La constitution d’un bloc national-populaire qui rompe avec l’ordre social oligarchique peut être la voie vers une Colombie différente. Les élections de 2022 approchent mais les transformations vraiment radicales doivent souvent arrêter les horloges et faire voler en éclats les calendriers.
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Toute analyse de ce qui se passe en Colombie part de l’inexactitude de l’intuition politique. Il est indispensable que les événements achèvent de se dérouler, que l’eau coule sous les ponts pour pouvoir déterminer avec plus de précision la logique des tendances à l’œuvre et des forces politiques qui, en ce moment, agissent effectivement sur le cours de la grève nationale.
Entre-temps la grève vit toujours de même que les rapports entre les forces politiques qui, comme pour la chaleur ou le son, traversent nos corps comme des sensations, comme des affects. À partir de ce que l’on ressent dans sa propre chair, il est cependant également possible de relier analytiquement des faits épars pour esquisser quelques clés et réfléchir à la situation actuelle.
Il est évident qu’au petit matin du 4 mai 2021, six jours après le début de la grève, le dénominateur commun était le sentiment de peur profonde face à la violence incroyable de l’État. La tension qui s’était installée depuis plusieurs jours entre la spontanéité et l’ampleur insoupçonnée de la grève et le silence du gouvernement d’Iván Duque face à la demande de retrait de la réforme fiscale a atteint sa limite avec le massacre dans la ville de Siloé, à Cali. Les forces de police, avec le soutien de l’armée, ont tué au moins cinq personnes.
Cet événement a été le seuil à partir duquel ce qui était jusqu’alors une grève nationale dans les capitales, les villes moyennes et les petites villes de presque toutes les régions du pays (convoquée pour protester contre la réforme fiscale du gouvernement pour le 28 avril 2021 par les secteurs syndicaux et la gauche avec un soutien timide des secteurs paysans et indigènes), s’est transformée de manière retentissante. À partir de ce moment, la grève est devenue si intense qu’elle a mis en lumière un ordre social oligarchique et féodal qui s’est unifié dans une volonté d’affronter violemment une société civile mobilisée dans sa quasi-totalité.
Après le massacre de Cali, la question ne tournait plus autour des limites de la grève, mais plutôt autour des limites d’un ordre établi qui avait été profondément brisé. La terreur instillée par la violence d’État, les assassinats, les disparitions et les mutilations n’a pas fait place à la résignation, comme l’espéraient ses promoteurs, mais à une indignation généralisée. La revendication spécifique, le retrait de la réforme, s’est transformée en un désir à l’échelle nationale de construire un nouvel ordre social en dehors des partis traditionnels contre le gouvernement pro-Uribe.
La grève n’est pas seulement la conséquence de l’adoption d’une réforme fiscale régressive qui, sur la base de la métaphysique néolibérale, édicte que la prospérité des riches, des hommes d’affaires et des sociétés transnationales rayonnera sur les 99 % restants. Le pouvoir de la protestation ne réside pas simplement dans l’exigence du retrait effectif de la réforme. Toute revendication s’inscrit dans un champ populaire historiquement configuré et, par conséquent, sa capacité de mobilisation ne peut être expliquée qu’à la lumière de ce contexte.
Exiger le retrait de la réforme a été la réponse du mouvement à tous les insultes à la morale et aux traditions populaires qui ont lieu depuis des décennies dans un pays où le Ministre des Finances ne connaît pas le prix d’une douzaine d’œufs, comme on a pu le constater quelques jours avant le début de la grève. Dans un pays où les adolescent(e)s sont bombardé(e)s par les militaires et où l’État justifie leur meurtre. Un pays dont le vice-président insinue que la pauvreté structurelle s’explique par le fait que « les gens sont paresseux ». Un pays où les responsables gouvernementaux affirment sans vergogne que si quelqu’un attrape le coronavirus, c’est parce qu’il est négligent et non parce qu’il est obligé de sortir pour travailler.
Dans ce contexte, la réforme fiscale est apparue comme la dernière d’une chaîne d’insultes au bon sens populaire. La réponse : la grève pour exiger son abrogation.. L’arrogance des puissants s’est trouvée confrontée à la réponse plébéienne comme ce fut le cas lors de l’incident du mythique Vase de Llorente.
Ce qui se passe depuis le 28 avril en Colombie s’inscrit dans un long cycle de protestation sociale qui s’est accéléré au cours de la dernière décennie. Si l’on examine sa trajectoire depuis la seconde moitié du XXe siècle, on peut identifier plusieurs étapes importantes : les journées de 1957, qui mirent à la fin de la dictature du général Rojas Pinilla, dont la chute inaugura le pacte oligarchique entre les partis traditionnels (plus connu sous le nom de Front national). Elle fut suivie par la grève nationale civique de 1977 qui mobilisa les habitant(e)s des quartiers populaires de Bogota et d’autres villes contre le dernier gouvernement d’un Front National moribond. Dix ans plus tard, en 1987, le Paro del Nororiente, dans lequel les paysans et les habitants des villes moyennes de la région de Catatumbo se mobilisèrent massivement.
Durant les années 1990 le paramilitarisme et l’élimination systématique des organisations sociales et politiques provoquèrent une rupture dans la protestation sociale jusqu’à la première décennie du XXIe siècle lorsque la mobilisation sociale refit surface avec force, notamment avec la mobilisation indigène dans le cadre de la Minga Nationale de Résistance en 2008 (peut-être la première étape de la protestation du XXIe siècle). Elle fut suivie, en 2011, par la grève nationale des étudiants, organisée au sein de la Mesa Amplia Nacional Estudiantil. Quelques années plus tard, la Grève Nationale Paysanne « Paro Nacional Agrario » (2013) paralysa principalement le centre du pays. La grève étudiante de 2018 et les journées 21N de 2019 ont été les dernières, dans une continuité claire avec les protestations actuelles.
1957, 1977, 1987. 2008, 2011, 2013. 2018, 2019, 2021. La contestation sociale se développe en cycles de plus en plus courts et de plus en plus accélérés. Les grandes mobilisations nationales sont de plus en plus fréquentes. D’une certaine manière, au milieu de la nostalgie de nombreuses générations de militants de gauche pour la grande grève générale, qui se produit rarement et devient donc un mythe, de nouvelles formes d’action commencent à apparaître : les grandes manifestations, le pays descendant dans la rue, deviennent une habitude.
Face à cette évidence, la question n’est pas de savoir quand le pays descendra à nouveau dans la rue. La question est de savoir ce qu’il faut pour que ce peuple, capable de manifester de plus en plus fréquemment, puisse rompre avec l’ordre social établi par l’oligarchie colombienne depuis 1958, une oligarchie dont les racines remontent au XIXe siècle.
Comme hypothèse, on pourrait suggérer que si les journées contre la dictature de Rojas en 1957 ont permis la mise en place du Front National, les journées contre la dictature de facto du gouvernement uribista d’Iván Duque pourraient enterrer le bloc historique inauguré par le pacte entre les élites libérales et conservatrices en 1958 (latent après 1978 avec des gouvernements libéraux et conservateurs jusqu’en 2002) avec le soutien implicite d’une entente entre les mêmes élites du Front National et l’alliance entre propriétaires terriens et trafiquants de drogue que condense le projet uribista).
Il est possible que les journées de lutte d’aujourd’hui signifient la transition d’un ordre social oligarchique national à un ordre social national-populaire. Tout dépend du niveau d’organisation et d’articulation qui peut être atteint entre les différents secteurs opposés à l’uribisme. Et le fait est que l’actuel état d’exception uribiste est le dernier réduit de l’ancien ordre social de l’oligarchie colombienne. Ensuite, l’abîme. C’est pour cette raison que, face à lui, les oligarchies traditionnelles restent silencieuses et regardent de l’autre côté. Elles préfèrent conclure des pactes plutôt que d’envisager l’arrivée d’un gouvernement à caractère national-populaire dont les protagonistes seraient les mouvements sociaux et la gauche.
La mobilisation du pays depuis le 28 avril représente peut-être la protestation la plus nationale que la Colombie ait jamais connue. Contrairement au caractère simplement urbain des journées de 1957 et 1977, contrairement aussi au caractère exclusivement rural et régional de la grève de 1987 et même à la sectorisation de la contestation de la grève agraire de 2013 et des grèves étudiantes de 2011 et 2018, les journées de 2021, comme celles de 2019, sont pleinement nationales et impliquent tous les secteurs du camp populaire.
Les classes moyennes appauvries et les classes populaires se mobilisent dans toutes les villes, grandes, moyennes et petites. Les paysans et les indigènes manifestent en bloquant les routes. La protestation est emmenée par la spontanéité de jeunes gens qui se reconnaissent comme des membres d’une génération différente, une génération qui ne se résigne pas au discours du « il en a toujours été ainsi » et qui ne respecte pas « l’héritage colonial » des meurtriers placés sur un piédestal. Une génération qui produit un nouveau sens de la nation et qui s’est largement politisée à partir de l’action elle-même ; une génération dont l’indignation n’est pas soumise aux organisations de gauche et qui n’est pas née dans les traditionnelles universités élitistes.
La réponse de l’État a été brutale. Pire encore, elle a été tolérée par de larges secteurs des classes dirigeantes. La violence d’Etat fonctionne institutionnellement avec la police et l’armée qui tirent contre la population mobilisée. Mais elle opère aussi simultanément par le biais de groupes paramilitaires organisés à partir des quartiers des classes supérieures.
Cette double action répressive est protégée par un discours typique de l’extrême droite pro-Uribe également repris par les secteurs libéraux et centristes. Un discours fait de silences scandaleux face à la violence de l’État et d’appels furieux et vides à rejeter « tous les types de violence » qui, bien sûr, excluent la violence exercée et protégée par le gouvernement. Puisque cette violence n’est pas remise en question par la majorité des partis et des médias, toute personne qui participe aux mobilisations devient une cible militaire potentielle.
Les victimes de l’État sont qualifiées de « vandales ». Si quelqu’un est tué par la police, l’armée, l’ESMAD (escadron mobile anti-émeute) ou par des groupes paramilitaires, c’est parce qu’il était un vandale, pas un citoyen. Les Vandales étaient un peuple qui a pillé l’Empire romain au 5e siècle. Le discours de vandalisme sur lequel insistent les classes dominantes colombiennes n’est ni innocent ni accidentel mais reflète exactement cela : une vision élitiste du monde qui fait la différence entre ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur des frontières de la société. Les premiers méritent des droits, les seconds non.
L’exemple le plus grotesque des effets de tout cet échafaudage discursif vient de la couverture par les grands médias des attaques à main armée perpétrées contre la Minga des indigènes dans la ville de Cali. Huit personnes ont été blessées par balles. Face à cet événement, le discours des élites est unanime : affrontements entre citoyens et indigènes, entre civilisés et barbares, entre personnes ayant des droits et vandales.
La protestation résiste cependant et l’état d’exception dans lequel la Colombie est maintenue depuis plus d’un demi-siècle apparaît comme ce qu’il a toujours été : une guerre de l’État contre la société. Ceux qui le normalisent ont toujours eu du sang sur les mains. Mais il n’y a plus de « retour à la normale » possible. La Colombie a déjà changé.
Dans ce contexte, on peut dire qu’il y a au moins trois horizons sur lesquels se projette la progression nationale-populaire en Colombie. Le premier est un scénario quasi dictatorial, dans lequel les vieilles forces radicalisées de l’ancien ordre oligarchique représenté par l’uribisme parviennent à institutionnaliser l’état d’exception et à étouffer le mouvement populaire, évitant ainsi les élections de 2022.
Un deuxième horizon est la possibilité que ces anciennes forces parviennent à se recycler en s’alliant aux nouvelles forces de l’ancien ordre (représentées par les partis centraux et libéraux) dans une manœuvre de type « révolution passive » excluant le mouvement populaire. Ce genre de sortie de crise est devenu habituel dans l’histoire de la Colombie.
Mais il existe un troisième horizon : la possibilité d’organiser un bloc national-populaire qui permettra la rupture avec l’ordre social oligarchique par le biais de la destitution ou de l’élection populaire pour créer cette nouvelle Colombie si souvent repoussée.
Il s’agit bien sûr d’un horizon semé d’embûches. De la même manière qu’il est évident qu’il existe une rupture entre l’ordre social oligarchique et la société civile mobilisée, il est également clair que la gauche et les organisations syndicales sont incapables de créer des liens organiques avec un mouvement populaire qui déborde toute instance de représentation politique et qui, pour cette raison même, est en soi irreprésentable. La distance entre les syndicats réunis dans le Comité National de Grève (Comité Nacional de Paro) et le mouvement indigène ou entre l’alliance de gauche (le Pacto Histórico de Gustavo Petro) et le mouvement féministe en sont des symptômes.
Face à la nouveauté du débordement populaire, la tâche doit être de construire un peuple dans l’action. Sans nous limiter à l’imaginer exclusivement depuis les entrailles de l’État, en nous efforçant ainsi de canaliser le courant pour notre propre moulin plutôt que de l’accompagner électoralement. Les calendriers indiquent que l’année 2022 est proche et, avec elle, les élections. Mais souvent les transformations vraiment radicales doivent arrêter les horloges et faire voler en éclats les calendriers.
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Diego Isaac Alvarez Beltran est sociologue et chercheur à l’Université Nationale de Colombie.
Article publié par Jacobin América Latina, traduit par Christian Dubucq.