La Commune au jour le jour. Samedi 6 mai 1871

À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps va publier du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour

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L’essentiel de la journée

Situation militaire

À l’ouest

A Neuilly, une canonnade très intense à partir du Mont-Valérien et du château de Bécon a commencé ce matin. Les positions sont les mêmes, malgré une attaque des fédérés vers l’île de la Grande-Jatte. A Asnières, une maison a été effondrée par les projectiles versaillais, qui ont aussi bombardé Clichy.

 

Au sud

Publiquement il est annoncé que le fort d’Issy « riposte vigoureusement ». En réalité ce qu’il en reste est ruiné; les artilleurs, à découvert, peuvent difficilement tirer des quelques pièces qui s’y trouvent encore, sous les feux convergents des batteries versaillaises établies à Châtillon et à Clamart.

Cette situation est abordée à la Commune : il faudrait 10.000 hommes pour le reprendre ou il faudrait le faire sauter. La question se pose de faire de nouveaux sacrifices ou de le détruire complètement. A Clamart les fédérés occupent toujours la gare.

Fort d’Issy détruit par les bombardements versaillais.

Dès qu’une discussion précise sur les possibilité d’actions militaires a lieu, apparaît la désorganisation complète de la garde nationale. On ne sait pas d’une façon exacte, précise, quel est le stock de munitions, de canons sur les remparts, la situation du matériel de guerre, l’état des ressources militaires en hommes (infanterie, cavalerie, artillerie) et en matériel.

On procède au tirage au sort des quatre-vingts délégués de la garde nationale qui doivent former le jury d’accusation, ils seront publiés au journal Officiel demain.

 

À Versailles

A l’Assemblée nationale, le citoyen Tolain, député de Paris, interpelle le ministre de la guerre sur le meurtre des quatre prisonniers par un officier de l’armée versaillaise. Il est interrompu par les clameurs de la majorité qui l’empêche de parler, la séance est levée dans le tumulte.Le ministre de la guerre finit par nier.

Deux nouvelles délégations de conciliation sont reçues, sans avoir de réponse, les délégués de l’Union nationale des Chambres syndicales et ceux de la Ligue des droits de Paris.

 

La Commune adopte enfin un texte sur les monts de piété.

Sous la pression d’un certain nombre de membres qui estiment indispensable que l’Assemblée discute et adopte le texte relatif au Mont-de-piété en débat depuis plus de 10 jours, ce qui est une urgence, ce qui a une utilité incontestables pour le peuple ouvrier parisien!-

Cette institution créée par l’ancien régime, sous prétexte de charité, fait de l’usure et nourrit ses actionnaires, avec un chiffre d’affaires annuel de 25 millions, et un bénéfice se montant en 1869 à 784 736,53 francs. Pour masquer ce fait, il contribue au financement de l’Assistance publique, qui assiste les indigents, après avoir soutiré de l’argent aux pauvres puisque les prêts sont faits à 12 à 15 % d’intérêts. Il faut donc discuter de la liquidation des monts-de-piété et immédiatement de la délivrance des objets qui y sont mis par la classe nécessiteuse, ceux qui se battent pour la cause de la Commune et qui ont besoin d’aide.

Faire une liquidation des Monts de piété impose de mettre une autre institution à la place du Mont-de-piété. Soit en la modifiant, en l’améliorant, pour en faire un établissement qui prête réellement à celui qui a de véritables besoins, sans abuser d’un taux usuraire, sans frapper sur le pauvre. Soit en fondant des sociétés de secours mutuels qui donneraient une assurance aux personnes en difficulté momentanée. Tout le monde convient que cela nécessite une réflexion approfondie et une autre situation économique.

Concernant la délivrance des objets engagés, selon les estimations du directeur du Mont-de-piété, il y a aujourd’hui 1 200 000 articles, vêtements, linge, literie et instruments de travail, engagés pour une valeur inférieure à 50 francs, qui représentent en tout un montant de 12 millions que la Commune s’est engagée à rembourser. Pour une valeur inférieure à 30 francs, il y a 1 000 000 articles engagés, d’un montant de 9 millions, et pour une valeur inférieure à 20 francs, 900 000 objets. En effet, il y a beaucoup plus d’articles engagés à 3 francs qu’à 50 francs. Le Mont-de-piété, sauf sur l’or et l’argent, donne un prêt dérisoire.

Sur autres objets indispensables on prête au maximum le quart de la valeur : sur un matelas on ne prête difficilement que 20 francs; pour un paletot qui aura coûté 120 francs chez le tailleur, on vous donnera 10 francs et encore à condition que vous ne l’ayez jamais porté, sur une redingote, 20 francs. La population nécessiteuse attend avec d’autant plus d’impatience le décret qu’elle n’a pas eu d’ouvrage depuis plus de 8 mois.

Jourde propose de fixer le taux dégagement à 20 francs seulement, estimant que de 20 à 50 francs, on n’engage que des objets de luxe, des bijoux, et de mettre à la disposition du Mont-de-piété une somme de 100.000 francs par semaine, au fur et à mesure des retraits. Il est indiscutable que la partie de la population parisienne à laquelle le décret veut venir en aide, est plus pourvue de reconnaissances inférieures à 20 francs que supérieures à ce chiffre. Il peut arriver qu’une famille d’ouvriers ait même plusieurs reconnaissances au-dessous de 20 francs, qu’elle pourra toutes dégager.Il pense qu’en abaissant le maximum à 20 francs, le but désiré est atteint.

La seule difficulté est une difficulté matérielle pour le dégagement et cette difficulté paraît assez grave. Il n’est possible de délivrer que 4000 objets par jour, car les objets sont concentrés dans trois magasins seulement ( et pas dans les 24 grands bureaux) et il faut vérifier que l’emprunteur seul fasse le dégagement, ce qui ne peut se faire que si l’employé du Mont-de-piété a ses livres sous les yeux. Pourtant, il faut que le dégagement soit rapide.

Plusieurs amendements sont présentés, l’intégration des livres à la liste des objets, la possibilité de dégager les instruments de travail engagés pour plus de 20 francs,telles sont les machines à coudre par exemple, à la condition de payer la différence et d’autres seuils à à 25, 30 ou 50 francs au lieu des 20 francs proposés par Jourde. Finalement la proposition Jourde est adoptée.

Paris, le 6 mai 1871.
La Commune
DECRÈTE :

Art. 1er. Toute reconnaissance du mont-de-piété antérieure au 25 avril 1871, portant engagement d’effets d’habillement de meubles, de linge, de livres, d’objets de literie et d’instruments de travail, ne mentionnant pas un prêt supérieur à la somme de vingt francs, pourra être dégagée gratuitement à partir du 12 mai courant.
Art. 2. Les objets ci-dessus désignés ne pourront être délivrés qu’au porteur, qui justifiera, en établissant son identité, qu’il est l’emprunteur primitif.
Art. 3. Le délégué aux finances sera chargé de s’entendre avec l’administration du mont-de-piété, tant pour ce qui concerne le règlement de l’indemnité à allouer, que pour l’exécution du présent décret.

 

Arrêter les gaspillages !

Plusieurs affiches sont apposées rappelant l’obligation de porte un numéro au képi :

Le directeur du matériel constate que depuis le 18 mars, il a été délivré aux officiers de la Garde nationale 50.000 revolvers à 150 francs, des carabines de salon, soi-disant pour les officiers supérieurs, des épées, à un prix excessif. Il faut mettre ordre à de pareils actes qui ne peuvent plus se produire et pour cela il faut nommer un de membre pour contrôler les opérations relatives à l’armement, car il y a là une situation épouvantable, des dépenses folles pour l’achat des armes à des prix d’achat fabuleux.

MINISTÈRE DE LA GUERRE
SECTION GÉNÉRALE DU MATÉRIEL D’ARTILLERIE
De graves abus, trop souvent répétés, se sont produits dans l’armement des officiers de la garde nationale. C’est ainsi qu’il a été distribué 50 000 revolvers sans que les états réguliers aient été fournis.
Pareil état de choses ne peut se prolonger plus longtemps. A l’avenir, il ne sera plus délivré d’armes que dur état nominatif fait en double expédition, dont l’une restera au bureau de la légion.
Je rappelle aux chefs de légion que les demandes d’armes doivent être adressées aux chefs de compagnie, de bataillon ou de légion, qui les transmettront chaque jour au bureau de l’armement, rue Saint Dominique, 86.
Le directeur général du matériel d’artillerie,
AVRIAL

Le délégué à l’intendance, Eugène Varlin veut faire cesser les réquisitions faites chez les fournisseurs d’habillement et d’équipements par des militaires, sur ordre de chef de bataillon, de légion ou autres.

 

Un projet d’enseignement professionnel pour les enfants des deux sexes

Une première école professionnelle sera prochainement ouverte, dans un local précédemment occupé par les jésuites, rue Lhomond, 18, Ve arrondissement.

Les enfants âgés d’environ douze ans et au-dessus, quel que soit l’arrondissement qu’ils habitent, y seront admis pour compléter l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles primaires, et pour y faire, en même temps, l’apprentissage d’une profession. Les parents sont donc priés de faire inscrire leurs enfants à la mairie du Panthéon (Ve arrondissement), en désignant le métier que chacun de ces enfants désire apprendre.

Les ouvriers au-dessus de quarante ans qui voudraient se présenter comme maîtres d’apprentissage devront aussi se faire inscrire à cette mairie, en indiquant leur profession. Nous faisons appel, en même temps, aux professeurs de langues nous prêter leur concours pour cet enseignement nouveau.

Les membres de la commission pour l’organisation de l’enseignement,

EUG. ANDRÉ, E. DACOSTA, J. MANIER, RAMA, E. SANGLIER.

Approuvé par le délégué à l’enseignement,

ED. VAILLANT.

Paris, le 6 mai 1871.

 

Manifeste du Comité central de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés

Au nom de la révolution sociale que nous acclamons, au nom de la revendication des droits du travail, de l’égalité et de la justice, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés proteste de toutes ses forces contre l’indigne proclamation aux citoyennes, parue et affichée avant-hier, émanant d’un groupe anonyme de réactionnaires. Ladite proclamation porte que les femmes de Paris en appellent à la générosité de Versailles et demandent la paix à tout prix.

La générosité de lâches assassins !

Une conciliation entre la liberté et le despotisme, entre le peuple et ses bourreaux! Non, ce n’est pas la paix, mais bien la guerre à outrance que les travailleuses de Paris viennent réclamer! Aujourd’hui, une conciliation serait une trahison !

Ce serait renier toutes les aspirations ouvrières, acclamant la rénovation sociale absolue, l’anéantissement de tous les rapports juridiques et sociaux existant actuellement, la suppression de tous les privilèges, de toutes les exploitations, la substitution du règne du travail à celui du capital, en un mot, l’affranchissement du travailleur par lui-même !

Six mois de souffrances et de trahison pendant le siège, six semaines de lutte gigantesque contre les exploiteurs coalisés, les flots de sang versés pour la cause de la liberté, sont nos titres de gloire et de vengeance! La lutte actuelle ne peut avoir pour issue que le triomphe de la cause populaire.

Paris ne reculera pas, car il porte le drapeau de l’avenir. L’heure suprême a sonné.

Place aux travailleurs, arrière à leurs bourreaux!

Des actes, de l’énergie !

L’arbre de la liberté croît arrosé par le sang de ses ennemis !

Toutes unies et résolues, grandies et éclairées par les souffrances que les crises sociales entraînent toujours à leur suite, profondément convaincues que la Commune, représentante des principes internationaux et révolutionnaires des peuples, porte en elle les germes de la révolution sociale, les femmes de Paris prouveront à la France et au monde qu’elles aussi sauront, au moment du danger suprême, — aux barricades, sur les remparts de Paris, si la réaction forçait les portes, – donner comme leurs frères leur sang et leur vie pour la défense et le triomphe de la Commune, c’est-à-dire du peuple ! Alors, victorieux, à même de s’unir et de s’entendre sur leurs intérêts communs, travailleurs et travailleuses, tous solidaires, par un dernier effort anéantiront à jamais tout vestige d’exploitation et d’exploiteurs !

Vive la République sociale et universelle !

Vive le travail !

Vive la Commune!

Paris, le 6 mai 1871.

La Commission exécutive du Comité central, LE MEL, JACQUIER, LEFÈVRE, LELOUP, DMITRIEFF.

 

Le bureau de poste restante à Saint Denis

Pour satisfaire aux exigences du public, Theisz autorise des agences particulières à transporter, moyennant paiement, les correspondances aux bureaux de Saint-Denis et de Vincennes. On sait qu’il y a des agents secrets qui franchissent les lignes prussiennes pour expédier le courrier dans des boîtes aux lettres jusqu’à dix lieues à la ronde, mais c’est dangereux. En outre, le courrier venant de province s’entasse à Versailles sans possibilité de distribution dans Paris.

Les agences privées ont offert leurs services moyennant un supplément de 15 c ou 25 c. La principale et quasi officielle est celle de M. Moreau, 10, rue Geoffroy-Marie. D’autres fonctionnent plus ou moins efficacement, les Messageries Meuret et Cie, Paul Ségar Bruer et Cie, Agence Havard, Victor Beuchet et Fils, etc. Un transporteur, employé à la gare du Nord, voyage tous les jours de Paris à St-Denis, transportant les lettres recueillies dans Paris.

Ce bureau de Saint Denis s’est installée dans la Café parisien , car le bureau de poste ordinaire n’est pas adapté. Une large cloison percée de guichets alphabétiques occupe ce café, devant des couloirs sont aménagés. Un factionnaire prussien maintient la fiel d’attente pour limiter à 20-25 personnes l’accès aux guichets.

Du côté des clubs

Église Notre-Dame-de-la-Croix

Le 17 avril le monument a été envahi et un club de femmes s’y est installé le soir même, convoquant les « citoyennes dévouées à la cause du peuple ». Parmi les oratrices et les habituées, Paule Mink et Nathalie Le Mel Marceline Adolphe, de Catherine Bourlard, de la femme Danière, d’Adèle Masiot, de Marguerite Prévost, etc. Très peu d’hommes assistent aux réunions et de façon épisodique. À la séance du 25 avril on avait proposé d’aller assassiner Thiers. Il a fonctionné sans interruption jusqu’à aujourd’hui, date à laquelle le vicaire, l’abbé Tassy, en obtient la fermeture par la Commune. Lors de sa dernière séance à cet endroit, le club a voté la mort de l’archevêque et de tous les otages.
Maitron

 

Dans l’église Saint-Leu-Saint-Gilles

S’est ouvert aujourdhui un nouveau club. La première séance est présidée par Boilot. Le président met à l’ordre du jour la proposition « faut-il fusiller les riches, ou simplement leur faire rendre ce qu’il ont volé au peuple ? »

 

En bref

■ Le ministère du commerce fait appel aux charcutiers saleurs pour la préparation de la salaison des lards et jambons. Ils sont invités à se présenter au ministère de l’agriculture et du
commerce.

■ La commission vérifie le débit de la viande au marché libre de boucherie des halles et dans les quatre boucheries de Montmartre

■ Plusieurs petits ballons, porteurs de proclamations de la Commune, se sont élevés dans la journée de la place de l’Hôtel-de-Ville.

 

En débat

Il y a encore du chemin à faire pour que les femmes jouent le rôle qu’elles souhaitent !

Tribune parue dans La Sociale, signée André Léo (André Léo est le pseudonyme de Léodile Champseix, 47 ans, écrivaine, socialiste et féministe)

AVENTURES DE NEUF AMBULANCIÈRES À LA RECHERCHE D’UN POSTE DE DÉVOUEMENT

Dans chaque arrondissement de Paris, on le sait, des groupes de citoyennes dévouées et courageuses se sont formées pour aider à la défense de Paris. Les unes s’occupent de préparer à nos combattants, généralement très mal nourris, des aliments chauds et sains; les autres vont sur le champ de bataille porter aux blessés et aux mourants des soins immédiats; d’autres enfin, les mêmes pour la plupart s’inscrivent pour se porter — s’il y a lieu — derrière les barricades, afin d’y protester par leur présence contre la violation de la cité par une armée de bandits, et afin de doubler, par leur nombre et leur courage les forces des combattants — le bras étant assez fort quand le cœur est ferme.

— On sait aussi, d’autre part, qu’il y a dans Paris un très grand nombre de républicains, très forts en logique, et que cet amour des femmes pour la République indigne et désole. Les faits de ce genre, que l’histoire, à d’autres époques, enregistre comme héroïques, leur semblent admirables dans le passé, mais tout à fait inconvenants et ridicules aujourd’hui.

Ceci posé, le récit commence:

Un groupe de citoyennes du 17e arrondissement, munies d’une commission de la municipalité, portant la croix rouge, et conduites par une déléguée du comité, franchirent, le 2 mai, la porte de Clichy et se rendirent près du commandant du 34e bataillon pour lui offrir leurs services. Convenablement accueillies, quatre d’entre elles restèrent à ce poste, où l’on jugea qu’un plus grand nombre n’était pas nécessaire, et les autres reprirent leur marche pour se rendre à Levallois.

Le chemin qu’elles suivaient côtoyait quelques batteries, d’où l’on tirait de temps en temps. Bien qu’il y eût ce jour-là un ralentissement marqué des hostilités, plusieurs fois, devant ces batteries, des balles sifflèrent à leurs oreilles et firent voler quelques éclats de pierre en frappant contre les murs.

Pas une de ces citoyennes ne montra de crainte; à peine pressèrent-elles le pas, et celle qui les conduisait put s’assurer qu’elles n’avaient point, en s’engageant, trop présumé de leur courage.

A Levallois, le commandant s’efforçant d’être poli, ne marqua guère que de l’indifférence pour la mission des Républicaines. Les ambulances, les blessés, il ne savait pas, il ne s’occupait pas de ces choses-là. Il y avait bien quelque part une directrice d’ambulances, nommée par la Commune, et le chirurgien-major, mais où?… C’était aux voyageuses de chercher à le savoir. De renseignements en renseignements, d’étapes en étapes, elles firent inutilement beaucoup de chemin, et aboutirent enfin à Neuilly, à l’état-major du général Dombrowski.

C’est là que le sens de ces hésitations, de ces fins de non recevoir, s’accusa enfin nettement.

A l’ambulance, un chirurgien polonais, déployant une amabilité suspecte, conduit les ambulancières, en leur affirmant que le général sera charmé de les voir. Or, est-il vrai qu’un ordre avait paru la veille proscrivant la présence des femmes aux ambulances.

Au seuil de l’habitation du général, les citoyennes rencontrent un homme galonné, entouré d’autres officiers.

Parlé-je au général Dombrowski, demanda la déléguée.

L’homme galonné a le sentiment de son importance, il ne répond pas à cette question, et n’en prend pas moins le droit de décider sur la demande qui lui est soumise. Il renvoie les citoyennes au Palais de l’Industrie.

Nous marchons depuis quatre heures, lui répond la déléguée. Nous sommes sur le lieu où on a besoin de nos services; on parle d’un engagement pour cette nuit. Mission nous est donnée par un comité reconnu, et par la municipalité de notre arrondissement. Tant de formalités et d’obstacles sont plus qu’inutiles. Paris, la révolution, ont-ils donc à leur service trop de dévouements ?

Nouveau refus, plus formel, de l’officier supérieur, qui se retire. Un jeune officier, encouragé par la sécheresse de son supérieur, se croit le droit d’impertinence, et adresse aux citoyennes une plaisanterie de mauvais goût. Il s’attire cette réponse qu’en venant au milieu des défenseurs de Paris, elles avaient cru s’adresser à des hommes sérieux.

Ils étaient là, en effet, les hommes sérieux, mais seulement dans la foule des gardes nationaux qui assistaient d’un air indigné à ce colloque.

— Citoyenne, dit l’un d’eux à la déléguée, venez, il y a là d’autres citoyennes à qui vous devez parler.
Elle le suit.

A deux pas de là, dans une petite chambre au rez-de-chaussée, trois femmes sont occupées à préparer leur repas. On se reconnaît et des exclamations joyeuses retentissent. Une de ces femmes est Louise Michel.

Elle a quitté Issy quand l’attaque est devenue plus vive à Neuilly.

Son costume n’a plus rien que de féminin.

— Qu’avez-vous fait de votre fusil?

— Oh! il n’était pas à moi.

— Et l’on ne pouvait en fournir un à celle de qui l’on a dit qu’elle était le meilleur des combattants d’Issy?

— Ah! si l’on me permettait seulement de secourir nos blessés! Mais vous ne sauriez croire que d’obstacles, que de taquineries, que d’hostilité!…

Le même garde national revient en courant.

— Citoyenne! on chasse vos compagnes; on les emmène!

Oui, ces femmes venues pour servir, au péril de leur vie, la Révolution et ses défenseurs, on les faisait reconduire par des hommes armés, comme des coupables. Leur indignation était vive, profonde. Naïvement, elles se croyaient humiliées d’un pareil traitement, sans réfléchir que l’odieux et l’humiliation n’en revenaient qu’à ceux qui l’avaient ordonné. Les soldats comprenaient mieux.

— Citoyennes, c’est nous qui sommes honteux. Mais nous sommes forcés d’obéir.

— Tenez, ne me dites pas votre numéro, ça ne vous ferait pas honneur. Nous demandons le nom du chef qui avait donné cet ordre.

— Son nom, nous ne le savons pas, c’est le prévôt de l’état-major de… Nous allons être mitraillés tout à l’heure, et beaucoup d’entre nous, sans doute, souffriront faute de secours.
Et tout le long de l’avenue, interpellant leurs camarades:

— Dites donc, vous autres, voilà de braves citoyennes qui venaient pour vous secourir, et voilà comment elles sont reçues.

Et l’indignation était partout la même.

Aux portes, les geôliers et leurs prisonnières se séparèrent en échangeant de cordiales poignées de main. Ailleurs aussi bien qu’à Neuilly, dans tout ce voyage aux avants-postes, nous avons pu constater ce double sentiment très marqué: du côté des officiers et des chirurgiens, sauf exception, une absence de sympathie, qui varie de la sécheresse à l’insulte; du côté des gardes nationaux, un respect, une fraternité, mêlés souvent à une émotion sincère. Ces braves, qui eux se battent obscurément pour leur foi, sans ambition et sans récompense, croient au dévouement et l’honorent. Nous en avons recueilli des preuves touchantes: en passant près d’une batterie, dans un chemin où sifflaient les balles:

— Ah! citoyennes, c’est beau, c’est bien ce que vous faites là !

Et l’honnête figure de celui qui parlait ainsi était éclairée de cette expression qui dit plus que la parole. En effet, pour le citoyen qui défend son droit et son foyer, la présence de la femme est une joie, une force. Elle double son courage et son enthousiasme, en lui apportant ces soins matériels, ce secours moral dont il se sent parfois cruellement privé. La femme au champ de bataille, dans la guerre pour le droit, c’est la certitude dans la foi; c’est l’âme de la cité disant au soldat : Je suis avec toi. Tu fais bien.

En somme, et malgré l’insulte brutale faite à nos enrôlées du dévouement, l’impression que nous avons rapportée de cette excursion est profondément heureuse car, à côté de cet esprit bourgeois et autoritaire, si étroit et si mesquin, qui se trouve encore malheureusement chez beaucoup de chefs, éclate chez nos soldats-citoyens le sentiment vif, élevé, profond de la vie nouvelle. Ils croient, eux, aux grandes forces qui sauvent le monde, et les acclament au lieu de les proscrire. Ils sentent le droit de tous dans leur droit, ils sentent que la Révolution actuelle est l’expansion des facultés ardentes et généreuses, trop longtemps comprimées, et qu’ils s’indignent de voir comprimer encore. Le peuple, enfin, est prêt pour les destinées. Tandis que la plupart des chefs ne sont encore que… des militaires, les soldats sont bien des citoyens.