Ce 10 mai 2021 constitue le quarantième anniversaire d’un moment singulier de l’histoire politique de la France : le 10 mai 1981 commençait avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République ce qui apparaîtra rétrospectivement comme le compte à rebours de la désillusion. Mais si l’on songe à ce soir-là lui-même, ce qui apparaît est la joie sans mélange du monde du travail, de la jeunesse et de la culture, les cris et les bouteilles que l’on débouche, un immense rassemblement place de la Bastille à Paris malgré les averses : on rit, on danse, on s’embrasse, on chante, on brandit la rose au poing ou le poing nu, on écoute à peine les orateurs qui se succèdent et n’ont d’ailleurs pas grand-chose à dire, tant tout semble avoir été déjà dit. Une certitude règne : c’est une ère nouvelle qui commence. La vie va changer.
On connaît généralement bien ce qui s’est ensuivi : une grosse année de politiques de gauche menées tant bien que mal et non sans ambivalences par un gouvernement de gauche, de premiers reculs dès 1982, et le coup d’arrêt du fameux « tournant de la rigueur » en 1983, puis la succession des alternances entre gouvernements de droite menant des politiques de droite et gouvernements de gauche menant des politiques de droite, jusqu’à l’effondrement en 2017 de ce duopole, avec l’élection d’Emmanuel Macron. Cela ne peut faire oublier, et lui donne au contraire un singulier relief, l’immense enthousiasme populaire qui a suivi l’annonce de ce résultat.
Par contre, ce qui a conduit à ce moment, et lui a donné ses limites, a fait de lui ce qu’il a été et s’est borné à être, est largement tombé dans une sorte d’amnésie collective. En tant qu’années politiques, les années 1970 sont oubliées. Pire, elles sont recouvertes par ce qui a suivi, et la mémoire tend à confondre la victoire de François Mitterrand avec une victoire de l’union de la gauche ou son programme avec le Programme commun ; par suite, son échec est largement considéré dans de larges secteurs de la gauche radicale comme celui de l’union de la gauche elle-même. Que cette union ait pris fin près de quatre ans plus tôt avec l’échec des négociations en vue d’actualiser ce Programme commun est oublié, comme sont oubliées les luttes politiques qui avaient conduit à sa signature en juin 1972, par la mise en œuvre de la stratégie alors élaborée par le parti communiste, et dont la victoire de 1981 marque en définitive l’échec.
Élaborée progressivement depuis la fin des années 1960, cette stratégie de « voie démocratique au socialisme[1] » reposait certes sur l’idée d’une victoire électorale des partis de gauche, mais était loin de s’y limiter dans l’esprit du parti communiste. Elle reposait aussi, outre sur l’existence d’un « programme commun » des partis de gauche, sur la capacité du parti communiste à exercer sur le mouvement populaire en général et sur l’union de la gauche en particulier une « influence dirigeante », dont l’influence électorale n’était qu’un aspect. Se considérant comme « le parti de la classe ouvrière », et comme représentant le courant révolutionnaire du mouvement populaire dont le parti socialiste représentait le courant réformiste, le PCF revendiquait son « influence dirigeante » comme expression du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire. Le fait que, d’un point de vue électoral, le parti communiste était lors de la signature du Programme commun (juin 1972) en situation de force par rapport à ses partenaires[2], ajouté au fait qu’il disposait de fait d’une influence prépondérante au sein de la principale organisation ouvrière, la CGT, dont la plupart des dirigeants étaient non seulement membres du PCF, mais appartenaient pour beaucoup à ses organismes de direction, nationaux ou locaux, avait alors convaincu la direction communiste que la mise en œuvre de leur stratégie, qu’ils continuaient d’élaborer et de préciser, était possible.
Il convient donc de rappeler la manière dont Georges Marchais avait présenté les enjeux du choix du Programme commun aux membres du Comité central qui devaient en ratifier la signature[3]. Le Programme commun, insistait-il, « est un texte sans précédent ». Si des compromis avaient été consentis aux socialistes pour parvenir à un accord, ce n’était pas, expliquait-il, des compromis essentiels ; aucun d’entre eux, précisait-il dans son rapport, ne « porte atteinte […] aux intérêts des travailleurs et du pays » ou aux « devoirs internationalistes » du parti communiste. Surtout, Georges Marchais soulignait que ce programme ne constituait pas un but en soi et que le but du parti communiste en le signant n’était pas de se borner à attendre ensuite d’un gouvernement de gauche qu’il en applique les mesures ; celles-ci étaient conçues pour permettre une dynamique sociale et politique :
« Nous sommes partis de l’idée […] que chaque disposition de ce programme devait être telle qu’elle favorise l’intervention des masses dans le domaine concerné, qu’elle offre un tremplin au mouvement populaire et au développement de son action. Pour nous en effet, les dispositions adoptées ne constituent évidemment pas un point d’arrivée ou, selon l’expression significative de Mitterrand, un « seuil maximum ». Il s’agit au contraire de points de départ pour une puissante action des masses, susceptible d’engager effectivement notre pays dans une étape démocratique nouvelle, ouvrant la voie au socialisme[4]. »
Et d’insister, après avoir rappelé la thèse du XIXe Congrès, tenu en 1970, selon laquelle « la démocratie avancée est une forme de transition vers le socialisme » :
« La question que pose l’adoption de ce programme […] s’inscrit par conséquent dans le cadre de notre lutte révolutionnaire pour le socialisme [5] ».
La direction communiste insiste sur l’enjeu inédit de l’union réalisée autour du Programme commun. Dès lors qu’elle rend possible une victoire de la gauche, susceptible d’enclencher des processus révolutionnaires décisifs, certaines questions ne peuvent pas être mises de côté, en particulier sur la possibilité même de mettre en œuvre cette stratégie :
« Ce que nous devons nous demander, c’est si le moment est bien choisi pour aller vers une telle expérience, si la conjoncture intérieure et extérieure lui est favorable, si elle est de nature à faire progresser notre lutte générale pour la satisfaction des besoins des travailleurs et de tout notre peuple, pour le socialisme. »
Et après avoir évoqué certaines des caractéristiques de l’époque, mettant en évidence la manière dont elles rendent à la fois complexes et possibles les transformations sociales envisagées, il invite le Comité central à réfléchir :
« La question qui se pose ici est donc de savoir si les mesures sur lesquelles nous nous sommes finalement mis d’accord avec le Parti socialiste sont suffisantes pour porter d’emblée un coup sévère à l’appareil de domination de la grande bourgeoisie et pour s’opposer ensuite à [ses] entreprises réactionnaires[6]. »
Cela le conduit à insister sur le caractère hétérogène de l’union de la gauche et sur les caractéristiques du PS, qu’il décrit sans complaisance :
« Nous ne serons pas seuls à la direction des affaires du pays. […] Il s’agira d’appliquer le Programme commun avec le Parti socialiste tel qu’il est. […] Nous n’avons jamais perdu de vue la nature profonde de notre partenaire. Le Parti socialiste représente, dans sa forme organisée, le courant social-démocrate réformiste tel que l’histoire l’a fait dans notre pays. Ses traits permanents en sont, au delà de la volonté réelle ou non de promouvoir des réformes sociales et démocratiques, la crainte que se mettent en mouvement la classe ouvrière et les masses, l’hésitation devant le combat de classe face au grand capital, la tendance au compromis avec celui-ci et à la collaboration de classe[7]. »
Georges Marchais y ajoute de lourdes remarques sur les intentions politiques du Parti socialiste :
« François Mitterrand n’a pas fait mystère de l’intention du Parti socialiste de se renforcer, y compris à notre détriment […]. C’est ce qu’il vient à nouveau de confirmer devant le Congrès de l’Internationale socialiste en déclarant […] que son objectif fondamental était de ”refaire un grand Parti socialiste sur le terrain occupé par le Parti communiste lui-même, afin de faire la démonstration que sur les cinq millions d’électeurs communistes, trois millions peuvent voter socialiste” »
Il explique ainsi qu’il s’agit pour François Mitterrand de ramener l’électorat communiste à un étiage de 15%. Ces positions s’inscrivaient au demeurant dans une ligne stratégique déjà exprimée par le nouveau dirigeant du PS, qui exposait dès 1969 son ambition de créer un « mouvement politique apte à équilibrer d’abord, à dominer ensuite le parti communiste, et à détenir enfin par lui-même, en lui-même, une vocation majoritaire »[8]. Il est clair que Georges Marchais et la direction du PCF sont conscients de cette ambition de leur partenaire, du danger qu’il faudrait donc savoir conjurer :
« La conclusion d’un programme commun, la perspective d’un gouvernement dans lequel le parti socialiste jouerait un rôle important, donnerait à celui-ci des bases dans son effort pour se renforcer à notre détriment, si nous ne faisons pas ce que nous devons faire[9]. »
Force est cela dit de constater que ce « ce que nous devons faire » n’a jamais été explicité – ni fait. Les risques courus étaient pourtant clairs. Marchais y insistait encore : « Ici, au Comité central, nous devons mesurer le plus exactement possible à quoi nous nous engageons[10]. » À cette remarque, il ajoutait :
« L’accord conclu entre notre parti et le Parti socialiste, avec l’enthousiasme et la confiance qu’il ne manquera pas de susciter, peut et doit jouer un rôle de catalyseur sur le mouvement populaire. À ce propos, il faut que le Comité central voie les choses bien en face et en tire les conclusions nécessaires pour son activité, pour l’activité de tout le Parti : Le mouvement populaire a été nécessaire pour arriver à l’accord dont nous discutons aujourd’hui ; eh bien la victoire ne sera remportée qu’à condition que ce mouvement populaire s’amplifie encore considérablement. Dès maintenant, il va falloir faire face à une violente contre-offensive de la réaction. Et en cas de succès aux élections, c’est encore une nouvelle ampleur que le mouvement populaire devra atteindre pour permettre à un gouvernement démocratique de réaliser le Programme commun. Le contenu de classe du Programme commun, son caractère profondément antimonopoliste conduiront en effet les forces réactionnaires à s’opposer avec acharnement à son application. Seul un mouvement de masse extrêmement puissant et en vigilance permanente sera susceptible de les mettre en échec. Adopter le Programme commun, c’est en même temps s’engager à assumer cette responsabilité-là[11]. »
Un choix catastrophique était alors pourtant effectué : celui de ne pas publier les passages les plus délicats de ce rapport dans L’Humanité. Une telle publication s’imposait pourtant. Elle seule aurait permis de favoriser sur les questions soulevées la réflexion collective et la vigilance critique des communistes et plus généralement des travailleurs. Au lieu de cela, ces passages essentiels du rapport resteront secrets – au point que malgré sa publication pourtant presque intégrale dès le lendemain, on parlera ultérieurement non sans raison du « rapport secret » de 1972. Cela ne sera pas sans conséquences politiques : à en cacher les contradictions, on interdit la nécessaire dialectique de la pensée et de l’action.
Ce choix du secret éclaire d’une lumière particulière certaines formules par lesquelles Georges Marchais annonçait les passages essentiels de son rapport : « Ici, au Comité central, nous devons mesurer le plus exactement possible à quoi nous nous engageons », ou encore : « Il faut que le Comité central voie les choses bien en face et en tire les conclusions nécessaires […], pour l’activité de tout le Parti » : une différence essentielle est faite entre la direction et le Parti. On attend de ce dernier qu’il suive une direction sans avoir en main l’ensemble des éléments de réflexion qui ont abouti à ses décisions. On s’interdit ainsi que ces réflexions soient discutées, approfondies et partagées dans le Parti lui-même, et à plus forte raison dans les masses qu’il influence. Cette caractéristique du fonctionnement du Parti jouera vite un rôle important dans l’échec de sa stratégie.
Le PCF comprendra rétrospectivement qu’il a eu tort de cacher les passages de ce rapport mettant en évidence les difficultés à venir, et de ne pas poser publiquement les problèmes qu’il soulevait. Georges Marchais l’exprimera en janvier 1978 dans des termes très forts[12] : « C’est par opportunisme que nous ne l’avons pas publié. »
Le texte intégral du « rapport secret » ne sera rendu public qu’en 1975, en annexe d’un livre du vieux cadre thorezien Étienne Fajon intitulé L’union est un combat[13]. Mais il sera alors bien trop tard : la conception lénifiante d’une « union sans combat » aura entre temps – dans une période scandée par deux campagnes électorales – forgé les pratiques et les habitudes de pensée, non seulement, pour partie, des communistes eux-mêmes, mais encore et surtout de larges proportions des masses qu’ils pouvaient influencer.
Aux élections législatives de mars 1973, les candidats d’union de la gauche, sur la base du Programme commun dont ce scrutin était la première épreuve du feu (et dont on ne rappellera jamais assez à quel point son contenu était avancé, s’il faut le comparer aux plus radicaux des programmes de gauche d’aujourd’hui…) recueillent au premier tour 42,9% des voix : 21,3% pour le PCF, 19,9% pour le PS et 2,8% pour le MRG. Le PSU de Michel Rocard obtient par ailleurs 2%, et les divers candidats d’extrême-gauche 1,3%. On voit que déjà, l’influence électorale du PCF est devenue inférieure à celle de ses alliés. Le piège mis en évidence dans le « rapport secret » de 1972 commence à se refermer.
Au scrutin suivant, l’élection présidentielle de 1974, François Mitterrand obtient 43 % des voix au premier tour, et 49,2 % au second. C’est dans la classe ouvrière et dans la jeunesse que le succès est le plus net. Le « candidat commun du Programme commun » recueille au premier tour 48% des voix des électeurs âgés entre 21 et 35 ans, et 58% de cette catégorie au second tour. Des enquêtes établissent que si la majorité avait été à 18 ans, il aurait été élu. Pour les ouvriers, les chiffres sont de 60% au premier et 71% au second tour. On a bien affaire à un vote de classe ; l’époque n’est pas encore aux mots d’ordres individualistes de « chacun ses idées ». Les communistes y verront la « naissance d’une majorité[14] ».
Pourtant, très vite, ils mesurent l’ampleur du désastre qui s’annonce : des « états généraux du socialisme » voient entrer à la direction du PS des personnalités hostiles au contenu du Programme commun, comme Jacques Delors ou Michel Rocard, et surtout, diverses élections partielles renforcent ce qui n’apparaissait alors qu’en demi-teinte : c’est le PS qui est le grand bénéficiaire, en termes électoraux, de l’union de la gauche. Le fait d’avoir un programme commun avec le parti communiste le marque bien à gauche, sans qu’il soit lesté par l’image de moins en moins flatteuse de l’Union soviétique, dont le PCF peine à se détacher à travers maintes contradictions avec les premiers balbutiements de l’eurocommunisme. L’ambition des communistes tend à se limiter à être « les meilleurs défenseurs du Programme commun », ce qu’ils sont sans doute entre autres par sa diffusion massive[15]. Cette attitude est favorisée par la théorisation de la voie démocratique au socialisme comme un processus par « étapes » : le PCF tend à se concentrer sur la première de ces étapes, qu’il qualifie de « démocratie avancée » et correspond à l’application du Programme commun. Cette polarisation sur le programme favorise l’opportunisme dans la pratique quotidienne, et débouche en définitive sur l’électoralisme. Mais cet électoralisme lui-même échoue : il n’empêche pas l’électorat qui se porte sur la gauche de voter pour ce programme à travers les candidats socialistes. Dans le débat public, l’expression « Programme commun » est souvent synonyme de « union de la gauche ».
C’est dans ces circonstances que fin 1974 le PCF va infléchir sa politique, se faisant plus critique à l’égard de son allié, accusé de « virer à droite ». Pierre Juquin ironisera dans ses mémoires[16] :
« En juin, Georges Marchais a laissé entendre au Comité central que la question fondamentale n’était pas de savoir qui du PS ou du PCF serait le plus fort, à quelques pour cent près. Maintenant il sermonne quiconque répète ces paroles. »
Et de fait la position de Georges Marchais s’est bel et bien modifiée de façon radicale, allant au-delà même de ses mises en gardes de 1972. En novembre 1974, il dira devant le Comité central :
« Si on cédait et que l’on n’obligeait pas le PS à la fidélité dans les alliances, nous provoquerions, même si on l’emportait dans ces conditions, des désillusions et on ferait reculer le mouvement ouvrier chez nous de cinquante ans au moins. C’est ça l’enjeu de la bataille »[17].
La crainte d’un recul considérable qui s’exprime ainsi sera le véritable pivot expliquant les évolutions, les hésitations, les inflexions de la politique du PCF pendant toute la fin de la décennie. Après avoir construit sa stratégie dans la perspective d’avancées et de victoires électorales continues, la PCF commence, pour au moins certains de ses militants et dirigeants, à dessiner une perspective pessimiste, celle d’un échec qui ne soit pas seulement électoral, sur lequel il serait toujours possible de rebondir, mais proprement stratégique, même en cas de succès électoral. Car si la mise en œuvre apparemment sans faute de sa stratégie aboutit à un tel recul des perspectives révolutionnaires, c’est que cette stratégie elle-même demande à être revisitée – ou à tout le moins que demande à l’être la manière dont elle a été comprise et pratiquée, dont elle a suscité mots d’ordres et choix tactiques.
Les préoccupations en apparence contradictoires du parti communiste se précisent dans les années qui suivent : celle de maintenir l’union de la gauche et d’y retrouver une influence dirigeante ; celle de se dégager du carcan soviétique ; celle de se renforcer en tant que courant révolutionnaire de la gauche ; celle de contribuer au développement des luttes sociales ; celle d’apparaître comme défenseur intransigeant des libertés publiques ; celle de se donner une image crédible de « parti de gouvernement ». L’équilibre de ces préoccupations se concrétisera à son XXIIe congrès en 1976, qui renforcera certes son prestige et lui vaudra un impressionnant flux d’adhésions mais ne suffira pas à faire disparaître les conséquences du « tournant opportuniste » des deux ans et demi qui ont suivi la signature du Programme commun et donné la tonalité à deux campagnes électorales. En témoignent les élections cantonales de 1976 où le parti communiste évite certes, sans doute du fait de l’écho réel rencontré par son récent congrès, la catastrophe annoncée par les sondages, et maintient en gros son étiage électoral, mais doit constater que le report de voix de l’électorat socialiste sur les candidats communistes arrivant au second tout est mauvais : cela dénote que ce n’est pas d’abord le contenu du Programme commun qui attire une part importante de la gauche, mais la simple volonté d’une possible alternance politique. Si la gauche est majoritaire, c’est avec un PS qui a désormais dépassé son partenaire et s’affranchit du contenu du Programme commun.
En 1977, un scrutin national décisif est qualifié par Le Monde de « raz de marée » pour la gauche, qui recueille, avec une participation élevée, plus de 50% des suffrages aux élections municipales. C’est la première élection générale où elle se trouve majoritaire depuis le début de la Ve République[18]. La gauche emporte en particulier un grand nombre de grandes villes. Sur les 221 communes de plus de 30.000 habitants, 153 lui reviennent à l’issue du scrutin : 72 au PCF et 81 au PS. Pour tous les observateurs, les élections suivantes – les législatives de 1978 – semblent imperdables par la gauche. Mais l’embellie est de courte durée, et les choses s’enchaînent ensuite très vite.
Trois questions angoissent les communistes, deux de façon explicite, une de façon souterraine. La première est celle de la prise de distance du parti socialiste à l’égard du contenu du Programme commun ; la deuxième est celle de ce contenu lui-même : écrit avant les premières manifestations de la crise économique, il doit selon eux être actualisé. La troisième, lancinante, est l’inversion des rapports de force au sein de la gauche, même amortie par le résultat des élections municipales. La stratégie du parti communiste a été conçue dans l’idée qu’il demeurait dominant à gauche, mais sa mise en œuvre, en particulier entre 1972 et 1975 le lui a fait perdre de vue. Son « influence dirigeante » est passée du statut de réalité en construction à celui d’objectif de plus en plus improbable. Et alors que sa polarisation sur le programme en est l’une des causes, puisqu’il partage ce programme avec ses partenaires, c’est à ce programme lui-même et à son actualisation qu’il se raccroche désespérément.
Les négociations pour l’actualisation du Programme commun échoueront de manière définitive le 22 septembre 1977. L’un des points de cristallisation de cet échec porte sur la liste des entreprises à nationaliser, une fois l’accord réalisé sur les groupes concernés : les socialistes estiment que nationaliser les holdings et sociétés mères suffit. Les communistes estiment nécessaire la nationalisation de toutes les filiales majoritaires pour permettre d’y imposer de nouveaux critères de gestion et de nouveaux droits d’intervention pour les salariés. Ils cherchent à populariser leurs positions et à mobiliser les travailleurs sur cette question, mais à l’approche d’une échéance électorale décisive, ceux-ci trouvent ces débats byzantins : la question des filiales à 51 % les intéresse moins que celle d’une gauche à 51 %. Le piège de l’électoralisme est refermé. Les exigences du parti communiste apparaissent dans son électorat (et parmi ses membres eux-mêmes) comme des obstacles à la victoire électorale. Le parti communiste apparaît donc comme responsable de la rupture[19]. Les conditions de cette rupture sont d’ailleurs assez obscures et nécessiteraient de longs développements[20]. Mais le fait est que toutes les tentatives de la part du PCF de reprendre les négociations échoueront : le parti socialiste a tourné la page. Lorsque, quelques jours après le 22 septembre, Pierre Juquin se rendra au siège du parti socialiste pour tenter de fixer la date d’une nouvelle rencontre, François Mitterrand lui dira simplement : « Ne perdez pas votre temps, laissez tout cela. Le Programme commun n’existe plus. »[21]
De fait, François Mitterrand et le PS[22] n’avaient jamais accordé une grande importance au contenu du Programme commun : ce qui leur importait le plus était l’existence d’une alliance électorale. C’est d’ailleurs ce qui avait permis l’intégration de Michel Rocard à sa direction. À l’inverse, le PCF s’y attachait comme à une planche de salut, en contradiction avec ses élaborations sur les luttes et dynamiques sociales nécessaires aux changements révolutionnaires, au-delà des limites du seul programme. C’est ainsi qu’il n’avait par exemple jamais accepté d’envisager une union de la gauche « à la base » ou la création de comités d’union de la gauche.
La rupture de l’union de la gauche débouchera sur sa défaite lors des élections « imperdables » de 1978, que le PCF se refusera à considérer comme étant la défaite de sa propre stratégie. Il s’efforcera au contraire de l’attribuer à la « faute exclusive » du parti socialiste, sans interroger ce qui, dans son propre comportement avait pu rendre possible ce résultat. Il va en résulter au sein du PCF un débat houleux dont il ne se remettra pas. On a souvent considéré ce débat comme une simple fronde des « intellectuels » du Parti, mais c’est jusqu’au tréfonds de son organisation que se manifestent le trouble, la contestation, les interrogations critiques – en particulier sur le fonctionnement du Parti et sa démocratie interne. La direction consacrera beaucoup d’énergie à les brider. Là où les travailleurs et les militants communistes sont effondrés par la défaite la direction du PCF insiste sur l’idée que l’on a évité une issue social-démocrate à la crise, et qu’il sera possible de repartir d’un bon pied. Elle expliquait depuis un an que la bourgeoisie avait désormais deux fers au feu, deux issues pour maintenir sa domination : le maintien du pouvoir giscardien ou son remplacement par un pouvoir socialiste libéré du Programme commun et de son alliance avec les communistes. En l’état des rapports de forces à gauche, c’est selon l’équipe dirigeante à cette deuxième solution qu’aurait abouti la victoire de la gauche aux élections législatives…
Si, après la « non-victoire » à ces élections, le PCF cherche à renouveler sa stratégie, c’est dans le cadre de la crise qui le secoue. Ses élaborations sur ce qu’il faudrait faire dans la nouvelle situation restent à l’ombre des débats sur ce qu’il aurait fallu faire dans la situation précédente. La stratégie de rechange à laquelle s’attache la direction, centrée sur une perspective « autogestionnaire » dans une situation où aucune victoire électorale ne lui semble possible dans un avenir prévisible est de peu d’effet sur les réflexions des militants, et de moins d’effet encore sur sa sphère d’influence.
Le déclin commence paradoxalement au moment même où le parti communiste atteint le sommet historique de ses forces organisées, avec environ 550.000 adhérents, les départs et démissions étant depuis des années plus que largement compensés par des vagues importantes d’adhésions. Entre 1968 et 1978, ce sont plus de 800.000 personnes qui ont adhéré au PCF. Ces effectifs sont toutefois hétérogènes : ce n’est pas sur les mêmes bases, dans les mêmes contextes, pour les mêmes raisons que ces adhésions ont été réalisées. Le Parti apparaît comme un mille-feuille où coexistent à tous les échelons des militants d’avant 1968, d’autres ayant adhéré dans la foulée des évènements de cette année de lutte et dans les combats pour le Programme commun, d’autres en écho à la signature de ce programme – à l’époque du « tournant opportuniste » – d’autres au moment des campagnes faisant de l’union un « combat » et où le Parti insistait sur ses différences de fond avec le PS, d’autres par enthousiasme pour le XXIIe congrès et la dénonciation par le PCF des dérives des pays de l’Est, d’autres quand il s’agissait de sauver l’union par l’actualisation du Programme commun, d’autres en soutien aux communistes après la rupture… La situation nouvelle les laisse tous dans l’incertitude.
Lorsque survient l’élection présidentielle de 1981, c’est un parti communiste dépourvu de stratégie adaptée qui doit opérer ses choix. Depuis deux ans, son discours critique à l’égard du parti socialiste est devenu d’une violence constante. Il s’est enferré dans diverses dérives (par exemple par des campagnes contre l’immigration), et son appel aux luttes se heurte à leur décrue : alors que le mouvement social s’était développé de façon continue pendant toute la période du Programme commun, lorsque la perspective d’une alternative politique était crédible, voire certaine, il s’affaiblit de manière brutale après 1978. La direction du Parti pense que la candidature de Georges Marchais à la présidentielle, largement perçue comme candidature contre François Mitterrand lui permettra de renverser la tendance des rapports de forces à gauche. Le soir du premier tour, c’est la douche froide : avec 15 % des voix, le candidat communiste est largement au-dessous des estimations les plus pessimistes, pour ne pas parler des objectifs ou des espérances.
On connaît la suite. Malgré une pitoyable tentative occulte de la direction de faire voter Giscard pour éviter un triomphe de Mitterrand, l’électorat communiste reporte massivement ses voix sur le candidat socialiste au second tour, comme une bonne partie l’avait fait dès le premier. Même les travailleurs convaincus par la justesse des critiques adressées par le parti communiste à son ancien allié ont souvent voté Mitterrand dès le premier tour, la possibilité d’une alternative l’emportant sur toute autre considération, et le candidat socialiste ayant pris soin, dans ses 110 propositions, de reprendre sinon le contenu du Programme commun mais une part de ses mesures les plus spectaculaires et l’essentiel de sa rhétorique de gauche. La victoire de François Mitterrand signe un nouvel échec de la stratégie, désormais obsolète, poursuivie depuis plus de dix ans par le PCF. Dans le « combat » de l’union, c’est Mitterrand qui a gagné son pari : ramener le PCF à 15 % des voix, le dominer largement, le réduire à une force d’appoint de sa propre politique. Cette victoire n’est pas celle de l’union de la gauche : elle en est même le contraire.
C’est un parti communiste navigant désormais à vue qui se bat pour obtenir du nouveau Président quelques miettes ministérielles dont il est trop heureux de lui faire l’aumône, s’offrant au passage le petit plaisir de refuser l’entrée de Georges Marchais lui-même au gouvernement. N’ayant jamais envisagé une participation minoritaire – et en l’espèce presque marginale – au gouvernement, le PCF fait assaut de solidarité gouvernementale inflexible. Charles Fiterman, qui avait été dans la période précédente le principal tenant de la ligne « autogestionnaire » fondée sur le développement de luttes pied à pied pour une alternative construite à la base, devient comme ministre d’État, ministre des transports, un frein à tout développement des luttes, en particulier à la SNCF. Les communistes accompagnent les ralentissements progressifs de la politique de réformes entreprise dans les premiers mois du septennat. Lorsqu’il arrivera au PCF de hausser le ton, François Mitterrand froncera les sourcils : « Vous ne pouvez pas avoir un pied dans le gouvernement et un pied dehors ! » Invariablement, Georges Marchais répondra « Nous avons les deux pieds dedans. » Une pensée stratégique qui aurait intégré la possibilité d’être minoritaire dans une union de la gauche lui aurait permis de répondre au contraire que si, les communistes étaient à la fois dedans et dehors, et que si cela ne convenait pas au gouvernement, il pouvait toujours les en exclure… Ce n’est que plusieurs mois après le « tournant de la rigueur », et après une dernière tentative d’obtenir un « grand ministère » économique dans le gouvernement Fabius que, en 1984, suite à des résultats désastreux aux élections européennes (11,1%, talonné par un Front National à 10,9%), les communistes quitteront le gouvernement, continuant dans les décennies suivantes à naviguer à vue, sans stratégie alternative à celle qui s’était fracassée en 1977-1978.
L’illusion avait grandi tout au long des années 1970 qu’il suffisait d’une victoire électorale pour changer la vie. Les propos de Georges Marchais en novembre 1974 prennent dès lors une portée dramatique : « Nous provoquerions, même si on l’emportait dans ces conditions, des désillusions et on ferait reculer le mouvement ouvrier chez nous de cinquante ans au moins ». C’est chose faite avec le 10 mai 1981.
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Illustration : photo André Perlstein, à Paris le 4 décembre 1972.
[1]Les principales étapes de cette élaboration sont le Manifeste du Comité central « Pour une démocratie avancée, pour une France socialiste », connu sous le nom de Manifeste de Champigny (éditions du PCF, décembre 1968), Le Défi démocratique (Georges Marchais, Grasset, 1973), et le XXIIe Congrès du PCF (Cahiers du communisme, mars 1976, dans lequel la formule « voie démocratique a socialisme » devient centrale.
[2]Lors des élections législatives de juin 1968, marquées par un recul sensible de l’ensemble de la gauche, le PCF obtient 20,5% des voix, contre 16,5 % pour la FGDS (regroupement des courants socialistes) et 4% pour le PSU. Lors du scrutin présidentiel de 1969, qui avait vu deux candidats de droite (Alain Poher et Georges Pompidou) s’opposer au second tour, le candidat du PCF Jacques Duclos obtient 21,7% et manque de peu de passer au second tour, le candidat socialiste Gaston Defferre n’en récolte que 5%, suivi par Michel Rocard, pour le PSU (3,6% ) et Alain Krivine pour la Ligue Communiste (1%).
[3]Georges Marchais, Rapport au Comité central du 29 juin 1972, annexe à Étienne Fajon, L’union est un combat, Éditions Sociales, 1975.
[4]Ibid.
[5]Ibid.
[6]Ibid.
[7]Ibid.
[8]François Mitterrand, Ma part de vérité, Fayard, 1969.
[9]Georges Marchais, Rapport au Comité central du 29 juin 1972, loc. cit.
[10]Ibid.
[11]Ibid.
[12]TF1, 12 janvier 1978, émission L’Événement. Propos rapportés par Yves Vargas et Gérard Molina, Dialogues à l’intérieur du parti communiste, Maspéro, 1978.
[13]Étienne Fajon, L’union est un combat, op. cit.
[14]Jean Le Lagadec et Michel Cardoze, 49 %, naissance d’une majorité, Éditions Sociales, 1974.
[15]Avec plus d’un million d’exemplaires vendus dans la version publiée par les Éditions Sociales, préfacée par Georges Marchais, le Programme commun est sans doute le programme le plus diffusé dans l’histoire politique de la France.
[16]Pierre Juquin, De battre mon cœur n’a jamais cessé, L’Archipel, 2006.
[17]Réunions du Comité central du PCF 1921-1977 – État des fonds et des instruments de recherche, tome 4, 1965-1977, Fondation Gabriel Péri et Département de la Seine-Saint-Denis, dir. Guillaume Nahon, préface de Jean Vigreux.
[18] Les élections cantonales de 1976, à l’issue desquelles la gauche était également majoritaire, ne concernaient que la moitié des cantons.
[19]Georges Séguy, alors membre du Bureau politique et secrétaire général de la CGT, dira que si l’on avait dû consulter les militants et dirigeants de la CGT, une grande majorité, qu’il évalue aux alentours de 85 %, aurait préféré un accord « au rabais » à la rupture – et reprochaient donc à la direction communiste les choix qu’elle avait faits. Propos exprimés dans le documentaire de Marcel Trillat et Maurice Failevic L’Atlantide, une histoire du communisme, production et diffusion Arturo Mio, Rouge Productions et France Télévisions, 2010.
[20]Évacuons ici la thèse souvent émise d’une « main de Moscou » derrière l’attitude du PCF : il s’agit là d’un fantasme sans fondement. L’échec des négociations intervient même à un moment où les tensions sont maximales entre communistes français et soviétiques, à la limite de la rupture.
[21] Pierre Juquin, De battre mon cœur n’a jamais cessé, op.cit.
[22]À l’exception de son courant le plus à gauche, le CERES, animé par Jean-Pierre Chevènement et Georges Sarre.