Nous nous sommes entretenus avec Ludovic Hetzel, à l’occasion de la sortie de son ouvrage foisonnant sur Le Capital de Marx, Commenter Le Capital, aux Éditions sociales. Cet ouvrage est un commentaire du livre 1 du Capital, d’une grande ampleur (plus de 1000 pages), à la fois extrêmement précis et approfondi dans la mesure où il suit le texte de Marx paragraphe par paragraphe, et d’une grande ambition en ce qu’il discute les différents autres commentaires qui en ont été donnés.
Dans cet entretien, l’auteur revient sur Le Capital et la manière dont il l’a lu mais aussi sur l’histoire des interprétations qui en ont été données, sur les aspects problématiques de certaines d’entre elles (celles de Postone ou Althusser par exemple) ou encore sur la conception de la dialectique de Marx et son rapport à Hegel.
Ludovic Hetzel, Commenter Le Capital, livre 1, Éditions sociales, coll. Les éclairées, mai 2021, 1232 pages.
Contretemps : Pourquoi lire Le Capital aujourd’hui ? En quoi conserve-t-il une actualité scientifique ?
L.H : Le Capital est un livre important que l’on peut lire selon plusieurs perspectives. C’est un « classique », en tout cas pour les anticapitalistes, d’une part, pour les « philosophes », d’autre part (il a même été mis au programme de l’agrégation de philosophie en 2015). Mais, plus généralement, il gagne à être connu car c’est un monument de culture, tant il foisonne de concepts, d’analyses, d’informations diverses, relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’interdisciplinarité », du moins en « sciences humaines » – économie, sociologie, histoire, voire science politique, sans oublier les références proprement littéraires constamment entremêlées au propos, même parfois au beau milieu des analyses les plus abstraites. En ce sens, il y en a pour tous les goûts ! C’est le genre d’ouvrages dont la richesse est telle qu’on ne peut pas se l’approprier par une seule lecture : sinon un livre de chevet, du moins un écheveau qui requiert la patience de l’étude.
Mais c’est bien sûr comme ouvrage théorique que Le Capital s’impose avant tout. Tu parles de « science » : il ne s’agit évidemment pas de science dans le sens des sciences exactes (c’est là une dérive et une erreur de l’ancien « marxisme » social-démocrate et stalinien) et cette théorie date d’une époque où les sciences sociales n’étaient que balbutiantes. On a cependant bien affaire à un discours presque entièrement rationnel qui permet de rendre intelligible la réalité, de l’objectiver par la force des concepts, des arguments, des raisonnements et des faits qui les appuient, tout en s’inscrivant dans une pensée de signification anthropologique et éthico-politique. Même sans être militant-e-s anticapitalistes, on peut se laisser emporter par la puissance intellectuelle de cette étude du mode de production capitaliste, par sa logique systématique rendant compte de la logique matérielle de l’économie et de la société dans laquelle nous vivons. D’autant plus que, si le capitalisme a évidemment changé, ses bases, ses structures, sa logique fondamentale restent les mêmes…
CT : Tu as fait le choix de proposer un commentaire du livre 1 au plus près du texte, paragraphe par paragraphe : pourquoi avoir choisi cette forme ?
L.H : Pour deux raisons principales. La première, c’est que, parti du projet d’étudier la dialectique dans Le Capital, j’ai considéré qu’on ne pouvait pas la mettre en évidence en l’isolant de sa mise en œuvre, au-delà de considérations générales auxquelles est consacré l’essentiel de l’introduction. La méthode du commentaire suivi permet de montrer par le menu à la fois la façon dont Marx étudie concrètement son objet et la logique réelle de cet objet lui-même, à savoir, dans le livre I, le processus de production capitaliste. C’est d’autant plus important que, dans la mesure même où elle est dialectique, l’élaboration de Marx est progressive, la signification des catégories se révélant pleinement non au moment de leur présentation immédiate, mais au fur et à mesure de l’exposé en sa totalité.
La seconde raison, c’est que Le Capital est un livre à la fois foisonnant, parfois même touffu, et souvent difficile : un commentaire suivi m’a semblé permettre de rendre compte le plus précisément possible de ses concepts, analyses et raisonnements, en les problématisant au fur et à mesure, en montrant leur signification, leur articulation avec les autres, leur cohérence globale – et parfois leurs limites. Cela permet d’éviter l’interprétation sélective selon des préoccupations extérieures au livre ou l’hégémonisation artificielle de certains concepts ou arguments. En effet, beaucoup d’auteur-e-s proposant des explications de Marx accordent à certains points plus (ou moins) d’importance qu’ils n’en ont dans son exposé, voire les prennent comme prétextes ou cautions pour élaborer de nouvelles théories – quel que soit par ailleurs l’intérêt de celles-ci.
Le fait de suivre en revanche pas à pas le déploiement dialectique du texte m’a semblé permettre d’éclairer par le menu les questions théoriques qui s’y posent, les unes souvent étudiées, les autres plus rarement. Par exemple, la valeur d’usage et la valeur, le travail concret et le travail abstrait s’articulent par le concept de « force productive du travail », mais celui-ci est rendu équivoque par la question du « travail socialement nécessaire ». L’analyse des « formes de la valeur » jusqu’à son expression monétaire me semble être d’abord logique, mais n’empêche pas qu’elle ait aussi, selon Marx, une signification historique, quoique pas dans le sens qu’on a pu lui donner jadis. Le concept anthropologique de la « force de travail » en général persiste quand elle devient salariée, mais Marx la qualifie de « marchandise » alors même qu’elle n’est pas produite comme telle, ni même réellement « vendue ». La production de la survaleur est conceptualisée d’une façon de plus en plus complexe quand s’articulent le niveau des capitalistes individuels et celui du système ou quand est étudiée l’exploitation des prolétaires, avec notamment le problème de l’articulation entre la durée du travail et sa productivité et surtout celui que pose l’intensification du travail. Mais c’est la lutte des classes qui, au cœur du Capital, constitue le fil conducteur (et aussi la matière historique) pour comprendre concrètement l’articulation des concepts, à la fois sur le plan théorique et sur celui des analyses techniques et organisationnelles (donc en un sens déjà politiques) de la coopération, de la manufacture et de la grande industrie. Et c’est aussi au niveau des classes antagoniques que se comprend la logique de la reproduction du système, l’étude de « l’accumulation du capital » faisant apparaître sous un nouveau jour les catégories de la production de survaleur, jusqu’à l’énoncé de sa « loi générale ». Quant à l’exposé final sur « ce qu’on appelle l’accumulation d’origine », il est de portée historique, mais il permet aussi de mieux comprendre la logique objective du processus de production capitaliste en achevant son analyse par la mise en évidence d’une genèse qui reste constitutive de son identité, car ses mécanismes opèrent de manière continue, comme on le voit plus encore à l’échelle internationale…
Enfin, la méthode du commentaire permet de s’arrêter, chemin faisant, sur la façon dont Marx se réfère à des économistes, des historiens, des scientifiques, des philosophes, des inspecteurs de fabrique, mais aussi son plaisir de polémiquer, ses indignations contre le cynisme patronal ou l’hypocrisie des puissants, son humour, ses sarcasmes et parfois ses préjugés, sans oublier ses clins d’œil littéraires explicites ou implicites (j’ai pu ainsi indiquer en passant quelques références qui n’avaient pas été signalées dans les éditions françaises, mais il y en a sûrement bien d’autres : on n’a toujours pas de véritable édition critique du Capital !).
La forme d’un commentaire suivi présente aussi des inconvénients, mais ils m’ont semblé secondaires. En particulier, la densité du commentaire et celle du texte commenté ne sont pas toujours équivalentes, dans la mesure où certains paragraphes de Marx sont d’une clarté telle qu’ils ne demandent pas beaucoup d’explications, alors que d’autres sont si concis ou complexes qu’il faut leur consacrer plusieurs pages. De plus, certaines questions sont traitées par Marx en plusieurs endroits différents, selon une élaboration progressive (et parfois de façon un peu bancale ou inachevée), de sorte que le commentaire reste lui aussi partiel ; cependant, des rappels dans le texte et un système de renvois internes en note m’ont semblé permettre de compenser ce risque de dispersion, qui n’est du reste pas si fréquent.
CT : Le plan de ton commentaire suit celui du Capital, mais tu proposes une division principale en trois moments : est-ce que tu peux expliciter cette tripartition ?
L.H : Marx n’est pas très fort pour organiser de façon formelle le déploiement de son propos : sa façon de penser et donc d’écrire se caractérise par le foisonnement, et c’est dans un second temps qu’il essaie de mieux organiser son propos par des divisions et subdivisions, qui seront elles-mêmes plus ou moins subverties par la réécriture suivante (il ne cesse de reprendre ses propres textes, y compris d’une édition à l’autre pour la minorité de ceux qui sont publiés). Engels lui reproche d’ailleurs souvent de n’avoir pas introduit plus de chapitres et sous-chapitres, et Marx en convient alors, même si ces efforts d’organisation formelle restent toujours limités.
Il en résulte que, pour saisir l’organisation réelle du propos, on ne peut pas toujours s’en tenir aux divisions officielles en sections, chapitres, sous-chapitres, etc. Selon les cas, le commentaire peut donc aussi bien les reprendre à son compte qu’en proposer une organisation logique différente, présentée et justifiée bien sûr au début de chaque section, chapitre ou groupe de chapitres, etc.
Quant aux sections elles-mêmes (les principales divisions à l’intérieur de chacun des trois livres du Capital), elles peuvent être regroupées en grands « moments ». Pour ce qui concerne le livre I (je propose aussi, à la fin de l’introduction, un plan sommaire des livres II et III), on peut distinguer un premier moment consacré aux « présuppositions marchandes du processus de production capitaliste », regroupant les sections 1 et 2 qui présentent des catégories marchandes plus générales que celles du capitalisme, même si elles ne se réalisent pleinement que dans et par le capitalisme. Dans le second moment, le plus long et le cœur du livre I, regroupant les section 3 à 6, sont présentées les « déterminations spécifiques du processus de production capitaliste », c’est-à-dire les catégories rendant compte à la fois de la production et de la valorisation capitalistes, dominées par la « production de survaleur ». Enfin, la section 7 constitue le troisième moment, où est étudié le processus d’accumulation du capital, c’est-à-dire toujours le processus de production capitaliste, mais dans la perspective de sa continuité et de sa reproduction, qui est à la fois une logique d’inflation du capital et une logique de reproduction des classes elles-mêmes en leurs rapports de production.
CT : As-tu l’intention de poursuivre ton travail de commentaire sur les livres 2 et 3 ?
L.H : Oui, car Le Capital est bien une totalité en trois livres, même s’il est inachevé (s’y ajoutent les Théories sur la survaleur, qui relèvent surtout de l’histoire de la théorie, mais qui contiennent une mine d’élaborations utiles pour comprendre les trois autres livres). Du reste, le commentaire des livres II et III pourra être relativement plus rapide parce qu’ils sont à la fois plus analytiques, avec de longs exposés détaillés souvent assez fluides (quoique parfois aussi difficiles à comprendre), et parce qu’ils sont moins riches sur le plan conceptuel, les principales catégories ayant été présentées dans le livre I, qui est bien sûr la base théorique de l’ensemble. Les problèmes de cohérence dans l’exposé total, de certains raisonnements et même de quelques calculs sont cependant importants et même cruciaux du point de vue d’une théorie de la dynamique globale du capitalisme et notamment de l’idée selon laquelle la clef est la fameuse « loi de la baisse tendancielle du taux de profit »…
Mais il y a d’abord des obstacles compliqués relevant de l’édition et de la traduction. D’une part, nous connaissons essentiellement la version mise au point par Engels, mais il y a aussi tous les manuscrits du Capital, écrits ou réécrits par Marx durant une vingtaine d’années, et dont la publication intégrale par la MEGA n’est terminée que depuis 2012[1]. Or l’état des recherches marxiennes fait que, même depuis leur édition, ces manuscrits n’ont pas encore été beaucoup étudiés, et surtout pas en français puisque, sauf exception, ils ne sont pas traduits.
D’autre part, la dernière traduction complète de la version d’Engels elle-même (celle des Éditions sociales) date des années 1950, elle contient des erreurs et elle a été faite à une époque où il n’y avait presque pas d’études du Capital en France, moins encore de ces livres II et III (cette traduction a au contraire servi de base aux premières véritables études sur ces livres, qui sont cependant restées peu nombreuses même avant le déclin général des études marxiennes à partir des années 1980). Heureusement, l’équipe de la GEME[2] s’est attelée justement à une nouvelle traduction de la version d’Engels : celle du livre II est annoncée pour la fin 2022. Cela devrait permettre de relancer les études de son contenu et j’espère bien en profiter aussi.
CT : Dans ton livre, le commentaire est exposé dans le texte principal du livre, tandis que les nombreuses discussions avec d’autres lectures du Capital ont lieu dans les notes de ton commentaire. Est-ce que tu peux revenir sur le choix de cette méthode d’exposition ?
L.H : J’ai été confronté à un problème de présentation difficile. D’une part, Le Capital est non seulement très long, de sorte que son commentaire ne peut que l’être également, avec parfois des analyses assez détaillées. Pourtant, cela ne doit pas empêcher une certaine fluidité si l’on veut saisir la logique de l’exposé, repérer la façon dont s’enchaînent les concepts, etc. Le texte de Marx étant déjà bien chargé et le commentaire courant toujours le risque d’être lui-même trop pesant, il ne m’a pas semblé possible de le grever en plus de discussions avec les autres commentateurs et commentatrices.
Mais, d’autre part, leurs travaux sont nombreux et divers, souvent intéressants, voire passionnants. Ils/elles m’ont été si utiles pour étudier Le Capital qu’il était impossible de les ignorer : c’est non seulement une reconnaissance de dette, mais aussi l’expression d’une opposition de principe à ceux qui, contre la logique même de la connaissance (en l’occurrence de la connaissance des textes) prétendent que personne n’aurait rien compris à Marx avant eux (je suppose que cela peut sans doute s’expliquer souvent par la volonté de marquer leur rupture avec la social-démocratie, le stalinisme, le maoïsme, etc., mais ce sont en fait des questions assez différentes).
Sans aller jusqu’à une telle présomption, beaucoup de commentateurs et commentatrices se sont largement ignoré-e-s ou du moins se sont trop peu discuté-e-s les un-e-s les autres. Il y a là des raisons diverses, historiques, politiques, idéologiques, culturelles… Les grands courants d’études marxiennes, principalement dans les années 1960 et 1970, se sont déployés de façon parallèle, des althussériens français aux « marxistes analytiques » anglo-saxons en passant par les Allemands héritiers de l’École de Francfort, les partisans d’une lecture hégélienne de Marx, eux-mêmes d’abord japonais, puis états-uniens… La plupart se méconnaissent, même s’il y a, heureusement, toujours eu quelques passeurs et que, surtout, les connaissances internationales mutuelles s’articulent bien davantage depuis les années 2000.
Il m’a donc semblé utile que les lecteurs et lectrices ne connaissant pas déjà les travaux que j’ai choisi de discuter puissent disposer de quelques éléments synthétiques de présentation et de critique. C’est évidemment sommaire, mais j’espère que cela donnera envie à certain-e-s d’aller lire les ouvrages en question pour approfondir les débats d’interprétation. Or le fait de mettre ces éléments en note permet de toujours les subordonner aux explications du propos de Marx données dans le texte principal ; car il ne s’agit pas de discuter les théories des commentateurs et commentatrices pour elles-mêmes, mais uniquement ce qu’ils/elles disent du Capital. La conséquence de ce choix, c’est la grande quantité des notes. Mais cela permet une lecture à deux niveaux : si l’on n’est pas encore familier du Capital, on peut très bien ne lire que le commentaire lui-même comme un outil pour l’étude, sans s’arrêter aux questions d’interprétation plus précises traitées en note, quitte à revenir ensuite sur celles-ci pour approfondir.
Au demeurant, j’avoue que la décision de mettre ces discussion critiques en note m’a été inspirée par Marx lui-même… En effet, il discute constamment les économistes, pour les critiquer ou rendre hommage à leurs apports ; or c’est souvent en note ; cela peut aussi avoir lieu, quand la critique requiert plus de développements, en fin de sections, de chapitres ou de sous-chapitres, mais c’est au fond la même logique d’ « annexes » au texte principal. Si l’on ajoute les autres notes, contenant des références documentaires et des remarques diverses, je fais l’hypothèse que le livre I du Capital est probablement le livre qui avait battu le record du nombre de notes de bas de page à son époque !
CT : Comment te positionnes-tu face à des lectures contemporaines du Capital très diffusées ? On pense notamment aux travaux de M. Heinrich, de D. Harvey, de Postone ou encore, proche de ce dernier, du courant de la critique de la valeur (Kurz, Jappe) ?
L.H : Je ne me positionne pas de façon précise sur les derniers auteurs que tu cites car ils sont avant tout des théoriciens, alors que je ne suis pour ma part qu’un commentateur. J’ai une grande admiration pour les théoriciens et théoriciennes, et ceux que tu cites proposent des idées stimulantes, mais leur discussion n’entrait pas dans le cadre de mon travail, je n’ai pas élaboré à leur sujet et je ne vais donc pas me prononcer maintenant.
Cependant, dans le commentaire, il m’arrive de discuter certaines de leurs idées parce que, pour appuyer leurs théories, ils font souvent des commentaires sur tels ou tels passages du Capital. En ce cas, j’ai pu signaler et parfois discuter leurs interprétations. Par exemple, Postone propose une véritable théorie du « travail » comme invention du capitalisme (pour aller très vite). C’est très intéressant… mais, sur ce point, je conteste (comme bien d’autres) qu’il soit légitime à prétendre se fonder sur Marx et en particulier sur Le Capital. À vrai dire, je trouve même que cela introduit un double problème : d’une part, sa théorie méritait d’être soutenue pour elle-même, sans qu’il soit nécessaire de passer par le détour d’une interprétation de Marx ; d’autre part, celle-ci est biaisée par l’objectif de la nouvelle théorie, de sorte qu’on s’éloigne trop des règles qui devraient à mon avis présider à la connaissance des textes.
Par ailleurs, cette thèse de Postone s’oppose non seulement au concept anthropologique du « travail humain » chez Marx, mais me semble peu cohérente avec une autre thèse, elle-même conforme au propos de Marx, selon laquelle les concepts de « richesse » et même de « valeur d’usage » sont quant à eux transhistoriques (vu que, en plus de la terre, c’est bien le travail anthropologique qui est pour Marx la source des richesses). On peut certes critiquer Marx sur ce point comme sur d’autres, mais il ne me semble pas que ce soit une bonne méthode de lui faire dire autre chose que ce qu’il dit.
En revanche, parmi les auteurs que tu cites, les cas de David Harvey et de Michael Heinrich sont très différents puisqu’ils ont proposé, outre leurs propres travaux théoriques, de véritables commentaires suivis du Capital. Harvey en a même écrit un sur les trois livres[3], qui se présente comme un guide pour aider les lecteurs et lectrices à découvrir l’ouvrage de Marx et qui s’accompagne d’observations sur l’actualité de ses analyses, mais aussi d’éléments de discussion théoriques : j’en critique quelques-uns. Quant à Heinrich, il propose un commentaire suivi et plus précis des chapitres I et II[4] : je discute donc également certains points de son interprétation au fur et à mesure des problèmes théoriques que pose le texte de Marx.
CT : Par ailleurs, tu proposes de très nombreuses indications sur la traduction des termes allemands, le livre se clôt même avec une annexe sur la traduction. Quelles traductions t’a-t-il semblé le plus important de corriger d’un point de vue théorique ?
L.H : Je ne prétends ni avoir les compétences requises pour être traducteur, ni corriger d’un point de vue théorique la traduction de Jean-Pierre Lefebvre et de son équipe. Cette traduction, dont la deuxième version, révisée, a été publiée en 2016 par Les Éditions sociales, a de grands mérites car, contrairement à l’ancienne version Roy, certes revue par Marx, la version Lefebvre correspond aux critères modernes, en suivant le texte au plus près, en s’efforçant de respecter au mieux la structure des phrases (ce qui est difficile de l’allemand au français) et en mettant en évidence les « réseaux sémantiques » entre les mots et donc les concepts importants.
Mais, d’une part, j’ai corrigé dans les notes, au fur et à mesure, plusieurs dizaines de fautes qui se sont glissées tout au long de l’ouvrage, dont certaines rendent le propos incompréhensible, y compris parfois dans des passages théoriquement difficiles. La version 2 en a heureusement corrigé un certain nombre, mais pas toutes, loin de là, et elle en a même ajouté d’autres ! Les lecteurs et lectrices francophones ne disposent donc toujours pas d’une traduction parfaitement fiable.
D’autre part, j’ai discuté et modifié la traduction d’un certain nombre de termes importants (ou parfois seulement fréquents) : l’Annexe les recense et donne ou récapitule les justifications. Certaines de ces propositions, souvent faites aussi par d’autres, ont d’ailleurs été intégrées par la version Lefebvre 2 : c’est le cas pour la traduction de « Arbeiter » par « travailleur » (plus large et plus exacte qu’« ouvrier »), de « Geld » par « monnaie » (et non plus par « argent »), de « Prozeß » par « processus » (et non par « procès », la remarque de Marx lui-même sur le caractère « pédant » du premier étant devenue valable aujourd’hui pour le second !). Mais il y a d’autres mots qui restent traduits de façon à mon avis insatisfaisante, comme « Moment » par « facteur » (alors que cela gomme l’héritage hégélien et que ce mot français est déjà utilisé pour « Faktor »), « Potenz » par « potentialité » (alors que ce nom et l’adjectif correspondant expriment presque toujours l’idée de « puissance » dans le sens de la force, sans idée de virtualité) ou encore Wertform par « forme de la valeur » et non par « forme-valeur » (mais il y a là des questions théoriques qui ne se réduisent pas à des difficultés linguistiques).
Enfin, au-delà de la discussion sur la traduction de certains mots, je plaide pour la systématisation d’une même traduction pour la plupart des termes importants ou récurrents. L’hétérogénéité règne en effet dans la version Lefebvre et cela s’explique parfois seulement par le fait que différent-e-s traducteurs/traductrices de l’équipe réunie par Jean-Pierre Lefebvre pour la version 1 parue en 1983 ont fait des choix différents : pour certains mots, il semble que la discussion sur l’homogénéisation ou non n’ait pas eu lieu, et dans bien des cas cela n’a pas été revu dans la version 2 parue en 2016. Surtout, l’argument principal selon lequel la traduction des mots peut varier en tenant compte du contexte est certes vrai en général, mais il est justement trop général : il ne saurait justifier que l’on traduise le même mot allemand de trop nombreuses façons (jusqu’à parfois cinq ou six dans la version Lefebvre !), ni même que l’on n’essaie pas de choisir un seul et même mot français quand c’est possible. Or mon Annexe essaie de montrer en détail que c’est presque toujours possible (il y a bien sûr des exceptions) et que cela permet d’homogénéiser les concepts exprimés par ces mots. Le lectorat francophone pourrait ainsi repérer l’identité des mots et des réseaux sémantiques presque autant que les germanophones : cela ne présenterait guère d’obstacles idiomatiques à la fluidité du propos, mais serait un gain pour la compréhension.
CT : Tu accordes une grande importance au rapport de Marx à Hegel, notamment sur la question de la dialectique. Peux-tu nous en dire quelques mots ?
L.H : En fait, c’est d’abord Marx qui accorde une grande importance à son rapport à Hegel ! Il se revendique en effet « disciple de ce grand penseur ». Et c’est surtout de sa dialectique qu’il se réclame, en déclarant que Hegel l’a « mystifiée », de sorte qu’il faut la « retourner » pour en « découvrir le noyau rationnel », mais qu’il n’en a pas moins « présenté ses formes générales de mouvement ». J’ai donc commencé dans l’introduction par tenter d’expliquer, après tant d’autres, ce fameux passage de la Postface à la deuxième édition. Mais, contrairement à d’autres, j’ai estimé qu’il était clair malgré sa difficile concision et conforme à la méthode que Marx met concrètement en œuvre dans Le Capital.
Je me suis appuyé à la fois sur l’aphorisme fameux de Lénine selon lequel « on ne peut pas comprendre totalement Le Capital de Marx sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel », et sur les travaux de Bernard Bourgeois, grand spécialiste de Hegel que j’avais choisi pour cette raison comme directeur de thèse. Ce double héritage m’a semblé permettre de soutenir que, d’une part, le « retournement » marxien de la dialectique hégélienne procède d’une conception matérialiste de la réalité, opposée à celle de Hegel, mais conserve l’idée d’une dialectique objective qui, comme chez Hegel, inclut celle d’un « moment » dominant. Seulement, pour Marx, cette hégémonie revient à la production (et non plus à l’Idée), de sorte que les déterminations et limites de la réalité restent sous l’emprise dynamique de cette production (et non plus de la « négativité » hégélienne). D’autre part, la méthode de Marx n’est pas l’application formelle de schémas hégéliens, car la logique de l’esprit qui étudie la réalité n’est pas identique à celle de la réalité elle-même, irréductiblement indépendante de la pensée. Cependant, pour étudier de façon adéquate la réalité, on ne peut pas se contenter de l’empirisme, mais il faut comprendre l’articulation de l’ensemble des déterminations sous l’égide du moment dominant, afin de saisir la dialectique objective. Il faut donc que l’esprit s’approprie la réalité comme totalité ou plutôt comme processus de totalisation réelle de ces déterminations. La méthode proprement dite de l’appropriation théorique est alors la mise en œuvre d’une « dialectique subjective » qui constitue une « totalité de pensée ». Elle passe elle-même par un moment d’« investigation » (partant de l’expérience et construisant progressivement le « concret de l’esprit ») – et un moment d’« exposition » (qui suppose le résultat de cette investigation, de cette « totalité de pensée » qu’est l’idée même de la réalité étudiée, saisie comme totalité de ses déterminations spécifiques).
Ainsi compris, le passage de la Postface de 1873 m’a semblé fournir un bon fil conducteur pour me plonger dans la démarche globale et le contenu précis du Capital. C’est en effet en suivant le déploiement même du texte qu’on peut saisir au mieux sa signification concrète, problématiser les concepts et les raisonnements au fur et à mesure de leur émergence et comprendre leur intégration dans une logique systématique, qui combine à chaque étape l’analyse et la synthèse.
Je n’ai pas jugé, en revanche, qu’il soit pertinent ou utile de tenter un repérage de « parallèles » ou de rapprochements avec le déploiement de la Logique hégélienne, contrairement à ce qu’ont fait les auteurs des lectures dites « hégéliennes » ou « dialecticiennes » de Marx, comme les Japonais disciples de Kozo Uno, à commencer par Thomas T. Sekine, mais aussi des États-Uniens influencés par ce dernier (Tony Smith, Christopher Arthur et d’autres) ou, dans une autre perspective, le Brésilien Ruy Fausto (qui vivait en France et y est décédé voici juste un an). Certes, cela peut fonctionner, car l’héritage hégélien de Marx est prégnant, mais on risque de tomber rapidement dans un certain formalisme peu fructueux, les « analogies » ou « ressemblances » plus ou moins plausibles ayant de toute façon une signification limitée sur le plan théorique, voire menant parfois sur de fausses pistes – comme par exemple cette fameuse comparaison du capital avec l’Esprit hégélien, que l’on retrouve aussi chez d’autres commentateurs et commentatrices et dont je soutiens qu’elle conduit à une forme de fétichisme du capital que Marx critique : on ne doit pas se laisser prendre au pied de la lettre parfois ironique de son propos à ce sujet…
CT : À partir de ce rapport Marx/Hegel, tu t’opposes frontalement à la tradition althussérienne. Est-ce que tu peux revenir sur ce point ?
L.H : Althusser est un grand théoricien marxiste, qui s’appuie sur Marx pour construire ses positions et, là encore, je ne discute pas celles-ci pour elles-mêmes. Mais par sa démarche même, qui revendiquait de l’épistémologie, et par ses remarques sur Le Capital, c’est lui qui a ouvert la voie en France à son étude enfin systématique, à vocation « scientifique » (du point de vue de la connaissance des textes). Ainsi, dans la lignée d’Althusser, fût-ce en confrontation avec lui, ont été proposées de grandes études du Capital, avec notamment les travaux de Balibar, Duménil, Lipietz, Bidet ou même Tran Hai Hac (dont Relire « Le Capital » est une étude systématique du Capital en ses trois livres, l’un des ouvrages les plus importants). Au-delà, l’influence d’Althusser a été grande, puisque même des « marxistes analytiques » comme Gerald Cohen ont reconnu leur dette à son égard.
Cependant, l’une des principales thèses d’Althusser est que l’influence de Hegel sur Marx aurait été surestimée et il soutient que Marx aurait inauguré une forme de rationalité sans hériter quoi que ce soit du maître berlinois. Pourtant, Marx s’en déclare bien le « disciple » et il serait curieux que sa seule « coquetterie » le conduise jusqu’à une revendication aussi forte, qui plus est répétée. Althusser a eu raison de rejeter la vieille distinction sclérosée entre la dialectique et le système de Hegel, le marxisme traditionnel prétendant rejeter le second au nom du matérialisme et garder la première comme « méthode » formelle. Mais le fait que la dialectique ne se réduise pas à un schéma qu’on aurait à appliquer de l’extérieur aux réalités étudiées ne suffit pas à prouver que Marx n’hérite en rien de Hegel, car chez Hegel non plus la dialectique ne se réduit pas à une méthode abstraite. Et sur le plan théorique, je crois qu’il n’est ni « généreux », ni surtout pertinent de considérer que les explications fournies par un auteur sur sa propre démarche relèvent nécessairement d’une simple illusion : il est juste de les commenter de façon critique, mais invraisemblable de considérer qu’elles n’aient aucune valeur – et en tout cas l’imprégnation de la façon de penser marxienne par celle de Hegel semble aujourd’hui indéniable à la plupart des spécialistes.
Cette critique d’Althusser concernant la revendication marxienne de l’héritage hégélien en implique d’autres plus précises, sans pourtant qu’il faille revenir aux dogmes du marxisme social-démocrate et stalinien auquel Althusser a voulu s’opposer. Par exemple, il a soutenu la thèse d’un primat des « rapports de production » sur les « forces productives », inversant le schéma traditionnel. L’idée selon laquelle Marx soutient la thèse d’une hégémonie dialectique du moment de la production permet à mon avis de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une question de « primat » entre des instances ou même des structures hétérogènes, mais que les rapports de production restent eux-mêmes produits par les forces productives auxquelles ils imposent pourtant leur configuration, la forme de leur développement et leur limites. De même, si les althussériens ont à juste titre insisté sur la logique de la reproduction du système, cela n’empêche pas que cette logique elle-même soit portée par l’hégémonie de la production. On ne peut pas non plus nier que Marx continue à concevoir les êtres humains comme des « sujets », qui sont non seulement « assujettis », mais aussi et surtout « porteurs » actifs des rapports sociaux qui les déterminent. Or cette prégnance du sujet ou de l’activité exprime une position anthropologique, mais elle a aussi des enjeux politiques majeurs : c’est elle qui assure la possibilité de résister, d’empêcher l’écrasement, de permettre que la sujétion ne soit forcément soumission et, à partir de là, de lutter, de se révolter, de s’organiser consciemment, d’agir politiquement… et enfin bien sûr de faire la révolution !
CT : Tu penses donc que Le Capital conserve une actualité politique ?
L.H : L’actualité politique du Capital n’est pas directe dans le sens où ce n’est pas un ouvrage qui présente un programme et une stratégie politiques, mais avant tout un ouvrage théorique. Cependant, une pensée éthico-politique s’y déploie et même le nourrit de part en part. Cette élaboration théorique procède d’abord, bien sûr, d’un engagement partisan en faveur de la classe ouvrière et de ses combats, et Marx n’hésite pas à soutenir les luttes prolétariennes qu’il évoque, même les plus infimes, et à brocarder la bourgeoisie, ses politiciens, ses idéologues. Mais il y a aussi une élaboration du concept d’État qui est certes partielle et ne compense donc pas le manque du « livre sur l’État » qu’annonçaient les plans initiaux de Marx, mais qui dépasse largement la vision encore simpliste du Manifeste (le « comité qui gère les affaires communes de la bourgeoisie ») et problématise le concept des Luttes de classe en France (l’État comme « dictature de la bourgeoisie »). Si l’État reste évidemment défini comme celui des classes dominantes, son rôle historique dans la régulation et les compromis de la lutte des classes (et des fractions de classe) est étudié au cœur du Capital, notamment pour montrer la genèse des premières lois limitant le temps de travail et dont l’effet est en même temps d’accélérer l’efficacité du capitalisme, l’État se révélant alors adjuvant du système. De même, Marx met en évidence le rôle direct et souvent violent de l’État dans l’accumulation du capital – pour « ce que l’on appelle l’accumulation d’origine », bien sûr, mais aussi dans des mécanismes structurels, notamment à l’échelle des rapports de forces internationaux. Plus généralement, dans la logique de l’État comme dans celle des luttes politiques en général (y compris le rôle des organisations), l’action politique est pensée selon une logique de l’intervention décisive, qui hérite du reste là encore de la théorie hégélienne du pouvoir princier : si les conditions et donc les possibilités objectives de l’action sont déterminées, l’acte lui-même relève du moment opportun, de la clairvoyance, de la volonté, voire de l’enthousiasme, et entraîne bien la décision ultime quand il tranche entre ces possibilités par des solutions concrètes.
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Propos recueillis par Yohann Douet et Vincent Heimendinger.
[1] Marx-Engels-Gesamtausgabe, Dietz Verlag, Berlin, deuxième du nom, en cours depuis 1975. La série 2, consacrée au Capital et aux travaux préparatoires, est la seule qui soit intégralement publiée.
[2] Grande Édition Marx Engels, traductions à partir de la MEGA pour Les Éditions sociales.
[3] Companion to Marx’s Capital, Verso, Londres, vol. 1 (2010), vol. 2 (2013) et volume complet, sur les trois livres du Capital (2018) ; le vol. 1 a été traduit en français : Pour lire Le Capital, trad. de N. Vieillescazes, Éd. La ville brûle, Paris, 2012.
[4] Comment lire Le Capital de Marx, trad. par L. Roignant, Smolny, Toulouse, 2015.