Les Brigades rouges, la « doctrine Mitterrand » et la répression. Entretien avec F. Piccioni

Francesco Piccioni est un ancien combattant de la colonne romaine des Brigades Rouges et membre de leur direction stratégique. Arrêté en mai 1980, il participera en décembre à une révolte dans la prison spéciale de Trani. Condamné à la prison à vie, il commence à jouir d’une semi-liberté en 1999, en collaborant au quotidien Il manifesto. Il est aujourd’hui l’un des rédacteurs du journal en ligne Contropiano.org.

Lorsque nous entendons le terme “Brigades rouges”, de quoi s’agit-il exactement ?

Nous parlons d’une organisation initialement composée presque uniquement de travailleurs, née principalement à Milan en 1970, mais présente dans tout le vieux “triangle industriel italien” (Milan-Turin-Gênes). Elle est née de la grande poussée de « l’automne chaud » (1969) et de la conviction que le patronat et les partis conservateurs n’accepteraient jamais d’abandonner le pouvoir pacifiquement, par le biais d’élections normales, et qu’ils étaient prêt à toutes les violences.

Même si l’historiographie officielle contemporaine n’en fait guère mention, la réponse de l’État italien à “l’automne chaud” a été la “stratégie des massacres”. Le principal a été celui de Piazza Fontana, à Milan, le 12 décembre 1969. Des militants anarchistes en ont été accusés à tort. L’un d’entre eux, le cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, arrêté à ce propos, meurt dans des circonstances obscures au commissariat de Milan quelques jours plus tard – « tombé d’une fenêtre » durant son interrogatoire[1].

Le massacre de Piazza Fontana, et bien d’autres qui s’ensuivent, renforcent les partisans d’une organisation clandestine, dédiée à la lutte en soutien des mouvements ouvriers, lycéens et universitaires. Ils ambitionnent aussi de résister à un éventuel putsch d’extrême-droite : rappelons que la nuit du 7 au 8 décembre 1970, une tentative de coup d’Etat a lieu en Italie, avec l’occupation du ministère de l’Intérieur par Junio Valerio Borghese (le « coup Borghese »). Elle fait écho à une tentative précédente de coup d’État en 1964, le “plan Solo”, menée par des chefs des carabiniers et des services de renseignements, en lien étroit avec les États-Unis d’Amérique.

Dans ce climat, s’armer est considéré comme “normal” dans une partie importante de la gauche italienne. Les Brigades Rouges adoptent cette perspective comme une nécessité stratégique. Il ne s’agit plus alors d’autodéfense, mais d’un objectif de renversement du système capitaliste. Les Brigades Rouges engagent leurs premières actions contre la hiérarchie des usines (contremaîtres, chefs des usines, directeurs), avec des actions symboliques et propagandistes, essentiellement d’atteinte aux biens et de blessure non-létale aux personnes, des actions à grand impact médiatique. En conséquence, un certain nombre de dirigeants d’entreprise prennent peur et atténuent le contrôle disciplinaire, ou cèdent plus facilement dans des conflits sociaux.

Au fil des années, la stratégie des Brigades rouges évolue. Une stratégie plus large commence à être définie, avec pour objectif final la conquête armée du pouvoir, comme cela se produisait à l’époque dans de nombreux pays – à Cuba une décennie auparavant, mais aussi en Algérie, en Indochine, au Mozambique, en Angola, au Nicaragua, etc. Différence majeure : les Brigades Rouges agissaient dans un pays industrialisé avancé. Et donc, notre pratique de la guérilla était de type “métropolitain”, proche des Tupamaros de Pepe Mujica et Raoul Sendic en Uruguay, de l’IRA en Irlande, mais aussi de la RAF en Allemagne de l’Ouest ou des Weathermen aux États-Unis.

Le mouvement ouvrier italien était très fort au long des années 1970. Il a produit un haut niveau de conflictualité sociale et des revendications très avancées. La lutte armée des Brigades Rouges ambitionnait, avant tout, de « percer le plafond » politique que rencontraient ces luttes sur leur chemin. Ce n’est pas un hasard si les Brigades rouges entament leur déclin au lendemain de la défaite historique de la classe ouvrière italienne, à Turin, en 1980, lorsque 35 jours d’occupation des usines de Fiat se soldent par 23 000 licenciements. Les autres organisations armées la suivent dans le reflux.

 

La « doctrine Mitterrand » en France, c’est-à-dire l’octroi de l’asile aux anciens combattants des Brigades Rouges, a-t-elle contribué à la fin de la violence ?

Cette « doctrine » est née de pourparlers entre François Mitterrand, président de la République française, et Bettino Craxi, président du Conseil italien. Elle vise à offrir une alternative à l’emprisonnement de détenus pour motif politique et correspond à la recherche d’une « solution politique », sans véritable lendemain côté italien.

Du point de vue militaire, les opérations violentes prennent fin en 1982. Des actions ponctuelles et éparses ont parfois lieu dans les années suivantes, mais elles demeurent mineures. Cependant, l’Italie enregistre alors près de 3000 prisonniers politiques ; un nombre tout à fait extraordinaire dans une « démocratie occidentale ». La réduction de ce nombre à des limites « acceptables » constituait alors une priorité.

Logiquement, la fin de la lutte armée a éloigné la nécessité d’amnistier les prisonniers politiques. Depuis lors, le groupe des exilés en France est utilisé occasionnellement par les gouvernements italiens successifs, qui braquent le projecteur sur un « cas » afin de se faire valoir à bon compte. Cette fois-ci, en 2021, ils en ont ciblé dix d’un coup. Pourquoi autant, maintenant ? Car il s’agit de personnes âgées, et que ce petit jeu devra prendre fin dans quelques années lorsqu’elles auront disparu.

 

Pourquoi la justice italienne essaie-t-elle de rouvrir le dossier et d’entamer une procédure judiciaire ?

Le discours consiste à « en finir », par un coup de filet sur les derniers ex-combattants encore en liberté dans d’autres pays. Mais je ne pense pas que ce soit un programme viable – et je suis convaincu qu’ils n’y croient pas non plus.

La justice italienne exécute ici les ordres de son gouvernement. La décision émane directement de Mario Draghi et de Sergio Mattarella, dans le cadre d’une redéfinition des relations avec la France, nécessaire car les deux pays collaborent étroitement dans leur tentative de peser sur les orientations actuelles de l’Union européenne. Ils ne peuvent accepter des divergences aussi flagrantes sur la gestion de l’opposition interne – même une opposition armée d’il y a 40 ans.

Avec l’imposition de Mario Draghi comme président du Conseil, le gouvernement s’efforce de crédibiliser des institutions très disqualifiées. Or, Mario Draghi a comme autorité internationale son poste d’ancien président de la BCE et d’ancien vice-président de Goldman Sachs pour l’Europe – un profil de banquier pas si éloigné, en fin de compte, d’Emmanuel Macron. Rien qui suscite le respect sur la scène politique italienne. Aussi tente-t-il d’interpeller un groupe de « grands-pères » et de « grand-mères » réfugié·es en Farnce, imaginant ainsi faire passer l’Italie pour un pays respecté en Europe, qui impose à ses partenaires sa propre vision du passé. La politique italienne intéresse si peu sa population qu’elle a constamment besoin de « victoires faciles » à exhiber dans les médias : capturer un groupe de retraités au soleil est la chose la plus facile au monde.

Macron et Draghi me semblent toutefois ne pas avoir complètement assimilé le droit français et la prégnance de la « doctrine Mitterrand ». Mais leur rapport opportuniste aux engagements nationaux devrait inquiéter fortement les citoyens français : ces deux dirigeants entendent changer les règles en fonction de leurs besoins du moment sur la scène politique. En Italie, nous sommes malheureusement habitués à ces pratiques typiques des régimes autoritaires sud-américains…

 

L’extrême droite a-t-elle été poursuivie de la même manière ?

Les mouvements fascistes italiens ont toujours été un instrument des renseignements, au service des organes italiens et étasuniens. Tous les massacres perpétrés en Italie l’ont été par de tels groupes fascistes. Et, à l’exception d’un militant fasciste qui a avoué ses actes, tous les massacres demeurent sans coupable défini. C’est l’utilité des fascistes pour des officines de renseignement qui leur a assuré la protection et l’étouffement des poursuites. La différence de traitement entre les militants violents des Brigades rouges ou des groupuscules fascistes s’explique ainsi : malheur à celui qui pense à changer le système, merci à ceux qui aident à le maintenir fort.

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Propos recueillis par Andrea Mencarelli (correspondant à Paris pour Contropiano.org). 

Illustration : https://nyctaeus.tumblr.com/post/76166992965/swing-johannes-vogl.

 

Note

[1] Cette mort inspirera notamment Dario Fo dans sa pièce Mort accidentelle d’un anarchiste (1970).