À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps publie du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour.
***
À l’ouest
De Neuilly à Clichy, des canonnades, des engagements ont lieu sans modifier les positions respectives.
Au sud
La situation empire, les forts de Montrouge et de Bicêtre ont été très violemment bombardés par les Versaillais. Vanves, Issy et toute la région environnante, ne cessent d’être couverts d’obus ; le peu d’habitants qui restent se décident à déménager.
Dans la matinée de mercredi, le découragement a monté parmi la garnison du fort de Vanves, composée de cent cinquante gardes nationaux et quarante artilleurs restés sur des ruines où elle ne pouvait que se faire massacrer. Le refus de négocier des officiers versaillais empêche l’évacuation totale du fort.
Le journal bonapartiste Le Gaulois, interdit à Paris, qui reparaît à Versailles, estime les pertes des fédérés à 350 à 400 hommes par jour depuis les cinq dernières semaines, soit en tout environ 8000 prisonniers et 6000 tués ou blessés.
Le commandant Gallien, du 558e bataillon, qui commandait la redoute du Moulin-Saquet, le soir de sa prise par les troupes de Thiers, vient d’adresser, de Versailles où il est prisonnier, un mémoire justificatif de sa conduite lors de l’attaque par les Versaillais. Ce mémoire, écrit en prison, sur un chiffon de papier, est arrivé à Paris dans un paquet de linge sale qu’on renvoyait aux familles des prisonniers. Le commandant repousse énergiquement l’accusation de trahison, et du fond de son cachot proteste de son dévouement à la République et à la Commune.
Les zouaves de la République
Aux hommes de cœur.
Citoyens,
Au moment où les gardes nationaux, défenseurs de la République et de la Commune, tombent sous le plomb des assassins de Versailles, malgré leur titre inviolable de prisonniers de guerre, nos cœurs ont bondi d’indignation, et nous jetons au milieu de vous, citoyens, notre cri patriotique : Vengeance ! Aidez-nous à l’assurer complète.
Et vous, enfants de la Commune de Lyon, venez à nous pour combattre sous le drapeau que les premiers vous avez arboré.
L’habillement, la solde et les vivres sont assurés aussitôt après l’enrôlement, armes à tir rapide ; les hommes inscrits à l’avance faisaient tous parties des anciennes compagnies de francs-tireurs.
Même solde que la garde nationale.
Le décret de la Commune relatif aux veuves, orphelins et blessés est applicable aux zouaves de la République.
Les bureaux pour l’enrôlement sont situés :…
Le traité fixe les dispositions juridiques et tranche certains détails de la fin de la guerre, après l’armistice du 28 janvier dernier et les préliminaires du 26 février. Il entérine l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace et une partie de la Lorraine. La France perd 14 470 kilomètres carrés, 1 597 000 habitants, 20 % du potentiel minier et sidérurgique.
L’indemnité de guerre de cinq milliards (au lieu des six demandés au départ) de francs-or est à verser en trois ans. En gage de ce paiement, les Allemands occupent six départements du Nord et Belfort jusqu’au paiement complet de la somme.
Le gouvernement parle d’émettre un emprunt public pour payer cette indemnité.
Le journal Le Père Duchêne mène campagne contre la Commune et le Comité de Salut Public, qu’il appelle les « jolis cocos » qui « déshonorent la Commune ». Comme ils n’ont « rien foutu », il va même jusqu’à demander une réélection. Il entretient un climat de contestations virulentes, une menace d’en appeler au peuple.
Vers midi, Rossel arrive place de la Concorde où sont réunis quelques bataillons. Le chef de légion Combatz, au courant de ce qui se trame, certifie que tout est prêt et que ses hommes sont « dans les meilleures intentions ». À une heure, quelques milliers d’hommes seulement sont là. Rossel qui avait compté sur une troupe beaucoup plus nombreuse, déclare qu’il n’y a pas assez d’hommes pour tenter l’aventure. Il décide de se rendre seul à l’Hôtel de Ville pour juger de l’état d’esprit de la Commune. Il part, alors que selon Gaston da Costa, le nombre d’hommes augmentait, il estime qu’il y avait quinze mille homme disponibles une heure après.
L’arrivée de Rossel à la Commune soulève une véritable tempête. Il est défendu avec passion par son complice et ami Charles Gérardin, ancien membre du Comité de salut public non réélu, qui déclare vouloir partager son sort, quel qu’il soit.
Dans la séance de ce jour, la Commune a décidé :
1° Le renvoi devant la cour martiale du citoyen Rossel, ex-délégué à la guerre ;
2° La nomination du citoyen Delescluze aux fonctions de délégué à la guerre.
La Commune de Paris
Rossel est arrêté, Avrial est commis à sa garde dans la petite pièce qui sert de salle de délibération au Comité de salut public. Charles Gérardin s’offre pour le garder, ils en profitent pour fuir tous les deux en sautant dans un fiacre. Rossel trouve refuge au boulevard Saint-Germain où il reçoit de nombreux amis, notamment Vermersch du Père Duchêne. Les recherches faites immédiatement pour retrouver les fugitifs sont vaines, ont-elles été sérieuses ?
Ainsi finit cette conspiration hasardeuse.
La décision de nommer le citoyen Delescluze comme délégué à la guerre remet l’autorité militaire sous l’autorité de l’autorité civile. S’il est très respecté par tous les membres de la Commune, il ne possède aucune compétence particulière dans les questions militaires. Comment vont s’équilibrer les pouvoirs respectifs du Comité central de la Garde Nationale, du nouveau Comité de salut public institué la veille et ceux du nouveau délégué à la guerre ?
D’abord clerc d’avoué, républicain actif, il est blessé en décembre 1830 lors d’une manifestation, arrêté en 1834, puis exilé. Il rentre en France comme journaliste en 1840, est condamné pour un article. Le 25 février 1848, il proclame la république à Valenciennes, est nommé commissaire du gouvernement provisoire pour le département du Nord. En novembre 1848, il fonde à Paris le journal La Révolution démocratique et sociale et crée une société « La Solidarité républicaine » regroupant les républicains radicaux et les socialistes. Il est condamné pour ses articles à de multiples reprises.
Il s’exile, revient en France en 1860 et fonde un nouveau journal, Le Réveil, qui définit le socialisme en 1870 comme un « ensemble de recherches préparant l’émancipation intégrale des travailleurs ». Il se dresse contre la guerre de 1870, ce qui lui vaut une nouvelle condamnation à 18 mois de prison.
Il dénonce très vite les faiblesses du gouvernement du 4 septembre, il est à nouveau emprisonné. Élu de Paris à l’Assemblée nationale le 8 février (8e sur 43) il vote contre le projet de loi sur les préliminaires de paix.
Sa participation à la Commune était logique. Il est élu dans les XIe et XXe arrondissements, il choisit de représenter le premier, tout en démissionnant de l’Assemblée nationale. Il y joue un rôle de lien entre tous les courants, par son autorité et son comportement. Sa santé est mauvaise, il a été absent des réunions de fin avril au 5 mai à cause d’une laryngite aiguë, il est animé d’une foi inébranlable qui lui donne une force morale indiscutable.
Il publie une déclaration sur sa nomination :
À la garde nationale.
Citoyens,
La Commune m’a délégué au ministère de la guerre ; elle a pensé que son représentant dans l’administration militaire devait appartenir à l’élément civil. Si je ne consultais que mes forces, j’aurais décliné cette fonction périlleuse ; mais j’ai compté sur votre patriotisme pour m’en rendre l’accomplissement plus facile.
La situation est grave, vous le savez ; l’horrible guerre que vous font les féodaux conjurés avec les débris des régimes monarchiques vous a déjà coûté bien du sang généreux, et cependant, tout en déplorant ces pertes douloureuses, quand j’envisage le sublime avenir qui s’ouvrira pour nos enfants, et lors même qu’ils ne nous serait pas donné de récolter ce que nous avons semé, je saluerais encore avec enthousiasme la Révolution du 18 mars, qui a ouvert à la France et à l’Europe des perspectives que nul de nous n’osait espérer il y a trois mois. Donc, à vos rangs, citoyens, et tenez ferme devant l’ennemi.
Nos remparts sont solides comme vos bras, comme vos cœurs ; vous n’ignorez pas d’ailleurs que vous combattez pour votre liberté et pour l’égalité sociale, cette promesse qui vous a si longtemps échappé, que si vos poitrines sont exposées aux balles et aux obus des Versaillais, le prix qui vous est assuré, c’est l’affranchissement de la France et du monde, la sécurité de votre foyer et la vie de vos femmes et de vos enfants.
Vous vaincrez donc, le monde qui vous contemple et applaudit à vos magnanimes efforts, s’apprête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut pour tous les peuples.
Vive la République universelle !
Vive la Commune !
Le délégué civil à la guerre,
DELESCLUZE.
Paris, le 10 mai 1871.
Le Comité de salut public,
Vu l’affiche du sieur Thiers, se disant chef du pouvoir de la République française ;
Considérant que cette affiche, imprimée à Versailles, a été apposée sur les murs de Paris par les ordres de M. Thiers ;
Que, dans ce document, il déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles ;
Qu’il y est fait appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l’impossibilité absolue de vaincre par les armes l’héroïque population de Paris,
ARRETE :
Art. 1er. Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins de l’administration des domaines.
Art. 2. La maison de Thiers, située place Georges, sera rasée.
Art. 3. Les citoyens Fontaine, délégué aux domaines, et J. Andrieu, délégué aux services publics, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution IMMÉDIATE du présent arrêté.
Les membres du Comité de salut public.
ANT. ARNAUD, EUDES, F. GAMBON, G. RANVIER
On a du mal à comprendre l’utilité de cette décision que certains appellent une étourderie. En quoi peut-on penser qu’elle peut être une pression d’une quelconque efficacité, elle s’apparente plus à une vengeance absurde qui n’a même pas l’objectif de triompher.
Une délégation de la Commission de Conciliation de l’Industrie, du Commerce et du Travail, représentant 109 corporations et associations industrielles, ouvrières et autres, a remis à la Commune le rapport qui présente le résultat de ses entrevues avec le gouvernement à Versailles. Rien de bien neuf, Thiers exige une démission de la Commune et son remplacement par un conseil municipal selon la nouvelle loi, désarmement de la garde nationale (armes déposées dans les arsenaux d’arrondissement, où elles resteraient à la disposition et sous la garde des bataillons).
Le décret sur les ateliers abandonnés du 16 avril dernier prévoit une commission d’enquête instituée par les chambres syndicales. Les réunions préparatoires s’organisent.
Aujourd’hui une réunion à la Bourse pour nommer des déléguées dans chaque corporation et arriver à la constitution de chambres syndicales, d’une chambre fédérale et d’ateliers corporatifs était convoquée par le Comité central de l’« Union des femmes pour la défense de paris et les soins aux blessés ». On n’en connaît pas encore les résultats.
Le Journal Officiel publie l’appel suivant :
Commission d’enquête et d’organisation du travail.
Les délégués des syndicats de toutes les corporations ouvrières des deux sexes se réuniront pour la première fois, dimanche 15 mai, à une heure de relevée, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, n° 62, à l’ex-ministère des travaux publics.
ORDRE DU JOUR
Vérification des pouvoirs des délégués ; nomination d’une commission exécutive permanente ; nomination d’une commission chargée d’élaborer un projet de règlement intérieur.
Les corporations qui n’ont pas encore envoyé de délégués sont invitées à s’y faire représenter le plus tôt possible.
Nous engageons particulièrement les citoyennes, dont le dévouement à la révolution sociale est d’un si précieux concours, à ne pas rester étrangères à la question si importante de l’organisation du travail.
Que les diverses professions de femmes, telles que lingères, plumassières, fleuristes, blanchisseuses, modistes, etc., se constituent en syndicat, et envoient des déléguées à la commission d’enquête et d’organisation du travail.
Pour tous les renseignements, s’adresser à la permanence, rue
Saint-Dominique-Saint-Germain.
Pour les délégations présentes : Delahaye, L. Martin, Chaumont, Albouse.
Il est remis par la Commission fédérale des artistes (peintres, sculpteurs et graveurs en médailles, architectes, graveurs et lithographes, artistes industriels), au citoyen Vaillant, délégué à l’instruction publique.
Le but poursuivi par ces propositions est, en abandonnant radicalement le principe autoritaire, un meilleur emploi des fonds, la suppression du favoritisme, l’application des principes démocratiques réalisant l’idéal de justice : l’art par la liberté.
Le rapport propose
– la suppression du budget de l’École des beaux-arts, de l’École de Rome et d’Athènes, et de la section des beaux-arts de l’Institut, « l’art étant l’expression libre et originale de la pensée, il en résulte, au point de vue de l’enseignement que toute direction officielle imprimée au jugement de l’élève est fatale et condamnée ». L’aspirant artiste doit acquérir les connaissances élémentaires et pratiques qui lui permettent de traduire sûrement ses sensations. Elles seront données par des écoles communales d’art professionnel.
– l’annulation du budget des expositions décidée par l’administration, considérant que l’administration des expositions doit appartenir aux intéressés qui en feront les frais et en recueilleront les bénéfices.
– l’augmentation du budget des fêtes publiques.
– la diminution des effectifs du service d’architecture de la ville de Paris, le faisant passer de 250 agents à 25, plus un architecte d’entretien par arrondissement. Les monuments à exécuter seront confiés, après concours, à un architecte dont les honoraires sont fixés dans le rapport.
Dans l’église Notre-Dame-de-Plaisance
L’église a été fermée le 6 mai et aujourd’hui s’y ouvre le club dit des Gardes fédérés. À l’ordre du jour : « Des moyens de défendre Paris ». On y a abondamment parlé de poudre et de bombes.
Dans l’église Saint-Séverin
Un nouveau club s’est ouvert ce soir : 2000 personnes ont assisté à la première séance. Parmi les orateurs et principaux responsables on trouve : Jean Allemane, Marc Francfort, Armand Janssoulé, Achille Martin, Léon Rey, Jean Trohel et quelques femmes comme Fornarina de Fonseca. Le drapeau rouge est fiché au côté gauche de la chaire et agité avant de se séparer.
Dans l’église Sainte-Élisabeth
Le curé et le premier vicaire, menacés d’arrestation le 1er mai sont finalement laissés en liberté.
Le club est une émanation de celui de Notre-Dame-des-Champs devenu trop important.
Les offices continuent à être célébrés dans la chapelle de la Vierge dans la journée. Le soir, on se contente de fermer les chapelles, les chandeliers, les crucifix restent sur les autels, et les bouquets au pied des statuettes.
Dans la partie droite de l’église se tient le club, à majorité des femmes.
Aujourd’hui, un orateur s’écrie : « Avant toute chose il faut nous débarrasser de la race ignoble des prêtres. Que chacun de nous en tue un, et demain il n’y en aura plus. »
■ Le Journal officiel précise les prix et conditions de vente de la viande de bœuf et de mouton, et précise que les citoyens marchands bouchers ne pourront mettre qu’un quart d’os par livre de viande, et que tout acheteur a le droit de faire désosser sa viande s’il prétend qu’il y a trop d’os dans le morceau.
■ Dans le XIe arrondissement les membres de la Commune, persuadés que les principes de la Commune sont établis sur la moralité et le respect de chacun, que les femmes de mauvaise vie et les ivrognes sont chaque jour un spectacle scandaleux pour les mœurs publiques, veulent réprimer ces désordres.
Ils arrêtent que « les commissaires de police et les gardes nationaux du XIe arrondissement devront arrêter et mettre en détention toutes les femmes de mœurs suspectes exerçant leur honteux métier sur la voie publique, ainsi que les ivrognes qui, dans leur passion funeste, oublient et le respect d’eux-mêmes, et leur devoir de citoyens. »
■ Sur les murs de Paris s’étale une petite affiche verte, sans nom d’imprimeur, signée Not Langlois et convoquant les « amis de l’ordre » à une manifestation sur la place de la Bastille.
■ Une saisie a été pratiquée chez vingt-sept boulangers du quartier Montmartre qui ont violé l’arrêté de la Commune relatif au travail nocturne des ouvriers boulangers
Tribune de Prosper-Olivier Lissagaray, 33 ans, journaliste
Quel est le grand conspirateur contre Paris ?
La Gauche versaillaise.
Le 19 mars, que reste-t-il à M. Thiers pour gouverner la France ? Il n’a ni armée, ni canons, ni les grandes villes. Elles ont des fusils, leurs ouvriers s’agitent. Si cette petite bourgeoisie qui fait accepter à la province les révolutions de la capitale suit le mouvement, imite sa sœur de Paris, M. Thiers ne peut lui opposer un véritable régiment. Bismarck avait bien offert de se substituer à lui ; c’eût été la fin de tout. Pour subsister, contenir la province, l’empêcher d’arrêter les canons qui doivent réduire Paris, quelles sont les seules ressources du chef de la bourgeoisie ? Un mot et une poignée d’hommes. Le mot : République ; les hommes : les chefs traditionnels du parti républicain.
Que les ruraux épais aboient au seul nom de République et refusent de l’insérer dans leurs proclamations, M. Thiers, autrement rusé, s’en remplit la bouche et, tordant les votes de l’Assemblée, le donne pour mot d’ordre. Aux premiers soulèvements, tous ses fonctionnaires de province reçoivent la même formule : « Nous défendons la République contre les factieux. »
C’était bien quelque chose. Mais les votes ruraux, le passé de M. Thiers, juraient contre ces protestations républicaines et les anciens héros de la Défense n’offraient plus caution suffisante. M. Thiers le sentit et il invoqua les purs des purs, les chevronnés, que l’exil nous avait rejetés. Leur prestige était encore intact aux yeux des démocrates de province. M. Thiers les prit dans les couloirs, leur dit qu’ils tenaient le sort de la République, flatta leur vanité sénile, les conquit si bien qu’il s’en fit un bouclier, put télégraphier qu’ils avaient applaudi les horribles discours du 21 mars. Quand les républicains de la petite bourgeoisie provinciale virent le fameux Louis Blanc, l’intrépide Schoelcher et les plus célèbres grognards radicaux, insulter le Comité Central, eux-mêmes ne recevant de Paris ni programme, ni émissaires capables d’échafauder une argumentation, ils se détournèrent, on l’a vu, laissèrent éteindre le flambeau allumé par les ouvriers.
Le canon du 3 avril les réveilla un peu. Le 5, le conseil municipal de Lille, composé de notabilités républicaines, parla de conciliation, demanda à M. Thiers d’affirmer la République. De même celui de Lyon. Saint-Ouen envoya des délégués à Versailles. … La Drôme, le Var, le Vaucluse, l’Ardèche, la Loire, la Savoie, l’Hérault, le Gers, les Pyrénées-Orientales, vingt départements, firent des adresses pareilles.… Le 15, cinq délégués du conseil municipal de Lyon se présentèrent chez M. Thiers. Il protesta de son dévouement à la République, jura que l’Assemblée ne deviendrait pas Constituante. S’il prenait ses fonctionnaires en dehors des républicains, c’était pour ménager tous les partis, dans l’intérêt même de la République. …. Les autres députations eurent le même discours, fait d’un air bonhomme, avec une abondance de familiarité qui gagnait les provinciaux.
De la présidence, ils passaient aux luminaires de l’Extrême-Gauche, Louis Blanc, Schoelcher, Edmond Adam, et autres célèbres démocrates qui estampillaient la parole de M. Thiers. Ces docteurs voulaient bien admettre que la cause de Paris était juste en principe, mais ils la déclaraient mal engagée, compromise dans un combat criminel. …. « Est-ce que nous ne serions pas à Paris si Paris était dans le droit ? » La plupart des délégués de province, avocats, docteurs, négociants, élevés dans le respect des gloires, entendant les jeunes parler comme les pontifes, retournaient chez eux, et, comme la Gauche les avait prêchés, prêchaient qu’il fallait la suivre pour sauver la République…
Leurs calomnies purent bien étouffer l’action, non les angoisses de la province. De cœur, de volonté, les ouvriers de France étaient avec Paris. Les employés des gares haranguaient les soldats au passage, les adjuraient de mettre la crosse en l’air ; les affiches officielles étaient arrachées. Les centres envoyaient leurs adresses par centaines. Tous les journaux républicains prêchaient la conciliation. L’agitation devenait chronique. M. Thiers lança Dufaure, le Chapelier de la bourgeoisie moderne, un des plus odieux exécuteurs de ses basses œuvres. Le 23 avril, il enjoignit à ses procureurs de poursuivre les écrivains qui soutiendraient la Commune, « cette dictature usurpée par des étrangers et des repris de justice, qui signale son règne par le vol avec effraction, la nuit et à main armée chez les particuliers », de faire main basse sur « les conciliateurs qui supplient l’Assemblée de tendre sa noble main à la main tachée de sang de ses ennemis ». Versailles espérait ainsi faire la terreur au moment des élections municipales qui eurent lieu le 30 avril en vertu de la nouvelle loi.
Elles furent républicaines… La Tribune de Bordeaux proposa un congrès de toutes les villes de France, pour terminer la guerre civile, assurer les franchises municipales et consolider la République. Le conseil municipal de Lyon, avec un programme identique, invita toutes les municipalités à envoyer à Lyon des délégués. Le 4 mai, les délégués des conseils des principales villes de l’Hérault se réunirent à Montpellier. La Liberté de l’Hérault, dans un chaleureux appel, reproduit par cinquante journaux, convoqua la presse départementale à un congrès. Une action commune allait remplacer l’agitation incohérente des dernières semaines. Si la province comprenait sa force, l’heure, ses besoins, si elle trouvait un groupe d’hommes à la hauteur de la situation, Versailles enserré entre Paris et les départements, devait capituler devant la France républicaine. M. Thiers sentit le danger, paya d’audace, interdit énergiquement les congrès. « Le Gouvernement trahirait l’Assemblée, la France, la civilisation, dit l’Officiel du 8 mai, s’il laissait se constituer à côté du pouvoir régulier issu du suffrage universel les assises du communisme et de la rébellion. » Picard à la tribune, parlant des instigateurs du congrès : « Jamais tentative ne fut plus criminelle que la leur. En dehors de l’Assemblée il n’y a pas de droit. » Les procureurs généraux, les préfets reçurent l’ordre d’empêcher toutes les réunions et d’arrêter les conseillers municipaux qui se rendraient à Bordeaux. Plusieurs membres de la Ligue des droits de Paris furent arrêtés à Tours, à Biarritz. Il n’en fallut pas plus pour effrayer les radicaux.
Ainsi, la petite bourgeoisie de province [a perdu] une occasion bien rare de reprendre son grand rôle de 1792. Du 19 mars au 5 avril, elle [a] délaissé les travailleurs au lieu de seconder leur effort, sauver et continuer avec eux la Révolution. Quand elle voulut parler, elle était seule, jouet et dérision de ses ennemis.
Le 10 mai, M. Thiers [domine] entièrement la situation. Usant de tout, corruption, patriotisme, menteur dans ses télégrammes, faisant mentir les journaux, bonhomme ou altier selon les députations, lançant tantôt ses gendarmes, tantôt ses députés de la Gauche, il [est] arrivé à écarter toutes les tentatives de conciliation. Le traité de paix [vient] d’être signé à Francfort, et, libre de ce côté, débarrassé de la province, il [reste] seul à seul avec Paris.