Les Palestiniens de 1948, entre colonialisme et violence communautaire

La troisième intifada commencée en mai 2021, et s’installant manifestement dans la durée, a mis au devant de la scène les « Palestiniens de 1948 », expression utilisée par les Palestiniens pour désigner ceux parmi eux vivant dans les territoires conquis en 1948, l’actuel Israël. Par une analyse fine et documentée des mécanismes coloniaux qui encadrent les Palestiniens de 1948, cet article, initialement publié sur LeftEast, permet une meilleure compréhension de leur récente mobilisation venue affirmer l’unité historique et de devenir de la Palestine. 

L’autrice, Noura Salahaldeen, est palestinienne, doctorante à l’Université de Vienne et chercheuse à l’Académie autrichienne des sciences.

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En avril et mai 2021, le nettoyage ethnique d’Israël à Sheikh Jarrah, visant à déplacer cinq cents Palestiniens au profit de colons juifs à Jérusalem-Est, s’accéléra. Dans le même temps, pendant le mois du Ramadan, l’armée et la police israéliennes attaquèrent des fidèles palestiniens à la mosquée Al-Aqsa, et des colons israéliens armés, protégés par leurs armes ainsi que par les forces de police et de l’armée, parcoururent les rues au cri de « Mort aux Arabes ! », tout en tirant en direction des gens à balles réelles. En réponse, la résistance palestinienne à cet acharnement colonial unifia de façon inédite les Palestiniens de Gaza, de Jérusalem et de Cisjordanie, ainsi que les Palestiniens de 1948[1].

Cette unité s’est notamment illustrée par la grève générale du 18 mai dernier, organisée par les Palestiniens dans la Palestine historique et dans la diaspora. Alors que Gaza subissait la colère de la machine de guerre coloniale israélienne, tuant deux cent quarante-neuf Palestiniens et déplaçant soixante mille personnes en moins de deux semaines, les Palestiniens affirmèrent leur unité en organisant une « grève de la dignité » qui transcendait les divisions coloniales imposées. En plus des mobilisations de masse du 18 mai à travers la Palestine historique, « du fleuve à la mer », de nombreux observateurs ont également été surpris par les événements des 11 et 12 mai à Lyd (Lod), Haïfa, le Néguev, Nazareth, Akka (Acre) et à travers la Galilée. Dans ces villes et villages, les Palestiniens ont pris la rue pour appeler à la fin de l’escalade coloniale israélienne à Jérusalem et à Gaza. Alors que les médias israéliens et internationaux ont pris la liberté d’analyser ce moment comme celui d’une agitation civile entre une majorité juive et une minorité arabe, cet article s’éloigne d’une telle analyse.

En effet, dans cette contribution, je propose d’examiner la situation plus large de la violence communautaire, et la lutte contre celle-ci, parmi les Palestiniens de 1948. Je soutiens que les développements de mai 2021 ne représentent pas seulement un moment de libération et d’engagement renouvelé dans la lutte nationale palestinienne par les Palestiniens de 1948, mais plutôt que leur mobilisation est construite sur une organisation antérieure à mai 2021. En février et mars 2021, les Palestiniens de 1948 se sont momentanément retrouvés dans le combat contre la violence communautaire, et en sont venus à la reconnaître comme une méthode spécifique de la domination coloniale israélienne. Ces événements ont permis de comprendre que la disparition de la violence communautaire nécessite la suppression de la condition coloniale dans laquelle elle s’inscrit.

 

Situation critique de la violence communautaire

Au cours des deux dernières décennies, plus de mille sept cents Palestiniens de 1948 ont perdu la vie à cause de la violence communautaire, à un rythme de plus en plus alarmant. La Catastrophe (ou Nakba) de 1948 désigne le déplacement forcé et massif de 750 000 Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël. Elle représente une rupture dans l’histoire palestinienne, et est une année gravée dans la mémoire collective. Les Palestiniens ont par la suite compris la violence de la Nakba comme un processus colonial continu. Ces formes de violence évoluent de différentes manières, reflétant les contextes fragmentés de la société palestinienne sous la domination coloniale. Les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem vivent sous un régime d’exception, les habitants de Gaza dans un état de siège constant, tandis que les réfugiés vivent dans un état d’exil quasi-permanent. On est en droit d’affirmer que les Palestiniens vivant dans ces contextes sont réduits au statut de « vie nue », ce qui, selon Achille Mbembe (2003), signifie qu’ils vivent en dehors de l’appareil politique d’Israël mais qu’ils y sont liés par sa domination juridique et militaire.

Dans le cas des Palestiniens de 1948, étant donné leur citoyenneté légale dans l’État et leur statut de soi-disant minorité, nous avons affaire à une histoire plus alambiquée. Leur dépossession commence pendant la Nakba, à la suite de laquelle environ 156 000 Palestiniens se sont retrouvés sous la domination de l’État colonial nouvellement établi. Un quart d’entre eux étaient des réfugiés internes des villages et villes voisins. En raison de leur nouveau statut de « citoyens » d’Israël, ils furent coupés du reste de la société palestinienne, et complètement aliénés des liens communautaires préexistants. Dans la tentative d’Israël d’établir sa souveraineté en tant qu’État démocratique moderne, les Palestiniens de 1948 ont été présentés comme une minorité « arabo-israélienne ». Malgré le statut d’Israël d’État juif ethnonational, l’expression ultime de la souveraineté parmi les États démocratiques modernes se traduit, selon Mbembe, par :

« la production de normes générales par un corps (le demos) composé d’hommes et de femmes libres et égaux. Ces hommes et ces femmes sont considérés comme des sujets à part entière capables de se comprendre, de se conscientiser et de se représenter. La politique, par conséquent, se définit par deux aspects : un projet d’autonomie et la réalisation d’un accord au sein d’une collectivité par la communication et la reconnaissance »[2].

De ce fait, en tant qu’expression ultime de sa souveraineté manifeste et incontestable, Israël a cherché, par le biais des élections, à obtenir une représentation « arabe », et ce depuis sa création (tout en imposant la loi martiale à ces communautés pendant les premières décennies de son existence). En d’autres termes, Israël a inclus de force les Palestiniens de 1948 dans l’État colonial moderne, tout en dissimulant le fait que ces mêmes Palestiniens vivaient sous la loi martiale. Cette dernière limitait sévèrement leur mobilité et leur empêchait toute forme d’organisation politique en dehors des structures étatiques israéliennes établies[3].

Une fois l’État israélien rassuré sur le fait que les Palestiniens déplacés à l’intérieur du pays n’étaient plus en mesure de retourner dans leurs villages et maisons à proximité (Masalha 2012), il leva la loi martiale, en 1966, et la remplaça par une version discriminatoire du « droit civil ». La domination coloniale persista à travers l’utilisation de différentes méthodes, parmi elles l’appropriation continue des terres par le biais d’un ensemble de lois appliquées de manière inégale, notamment la destruction de la communauté al-Araqeeb à Beersheva en 2010, et la formulation du plan Prawer à la Knesset en 2011 (visant à déplacer les communautés bédouines du Naqab (Negev)). Ces méthodes comprennent également le racisme structurel, qui se traduit par exemple dans l’éducation, contrôlée par l’État et la sécurité, la fragmentation des communautés selon des lignes religieuses et ethniques, la prolétarisation des Palestiniens et le remplacement des modes traditionnels de gouvernance et d’organisation sociale par l’appareil policier.

C’est en suivant ce cadre d’analyse que nous commençons à démêler la question de la violence communautaire chez les Palestiniens de 1948, non pas comme un problème de communauté minoritaire « arriérée » (c’est ainsi que les Palestiniens sont généralement représentés dans les médias et les programmes sionistes) (Masalha 2012), mais plutôt comme une méthode et une conséquence de la domination coloniale. Dans Les damnés de la terre, Frantz Fanon (1963) explique la violence intra-communautaire autochtone comme 1/ une manifestation de « l’agressivité sédimentée dans les muscles »[4] du colonisé (puisque l’indigène est incapable de s’attaquer aux racines coloniales de sa condition désastreuse) ; et 2/ comme une tentative de la puissance coloniale d’accroître les divisions et la violence au sein de la communauté colonisée afin d’entraver l’émergence de luttes anticoloniales.

Les Palestiniens de 1948 en sont un bon exemple. Seuls 15% environ des crimes commis au sein de la communauté palestinienne de 1948 au cours des deux dernières décennies ont donné lieu à des poursuites pénales de la part de la police et du système judiciaire israéliens. En outre, étant donné la nature hautement compartimentée du colonialisme israélien, qui se manifeste par la fréquente séparation spatiale des communautés de colons et d’autochtones, la circulation d’armes (majoritairement) israéliennes obtenues sur le marché noir est tolérée par les autorités israéliennes tant qu’elles sont utilisées au sein des communautés palestiniennes[5]. Si ces armes étaient dirigées vers n’importe qui d’autres que les Palestiniens, les autorités israéliennes interviendraient immédiatement contre leur circulation. Cela m’amène au point suivant.

En encourageant tacitement la propagation de la violence intra-communautaire parmi les Palestiniens, l’État israélien est en mesure d’utiliser l’image du Palestinien intrinsèquement violent, nécessitant par-là une protection contre son propre état « non civilisé », justifiant ainsi la présence d’une police surabondante dans ces communautés. Cette dynamique fait écho au maintien de l’ordre militarisé dans les communautés noires des centres-villes aux États-Unis. Par conséquent, de par sa nature même, la violence communautaire pour les Palestiniens de 1948 devient le signe de leur perte et de leur dépossession permanente sous le régime colonial israélien.

 

Um al-Fahem : le grand retour électoral à la vie nue

Des années d’organisation par les dirigeants palestiniens de 1948, leurs représentants élus et les organisations de défense des droits de l’homme, pour contrôler les niveaux croissants de violence communautaire – notamment en essayant d’obtenir davantage de ressources pour les communautés affectées et en demandant à la police de mieux contrôler le flux d’armes dans les quartiers palestiniens -, n’ont mené à aucun changement substantiel. Au contraire, l’échec des efforts des dirigeants locaux et leurs différentes promesses de campagne ont conduit à un mécontentement grandissant, révélant davantage le caractère structurel du problème de la violence communautaire, que la représentation politique traditionnelle se trouve incapable de résoudre. Pour aggraver les choses, ces efforts ont abouti à des plans d’expansion des unités de police israéliennes déjà existantes, y compris à Um al-Fahem (un village au nord du pays, comptant environ cinquante-six mille Palestiniens et qui est, à bien des égards, à la pointe de la lutte contre la violence communautaire et coloniale). Ces plans se concrétisent par l’expansion du département de la police pour inclure des unités spécialisées dont la présence parmi les populations civiles est pour le moins discutable. Il s’agit des forces Yamam, une unité spéciale de la police des frontières, et Lahav 433, une organisation parapluie généralement désignée comme le « FBI israélien » qui comprend des unités de renseignement et la tristement célèbre force d’infiltration Mesta’arevim.

Dans une image qui rappelle les premiers jours du Printemps arabe, des milliers de manifestants de la communauté palestinienne de 1948 descendirent dans les rues d’Um al-Fahem, le 5 mars 2020, pour une « Journée de la rage ». Cette manifestation se distingua non seulement par le nombre de participants, vingt mille personnes marchant ensemble pour fermer la route 65 (l’une des principales routes du nord), mais aussi par les mots d’ordre anticoloniaux et anti-policiers, associés à des chants révolutionnaires de libération de la Palestine. Les manifestants exprimèrent aussi leurs frustrations face à la violence intracommunautaire. Ce brassage des slogans traduit une forme de lucidité à propos du lien entre la violence intracommunautaire et la condition coloniale, et que le moyen d’y faire face réside dans la lutte de libération nationale.

La manifestation du 5 mars était organisée par al-Harak al-Fahmawi al-Muwahad, la mobilisation unifiée des Fahmawi, un mouvement de coordination qui mobilise les jeunes de Um al-Fahem à travers les différents partis palestiniens actifs sur les terres de 1948. Ce qui commença par une manifestation hebdomadaire chaque vendredi en décembre 2020 à Um al-Fahem, suite aux meurtres non résolus de divers leaders de la communauté, se développa et évolua vers une mobilisation de masse et des confrontations hebdomadaires avec la police coloniale, après le meurtre non résolu de Mohammed Ighbariah, 21 ans. Ighbariah fut assassiné le 24 janvier 2021, alors qu’il rentrait chez lui après une manifestation. Aussi, un autre incident alimenta la mobilisation de la communauté, celui du meurtre d’Ahmad Hijazi, le 2 février 2021, par la police à Tamra. L’unité d’enquête de la police du ministère de la Justice, chargée d’enquêter sur les cas de meurtres commis par la police (et qui disculpe souvent les agents impliqués), prit en charge l’enquête sur le meurtre de Hijazi, ce qui envenima l’affaire, puisque cette unité fut justement responsable de la fermeture de l’enquête sur les meurtres des Palestiniens de 1948 de 1948 à 2000 (début de la deuxième intifada palestinienne). La communauté doute donc que les responsables du meurtre de Hijazi auront à rendre des comptes.

Au milieu des élections israéliennes tumultueuses de 2021, différents partis ont tenté de gagner le vote des Palestiniens 1948 en mettant au premier plan de leur campagne la question de la violence communautaire. Dans une tournure intéressante des événements, Benjamin Netanyahou, qui avait désespérément besoin de remporter les élections, fit campagne sous le surnom arabisant de « Abu Yair » afin de séduire les Palestiniens de 1948, proposa un plan pour faire baisser le taux de criminalité et nomma Aharon Franco (l’ex-commandant de la police de Jérusalem) comme principal exécutant de ce plan. Ce coup de publicité redoubla la colère des jeunes Palestiniens mobilisés, qui expulsèrent bruyamment certains représentants palestiniens élus engagés dans des négociations avec les partis sionistes sur la formation du gouvernement post-électoral – négociations justifiées par des promesses pour résoudre le problème de la violence communautaire.

Lors de plusieurs vendredis de l’hiver et du printemps 2021 à Um al-Fahem, nous avons été témoins de masses se séparant activement des structures politiques coloniales qui les oppriment, se débarrassant des structures politiques qui leur ont été imposées en tant que « minorité » et « citoyens d’Israël », revenant à leur statut de simple Palestiniens – statut caractérisé par une condition de « vie nue ». En affirmant leur identité palestinienne, non seulement ils ne sont plus une minorité « israélo-arabe » de deux millions de personnes luttant pour l’égalité des droits, la représentation et l’égalité de citoyenneté au sein d’un État colonial, mais ils font partie d’un ensemble plus large d’environ sept millions de personnes directement gouvernées par Israël et de huit autres millions, réfugiés et diasporas palestiniennes, qui attendent le retour. Ce dépouillement et retour à la « vie nue », cette séparation active d’avec l’appareil politique israélien, remet en cause le statut d’État souverain et « démocratique » d’Israël, et frappe précisément au cœur de son projet souverain qui considère la colonisation des terres palestiniennes saisies en 1948 comme une question réglée lors de la Nakba.

Ce retour momentané à une « vie nue » a dès lors replacé la communauté palestinienne de 1948 au cœur de la lutte anticoloniale. Il souligne que tous les Palestiniens, quel que soit le contexte dans lequel ils vivent, ne peuvent être envisagés que comme une seule entité, comme une population autochtone dépossédée, cherchant à obtenir ses droits nationaux collectifs.

Dit autrement, qu’ils aient été dépossédés en 1948 ou en 1967, les Palestiniens ont réarticulé leurs relations sociales avec l’État israélien comme une relation entre une population autochtone et une communauté de colons. En retournant à la « vie nue », les Palestiniens de 1948 ont montré que le simple fait d’exister en tant que Palestiniens, plutôt qu’en tant que minorité « arabo-israélienne », constitue une menace pour l’appareil colonial israélien, qui maintient une hiérarchie ethnonationale au sein de la Palestine historique. Plus important encore, les Palestiniens de 1948 ont renouvelé l’espoir de la liberté et de la véritable libération nationale. Ces mots d’ordre prévalaient déjà dans les manifestations d’avril et mai 2021.

Si mai 1948 est associé au souvenir de la Nakba, mai 2021 porte un message différent : les sept millions de Palestiniens présents sur leur patrie et les huit millions de la diaspora n’accepteront plus pour longtemps les conditions du colonialisme. Les géographies de la fragmentation que le souverain colonialisme a essayé d’instiller parmi les Palestiniens au cours des soixante-treize dernières années ont été rétablies, en moins de rien, en des géographies de l’unité et de la résistance. Les Palestiniens de 1948 continueront à faire partie intégrante de cette lutte, jusqu’à ce que les conditions de liberté et de justice prévalent.

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Traduction par Aya Khalil

Notes

[1] Dans cet article, les Palestiniens « citoyens » d’Israël seront désignés par le terme de « Palestiniens de 1948 », qui est l’identité autoproclamée de la majorité des Palestiniens vivant dans ce qui est aujourd’hui connu sous le nom d’Israël, rejetant activement la catégorisation imposée par l’État d’Israël d’« Arabes israéliens ».

[2] Mbembé, J.-A. and Libby Meintjes. “Necropolitics”, Public Culture, vol. 15 no. 1, 2003, p. 11-40.

[3] Par ailleurs, de nombreux Palestiniens ont déclaré avoir été contraints, à l’époque, de voter aux élections de la Knesset israélienne sous les ordres de l’armée (récit oral – anciens de la communauté du village de Sakhnin).

[4] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, Paris, p.53

[5] L’ancien ministre israélien Gilad Ardan a déclaré que 70% de ces armes proviennent des bases et des marchés de l’armée israélienne. En outre, ce n’est que ces dernières années que l’acquisition d’armes par les Palestiniens a été considérée par les autorités israéliennes comme une infraction pénale plutôt que comme une infraction à la sécurité.