In memoriam Stephen F. Cohen (1938-2020)

Historien majeur du monde soviétique, dont la biographie de Boukharine est ouvrage un classique, maintes fois réédité dans le monde anglophone (parue en France chez Maspéro en 1979, sa version française est, en revanche, depuis longtemps indisponible), Stephen Frand Cohen est d’autant plus méconnu en France que la fin de sa trajectoire ne fut guère reluisante. Son travail antérieur n’en demeure pas moins important, comme le montre ce portrait tiré par Maurice Andreu.

***

La disparition de Stephen F. Cohen

Stephen Frand Cohen est décédé dans sa 82e année d’un cancer du poumon. Le même jour disparaissait Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour Suprême des États-Unis. Ces circonstances expliquent peut-être que la mort de Stephen Cohen ait été aussi peu remarquée en France. Depuis six mois, il n’y a encore eu aucun article nécrologique original dans la presse française et sur les blogs nationaux épluchés par Google ou Qwant… (On trouve quelques textes américains sur le site du « Comité International de la Quatrième Internationale » et sur le site « Les crises », et aussi une réaction russe – du chef du Parti Communiste de la Fédération de Russie, Guennadi Ziouganov – sur « Histoire et société »).

Cohen était malade depuis assez longtemps et au moins trois de ceux qui ont publié des articles sur lui n’ont pas oublié d’évoquer sa voix de gros fumeur et les cigarettes qu’il enchaînait tout en discutant.

Son dernier article accessible sur Internet était paru le 9 avril 2020 dans The Nation. Il était intitulé : « Comment le coronavirus met-il à l’épreuve le leadership de Poutine – et le système qu’il a créé ? » En 400 mots, au moment où le coronavirus envahissait le monde, il esquissait quelques interrogations sur l’efficacité de la « verticalité » de l’organisation du pouvoir en Russie et sur la suite des débats constitutionnels en cours (comment Poutine pourra-t-il faire plus que deux mandats ?). La « chute » de ce petit texte était un rappel de l’ancienne alliance de la Seconde Guerre mondiale : ne faudrait-il pas une nouvelle alliance Russo-américaine anti-covid ? Mais, écrivait-il, l’administration de Washington ne le permettra pas…

 

Les derniers combats de Stephen F. Cohen

Depuis plus de vingt ans Cohen critiquait la politique des États-Unis à l’égard de la Russie. Il reprochait à toutes les administrations fédérales d’avoir favorisé le programme économique de choc des néolibéraux qui a frappé si durement les Russes. Il fustigeait la prétention américaine (déjà proclamée par Reagan) d’avoir gagné la guerre froide et, par conséquent, de se croire tout permis.

Ses critiques allaient crescendo. Dès 2006, il parlait d’une reprise de la guerre froide et, en 2009, il reprochait amèrement à Obama de poursuivre cette politique. Avec la crise ukrainienne de 2014 et l’annexion brutale de la Crimée par la Fédération de Russie, Cohen s’était trouvé au cœur d’une suite de polémiques très violentes. Son point de vue pro-russe et, donc, pro-Poutine avait été rejeté et quasiment censuré par des médias auxquels il avait accès jusque-là (New York Times, CBS, etc.). Symétriquement, les médias les plus favorables à Poutine (RT, par exemple) s’étaient empressés de reproduire et de diffuser tous ses articles…

Il n’avait pas seulement été traité d’apologiste de Poutine ou d’idiot utile, l’ASEEES (Association for Slavic, East European and Eurasian Studies), en 2015, avait refusé de donner son nom à un prix de thèse financé par la fondation de son épouse, Katrina vanden Heuvel, éditrice de The Nation. Des collègues, pas tous ses amis et pas toujours d’accord avec lui, avaient obtenu l’inversion de cette décision sectaire et humiliante. Il existe depuis cinq ans un prix Cohen-Tucker de l’ASEEES.

Avec Trump président, dont Cohen déplorait les propos et les initiatives incohérentes, les choses se sont encore compliquées. Il essayait d’encourager Trump à s’entendre mieux avec la Russie et (pour ménager Trump et Poutine ?) il s’était risqué à douter de l’implication personnelle du Président Russe dans les manipulations numériques du « Russiagate »… Par ailleurs, en 2017, il allait jusqu’à parler d’un risque de 3e guerre mondiale nucléaire à cause des incidents en Syrie. La polémique flambait à nouveau contre ce « trumpiste » poutinien…

Parmi les observateurs avisés de la scène politique de la gauche américaine et de l’histoire du communisme, Louis Proyect avait pu écrire sur son blog que Stephen F. Cohen n’était plus celui qu’il avait été. Pour beaucoup de gens, y compris dans la rédaction de The Nation, il sortait du courant de la gauche progressiste « libérale » lorsqu’il acceptait de parler sur Fox News ou de participer chaque semaine au John Batchelor Show (sur la radio WABC).

 

Les réactions à la disparition de Stephen F. Cohen

Le New York Times a publié un obituary qui est essentiellement consacré au souvenir d’un grand spécialiste des Russian Studies depuis sa biographie de Boukharine. Le chroniqueur du Times, cependant, ne manque pas de rappeler les critiques du « révisionnisme » de Cohen que son journal a pu faire, notamment qu’il était « invraisemblable » d’envisager la possibilité d’une victoire de Boukharine sur Staline. Il rappelle aussi que « de nombreux collègues et journalistes » l’accusaient de « défendre Poutine », mais le Times est en mesure d’offrir à Cohen l’absolution de ses péchés : dans une ultime interview, pour préparer sa nécrologie, il a déclaré que défendre des idées de Poutine ne signifiait pas défendre Poutine… Le Washington Post et le Guardian ont aussi publié leurs nécrologies (obituaries).

Les réactions individuelles à la disparition de Cohen ne sont pas très nombreuses. Elles viennent le plus souvent de personnes qui ont eu l’occasion d’apprécier positivement sa personnalité, son action ou son œuvre. Citons : Bill Bradley, ancien sénateur et ancien candidat à la Présidence, en 2000, dont Cohen avait rejoint l’équipe de campagne ; Gilbert Doctorow, qui était membre de l’American Committee for East West Accord (ACEWA), relancé par Cohen en 2014 ; Nick Hayes, qui se souvenait de l’accueil chaleureux du jeune Professeur Cohen, 38 ans plus tôt ; Hank Reichman, qui tenait à rappeler l’affaire du prix de thèse de l’ASEEES ; Lev Golinkin, un écrivain est-ukrainien russophone ; Nadezhda Azhgihina, directrice du Pen Club de Moscou ; un spécialiste des tornades qui signe Enki et qui avait lu Cohen sur les conseils d’un ancien de l’OSS. Il tenait à dire sur son blog combien il appréciait ses positions sur la Russie (parmi les réactions à cet hommage, il y en a une pour dire qu’il est inadmissible de parler de quelqu’un qui écrivait dans The Nation sans dénoncer l’orientation d’extrême gauche de ce journal…) ; enfin, des anciens de la CIA qui célèbrent chaque année la mémoire de Sam Adams (un analyste de la CIA qui avait dénoncé les faiblesses des renseignements recueillis sur les Viêt-Cong) semblent du même avis que leur ancêtre de l’OSS : ils ont honoré Cohen par un « posthumous tribute for his exemplary scholarship, integrity, and courage » lors d’une réunion du World Ethical Data Forum à Londres, le 17 mars 2021.

Quelques posts se distinguent par leur contenu plus politique et parfois plus critique : Les premiers sont arrivés aussitôt le décès annoncé, d’horizons divers : Guennadi Ziouganov, le chef du Parti Communiste de la Fédération de Russie, salue dès le 20 septembre 2020 un « bon ami, depuis près d’un quart de siècle ». Il réussit à dire à la fois qu’il « ne partage pas l’évaluation de Cohen sur Boukharine, sans parler de Staline », et que Cohen « a établi la norme scientifique à partir de laquelle nos meilleurs historiens, y compris une nouvelle génération d’universitaires, explorent leur sujet, souvent en désaccord avec la vision de Cohen sur notre passé. ». Le véritable mérite de Cohen est qu’il a dit que la Russie était sa « deuxième patrie » et qu’il l’a défendue constamment contre l’Administration Américaine… Louis Proyect, ancien trotskiste, rappelle les critiques qu’il avait dû faire (à cause du soutien à Poutine), mais il insiste aussi sur son souvenir du témoignage de Cohen en faveur du SWP dans un procès de 1981 contre le harcèlement du FBI. Clara Weiss, du Comité International de la Quatrième Internationale, écrit une vive critique du rôle de Cohen dans « la restauration stalinienne du capitalisme en URSS »… Cohen, pour elle, est hostile à Trotsky et se refuse à voir toutes les erreurs de Boukharine que Trotsky avait dénoncées. Andrew Stewart, un documentariste, constate que, malgré tous les espoirs de Cohen, ce sont des « boukharinistes » ou présumés tels (Gorbatchev et Deng Xiaoping) dont l’échec et la réussite ont ouvert la voie au capitalisme néolibéral généralisé… Un peu plus tard, en décembre 2020, Jacobin, la dynamique revue de gauche américaine, publie à l’intention des « générations à venir de socialistes » un long article de Kevin Murphy qui fait l’éloge du travail de Cohen « déterrant le véritable Boukharine », mais qui oublie complètement que Cohen avait aussi « déterré » les manuscrits écrits en prison par Boukharine et ampute ainsi son héritage d’une de ses pièces maitresses…

Certains sites pro-Poutine ou dédiés à la « gauche socialiste », mais aussi des sites d’institutions universitaires ont salué la mémoire de Stephen F. Cohen dans des communiqués plus ou moins développés. La plupart renvoient par des liens aux réactions des uns et des autres, en particulier au témoignage émouvant de Katrina vanden Heuvel dans The Nation et au NYT. C’est l’un de ces sites qui permet de comprendre pourquoi tant de communiqués, finalement, se ressemblent étrangement : le Harriman Institute, c’est-à-dire les « Russian Studies » de l’Université Columbia, donne un lien avec son « projet d’histoire orale ». Stephen F. Cohen avait enregistré pour l’Institut, chez lui, les 5 et 6 avril 2017, une longue interview retranscrite sur 134 p.

Ces « Reminiscences of Stephen F. Cohen » nous donnent directement la manière dont il comprenait sa vie et son œuvre, en particulier le sentiment très fort qu’il avait d’avoir été « choisi » par ce qui était devenu l’axe de toute sa vie. Nous leur empruntons beaucoup dans la suite de ces notes en mémoire de Stephen F. Cohen. Après avoir esquissé un tableau de sa formation, de sa carrière et de l’ensemble de ses publications, nous tenterons de présenter un bilan de son œuvre.

 

Notes en mémoire de Stephen F. Cohen

Les débuts dans la vie de Stephen F. Cohen et sa carrière universitaire

Stephen F. Cohen est né le 25 novembre 1938 à Indianapolis. Son père Marvin avait rencontré sa mère, Ruth Frand, dans cette ville. Marvin était alors représentant des machines à laver Bendix. L’année suivante, appelé par un associé, il crée un commerce de bijoux à Owensboro (Kentucky). Il partira plus tard à Hollywood (Floride) où il gèrera un golf. Ruth est restée femme au foyer.

Cohen a eu ainsi une enfance dans le « Sud profond », ségrégationniste et encore terrorisé par le Ku Klux Klan (le dernier lynchage à Owensboro est daté de 1937). Le jeune Steve ne se révoltait pas consciemment contre l’oppression, mais aucun préjugé ne l’empêchait de jouer au basket avec de jeunes Noirs.

En Floride, il se souvient surtout d’avoir été dans une école plus stimulante (il en sort en 1956).

La famille de Steve était juive et, du côté de son père venait de l’ex-empire russe (la Lituanie ?). La mère avait des ascendants autrichiens (là aussi, l’immigration en Amérique a effacé des souvenirs).

Est-ce le grand-père paternel, tonnelier travaillant pour les brasseries de Cleveland, qui a entraîné son petit-fils à parler la langue et à s’intéresser à l’histoire russe ?

Pas du tout. Marvin et Ruth étaient nés aux USA. Ils ne parlaient qu’Anglais. Cohen ne commencera le Russe qu’après son BS, à 21 ans. Mais c’est à ce moment que son père lui apprend qu’il doit avoir un grand-oncle à Moscou : un frère de son grand-père, qui était reparti d’Amérique en 1917 pour faire la révolution. Il avait une adresse à Moscou vers 1930… Stephen n’en avait jamais entendu parler.

Cohen retrouvera cet homme, ancien employé administratif à la Comintern et survivant des purges. Sur son lit d’hôpital, avant de mourir, il donnera à son petit-neveu le conseil de ne pas faire de politique.

Le jeune Stephen, au moment d’entrer à l’Université (et tel qu’il se voit lui-même à 78 ans), est un gars du « Sud profond » qui s’est un peu dégourdi en passant par la Floride et qui ne s’aventure pas plus loin que sur l’autre rive de l’Ohio, en rejoignant l’Université de l’Indiana (à Bloomington). Il y étudie l’économie et les sciences politiques. Son rêve est de devenir un joueur de golf professionnel. Au bout de quelques semestres, un enseignant Anglais l’envoie à Birmingham (GB) pour trois semestres, compléter son cursus et voir le monde.

C’est là que pour utiliser une somme de $300 dans un voyage en Europe continentale, il a le choix entre 3 jours à la Feria de Pampelune et 30 jours de voyage organisé en URSS. Ce choix a déterminé toute sa vie. Il avait, dit-il, 19 ou 20 ans (il y a un peu de flou dans l’expression orale des souvenirs de Stephen F. Cohen).

Parti avec un groupe d’Anglais sexagénaires qu’il identifie comme des membres de la Fabian Society, il rencontre énormément de Russes (pendant le « dégel », ceux qui parlaient Anglais parlaient aux étrangers ou traduisaient). Il se rend compte que ces gens ignorent tout du monde extérieur et il ressent une oppression inouïe.

De retour à Indiana University, son BS d’économie et politique en poche, en 1960, il veut comprendre ce qu’il a vu. L’Indiana University a précisément le Professeur qui peut l’aider, Robert C. Tucker : il a été en poste à l’ambassade des États-Unis en URSS (1944-1946) et il a épousé une Soviétique. L’URSS refusant le départ de la famille vers les États-Unis, il a dû rester jusqu’en 1953 à Moscou en publiant un « digest » de la presse soviétique. De retour aux États-Unis, il a travaillé pour la Rand corporation, passé une thèse et il a été recruté dans un département de « Russian Studies » à Bloomington.

Stephen F. Cohen termine son MA en 1962. Il s’y est initié à la langue et à l’histoire russes, mais aussi au marxisme (c’est le sujet dont Tucker s’occupait à ce moment-là). Parce qu’il envisage une carrière universitaire, et aussi pour éviter de partir au Viet Nam, il songe à préparer un PhD (doctorat).

Pour aider Cohen à choisir son sujet de recherche Tucker lui demande quelle est sa principale préoccupation, ce qui est capable de le faire bouger. Steve lui dit que c’est la ségrégation qui le préoccupe. Un de ses enseignants lui a appris que le Kentucky, terre d’origine de Jefferson Davis, Président de la Confédération, est aussi la terre natale de Lincoln. Il voudrait comprendre comment l’histoire du Kentucky, apparemment toute tracée, permettait aussi de prendre un autre chemin.

Tucker, qui prépare sa biographie de Staline, propose à Cohen de travailler sur les alternatives au stalinisme qui auraient pu exister dans l’histoire de la Russie soviétique. L’originalité de Tucker est qu’il ne pense pas à Trotsky (l’opposant le plus visible), mais à Boukharine dont le nom commence à réapparaître.

C’est le point de départ de dix années intenses de recherches.

Pour faire son PhD, Cohen aurait pu aller dans beaucoup d’Universités où se développaient des « Etudes russes », mais une fois de plus les circonstances décident pour lui. Il a une compagne et, pour vivre avec elle, il vient de l’épouser (il a 23 ans). Lynn Blair étudie le chant à Bloomington et elle est recrutée en 1962 par le Metropolitan Opera de New York, comme membre de la troupe permanente. Elle y chantera plusieurs années, deux fois par semaine en moyenne, des rôles comme celui d’Annina, la servante de Violeta dans La Traviata. Elle subviendra ainsi à une bonne part des besoins de la famille qui s’installe donc à New York (ils auront deux enfants, Andrew et Alexandra).

Cohen fera sa thèse Bukharin and Russian Bolshevism, 1888-1927, à Columbia University. Chercheur « junior », il trouve dans cette université des chercheurs « senior » ouverts à ses idées et à celles de Tucker, en particulier John N. Hazard, qui sera son directeur de thèse (Hazard, dans les années 30, était à Moscou, et avait vu Boukharine faire une conférence).

Il aurait pu rencontrer des difficultés avec les tenants de l’école du « totalitarisme », comme Zbigniew K. Brzezinski qui était alors professeur à Columbia. En fait Brzezinski, même s’il l’a regretté plus tard, avait accueilli Cohen comme « junior fellow » dans son séminaire sur le communisme. Cohen fut ainsi chargé de faire un cours sur « la pensée radicale ». Il y racontait l’histoire des mouvements marxistes depuis les origines et il avait attiré un certain nombre de militants du SDS, alors très actifs.

Columbia a connu en 1968 une grève étudiante avec occupation qui a été durement réprimée. Cohen n’était pas une figure remarquable de ce mouvement. Certains de ses acteurs se souviennent cependant qu’il ne le désapprouvait pas et il a fait ce qu’il pouvait pour aider des étudiants exclus à trouver une autre université. En représailles, il aurait pu être éliminé des recrutements de professeurs de Columbia, comme ce fut parfois le cas. Mais le destin une nouvelle fois lui a été favorable. Robert C. Tucker avait créé à Princeton des « Russian Studies » et avait besoin d’un professeur (de science politique). C’est Stephen F. Cohen qui est choisi, pour la rentrée de 1968. Il y restera, en gravissant tous les échelons, jusqu’en 1998. Cette année-là, il partira à la New York University, où il fera jusqu’en 2011 un cours sur La Russie depuis 1917 (« La Russie selon Cohen », comme il raconte l’avoir entendu dire).

 

Les publications de Stephen F. Cohen

Sa longue carrière – 43 ans – de professeur d’université est brillamment démarrée par une œuvre phare. La thèse, qu’il a soutenue en 1969, est renforcée et complétée pour composer la première véritable biographie de Boukharine. Elle est éditée par Alfred A. Knopf en 1973, sous le titre : Bukharin and the Bolshevik Revolution : A Political Biography, 1888-1938 (540 p). (« Political » est là pour rappeler que Cohen est docteur en science politique, pas historien…)

« L’étude complète de Stephen Cohen sur Boukharine est la première grande étude de ce remarquable compagnon de Lénine. En tant que telle, elle constitue un jalon dans les études soviétiques, le résultat à la fois d’une sophistication académique accrue dans l’utilisation des archives soviétiques et aussi de l’augmentation très substantielle des informations de base qui sont devenues disponibles au cours des 20 années depuis la mort de Staline ».

C’est ce qu’a écrit Harrison Salisbury en 1973, dans une recension pour le New York Times. Le livre est sélectionné pour le National Book Award. Le succès sera durable, les rééditions et les traductions nombreuses (en Français, chez Maspéro, dans la Bibliothèque socialiste, en 1979). C’est un « classique », encore tout à fait recommandable.

Cohen avait déjà publié, avec Tucker, des documents sur les procès de Moscou (1965). Il publiera jusqu’en 2019 beaucoup d’autres livres, mais ce sont toujours des recueils d’articles scientifiques ou journalistiques, sauf un titre : The Victims Return, Survivors of the Gulag After Stalin, Publishing Works, 2010, 216 p.

Ce texte est en fait un long témoignage de Cohen sur l’histoire des victimes de la répression stalinienne et de leurs enfants qu’il a connus et fréquentés continûment depuis 1976. Un livre qui s’achève sur l’espoir que la lutte politique à propos des crimes de l’ère stalinienne reprendra « aux plus hauts niveaux », puisque le Président Medvedev, en 2009, soutient la campagne pour un Mémorial national des victimes de Staline…

Voici une liste très partielle de ses articles, préfaces, postfaces ou présentations, regroupées ou non. Les articles de journaux manquent presque tous. Sur son site, The Nation donne aujourd’hui 29 pages de titres d’articles, mais le plus ancien est de 1998… alors qu’il a commencé à y écrire dans les années 1970.

 

Une œuvre profondément politique, dont l’objet s’est dérobé

L’histoire de cette vie et de cette œuvre a eu, pendant deux fois trente ans, quelque chose de commun avec Un jour sans fin (le film où le même jour se répète sans être tout à fait le même, mais sans jamais aboutir à un autre jour…).

Il y a un premier scenario répétitif et désespérant : Le jeune Steve voit pendant son voyage de l’été 1958 (ou 1959) un nouveau jour se lever en URSS. Ses premières recherches lui apprennent que ce jour aurait déjà pu se lever, si Boukharine l’avait emporté. Mais, avant même que ces recherches aboutissent, la nuit revient… Jusqu’au moment où, avec les amis qu’il rencontre en Russie, il sent qu’une journée prometteuse s’annonce et il ne ménage pas ses efforts pour soutenir Gorbatchev. Mais cette dernière tentative de réformer le système soviétique débouche cette fois sur son effondrement total en 1991…

Ce « nouveau jour » postcommuniste est-il un « autre jour » ? Ce n’est même pas sûr.

Le Professeur Cohen avait depuis longtemps replacé l’expérience soviétique dans une perspective historique longue. Avec son maître Robert C. Tucker, il pensait que l’alternance de périodes de « troubles » et d’autoritarisme, de « révolution par en haut » et d’explosions violentes, de « dégel » et de « glaciation » était une structure robuste de l’histoire russe depuis des siècles.

Au plus haut de sa courbe, pendant la terreur stalinienne, la dictature communiste avait réussi à combiner le pire des « troubles » et de « l’autoritarisme ». Les réformateurs et Cohen avaient imaginé que cette dictature s’éteindrait dans une évolution « par en haut » rencontrant les aspirations à la liberté venues « d’en bas ». Le brutal réveil de décembre 1991 anéantissait leur rêve progressiste : les « temps de troubles » et « l’autoritarisme », une alternance archaïque de « bons » et de « mauvais tsars » semblaient de retour. Un autre scenario répétitif et pas moins désespérant englobait-il les cycles de la dictature du parti communiste pendant trois quarts de siècle ?

Pendant les trente premières années, Cohen avait persévéré dans ses recherches historiques, s’était engagé de plus en plus politiquement et, selon nous, ses perspectives étaient devenues plus audibles et plus crédibles, sinon plus réalistes. Mais, finalement, la dictature communiste a disparu sans se réformer. Ses idées et son influence en ont souffert.

Pendant les trente années suivantes, Cohen, réduit à l’état d’historien de la Russie, n’a pas cessé d’accumuler des matériaux historiques nouveaux mais il n’est pas parvenu à bâtir une nouvelle synthèse. Politiquement, il proteste contre tout ce qui fait du tort au peuple Russe, donc, longtemps, contre à peu près tout, en particulier contre les idées et les actes de l’administration américaine. Politiste réaliste, il semble identifier le gouvernement Poutine comme un « moindre mal », ce qui achève de l’isoler dans l’univers politique américain.

 

1960-1991 : à la recherche d’une alternative réformiste au stalinisme

Cohen, dans ses « reminiscences » (p. 125), dit qu’il est « intellectuellement très politique », mais qu’il ne s’identifie pas à un parti ou à une idéologie particulière. Il dit qu’il n’est pas du tout marxiste, et il faut le croire. Le jeune Steve est un Américain qui a reçu pendant les années de sa formation un idéal politique commun : il est pour la liberté et l’émancipation, contre l’oppression et la terreur. À cette époque de lutte pour les droits civiques des Noirs et de fin du maccarthysme, cet idéal démocratique est souvent « liberal » et progressiste. En pratique, il se manifeste chez lui quand il joue au basket avec ses copains noirs.

Le choc du spectacle de l’oppression et de la terreur dont étaient victimes les Russes détermine chez Cohen un engagement politique spécial qui va l’entraîner petit à petit jusqu’à entrer dans « l’arène » politique et médiatique. Avant qu’il soit un acteur politique public très remarqué entre 1987 et 1991, puis de plus en plus marginalisé jusqu’à sa mort, on peut distinguer deux périodes : les dix ou douze ans où il écrit et rend publique sa biographie de Boukharine (1962-1974) et les dix ou douze années suivantes où il noue des liens étroits avec les survivants des purges et leurs proches (1975-1987).

La rédaction de la biographie de N. I. Boukharine

L’engagement politique de Stephen Cohen, « junior fellow » à Columbia et rat de bibliothèque à New York ou Moscou, reste longtemps « sous les radars ». Le KGB se méfiera (assez tardivement) de cet Américain travaillant sur Boukharine. Comme étudiant, il n’aura plus de visa après 1965, mais il en obtiendra un à nouveau trois ans plus tard, comme jeune professeur à Princeton, grâce aux accords de coopération. Aux Etats-Unis, nous l’avons vu, il n’est pas perçu comme un « gauchiste » trop actif et à réprimer.

L’acte politique majeur de Stephen F. Cohen, dans les années 1960, est d’avoir déjoué dans sa recherche les « évidences », en fait les préjugés politiques, qui étaient à la base des idées dominantes sur le communisme et en faisaient un ennemi intégralement haïssable. C’est là qu’il se révèle « intellectuellement très politique ».

La connaissance du communisme, croit-on trop souvent, est contrainte par la fermeture générale qu’imposent les dirigeants dictatoriaux d’un parti où tout est secret. D’où la nécessité d’un art du décryptage comme la kremlinologie… Cohen a démontré avec la stupéfiante bibliographie de son livre de 1973 que les bibliothèques américaines avaient dans leurs réserves, accessibles à tous, des livres, des journaux, des revues et des documents qui permettaient de connaître presque tout ce que Boukharine avait publié et dans quel contexte. D’autre part, les secrets du communisme pouvaient être percés. Cohen avait vu quelques textes pendant ses séjours en Russie. Il lui suffisait de demander des articles de Krassine, qui étaient dans les mêmes volumes que ceux qu’il voulait voir.

Le discours communiste est un dogmatisme ésotérique qui ne produit que des illusions… Cohen a fait partie des rares chercheurs non marxistes qui ont étudié l’histoire des idées des marxistes. Il a eu ainsi une chance plus grande de comprendre de quoi il est question dans le vaste corpus des œuvres de Boukharine qu’il a rassemblé. Il a pu mieux que personne avant lui saisir la complexité de la pensée de Boukharine et en tester la cohérence.

Enfin, le personnage de Boukharine, au début des années 60, est encore complètement défiguré par son « procès » de 1938 et ses suites. Il existe des gens qui le croient coupable… Les trotskistes qui savent qu’il ne l’est pas, lui reprochent ses faiblesses… Koestler ou Merleau-Ponty utilisent des traits de Boukharine pour imaginer des victimes ambigües… Khrouchtchev ne se résout pas à le réhabiliter… Cohen décide de voir en lui le « bon bolchevik », en parodiant Ford Madox Ford (auteur de « Le Bon Soldat »). Ce préjugé politique résolument positif et les pièces du dossier réunies par Cohen sont plutôt compatibles. Une image nouvelle peut naître : celle du « dernier bolchevik ».

L’hypothèse de recherche de Cohen (et de Tucker) était la possibilité d’une alternative au règne de Staline. Dans le dossier Boukharine, il trouve, développé entre 1924 et 1928, un programme constructif pour continuer la révolution Russe. Boukharine le rattache à la NEP et au « testament » de Lénine de 1923, une série de cinq articles dictés peu de temps avant que Lénine devienne muet. Ce n’est pas seulement une politique économique, il y a aussi un programme culturel et la promesse de plus de liberté dans la société civile. Il existe donc un précédent historique à méditer pour tous ceux qui aspirent à une réforme du régime soviétique hérité de Staline.

Au côté des « dissidents » soviétiques

La thèse et le livre faits, il faut diffuser ce message scientifique et politique. En Amérique et en Europe Occidentale, nous l’avons déjà dit, le succès est immédiat. En Russie, la diffusion ne peut qu’être clandestine et Cohen va s’en charger lui-même. Il dira que ces années constituent pour lui son « éducation réelle… Pas seulement à la société russe, mais à la politique russe, parce que j’ai commencé à comprendre le lien entre les tendances dans la société, les tendances dans le mouvement dissident, et les tendances dans la nomenclatura » Elles furent « des années complètement formatrices pour moi » [Мой Cтив (My Steve) : A personal recollection of Stephen F. Cohen, who died on September 18 at the age of 81. By Katrina vanden Heuvel, The Nation, September 21, 2020]. Et il rencontrera un succès exceptionnel.

Stephen F. Cohen fait des séjours à Moscou régulièrement depuis 1968-1969. Il noue des relations de plus en plus nombreuses et fortes avec ceux que l’on commence à appeler les « dissidents ». Plus précisément, il rencontre ceux qui sont revenus des camps du Goulag et leurs familles. Il s’agit souvent d’anciens cadres du parti communiste, purgés dans les années 30 ou après la guerre, quelquefois purgés sous Staline et sous Khrouchtchev ou sous Brejnev (Roy Medvedev ou Olga Shatunovskaya, par exemple).

En 1975, Cohen est reçu par Anna Larina et son fils Youri. La famille de la veuve et du fils de Boukharine deviendra la « seconde famille » de Cohen à Moscou. La biographie de Boukharine est très chaleureusement reçue par ses proches parents. Youri, avec l’aide d’un ancien des Izvestia, Yevgeny Gnedin, traduira le livre en Russe (en 4 ans). Un éditeur Américain se chargera de l’imprimer en 1980, il sera envoyé clandestinement en URSS et Cohen portera tellement de sacs de livres tamizdat (« édités ailleurs ») qu’il se fera mal au dos.

Stephen F. Cohen, dont la situation familiale change à la fin des années 70 (il divorce et rencontre Katrina vanden Heuvel), devient de plus en plus un militant clandestin de la dissidence qui fait circuler à Moscou et jusqu’en Amérique toute la littérature samizdat (« éditée chez soi ») qu’il peut trouver. Mais Andropov et le KGB avaient engagé la guerre contre la dissidence. Des documents de Cohen sont saisis dans l’appartement d’un de ses amis ; entre 1982 et 1985, il n’a plus de visas…

Pourtant la cible était déjà atteinte : parmi les lecteurs qui avaient eu la biographie en main et qui l’avaient appréciée comme un encouragement pour les politiques de réforme, il y avait au moins un membre du Secrétariat et du Bureau politique du PCUS : Gorbatchev.

Un engagement politique intense avec les réformateurs soviétiques

Lorsque Gorbatchev devient Secrétaire Général du PCUS, en 1985, Stephen Cohen et Katrina vanden Heuvel peuvent revenir à Moscou et leur engagement politique s’accélère. Gorbatchev, lors d’une réception à Washington, en 1987, vient en personne dire à Cohen combien il avait apprécié son travail et, en 1989, un éditeur officiel soviétique (les Editions du Progrès) imprimera et diffusera largement la biographie de Boukharine. Cohen écrit dans les journaux russes et américains (NYT). Il intervient comme consultant à la télévision (CBS). En 1988, en Russie, Boukharine est enfin réhabilité et les mémoires d’Anna Larina sont publiées. En Amérique, où il faut encourager les partisans de la fin de la guerre froide, Stephen F. Cohen offre ses services d’expert des affaires russes à un candidat aux primaires démocrates pour la Présidence. Son choix est Gary Hart, dont la candidature, bien partie, implose promptement quand son adultère est révélé par la presse.

Cohen et son épouse, en 1989, sont à Malte et suivent pour CBS le sommet entre Bush (le 1er) et Gorbatchev. Cette année-là, Bush consulte Cohen plusieurs fois. Il organise même, en novembre, un débat à Camp David entre Princeton (Stephen Cohen) et Harvard (Richard Pipes). Chacun a 15 minutes pour donner son avis sur les propositions des Russes. Cohen avait aussi été invité par Gorbatchev à parler trois minutes sur le réseau de la télévision soviétique, au pied du mausolée de Lénine, pendant la journée du 1er Mai 1989. Il avait soutenu les réformes en cours.

En 1990-1991, le Professeur Cohen et Ms vanden Heuvel, qui décident alors d’avoir un enfant (elle s’appellera Nika), sont au cœur de l’événement. Ils avaient pensé et dit que le régime soviétique pouvait se transformer. Ils avaient rencontré des Russes qui voulaient le faire. Concrètement, il y avait beaucoup de complications, mais la subversion de la dictature du Parti par son chef même semblait irrésistiblement en marche… À Paris les lecteurs du Monde suivaient ce feuilleton dans les correspondances de Bernard Guetta.

L’échec de Gorbatchev, on le sait, a été rapide et cuisant. Il avait forcément un gout très amer pour des acteurs aussi engagés avec lui que Stephen F. Cohen et Katrina vanden Heuvel.

 

1992-2020 : Stephen F. Cohen et le postcommunisme

En 1992, alors que l’URSS disparaît et que s’amorce la catastrophe économique de la « transition vers le capitalisme », la famille Cohen emménage dans un appartement de la Maison du Gouvernement (ou Maison du Quai), ce vaste bâtiment construit pour les familles des dirigeants de l’URSS, qui a donné son nom à un roman de Iouri Trifonov et à un grand essai historique de Yuri Slezkine. C’est seulement un échange, pour quatre mois, avec le dramaturge Mikhail Shatrov. Cet appartement poussiéreux, vermoulu, fatigué… garde le souvenir des vieux bolcheviks qui y ont vécu et qui y ont été arrêtés. Son inconfort effraie Ms Harriman, en visite à Moscou. Ce geste nostalgique (encore une fois, ne peut-on penser à Un jour sans fin ?) marque le début d’une nouvelle époque.

Cohen avait orienté toute sa réflexion sur la réforme du système soviétique. Il en avait cherché les racines (Boukharine et Khrouchtchev) dans l’histoire économique et politique russe depuis la révolution. Cette réforme devait certainement aller vers la démocratie et l’économie de marché. Mais ses acteurs seraient par nécessité issus de l’élite politique, économique et culturelle de la société, donc du monde du PCUS. Moshe Lewin, un collègue en « révisionnisme » et ami de Stephen F. Cohen, formulait le problème immédiat dans La grande mutation soviétique, un livre de 1989 : peut-on, avec Gorbatchev, parvenir à une « démocratie de parti unique » ?

Cet oxymore était proposé avec un peu d’hésitation par Lewin… Quelle que soit l’étendue de la douce illusion réformatrice et gradualiste des soviétologues « révisionnistes », elle fut pulvérisée par la dislocation de tous les éléments du système soviétique. Les soviétologues de l’école du « totalitarisme », eux, rêvaient de la mort du régime communiste, mais le déroulement des événements les a surpris autant que tout le monde.

La disparition de l’objet politique qu’était le communisme en URSS et en Europe orientale a des effets spectaculaires. Un seul exemple : Janos Kornaï a publié en 1992 un traité de plus de 750 pages sur Le système socialiste (la synthèse du travail de toute sa vie) qui est frappé d’obsolescence au moment même de sa parution. Il implore un éventuel lecteur de s’y intéresser parce que le passé exerce un effet sur le présent de l’Europe orientale… Qu’en est-il pour le politiste, l’historien et le militant qu’était Stephen F. Cohen ?

Pourquoi Stephen F. Cohen n’a-t-il pas révisé sa biographie de Boukharine ?

La réhabilitation in extremis de Boukharine avait accru la crédibilité de la thèse de Cohen : il y avait eu une alternative à la ligne de Staline, il pouvait y en avoir pour les derniers avatars du stalinisme. Si la conclusion était fausse, est-ce que l’analyse historique ne devait pas être remise en cause ? C’est une première question. La réponse de Cohen est complexe : sûrement oui, mais finalement non.

Anna Larina et Stephen Cohen savaient depuis 1988 que la Présidence de l’URSS détenait quatre manuscrits de Boukharine écrits en prison. Ils n’avaient pas pu les obtenir de Gorbatchev, qui se sentait trop faible pour lever ce trop lourd secret. En 1992, dans la « nouvelle Russie, démocratique », Anna Larina réclame la restitution de tous les « dossiers Boukharine » et mandate Cohen pour les rechercher. Il se trouve que les archives de l’ex-KGB donnent aussitôt ce qu’elles ont, tandis qu’un collaborateur d’Eltsine (Guennadi Bourboulis) fait copier les manuscrits (1500 pages) et les remet à Cohen. D’autres archives se sont entrouvertes ensuite.

Stephen F. Cohen a pu ainsi envisager de publier une édition augmentée de la biographie de Boukharine. Il dit dans ses « Reminiscences » de 2017 (p. 39), « qu’il ne l’écrira probablement pas », mais qu’il a passé plus de vingt ans à « remplir des cartons de matériel d’archives ». Il sollicitait même l’aide des chercheurs, dont la mienne.

Il m’avait demandé de chercher s’il y avait des documents à découvrir sur le séjour de Boukharine à Paris en 1936. Malheureusement, il n’y avait plus rien à trouver. L’hôtel Lutetia avait perdu toutes ses archives d’avant-guerre. Aux Archives nationales, les documents de la Sureté (le contre-espionnage) d’avant 1940 avaient été saisis par l’armée Allemande et emportés à Berlin, où ils avaient été saisis par l’armée Rouge et emportés à Moscou. Les dossiers étaient revenus depuis en France, mais les archivistes russes avaient soigneusement noté que les pages concernant les citoyens soviétiques avaient été retirées. Dernier espoir, les Archives de la Préfecture de Police. Les renseignements généraux avaient repéré l’arrivée de trois envoyés de Moscou, mais le seul rapport qui en parlait ne s’intéressait qu’à Arossev, présenté comme le chef de la propagande bolchevique dans le monde… Rien sur Adoratski ou Boukharine. Rien sur la conférence de Boukharine du 3 avril à la Mutualité.

Je n’apportais donc rien de neuf pour réécrire le chapitre X (Le dernier Bolchevik). Mais Cohen aurait déjà dû y songer lorsqu’il avait rencontré Anna Larina, en 1975. Un des points forts des mémoires d’Anna Larina est sa réfutation du « témoignage » de Boris Nicolaevski qui avait attribué à Boukharine l’essentiel de la « Lettre d’un vieux bolchevik » qu’il avait publiée en 1936. Cohen s’y référait sans cesse ! Avec des lettres, des poèmes, le roman et les essais sociologiques ou philosophiques exhumés en 1992 ; avec, en plus, des sténogrammes de réunions du Comité Central ou des interrogatoires « judiciaires », toute la fin du livre était à revoir. Jusqu’à quel point Boukharine avait-il été le « dernier bolchevik », tel que Cohen l’avait compris sur une base fragile ?

S’il était inévitable de modifier la fin, il n’était pas moins évident que toutes les parties du livre avaient fini par laisser paraître leurs lacunes ou leurs erreurs. Les années de formation de Boukharine restaient à découvrir. Il n’y avait pas cinq pages sur son rôle dans la Comintern, dont il avait été le premier responsable pendant deux ans. Cohen avait étudié soigneusement les idées sociologiques de N. I. Boukharine et les bases économiques de sa pensée ne lui avaient pas échappé (le capitalisme d’Etat est la notion centrale), mais il avait négligé le débat avec les « luxemburgistes » ou les « marxistes légaux ». Comment rendre compte de l’ensemble des activités culturelles, pédagogiques, journalistiques, scientifiques ou littéraires qui s’enchevêtraient avec les activités politiques pratiques ou théoriques d’un homme comme Boukharine ? Enfin, Cohen avait reconstitué dans son livre la cohérence des propositions de politique économique du courant boukharinien. Il avait été assez convaincant pour que d’autres soviétologues, par exemple Martin Malia, acceptent l’idée d’une « solution Boukharine » pour tenter de résoudre les difficultés du régime soviétique. Mais n’y avait-il pas aussi des incohérences et des faiblesses à la base de l’échec de toutes ces « solutions » ?

Stephen F. Cohen ne publiera que ses introductions aux Manuscrits de la prison. Il les situe très justement dans l’histoire de Boukharine et de la Russie, mais il laisse à d’autres leur analyse approfondie.

Cohen n’a donc jamais repris l’ensemble de sa biographie. Vingt ou trente ans après la première publication, il aurait dû écrire un autre livre. Peut-être ne voulait-il pas donner l’impression qu’il avait renoncé à ses idées. Peut-être était-ce inutile de le dire.

Les conclusions de l’autre grande biographie politique de Boukharine, celle de Wladislaw Hedeler, Nikolaï Bucharin, Stalins tragischer Opponent, 2015 (638 p.), éclairent les difficultés de Cohen.

Hedeler, qui est issu du communisme allemand de la deuxième génération (son père était communiste avant guerre), a rencontré le nom de Boukharine, à la fin des années 70, en cherchant une phrase de Lénine – une annotation de l’Economique de la période de transition – inaccessible puisque liée à un auteur interdit. Après plus de trente ans de travail, et près de vingt-cinq ans de postcommunisme, il synthétise dans les dernières pages de son livre « ce qui reste du boukharinisme ». En voici un résumé :

Revenue dans la lumière en 1988 pour soutenir les réformes de Gorbatchev, l’œuvre de Boukharine, réduite à sa politique économique des années 1926-1928, avait été instrumentalisée par les réformateurs soviétiques. Trois ans plus tard, tous les théoriciens du socialisme, même réformistes et humanistes, étaient devenus sans intérêt. Boukharine aurait pu disparaître s’il n’avait pas été une victime et si des documents comme les Manuscrits de la prison n’étaient pas sortis. Mais les archives se sont refermées. On sait toujours aussi peu de choses sur la vie de Boukharine dans la période 1929-1938 (exemple : le sténogramme du procès est toujours caché, il a peut-être disparu). Il n’y a pas beaucoup plus de progrès sur la jeunesse et l’exil de Boukharine, avant 1917. Il y a plutôt une régression tragique : des nostalgiques de Staline (ou de Trotski…) présentent des « preuves » falsifiées des crimes et des trahisons qu’il avait d’ailleurs avouées.

Pour Hedeler, le programme « boukhariniste » n’a plus qu’un intérêt historique. Pour décider s’il constituait une alternative à celui de Staline, il faut encore s’interroger sur le refus constant de Boukharine d’apparaître comme un opposant. S’agissait-il d’une dissimulation de son désaccord ou d’une reddition devant Staline ? Peut-on le considérer comme un « penseur pionnier d’une alternative au système administratif-bourgeois » [je traduis littéralement… je comprends ces mots comme « penseur d’un système socialiste »] ou, comme tant d’autres, était-il « incapable de sortir des schémas de pensée de ces années » ?

Les failles encore présentes dans les biographies de Boukharine (y compris celle de Hedeler) empêchent de l’identifier en général comme un « léniniste », un « staliniste » ou un « boukhariniste » (au sens d’une alternative libérale à Staline). Reste une vie dont Hedeler retrace les étapes assez sinueuses en 32 lignes…

Wladislaw Hedeler a connu Anna Larina et Svetlana Gurvich, la fille de Boukharine, lorsqu’il s’est occupé de l’édition allemande des Manuscrits de la prison. Il les a aidées dans la recherche d’archives. Dans son travail de biographe, comme Cohen, il est entièrement du côté de Boukharine, mais la fin du communisme « bolchevik » (une certitude définitive en Europe) est un rude coup pour les vies posthumes des vieux bolcheviks. Si le communisme n’existe plus, nulle nécessité de le « réformer », ni de le « conserver ». D’où la double incertitude de cette conclusion : peut-on avoir un projet socialiste dont Boukharine serait déjà un précurseur ? En sait-on seulement assez sur son histoire personnelle pour dire la place qu’il a eue dans l’histoire, maintenant terminée, du bolchevisme ?

Un historien, aussi poète et philosophe, qui a écrit en 1989 une postface aux Mémoires d’Anna Larina éclaire la question d’une autre manière. Mikhail Gefter a mis le mot « dignité » dans son titre (Le dit de la dignité). C’est en effet le dernier mot de son analyse (que je ne tenterai pas de résumer).

Il parle à un endroit des trois vies de Boukharine : 1° De son entrée dans la vie politique, sur les bancs du gymnase (1904-1906) à la victoire sur l’Opposition (1927). 2° De son affrontement avec Staline, et de sa capitulation (1928-1929) à son discours au XVIIe Congrès du PCUS (janvier 1934). 3° De son retour sur la scène publique (Izvestia, Congrès des écrivains, en 1934) à son arrestation, son emprisonnement et sa mise à mort (1937-1938). C’est la troisième vie qui l’intéresse le plus. Il la voit « heureuse et tragique, joyeuse et terrible ». Le « troisième Boukharine », dit Gefter, acceptait la réalité, acceptait la Russie stalinienne et la jeunesse russe sacrifiée telles qu’elles étaient. Son discours ne contenait pas un message politique caché, il exprimait « la part de dignité qui n’a pas abandonné Boukharine jusqu’au dernier son de sa voix qui nous soit parvenu ».

La force de cette interprétation des faits et des témoignages (celui d’Anna Larina, en particulier) est indéniable, même si l’interprétation est d’abord personnelle (Gefter avait vingt ans en 1938).

Stephen F. Cohen, finalement, n’avait pas de meilleur choix que de conserver tel quel le témoignage historiquement daté de sa redécouverte d’un personnage alors effacé de l’histoire.

L’engagement politique de Cohen et la Russie postcommuniste

À partir de 1992, l’engagement politique de Stephen F. Cohen au côté de ses amis Russes (les victimes du stalinisme, les antistaliniens de Mémorial ou la Fondation Gorbatchev) n’a pas disparu, au contraire, mais il a changé de forme et de sens. La dissolution finale de la chape de terreur qui enveloppait la société Soviétique avait tout disloqué et il n’y avait plus de place pour le gradualisme. Des décisions fatales et radicales comme la dissolution de l’URSS et du parti communiste, l’annulation de toutes les condamnations politiques depuis 1917 ou l’ouverture des dossiers des organes de la répression, constituaient une révolution, plutôt « par en haut », annonçant un retour du peuple russe dans le cours de son histoire longue. Mais les « troubles », déjà présents sous Gorbatchev, ont été plus profonds et durables que ce qu’imaginaient les partisans du « choc » et de la rupture rapide.

Cohen, qui, rappelons-le, a immédiatement tiré avantage de l’ouverture des archives de la répression, s’est très vite opposé aux choix économiques des gouvernements d’Eltsine. On a dit que la « thérapie de choc » avait détruit plus de richesses qu’aucune guerre auparavant. Rappelons-le : Boukharine, en 1920, considérait que la guerre, depuis 1914, avait déterminé une « reproduction élargie négative » et un appauvrissement « inouï » qui étaient la base économique de la Révolution Russe. La « transition vers le capitalisme » exigeait-elle un sacrifice encore plus grand ? Un autre choix était possible. Eltsine et son gouvernement avaient reçu des avis des experts de Russie et du monde entier. Beaucoup d’entre eux avaient d’autres propositions que les recommandations de Jeffrey Sachs qui ont été suivies.

Pour un Américain de Princeton, comme Cohen, l’influence de l’administration américaine et de Harvard allait dans le mauvais sens et il devait réagir. C’est ce qu’il a fait dans les médias américains, en engageant le fer contre la « croisade » de ceux qui voulaient trop profiter de leur victoire dans la guerre froide.

À la fin de la Présidence Eltsine, le tableau est sombre. Gorbatchev a attiré moins de 1 % des électeurs. Les « oligarques » s’enrichissent fabuleusement, la majorité de la population s’est dramatiquement appauvrie. Staline redevient une figure populaire… Cohen essaie une dernière fois d’influencer la politique américaine en rejoignant l’équipe de campagne du sénateur Bradley pour les primaires démocrates et en publiant un recueil d’articles. Bradley est et restera un ami de Cohen, mais il ne sera pas Président.

À partir de l’arrivée de Poutine à la Présidence Russe, en 2000, le processus qui conduira Cohen à la marginalisation et à des formes de rejet très violentes est engagé.

En fait, Poutine, dont on n’imagine pas qu’il sera encore Président vingt ans plus tard et au-delà, est jugé assez favorablement par les gouvernements étrangers et par les médias, sinon par l’opinion. Malgré son inquiétante appartenance au monde des « organes » de surveillance et de répression, il semble porteur d’un programme de sortie des « troubles » économiques. Il soutient directement l’intervention américaine en Afghanistan contre les islamistes, qu’il pourchasse, pour sa part en Tchétchénie.

Pour ne prendre qu’un exemple dans tous ses écrits de la période, Cohen analyse brièvement la politique de Poutine dans l’Epilogue de The Victims Return (2010). Il dit simplement que Poutine joue sur des registres contradictoires, néostaliniens et antistaliniens, pour renforcer son régime autoritaire. Certes, Poutine ne respecte que formellement les règles de la constitution en organisant la continuité de son pouvoir sous la Présidence de Medvedev, mais ce respect préserve l’avenir. Il exprime finalement quelque chose qui est répandu dans la population Russe : même quand tout doit changer, on ne renie pas ses ancêtres et en Russie il y en a qui ont été staliniens et d’autres victimes des staliniens…

Poutine, en plus de vingt ans de pouvoir, a incarné une politique de moins en moins acceptable pour les démocrates et de plus en plus dommageable pour le droit international. En 2014, Cohen s’est retrouvé dans son camp en rappelant le souvenir de la présence russe en Crimée ou dans l’Est de l’Ukraine. Qu’il l’ait voulu ou non, ses interventions l’ont entraîné dans des argumentations polémiques lamentables.

Comme Louis Proyect, j’ai détesté surtout celle sur le tir de missile qui a fait exploser un avion de la Malaysian Airline. La responsabilité des mercenaires de la Fédération de Russie, immédiatement presque certaine même s’ils la niaient, pouvait-elle être mise en doute parce que, dix ans plus tôt, un avion russe avait été abattu par un tir ukrainien ? Cohen voulait dénoncer les préjugés nationalistes ukrainiens, les excès de la « démonisation » de Poutine et la méconnaissance de l’histoire russe. Il y avait de quoi faire, mais le débat est resté stérile.

L’indulgence relative du regard de Cohen sur la Russie poutinienne est sans doute une conséquence de sa vision de l’histoire longue de la Russie. Le bénéfice secondaire de l’autoritarisme est une stabilité à laquelle il pense que le peuple Russe doit aspirer après tant de troubles.

L’âpreté des débats et des commentaires dans toute cette période a été telle que Cohen s’est livré parfois à une surprenante défense de son territoire scientifique et politique.

Dans The Victims Return, publié en 2010, il se réfère plusieurs fois à un livre d’Orlando Figes, The Whisperers (Les chuchoteurs). Il remarque en passant que Figes « généralise trop » dans son chapitre VIII sur Le retour, mais que c’est « une contribution de valeur ». Figes, en effet, a une vision de l’histoire russe très différente de celle de Cohen. Il n’a aucune tendance « révisionniste ». Il a gagné sa notoriété en présentant une histoire de la révolution russe de 1891 à 1924 et en ressuscitant des figures oubliées comme le général Broussilov…

En 2012, dans The Nation (11 juin), Cohen et Peter Reddaway écrivent que Figes attribue l’arrêt de l’édition russe des Chuchoteurs aux « pressions politiques » d’un régime qui ne veut pas entendre parler de la terreur stalinienne. Ils réfutent cette explication. Les traducteurs russes de deux maisons d’édition ont renoncé parce qu’ils ont trouvé beaucoup trop d’erreurs (« anachronismes, fausses interprétations, erreurs stupides ou non-sens ») en comparant le texte anglais de Figes à ses sources, les entretiens enregistrés par Mémorial avec des centaines de témoins, surtout des victimes du stalinisme ou leurs parents. Il aurait fallu tout vérifier… Mémorial a regardé à son tour quelques chapitres et confirmé le problème. Stephen F. Cohen et P. Reddaway donnent trois exemples : une phrase de Figes attribuée à la fille d’une personne arrêtée ; une thèse universitaire rédigée par un prisonnier grâce à un « oncle » qui n’existe pas ; une femme innocente qu’il présente comme une « personne de confiance » (un mouchard) de l’OGPU. Ils concluent : « Figes n’a pas été fidèle à la mémoire sacrée des millions de victimes de Staline » et son ouvrage ne peut être lu qu’avec des « précautions considérables ».

Figes répond trois semaines plus tard (2 juillet) avec le minimum d’aigreur. L’éditeur russe ne lui a indiqué qu’une « douzaine » de problèmes, qui ont le plus souvent trouvé une explication écartant l’idée de « faute ». Il reprend les trois exemples donnés par ses critiques. La fausse citation est un mélange fautif (mais fortuit) de fichiers ; il n’a pas « inventé » un oncle du prisonnier, sa fille en parlait ; les emplois dans le goulag qu’avait eu la femme étaient ceux que Soljenitsyne indique pour les « personnes de confiance ». Il affirme avoir été ouvert à toutes les rectifications et remercie Mémorial avec chaleur. Figes ne dit rien sur ce qu’il pense du refus des éditeurs russes d’aller jusqu’au bout du projet, mais il affirme qu’il n’a voulu « offenser » personne ni « insulter la mémoire » de quiconque…

Cohen et Reddaway écrivent qu’ils donnent leurs trois exemples pour que les lecteurs « puissent juger par eux-mêmes la gravité » de l’affaire. Le jury des lecteurs, à mon avis, n’a pas eu de mal pour « juger ». Si traduire, c’est trahir ; traduire et retraduire, c’est trahir deux fois… Faire une version russe d’un dossier russe rédigé en anglais était une source inépuisable de malentendus et, peut-être, une tâche impossible. Cohen aurait mieux fait de s’en tenir à son premier jugement («je ne suis pas d’accord avec tout ce que vous dites, mais je m’instruis ») et ne pas essayer de se poser comme le seul vrai gardien de la mémoire des victimes de Staline.

*

Stephen F. Cohen est parti après presque trente ans de « postcommunisme ». Une période presque aussi longue que celle où il avait tenté de comprendre le « communisme » Russe. S’il avait été zoologiste, il aurait donc eu autant de temps pour examiner l’objet de ses recherches comme une espèce vivante, puis comme un fossile…

Pendant que le communisme « existait », Cohen est de ceux qui ont le plus fait avancer la problématique d’un changement politique possible dans le cadre du système. Il a mis le doigt sur l’existence de forces sociales allant dans ce sens, ainsi que sur les courants idéologiques et politiques correspondants. La figure de Boukharine lui doit sa place parmi les inspirateurs possibles d’un socialisme humaniste et, peut-être, démocratique.

Quand le communisme s’est disloqué, l’hypothèse de sa transfiguration en socialisme humaniste et démocratique s’est évanouie. Cohen s’est concrètement converti à la collecte des vestiges fossiles qui avaient été enterrés dans les archives du régime. Mais il nous a laissé le soin d’exploiter ses découvertes pour voir plus clair dans les origines de l’effondrement de la « foi du XXe siècle ». Peut-être faudra-t-il revenir sur le cas Boukharine pour mieux comprendre l’échec du bolchevisme ?

Paris, le 25 novembre 2020, actualisé le 12 avril 2021.

Photo : Suzanne DeChillo/The New York Times.