 50 ans ; classification – portait ainsi sur certaines archives de l’exécutif et surtout sur les archives du ministère des Armées puisque les historien-n-e-s n’ont, à ma connaissance, jamais pu consulter les outils de recherche et inventaires sur le Rwanda du Service historique de la Défense[16]. Le fonds François Mitterrand était en outre soumis au filtre de la mandataire de l’ancien président français, madame Dominique Bertinotti, jusqu’en janvier 2021.

Ainsi, les spécialistes de la question ont jusqu’à présent travaillé sur des documents obtenus du fait de « fuites » liées à des procédures judiciaires, à la mission parlementaire de 1998 ou encore à quelques dossiers d’archives de François Mitterrand transmis à Pierre Péan. Un certain nombre de documents qui circulent chez les spécialistes ont aussi été glanés par des journalistes à Kigali dans les semaines qui ont suivi le génocide. Les chercheurs ont surtout bénéficié de la publication en 1998 du rapport de la mission parlementaire, qui offre en annexes quelque deux cents documents particulièrement utiles (télégrammes diplomatiques, comptes-rendus de conseil des Ministres, correspondances…). Ces documents ont permis d’appréhender assez nettement le rôle de la France dans le génocide, mais cela reste insuffisant. Il est bien sûr nécessaire de pouvoir consulter les fonds dans leur complétude pour pouvoir évaluer la valeur de chacune de ces pièces.

 

CT : Dans quelle mesure cette question recoupe celle de la déclassification formelle des archives jugées sensibles dénoncée en février par un collectif d’historiens et d’historiennes et pose la question de la reprise en main du politique sur les archives ?

FR : Le lien, c’est l’archive comme instrument de pouvoir, c’est la question des usages du passé par le pouvoir politique. Sur le génocide des Tutsi, la proximité temporelle est également déterminante. Il y a beaucoup de matière, mais par rapport à la guerre d’Algérie, le travail historique en est encore à ses débuts. Il me semble qu’il faut sensibiliser le grand public à l’importance de l’archive dans les rapports que les citoyen-ne-s entretiennent au pouvoir. Il y a aussi un enjeu à fédérer les archivistes et les historien-ne-s afin que les institutions d’archives veillent à un meilleur équilibre entre la protection des producteurs et l’ouverture aux citoyens et aux chercheurs. Le chercheur de l’association Survie, François Graner, a engagé des procédures en justice afin de se faire ouvrir les archives François Mitterrand et il a obtenu gain de cause en juin 2020. La médiatisation de cette lutte a permis de rendre visible ces enjeux.

 

CT : Existe-t-il des collaborations avec les historien-ne-s des grands lacs et/ou du Rwanda pour écrire cette histoire ? Comment a été reçue l’annonce de la nomination de la commission Duclert au Rwanda ?

FR : Nous avons monté en 2018 un groupe de recherche appelé « RwandaMap »[17] qui vise à dresser un bilan des connaissances sur le génocide et à produire une réflexion collective sur les pratiques de recherche consacrées au génocide. Le projet rassemble des collègues de différents pays et de différentes disciplines. Il place au cœur de sa réflexion la question des archives, l’usage des témoignages et les enjeux patrimoniaux. Nous finalisons actuellement une plateforme numérique qui livrera d’ici quelques mois une cartographie des connaissances et quelques ressources utiles aux chercheurs (bibliographie collaborative, annuaire des chercheurs, cartographie des lieux de documentation et d’archives).

Pour ce qui est de la commission présidée par Vincent Duclert, certain.e.s collègues rwandais.e.s  soulignent l’idée qu’iels savent très bien ce qu’il s’est passé, qu’il n’y a pas besoin d’un nouveau rapport et iels sont un peu dans l’expectative. Et bien sûr, il y a aussi un discours qui affirme que ce n’est pas aux historien.nes français.es d’écrire cette histoire et qui s’interroge sur l’absence d’historien-ne-s rwandais dans la commission.

 

CT : Depuis que nous avons entamé cette discussion, la commission Duclert a rendu son rapport, le 26 mars dernier. Si la plupart des commentaires s’accordent à dire qu’il marque un moment important, en entérinant ce que de nombreuses voix disaient depuis un moment, les critiques à son égard sont aussi nombreuses. Elles pointent notamment le fait que celui-ci sert avant tout un rapprochement diplomatique entre la France et le Rwanda, laissant de côté les questions les plus controversées. Quelles analyses fais-tu de ce document et de sa portée ? Pouvait-on, de toute façon, attendre plus d’une commission suscitée par le pouvoir politique ? 

FR : Il faut d’abord rappeler que ce rapport est présenté alors que se déroule la 27e commémoration du génocide des Tutsi, un moment très particulier pour les rescapé-e-s et pour les familles de victimes. Lors de la 25e commémoration, un geste fort d’Emmanuel Macron était attendu mais celui-ci n’est pas venu. Aussi la situation est-elle particulière cette année. Pour la première fois, un rapport officiel, commandé, accompagné et présenté par le pouvoir politique fait état d’un « ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » pour la France », aussi bien politiques et institutionnelles qu’éthiques et intellectuelles. Pour décrire ce qu’il nomme « la faillite de la France au Rwanda », le rapport pointe en plus de 1200 pages une partie des « erreurs d’analyse » des responsables politiques et militaires français de l’époque ainsi que leur « aveuglement » (un terme repris 19 fois dans le rapport). Au risque de la confusion entre histoire et justice, les membres de la commission se positionnent par rapport à la notion de complicité pour considérer qu’au regard des archives consultées, rien ne permet de conclure à une complicité de la France dans le génocide.

À la suite de cette publication, le président français est attendu à Kigali. Il pourrait s’appuyer sur le rapport pour reconnaître les fautes commises par la France, présenter des excuses et peut-être annoncer des réparations. La publication du rapport s’inscrit donc très clairement dans un processus politique et diplomatique de rapprochement entre les deux pays. Pour qui connaît les tensions qui ont existé depuis 1994, la rupture des relations diplomatiques entre 2006 et 2009 ou encore la vacance du poste d’ambassadeur de la France au Rwanda depuis 2015, l’importance de la séquence actuelle ne fait aucun doute. Au sein de celle-ci, le rapport joue un rôle important : il rompt avec 27 ans de déni français, de refus de reconnaître les responsabilités des acteurs français, de discours officiels tendancieux soutenant parfois la thèse du double génocide, voire des discours négationnistes.

D’un point de vue scientifique, le rapport a la qualité de présenter de manière assez précise le processus de décision et les raisons qui ont conduit les dirigeants français de l’époque à s’entêter dans le soutien aux forces politiques rwandaises les plus extrémistes : défense du pré-carré français, grille d’interprétation erronée des événements, soutien sans faille aux chefs d’Etat africains alliés de la France – ces facteurs étaient certes déjà connus, mais ils sont ici décrits de manière assez juste par les membres de la commission.

Le texte a aussi la vertu de présenter pour la première fois des archives inédites qui restaient inaccessibles aux chercheurs spécialistes. Il s’agit notamment de documents d’archives conservés au Service historique de Défense. Il offre ainsi un regard renouvelé sur la période 1990-1994. La plupart des faits étaient souvent également connus mais à partir d’une documentation parcellaire ; le rapport a le mérite de consolider l’attestation de la preuve.

 

CT : Quelles sont les critiques que l’on peut adresser au texte ?

FR : Le texte pose malheureusement plusieurs problèmes de fond. D’abord, certains choix méthodologiques semblent contestables : les membres de la commission ne font par exemple pas référence à l’historiographie, aux témoignages, à certaines sources pourtant aisément disponibles (archives du Tribunal Pénal International pour le Rwanda créé en 1994 ou de la Minuar[18] par exemple) ou aux sources accessibles au Rwanda, où deux membres de la commission se sont pourtant rendus. Ces choix ont pour effet de livrer une histoire lacunaire, racontée uniquement à partir du regard des décideurs français, sans tenir suffisamment compte du regard des autres acteurs.

Le rapport a aussi pour défaut de restituer le contenu des sources officielles sans véritable souci de hiérarchisation, d’interprétation, de confrontation au savoir existant. Sur un certain nombre d’événements, pourtant fondamentaux, le lecteur doit se forger son propre avis, produire lui-même une interprétation des faits, aboutir à ses propres conclusions. Cette tendance est d’autant plus problématique que, pour des épisodes comme l’engagement militaire français à Byumba[19] ou le sauvetage retardé des rescapés de Bisesero[20], existent des récits que la commission ne prend le temps, ni de déconstruire, ni de consolider.

Enfin, il reste des oublis assez incompréhensibles. Paul Barril, ancien membre du GIGN et de la cellule antiterroriste de l’Elysée, était au Rwanda pendant le génocide. Selon certaines sources, un contrat dénommé « Opération Insecticide » aurait été signé entre sa société SECRETS et le Gouvernement intérimaire qui orchestre le génocide. Il est dans le même temps à la manœuvre pour une étonnante tentative de manipulation visant à convaincre l’opinion française de la responsabilité du Front Patriotique Rwandais[21] dans l’attentat du 6 avril contre l’avion du président rwandais d’alors. Ces éléments, pour lesquels existe une documentation, ne sont aucunement investigués et Paul Barril n’est cité qu’à trois reprises dans le rapport, pour des informations somme toute relativement anecdotiques. Les défauts d’investigation sont malheureusement trop nombreux – un autre exemple est l’éventuelle responsabilité de certains acteurs français dans l’attentat du 6 avril qui se trouve évacuée en quatre lignes – ce qui ne manquera pas d’interroger sur la rigueur de l’enquête menée ainsi que sur les jeux de négociation qui ont pu avoir lieu avec le pouvoir politique.

L’accès aux fonds dans leur ensemble est de mon point de vue une condition essentielle pour que les chercheurs puissent désormais interpréter les choix effectués. Il s’agit d’un enjeu fondamental pour ce qui est de la valeur que l’on peut accorder au rapport : ce texte peut-il prétendre à une quelconque valeur scientifique s’il ne peut être discuté par les historiens sur la base d’un accès à l’ensemble des archives consultées par les membres de la commission ? Or, l’arrêté du 6 avril 2021 « portant ouverture d’archives relatives au Rwanda entre 1990 et 1994 » ne va pas dans ce sens[22]. Les deux premiers articles confirment la dérogation générale aux délais de communicabilité pour les fonds François Mitterrand et Édouard Balladur. Le troisième annonce la mise à disposition du public des pièces d’archives citées dans le rapport. Ainsi, ces documents pourront désormais être accessibles pour les chercheurs comme pour les citoyens, ce qui constitue une réelle avancée. On peut cependant regretter que l’accès ne soit pas donné à l’ensemble des pièces consultées par la commission ou même disponibles. Sans doute faudra-t-il aller plus loin et travailler à une demande de dérogation générale pour rendre accessibles à tou.te.s les archives consultées par la commission, ce qui pourrait permettre d’éviter que celles-ci se retrouvent closes pour encore 25 ans.

 

CT : Quels dysfonctionnements du système politique français actuel ce rapport laisse-t-il percevoir ? 

FR : C’est un autre point fort du rapport. Le chapitre 7 décrypte la faillite des institutions françaises dans le contexte rwandais. Il fait par exemple état d’une chaîne de commandement parallèle initiée autour de l’État-major particulier du Président de la République. Le rapport décrit les « pratiques irrégulières de l’administration », « un environnement de décision souvent opaque », « des dérives institutionnelles couvertes par l’autorité politique ». Le diagnostic est sévère et assumé comme tel.

Cependant, la politique française au Rwanda se trouve, dans le même temps, présentée comme le « laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique introduite par le discours de la Baule » visant à favoriser la démocratie. Le rapport passe trop vite sur les héritages « franco-africains » qui ont conduit aux choix français au Rwanda entre 1990 et 1994. Dès qu’il s’agit de la politique française en Afrique, les mêmes pratiques et dysfonctionnements peuvent être observés. Dès lors, la singularité du Rwanda se trouve plus liée aux conséquences mortifères et désastreuses des pratiques mises en place qu’à la nature même de celles-ci qui perdurent encore au moins partiellement aujourd’hui.

Pour ces raisons, les préconisations auraient pu proposer un renforcement du rôle du Parlement, dès lors qu’il s’agit d’engager durablement des troupes sur des terrains d’opérations extérieures. Espérons que la matière livrée ici sera, à l’avenir, aussi lue et explorée en lien avec d’autres espaces et d’autres contextes et que ce travail pourra inspirer de futures réformes institutionnelles refondant, enfin en profondeur, le rapport de la France à ses anciennes colonies africaines.

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Propos recueillis par Vanessa Caru et Fanny Gallot. 

 

Notes

[1] Parmi une riche historiographie : Gérard Prunier, The Rwanda crisis. History of a genocide, London, Hurst and Company, 2010 (1995) ; Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), tome 1, 1998, 393 P. ; HRW et FIDH, Alison Des Forges (dir.), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999 ; Piton Florent, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, 2018 ; François Graner et Raphaël Doridant, L’Etat français et le génocide des Tutsi au Rwanda, Marseille, Agone, 2020 ; Rafaëlle Maison, « Quand les historiens s’éveilleront. La France et le génocide des Tutsi du Rwanda », La Vie des idées, 11 septembre 2015. ISSN : 2105-3030.

[2] François Robinet, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? », Revue d’histoire culturelle [En ligne], | 2021, mis en ligne le 05 avril 2021, consulté le 11 avril 2021. Voir également : François Robinet, « Médias, communication et prise de décision politique : Rwanda 1994, une histoire française », in Rwanda 1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Les Presses du Réel, 2017, p. 147-158.

[3] François Robinet, « L’empreinte des récits médiatiques : mémoires françaises du génocide des Tutsi du Rwanda », in José Kagabo (dir.), Le génocide des Tutsi 1994-2014. Quelle histoire, quelle mémoire ? Les Temps Modernes, n° 680, 2014, p. 166-188.

[4] Histoire moderne et contemporaine, des mondes de l’art, de la musique.

[5] David Fontaine, « Commission impossible sur le Rwanda », Le Canard enchaîné, 28 octobre 2020.

[6] Julie d’Andurain, « Turquoise (Rwanda) », in Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française de 1963 à nos jours, Philippe Chapleau et Jean-Marc Marill (dir.), Paris/Ivry-sur Seine, Nouveau monde éditions/Ministère des Armées-ECPAD, 2018, p. 270-275. L’opération Turquoise est une opération militaire française, débutée en juin 1994, sous le couvert d’une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU.

[7] Dans ce texte, l’auteure reprend les clichés des thèses défendues depuis des années par les deux seules sources citées dans l’article, Pierre Péan et Hubert Védrine : ainsi dresse-t-elle un bilan peu rigoureux scientifiquement et très mélioratif de l’opération Turquoise et semble adhérer à la thèse du double-génocide pourtant construite et portée par les négationnistes du génocide des Tutsi. Son parti-pris s’exprime aussi par la mise en cause des chercheurs dont le positionnement est critique quant au rôle de la France, des chercheurs qu’elle qualifie d’« “idiots utiles” qui auraient servi le propos d’un Paul Kagame dans la construction d’un storytelling qui devait discréditer la France pour détourner de lui les accusations génocidaires » : Julie d’Andurain, « Turquoise (Rwanda)», p. 275.

[8] Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français, Paris, Les Belles Lettres, 2018.

[9] Extrait du message de soutien à Julie d’Andurain, signé par l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR), l’Association des historiens modernistes des universités françaises (AHMUF), la Société française d’histoire des outre-mers (SFHOM) et le Conseil scientifique de la recherche historique de la défense (CSRHD).

[10] « Génocide des Tutsi du Rwanda : une lettre de Jean-Pierre Chrétien », 9 novembre 2020,  ; Jean-François Dupaquier, « Ce que le Rwanda dit de la France », non daté.

[11] Voir notamment sur le site de l’association, les démarches engagées par François Graner pour obtenir l’accès aux archives de François Mitterrand sur le Rwanda : https://survie.org/auteur/francois-graner.

[12] « Lettre du Président de la République adressée par le Président de la République à M. Vincent Duclert », 5 avril 2019.

[13] Stéphane Audoin-Rouzeau consacre une quinzaine de pages au rôle de la France dans Une initiation. Rwanda (1994-2016) (Paris, Seuil, 2017). Hélène Dumas a quant à elle publié les deux ouvrages suivants : Le génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014 et Sans ciel, ni terre : paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020.

[14] Vincent Duclert, « Pour la vérité sur l’implication de la France dans le génocide », Libération, 14 avril 2019.

[15] Voir notamment la motion « Archives sensibles » adoptée en CA par l’Association française pour l’histoire des mondes du travail.

[16] Mediapart a récemment révélé un inventaire des fonds du SHD sur le Rwanda : Marc Bouchage, « France-Rwanda : des archives militaires toujours au secret », Mediapart, 3 mars 2021.

[17] RwandaMAP2020 (Mémoires, Archives, Patrimoines). Connaître le génocide des Tutsi : le chercheur à l’épreuve des traces de l’extermination. Voir le carnet de recherche du projet : https://rwandamap.hypotheses.org/

[18] Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda créée en octobre 1993 et dissoute en mars 1996.

[19] Les troupes françaises sont engagées en première ligne aux côtés des Forces armées rwandaises lors d’une offensive du FPR en juin 1992.

[20] Des journalistes français et des militaires de l’Opération Turquoise découvrent des rescapés du génocide sur les collines de Bisesero, le 27 juin 1994. Le sauvetage de ces rescapés ne sera effectif que le 30 juin. Depuis lors, le débat porte sur les raisons de ce délai de trois jours qui a permis la poursuite des massacres. Cet épisode du génocide a donné lieu à de nombreux témoignages, à une création théâtrale (Rwanda 1994 du Groupov), à des publications militantes et journalistiques ainsi qu’à une instruction judiciaire close sans poursuite par la justice française en novembre 2018.

[21] Le FPR est un mouvement politique et militaire créé à la fin des années 1980 par des exilés tutsi. Il s’agit d’un des protagonistes de la guerre civile rwandaise qui débute en 1990.

[22]« Arrêté du 6 avril 2021 portant ouverture d’archives relatives au Rwanda entre 1990 et 1994 ».