Cinq ans déjà. Une demi-décennie s’est écoulée depuis la « grande déflagration » du 15 mai 2011. Inscrit en lettres majuscules dans l’histoire sociale de l’humanité, 2011 a été, avec les révolutions arabes, le 15M [15 mai] et Occupy Wall Street, l’année de l’indignation mondialisée où, comme rappelé par Slavoj Zizek, « nous avons rêvé dangereusement ». Le 15M a joué un rôle de pivot dans l’enchaînement de révoltes qui ont parcouru le monde au cours de cette année, car il a représenté la première grande secousse dans le monde occidental (où avaient déjà débuté, de façon isolée, des processus de protestation massive en Grèce et en Islande) propagée depuis le printemps arabe, sur le mode du chaînon intermédiaire conduisant à l’irruption de Occupy à l’automne.
Josep Maria Antentas, professeur de sociologie de l’Université Autonome de Barcelone (UAB), est membre du Conseil Consultatif de la revue Viento Sur, d’où est tiré ce texte.
Le moment politique
Le 15M a signifié un point d’inflexion dans la trajectoire politique et sociale de l’État espagnol et le début d’une phase nouvelle. Il a représenté un point de non-retour, un avant et un après, en constituant un « moment politique », au sens donné par Rancière à ce concept pour définir ce qui « arrive quand la temporalité du consensus est interrompue, quand une force est capable d’actualiser l’imagination de la communauté qui y est engagée et de lui opposer une autre configuration de la relation de chacun à tous ».
La rébellion indignée a ainsi marqué un moment de relance, via l’irruption de la rue plébéienne, d’une politique existant « par l’action des sujets collectifs qui modifient concrètement les situations en y affirmant leur capacité et en construisant le monde du fait de cette capacité »1. Réapparition disruptive de la politique qui est tout le contraire de son évidement technocratique par lequel s’évapore la possibilité même de choisir entre des options opposées et dont la seule rupture transforme le terrain de jeu. En posant cette vérité dans son évaluation du 15M, Rancière préfère cependant préciser prudemment que, bien que le 15M ait mis « clairement en évidence la distance entre un pouvoir réel du peuple et des institutions dites démocratiques », la pleine réalisation d’un moment politique requiert la capacité de transformer la protestation en une force capable d’« arracher à ce système [étatique et représentatif] la direction de la vie publique »2, ce qui ne s’est pas encore concrétisé.
Moment politique ou embryon de moment politique, avec le 15M c’est la « temporalité du consensus » qui, de toute façon, s’est trouvée interrompue sous la forme d’une contestation générale de la gestion de la crise et du rôle des élites politiques et économiques. « Nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers » énonçait le slogan fondateur du mouvement. La rébellion des indignés plaçait au cœur de la critique les pouvoirs économiques et financiers ainsi que, pour sa complicité avec eux, la classe politique. Elle exprimait la réaction face à la soumission du gros de la société aux intérêts de la minorité et, en particulier, face à la destruction des classes moyennes. La figure emblématique de cette rébellion a été la jeunesse, en particulier la jeunesse passée par l’université et dont les attentes, vitales et professionnelles, étaient bloquées ou en chute libre. Mais cette rébellion a connu une transcroissance qui l’a transformée en un mouvement pluriel du point de vue des générations et des origines sociales : celui-ci a touché aussi les quartiers ouvriers.
Le mouvement a brandi le drapeau de la démocratie mais en lui accolant significativement l’adjectif « réelle » pour la distinguer du simulacre existant. A l’issue d’un XXe siècle où le capitalisme était parvenu à accaparer l’imaginaire démocratique et où le socialisme avait perdu la bataille pour lui donner du sens, la crise a créé une faille dans la légitimité des démocraties parlementaires soumises au despotisme financier et à une politique vidée de contenu réel. Ce qui a émergé du 15M n’est pas encore la cristallisation de la perception, à une large échelle sociale, d’une contradiction flagrante entre capitalisme et démocratie mais certainement la perception d’une contradiction insurmontable entre celle-ci et la minorité financière. Ce qui constitue un point de départ fondamental pour aller plus loin.
L’événement 15M
Le « moment politique 15M » est arrivé sous la forme d’un Évènement, « l’Événement 15M ». Concept polysémique et aux multiples acceptions, pour Badiou, est événement « ce qui rend possible le soulèvement de l’inexistant », « l’inexistant » étant les « personnes présentes dans le monde mais dépourvues de direction et des décisions relatives à leur avenir, inexistant dans le monde ». L’évènement suppose une « rupture dans le temps » qui provoque une « réouverture de l’histoire » et permet à l’inexistant d’accéder à « une existence véritable, à une existence intense »3. Le 15M a ainsi marqué l’entrée abrupte des masses dans l’arène publique, sur la base d’un nous défini comme « ceux d’en bas » (ou les 99% comme allait le dire plus tard Occupy Wall Street en recourant à une métaphore aussi sociologiquement imprécise que politiquement puissante), et en contestant la feuille de route tracée par les maîtres du monde et leurs gestionnaires. Un événement n’implique pas la création « d’une nouvelle réalité mais d’un éventail de nouvelles possibilités »4. Voilà justement la signification du 15M en tant que baliseur de chemins jusqu’ici inconnus mais encore à franchir, de nouveaux ponts encore à traverser.
Zizek écrit que, dans un Évènement politique, « ce ne sont pas seulement les choses qui changent : ce qui change c’est le paramètre même par lequel nous mesurons les faits du changement, autrement dit, un point d’inflexion change tout le champ dans lequel apparaissent les faits ». En ce sens, le 15M a effectivement modifié les termes du débat politique. Il a mis sur la défensive les élites politiques, les intellectuels et autres créateurs d’opinion systémique. Il a relégitimé la protestation sociale et infligé une défaite (seulement) morale et symbolique aux responsables et gestionnaires de la crise. Pour Zizek, pourtant, un soulèvement populaire ne devient, sur le terrain politique, un « Évènement que lorsqu’il suscite un engagement du sujet collectif doté d’un nouveau projet émancipateur universel, et par conséquent, lorsqu’il met en route le patient travail de restructuration de la société »5. Le 15M ne cadre certes pas avec cette définition qui, néanmoins, semble trop restrictive. Le 15M a posé la nécessité et la possibilité de construire « un nouveau projet émancipateur universel » et de mettre en route « le patient travail de restructuration de la société » mais il n’a pu, en tant que tel, ni résoudre ni satisfaire ces deux questions, lesquelles, cependant, ont récupéré leur pleine actualité à la source même de la révolte indignée.
Malgré la fascination suscitée par l’irruption intempestive d’un Évènement politique (il est difficile aujourd’hui encore de ne pas être ému au souvenir de l’intensité de ce moment), il ne faut pas le concevoir hors de son contexte politique et historique. Là est le risque guettant les « philosophies de l’événement ». L’événement ne naît pas du néant, du vide, tel un miracle profane. Quand il advient, il est assujetti à des décisions et à des dilemmes, à des choix pertinents et à des erreurs qui régissent son destin et celui de son legs. Rappelons ici la critique adressée à Badiou par Bensaïd qui met en évidence que l’événement doit être pensé stratégiquement et inséré dans un contexte politique et historique où les discontinuités politiques ne peuvent pas éclipser la nécessité d’un travail politico-organisationnel continu et d’une permanente réflexion stratégique concrète, non abstraite6. Le 15M n’est pas tombé du ciel : en utilisant stratégiquement l’« opportunité politique » des élections municipales et régionales du 22 mai 2011, il est né sur une scène marquée par le tournant opéré dans les politiques du gouvernement Zapatero en mars 2010, par le renoncement des syndicats majoritaires à prendre la tête de la résistance à ces politiques, par l’incapacité des secteurs alternatifs à le faire et enfin par l’impact stimulant du Printemps Arabe. Il s’est, de même, abreuvé aux courants souterrains de résistance dans l’enfer de l’austérité qui, dans la période précédant la « grande explosion », ont régulièrement déposé un limon de campagnes et d’initiatives qui ont contribué à produire les petits changements moléculaires, souvent imperceptibles, préparant le terrain à ce qui allait venir7. Il y a eu là, en somme, « des traces de l’événement avant l’événement, des indices de pré-événement reconnaissables a posteriori » selon l’expression de Badiou lui-même8. Ce qui fait défaut aux philosophies de l’événement immaculé, c’est, grande obsession bensaïdienne, de le penser stratégiquement.
La puissance de l’Évènement 15M, en tant que tel, ne réside pas qu’en lui-même ni dans la nécessité de lui rester fidèle mais en cela qu’il a créé les conditions d’émergence d’une réflexion stratégique où penser la politique au-delà de l’événement, mais en fidélité à lui, est devenu un impératif à double sens. Sur le plan temporel-séquentiel, après l’événement fondateur, apparaît le besoin de développer une politique continue et soutenue, en tension permanente entre sa propre capacité de penser la rupture et la discontinuité d’un côté, et son besoin de stabilisation organique de l’autre. Dit autrement : il s’agissait de manier la dialectique structurelle entre sa routinisation et sa subversion permanente. En affrontant, en substance, le débat sur les « étapes suivantes », sur les nouvelles initiatives à prendre, sur la façon d’obtenir ce que n’a pas pu obtenir le 15M et, en particulier sur le rapport à avoir avec le système politique et la représentation électorale. Le 15M a posé une série de questions stratégiques non résolues pour lesquelles le mouvement, en lui-même, n’avait pas de réponse, qui allaient au-delà de ce que le mouvement pouvait proposer, débordant ses frontières et la nature immédiate de l’événement. Lui être fidèle revient alors à dépasser le 15M lui-même pour passer à une seconde phase, non dans la nostalgie de ce qui ne pouvait être recommencé mais dans la volonté stratégique de faire un nouveau pas, mieux, un saut.
Bifurcations et discontinuités
Le 15M a été un événement fondateur d’une nouvelle phase, un point d’inflexion qui a ouvert des futurs alternatifs sur le mode d’une grande bifurcation, ce concept étant compris dans le sens historico-stratégique que lui donne Daniel Bensaïd9. A l’origine le terme bifurcation, rappelons-le, est associé à la mathématique de Poincaré au XIXe siècle et, au XXe siècle, il a été utilisé par la théorie des catastrophes de René Thom ainsi que dans l’étude par Ilya Prigogine de l’équilibre dans des systèmes complexes du monde de la physique et de la chimie. Comme l’indiquait fréquemment Bensaïd lui-même, en son temps, le révolutionnaire Auguste Blanqui fit un usage suggestif du terme à un moment où il était peu employé. Il rappelait dans son L’éternité à travers les astres que « L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles. »10.
Il y a une demi-décennie, l’histoire a bifurqué en signalant une voie alternative qui a émergé d’une façon aussi abrupte que sans appel. Le tunnel de la crise a dessiné, de façon imprévisible, deux sorties opposées. D’une part, du côté d’un monde au service du capital financier en guise de dystopie sociale pour la majorité, à mi-chemin entre Mad Max et Blade Runner. De l’autre, vers une rupture constituante aux contours encore très imprécis. La continuité historique, celle de l’histoire des vainqueurs permanents, a éclaté en mille morceaux, en une interruption messianique benjamienne. C’est là qu’a commencé le futur en tant que potentiel réalisable, même si ce n’est pas en tant que certitude assurée.
Le temps présent, le cadre temporel de référence dans lequel pivote la lutte politique et d’où les triomphateurs définissent tant le sens du passé que le contenu du futur, s’est ouvert de bas en haut au fur et à mesure que les places se remplissaient au cri de guerre (non violent mais à vocation désobéissante et disruptive) du « ils ne nous représentent pas ». Les journées de mai et de juin ont signifié un moment d’accélération temporelle en une sorte de trou de ver politico-stratégique au bout duquel ont vu le jour un paysage totalement changé, une dimension de la galaxie jusqu’alors inexplorée. Juste l’opposé du « temps homogène et vide » critiqué par Benjamin dans ses Thèses11. Ces journées de mai et juin ont, au contraire de ce temps, représenté un « temps actuel » (jetzzeit) plein de possibilités et d’une furie indignée qui rompait la continuité infernale du devenir historique.
On peut dire que l’irruption soudaine est traditionnellement associée à la figure de la taupe. En l’actualisant et en l’adaptant à la ville postindustrielle et au capitalisme de l’hypervélocité, l’image peut-être la plus évocatrice de l’apparition disruptive du 15M est celle d’un TGV qui, depuis les profondeurs du sous-sol, perce de bas en haut l’asphalte de la place. Prochain arrêt place de la Puerta del Sol. Prochain arrêt Place de Catalogne. Arrive le moment du changement de voie.
Indignatio
Le vocabulaire et le lexique politique ne naissent pas d’un dessein préétabli, ils se forgent dans les luttes et dans les discussions et débats d’idées, les controverses intellectuelles, toutes choses qui ne se produisent pas dans le vide mais dans un contexte politique donné. Des mots qui aujourd’hui ne signifient rien peuvent devenir demain des marqueurs d’identités collectives et des leviers de mobilisation. Souvent ce ne sont même pas ceux qui participent aux luttes sociales qui choisissent les termes dans lesquels ils se reconnaissent et se définissent eux-mêmes ; ces termes sont souvent imposés par les médias et/ou par les adversaires. Cela a été le cas du terme « indignation » qui, tout d’un coup, grâce à sa construction médiatique à partir du pamphlet de Hessel (dont l’influence dans le mouvement fut nulle), a fini par exprimer un état d’esprit éthico-politique, par donner une expression cognitive et sémantique au profond malaise qui était jusqu’alors dépourvu de catalyseur.
Avec donc des connotations éminemment spinozistes, l’indignation s’est ainsi muée en leitmotiv du 15M. Spinoza définit ainsi l’indignation (indignatio) dans son Ethique : « la haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre » (E III, déf. 20 des Affects). Passion triste et négative car « la haine ne peut jamais être bonne » (E IV, Prop. 45), elle est pourtant fondamentale dans la subversion de tout pouvoir tyrannique, quoique non exempte de dangers puisque « bien que l’indignation ait l’apparence de l’équité, on vit pourtant sans loi, là où il est permis à chacun de porter un jugement sur les actions d’autrui et de se faire justice soi-même» (EIV, chap. XXIV)12.
« L’indignation est un commencement. On s’indigne, on se soulève et après on voit. On s’indigne passionnément avant y compris de trouver les raisons de cette passion » a écrit, une décennie exactement avant le 15M, Daniel Bensaïd pour qui l’indignation signifie précisément « l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. Y compris quand on ignore ce que pourrait être la justice du juste, il reste la dignité de l’indignation et le rejet inconditionnel de l’injustice »13. L’indignation est alors un aiguillon de l’action collective. Nous pourrions avancer le paradoxe qu’elle lui donne une raison sous la forme d’une passion.
L’ « indignation » recèle de nombreuses motivations et peut donner lieu à des attitudes très diverses. Son déplacement vers le terrain politique n’est pas unidirectionnelle et elle est au cœur des phénomènes les plus opposés. En temps de crise elle peut nourrir des projets réactionnaires, des mouvements démocratiques ou des coups de colère désespérés. Nous avons vu les trois choses ces dernières années : la montée de l’extrême droite dans divers pays, le 15M et les émeutes des jeunes britanniques des périphéries urbaines à l’été 2011. En elle-même l’ « indignation » ne fonde pas une politique émancipatrice mais celle-ci existe difficilement sans indignation.
L’indignation quinzémienne [de 15M] a été régie par l’espérance d’un avenir meilleur. Une espérance qui a augmenté de jour en jour dans les intenses journées de mai et juin pendant lesquelles le 15M a électrisé la vie politique et sociale. Cela n’a pas été un coup de colère désespéré, sans perspective d’avenir, mais un propulseur éthico-politique de l’action collective contestatrice. Jamais autant de rage, autant de sentiment que l’on était en train de bousculer les choses ne furent canalisés aussi positivement vers l’avant dans un double mouvement simultané de négation de l’existant et d’affirmation (imprécise) de ce qui était souhaité.
« Une révolte active est liée à l’espoir » écrivit Trotsky dans un article de 1933 sur Céline et Poincaré14, même si celui-ci est un concept ambivalent à distinguer de l’optimisme naïf dépourvu de fondement15 qui, à maintes reprises, fruit de l’enthousiasme subjectif débordant qu’il a suscité, a envahi le 15M. Dans la clameur de la place, les complexités stratégiques se sont souvent évaporées au profit d’une croyance optimiste en la linéarité même du mouvement, dans l’ignorance où il était des difficultés inhérentes à la volonté de changer le monde et dans l’apprentissage stratégique en voie d’accomplissement qu’il traduisait.
En bas et à gauche, en haut et à droite
D’une certaine façon, un 15M était, dans l’abstrait, attendu. Tôt ou tard devait arriver une réaction sociale. Mais la forme et l’ampleur prise par celle-ci a dépassé toutes les attentes. Né de la périphérie, hors des canaux militants traditionnels, au milieu de l’impuissance de la gauche dans toutes ses variantes à faire face à la dictature financière, le 15M a été la plus imprévisible de toutes les prévisions. « Nous ne sommes ni de gauche ni de droite » proclamait le manifeste appelant à la manifestation du 15 mai. Le 15M, dans sa mise en cause du système politique et du monde financier, réfutait aussi une gauche qui était, soit complice de l’aberration néolibérale, soit incapable de la combattre efficacement. Le mouvement n’est pas né de la gauche.
Son rejet de la catégorie de « gauche », mieux, son défaut d’identification à elle, exprimait ce caractère d’extériorité vis-à-vis de la gauche organisée qu’a pris le mouvement dans sa gestation et son explosion spontanée. Ceci ne doit pourtant être interprété ni dans un sens postmoderne de rejet des idéologies ni dans celui d’une négation des valeurs de démocratie, de liberté et de justice sociale mais bien plutôt dans celui d’une désaffection envers la gauche réellement existante.
Le décrochage idéologique du mouvement par rapport à la gauche, ajouté à un manque de références historiques qui l’insèrent subjectivement dans la tradition des mouvements populaires de gauche, a été utilisé de façon intéressée pour présenter le 15M comme un simple mouvement de régénération démocratique et de rénovation imprécise de la politique, quasiment dépourvu de substance. La réalité est cependant que ce mouvement a été fermement situé du côté des « exploités » et des « opprimés » ainsi que de celui des personnes percutées par la destruction des attentes sociales. La profondeur de la contestation portée par le 15M a été variable mais la tonalité générale du mouvement attaquait les piliers de la gestion néolibérale de la crise et ouvrait, par là, la voie pour aller plus loin. Sans en appeler, hors de toute identification à elle, à une gauche qui a abordé l’événement épuisée et décomposée, la revendication par le 15M de ceux « d’en bas » se faisait néanmoins sur la base des valeurs historiques associées à la gauche. Une gauche dont, certes, la pratique historique a été en tension, si ce n’est en contradiction permanente, avec lesdites valeurs.
Le lancement de Podemos en janvier 2014 a ajouté à sa façon, en version partidaire et électorale, un maillon dans cette discussion, en s’affirmant comme un projet dont le contenu se situait à gauche tout en refusant de s’y positionner. Voilà ce qui, dès lors, a été un élément fondamental de sa stratégie, en particulier du secteur de sa direction adepte des théories de Laclau, emmené par le secrétaire politique du parti, Íñigo Errejón. L’hypothèse populiste errejonienne a bien saisi l’usure du terme historique de « gauche », devenu imprécis et équivoque, et de ses pratiques et symboles réduits à être autoréférentiels. Mais il commet l’erreur de lui dénier toute valeur car, malgré son usure, ce terme de « gauche » reste une référence partiellement en prise avec la réalité. Tant les électeurs de Podemos que ceux qui ne votent pas pour lui le situent, dans tous les sondages, comme une force ancrée à gauche. La question de fond est cependant que l’insistance sur le décrochage de Podemos par rapport à la « gauche » ne signifie pas, dans l’hypothèse errejonienne, une saine tentative pour reformuler les contenus traditionnels de l’émancipation sous de nouvelles métaphores, de nouveaux codes et lexiques. Elle finit en fait par dessiner un renoncement progressif aux contenus de la rupture et, ainsi, un renoncement même au 15M ou, au mieux, une identification à son legs le plus superficiel.
Au lieu de s’enfermer dans des débats sur de grandes étiquettes galvaudées ou sur des symboles usés, il conviendrait de commencer par les contenus. Se défaire des étiquettes est une bonne chose si cela sert à renforcer des contenus au lieu de les dissoudre, si cela sert à élargir leur réception. « Nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers ». Voilà un bon début. Ni fétichisme des mots et des symboles, ni renoncement aux contenus. Cela semble être la bonne façon d’être fidèle à l’événement, d’en approfondir les potentialités et de préparer de nouvelles irruptions.
Les spatialités du 15M
L’occupation des places, sous l’inspiration de Tahrir, a défini l’identité première du mouvement. Il s’y est condensé l’énergie du moment, en points nodaux d’une trame de sympathies sociales indignées. Campements et occupations de places n’ont pas été une fin en soi (bien que, de façon erronée, certains l’aient parfois pensé, ce qui a donné lieu aux débats interminables sur le moment où il fallait lever le camp). L’importance acquise par « la place », comme référence symbolique première du mouvement indigné, a exprimé la volonté de récupérer l’espace public urbain pour faire face à sa croissante décomposition et à la politique du vide générée en fonction des intérêts privés, pour faire face à la dégradation de la ville. Comme tous les mouvements sociaux, le 15M a redonné du sens aux usages de l’espace, en usurpant sa fonctionnalité préétablie pour la mettre au service d’une nouvelle. Le mouvement subvertit, nous rappelle Rancière16, la « répartition normale des espaces » et la logique préétablie de leur répartition fonctionnelle. Par son occupation disruptive, la place s’est ainsi transformée, selon les termes de Badiou, en « un lieu politique d’unité et de présence » où « l’événement de masse se montre et existe »17.
Devenues des lieux politiques et des espaces resignifiés, les « places » ont rempli, durant le 15M, cinq fonctions :
– celle de référent symbolique d’un nouveau mouvement qui montait et agissait comme un pôle attractif et un catalyseur d’un nouveau processus social. Une fonction d’espace de rencontre, de reconnaissance mutuelle et de solidarité primaire.
– celle de base opérationnelle pour s’organiser et d’espace de discussions et de décisions, à travers la réalisation d’assemblées massives et de la mise en place de commissions de travail.
– celle de levier pour lancer des mobilisations et de nouvelles initiatives (des manifestations, des campagnes, des projets…).
– celle de haut-parleur et d’amplificateur des luttes déjà en cours qui se rapprochaient des places pour articuler leur dynamique à l’impulsion générale du moment.
– et, pour finir, celle de laboratoire pour ébaucher un autre modèle de société démocratique et démarchandisée, celle d’une expérience pratique d’autogestion.
Les temporalités du 15M
Le 15M a fait exploser, nous l’avons déjà signalé, le devenir continu de la temporalité hégémonique. L’irruption intempestive de l’événement a agi comme un accélérateur et un condensateur sociopolitique et a déstabilisé tous les agendas préexistants. Tout événement provoque une « une intensification subjective générale » et la « création d’une époque intense » rappelle Badiou18. Son ampleur, qui a surpris ses partisans et ses détracteurs, a fait naître parmi ses acteurs le sentiment inhabituel de vivre un moment historique. « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire.», écrivait Benjamin dans sa Thèse numéro XV19. Rares ont été les mouvements qui ont provoqué, comme celui-ci, un sentiment de puissance collective, d’énergie et de confiance parmi ceux/celles qui y participaient. La raison en était claire : ce mouvement étant né de façon inopinée alors que le découragement pour cause de paralysie sociale commençait, au bout de trois ans de crise, à produire ses effets délétères, l’ampleur du contrecoup fut telle que la compréhension qu’on était au milieu d’un événement historique fut immédiate, y compris exagérée chez ceux et celles qui avaient le moins de perspective historique et n’appréciaient pas bien le rapport de force réel. D’où la fortune que connurent des slogans hyperboliques tels que #spanishrevolution.
Le 15M a cependant vécu déchiré par la tension entre la logique de sa temporalité interne et celle de la temporalité externe. La « discordance des temps », pour utiliser une formule si chère à Daniel Bensaïd, entre le « dedans » et le « dehors » a constitué un dilemme permanent dans le développement du mouvement. La temporalité interne a été dominée par l’accent mis sur la démocratie et les processus participatifs dans les prises de décision. C’est-à-dire, sous l’égide d’un temps lent synthétisé dans le célèbre slogan « nous allons lentement car nous venons de loin ». Autant de choses heurtant la temporalité externe qui, dans tout moment de crise politique, devient vertigineuse, et dans laquelle être à l’initiative et ne pas la perdre revient à maîtriser la situation. Cette tension temporelle reflétait un dilemme stratégique plus général, entre, d’une part, une pulsion qui donnait la priorité aux dynamiques internes, au regard tourné vers soi-même sur le mode d’un hyperactivisme introspectif et, d’autre part, une pulsion qui mettait l’accent sur l’intervention disruptive tournée vers l’extérieur. Jaspers20 nomme cette contradiction, propre à tout mouvement de masse puissant, le « dilemme de Janus », du nom de la célèbre déesse romaine chargée de surveiller les portes de la cité et qui était dotée d’une tête à deux faces dont l’une regardait vers l’intérieur et l’autre vers l’extérieur des murailles.
Il n’existe aucune formule pour régler magiquement cette question. Un mouvement de masse doit toujours susciter la démocratie interne, la participation, l’auto-organisation et il doit assurer la formation de sa propre base militante. Cela prend du temps et rend complexes les prises de décision qui, dans le cas du 15M, ont été lestées d’une insistance, saine mais excessive, sur les procédures et le « comment ». Ce mouvement doit toujours, à la fois, regarder vers l’extérieur, élargir ses appuis, intervenir dans la conjoncture et ne pas laisser échapper des occasions au risque de rater le « TGV du possible » que l’existence même du mouvement a contribué à mettre en route. Cette paradoxale nécessité de synchronisation du contretemps, de gestion de la discordance doit être pensée stratégiquement. Son maniement requiert de la clairvoyance stratégique et des ressources organisationnelles. Janus, rappelle Lowry21, avait deux visages mais une seule tête et donc une seule pensée. Voilà la clé : penser intégralement la gestion du dedans et du dehors.
Paysages du jour d’après
Le 15M n’a pas été un simple phénomène conjoncturel ou passager, il a été la première secousse d’un nouveau cycle pour lequel les campements et les occupations de places, véritables évènements fondateurs, ont joué le rôle de propulseur. Le 15M s’est rapidement dispersé et a cessé d’exister en tant que mouvement articulé et avec une capacité d’initiative mais il s’est métamorphosé en une infinité d’initiatives et de projets constituant une « galaxie 15M » et ayant en lui une référence réelle ou symbolique. Son « esprit » a imprégné la vie politique, sociale et culturelle.
La secousse de mai 2011 a ouvert la voie à deux années, 2012 et 2013, caractérisées par une forte effervescence sociale contre l’austérité imposée par la Troïka. Principalement deux mouvements ont galvanisé l’énergie libérée par le 15M. D’une part, la Plateforme des Victimes des Hypothèques [en espagnol Plataforma de Afectados por las Hipotecas, PAH], dont l’existence était antérieure au 15M mais qui s’est retrouvée catapultée politiquement, médiatiquement et moralement au point de devenir l’incarnation symbolique de la lutte contre les effets de la crise : elle a offert la particularité remarquable d’être le seul mouvement doté d’une base populaire, pauvre et souvent immigrée. D’autre part les multiples Marées, avec, au premier plan, celles de la santé et de l’éducation, nées au feu des coupes budgétaires, ont connu une forte poussée manifestée à travers des luttes sectorielles mais axées sur la défense d’un intérêt général multisectoriel.
Le 15M n’est pas parvenu à vaincre les politiques d’austérité ou la corruption mais il a transformé le paysage politique et il a reformulé les termes du débat politique. Le temps de la passivité, de l’apathie et de la résignation qui prévalaient jusque là, a fait place à une période d’exceptionnelle repolitisation, partielle et contradictoire, de la société. Le 15M a facilité la transformation de l’expression « sens commun » en son acception gramscienne. En d’autres mots, il a permis, encore partiellement et de façon limitée, d’apprendre à désapprendre les idées hégémoniques et les rebattus lieux communs néolibéraux sur la réalité. Il a changé du tout au tout l’horizon du pensable et de l’imaginable.
L’explosion indignée a fait de la crise économique et sociale également une crise politique qui allait s’aiguiser durant les cinq années suivantes, avec la crise du bipartisme à partir de 2014 et l’irruption du mouvement indépendantiste catalan en 2012. L’ordre institutionnel né en 1978 s’est retrouvé déstabilisé par la puissance de l’événement et l’énergie qui s’est libérée avec lui.
Déplacements stratégiques
Après deux ans de résistance sociale, avec quelques victoires concrètes mais sans la capacité globale de renverser la situation, le besoin d’intervenir aussi dans l’arène politico-électorale est devenue chaque fois plus évidente. Le « ils ne nous représentent pas » a connu une inversion stratégique, dans laquelle la phase de rejet de la représentation existante s’ouvrait sur un essai de représentation de « nous-mêmes ». Ce qui impliquait l’acceptation de la logique de la représentation et la nécessité de lutter sur ce terrain délicat pour y déloger ceux qui en avaient fait leur patrimoine.
Le saut vers la politique partidaire-électorale, qu’a traduit la naissance de Podemos en janvier 2014, a signifié un déplacement stratégique épocal, un véritable changement de paradigme stratégique qui s’est progressivement déroulé entre 2012 et 2014, en particulier sous l’impact de la montée de Syriza en Grèce en mai et juin 201222. Utiles, en partie, pour une résistance active et créative, les hypothèses du contrepouvoir permanent, de l’exode ou du localisme, qui étaient hégémoniques dans les années 90 et 2000, se sont décomposées devant l’ampleur de la crise contemporaine et l’ouverture de nouvelles/vieilles possibilités qui mettaient sur la table la nécessité d’une alternative d’ensemble, d’un autre projet hégémonique. Il n’y a pourtant pas d’automatismes qui mènent de la place aux urnes. Pas plus Podemos que les projets municipalistes qui sont apparus aux élections locales du 24 mai 2015 n’étaient inévitables, ils ne sont pas non plus le résultat direct du 15M. Ils auraient pu ne pas avoir lieu si ceux/celles qui les ont impulsés n’avaient pas osé et n’avaient pas fait le pari de cette voie stratégique. Mais sans le 15M ils n’auraient pas été possibles, peut-être n’auraient-ils même pas été imaginables et, au cas où ils l’auraient été, leur impact aurait pu être seulement protestataire. La brèche électorale ouverte dans le Titanic du bipartisme n’aurait jamais eu lieu sans le grand séisme social de mai-juin 2011.
L’irruption de Podemos aux élections européennes du 25 mai 2014 a brisé à nouveau, sur le mode de « l’événement électoral », la continuité temporelle des routines électorales ritualisées. Elle a signifié une autre rupture dans la séquence de la crise dessinée par ceux d’en haut. Dans la nuit électorale du 25M [25 mai], l’avenir s’est réinvité dans le présent en dessinant clairement une voie alternative à parcourir, en établissant une feuille de route jusqu’alors effacée de l’ordre du possible. Un changement de voie s’est produit à la moitié du tunnel. C’est ainsi que s’est ouverte la phase politique de la crise de régime. Laquelle s’est caractérisée par une croissante désaffection envers le système des partis traditionnels qui a conduit à une crise sans précédent du système de gouvernance bipartiste. Celui-ci a essuyé un premier coup aux élections municipales du 24 mai 2015 qui ont vu la victoire dans nombre de villes des « candidatures citoyennes et d’unité populaire » telles que, parmi les plus emblématiques, Barcelona en Comú [Barcelone en Commun], Ahora Madrid [Madrid Maintenant] et les Mareas Atlánticas [Marées Atlantiques, en Galice]. Un second coup bien ajusté a fait exploser l’alternance bipartiste lors des élections générales du 20 décembre dernier. Mais l’instabilité électorale s’est produite en parallèle de la démobilisation sociale, dans un contexte attentiste vis-à-vis d’un changement à obtenir par la voie politico-électorale. Là réside le talon d’Achille de cette aspiration au changement.
Zizek a signalé l’incapacité où se trouve actuellement la gauche pour fournir une réponse cohérente qui permette de passer de la résistance à un projet de changement23. Si cette remarque est, dans une grande mesure, juste pour ce qui concerne les moments qui ont suivi immédiatement la « grande explosion », il convient de relever cependant que la séquence qui va du 15M à Podemos s’est précisément caractérisée par la recherche du moyen de bâtir une alternative d’ensemble et ainsi de sortir de l’impasse stratégique. D’une certaine façon ceci peut s’analyser comme un « moment cathartique » au sens gramscien de l’expression : « le passage du moment simplement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment politique, c’est-à-dire, l’élaboration supérieure de la structure en superstructure dans la conscience des hommes. Cela signifie aussi le passage de l’ « objectif au subjectif » et de la « nécessité à la liberté ». La structure de force extérieure qui soumet l’homme, se l’assimile, le rend passif, se transforme en moyen de la liberté, en instrument pour créer une nouvelle forme éthico-politique, en source de nouvelles initiatives »24– c’est-à-dire en tentative des classes subalternes pour organiser un nouveau projet, un nouveau bloc hégémonique. C’est ainsi que la crise politique ouverte en 2011 a marqué le début d’une phase où ce que Gramsci définissait comme « grande politique » (autrement dit celle qui « comprend les questions liées à la fonction des nouveaux Etats, à la lutte pour la destruction, la défense, la conservation de certaines structures organiques économico-sociales »)25 a cessé d’être la prérogative exclusive des classes dominantes et s’est déplacé aussi vers les groupes subalternes.
Les futurs du présent
Dans un article récent le secrétaire politique de Podemos Íñigo Errejón affirmait que Podemos était « à la moitié du chemin »26. L’article faisait apparaître une contradiction immanente dans l’hypothèse populiste telle que l’entend Íñigo Errejón : tout le dessein stratégique de Podemos chevauche la grande secousse sociale qu’a représentée le 15M et les possibilités que celui-ci a ouvertes et que les initiateurs de Podemos ont su bien saisir. Mais leur stratégie électorale-communicative (complétée, à moyen terme, par le travail culturel-populaire) se désintéresse de la question décisive de la nécessité de maintenir en activité, dans l’attente d’un nouveau tremblement de terre qui parachève ce qui a été réalisé, la faille tectonique de la mobilisation sociale. La force de l’Evènement 15M n’est pas inépuisable. Si nous sommes à la moitié du chemin, une nouvelle poussée sociale couronnant notre parcours s’avère nécessaire. Dans un climat de tension politico-électorale-médiatique mais aussi de passivité sociale, Rajoy [actuel président du gouvernement et président du PP, Parti Populaire, droite conservatrice ], Sánchez [candidat socialiste à la présidence du gouvernement et président du PSOE, Parti Socialiste Ouvrier Espagnol] et Rivera [président de Ciudadanos, Citoyens, parti de centre-droit très à droite] résistent mieux que s’ils étaient pris dans les remous de marées citoyennes, qui plus est, s’ils étaient au milieu d’une disruption « événementielle ». Sans aucun doute possible, une nouvelle secousse sociale est le levier qui fait défaut pour vaincre un régime ayant épuisé ses ressources et appartenant à un passé qui ne finit pas de disparaître.
Cinq ans après et à la moitié du chemin, la situation reste ouverte et sans dénouement clair. Les forces partisanes de l’ordre n’ont pas plus stabilisé cette situation que les forces partisanes de la rupture constituante ne sont parvenues à construire une majorité alternative. Une brèche difficile à colmater a été ouverte mais le navire du régime de 1978, malmené et touché, parvient à ne pas sombrer. On peut repérer quatre grands scénarios à l’horizon :
Le premier : la victoire à l’arrachée des forces attachées à l’ordre en place à travers la continuité dans la défense de la forteresse assiégée qui parviendrait, tant bien que mal, à gagner du temps jusqu’à bénéficier d’un scénario de stabilisation relative. Cette stratégie est la plus conservatrice et la moins audacieuse et celle qui, sans aucun doute, colle le mieux à la médiocrité régnant parmi les élites espagnoles et au manque de leadership, caractéristiques en particulier de leur classe politique. Elle rencontre cependant quatre problèmes pour parvenir à devenir la voie du succès : l’ampleur de la rupture produite dans le système des partis traditionnels est énorme et tout amène à penser que les élections du 26 juin l’accentueront encore ; la nouvelle récession économique qui approche minera encore plus la légitimité des partis traditionnels (et de Ciudadanos si celui-ci collabore à un nouveau gouvernement pro-austérité) ; les scandales de corruption vont à coup sûr continuer, telle une cascade sans fin ; le processus indépendantiste catalan arrive à son moment de vérité laissant entrevoir, après l’été, un scénario de tension institutionnelle décisive entre l’appareil politico-judiciaire de l’État espagnol et les institutions catalanes.
Le second scénario correspond à l’autoréforme conduite depuis le haut, sur le registre d’une « seconde Transition » lampédusienne* qui garantisse la continuité essentielle du cadre institutionnel né en 1978 et, évidemment, celle de la structure du pouvoir économique et financier, mais en intégrant de façon subordonnée quelques revendications et aspirations exprimées par les mouvements populaires. Une opération, en somme, dans le sens gramscien d’une « révolution passive », qui serait beaucoup plus audacieuse et à long terme que la première option mais se confronterait aux mêmes difficultés, voire même, à des difficultés supérieures.
Il y a un autre scénario possible : la crise politique est consommée avec la décomposition finale du bipartisme et la formation d’un bloc politique « populaire » dirigé par Podemos (en alliance avec IU [Izquierda Unida, Gauche Unie, sorte de Front de Gauche espagnol], En Comú Podem, En Marea [déclinaisons aux législatives des listes unitaires des municipales évoquées plus haut], etc.) et capable de constituer un gouvernement. Cette hypothèse, peu plausible ce 26 juin, pourrait le devenir aux prochaines élections générales, comme résultat de la possible usure du gouvernement qui adviendrait après le 26J [26 juin], lequel gouvernement pourrait être la « dernière carte » du régime avant la victoire des forces de la rupture. Ce scénario se dédouble cependant, bifurque sur deux possibilités opposées. D’un côté, l’ «hypothèse Syriza », c’est-à-dire la capitulation des forces du changement devant l’incommensurable forteresse en apparence inexpugnable de la Troïka. Cela supposerait une défaite à longue portée, une débâcle à court terme qui serait la pointe avancée d’un processus prolongé de désorientation et de désarroi parmi les organisations populaires et leur base sociale, car « si, dans les moments décisifs, les chefs rejoignent leur « véritable parti », les masses, brisées dans leur élan, plongent dans l’inertie et le manque d’efficacité »27. D’un autre côté, existe l’hypothèse de la rupture constituante qui suppose que soit porté fidèlement jusqu’au bout le cri d’indignation ayant ébranlé, il y a cinq ans, la politique et la société de l’Etat espagnol.
Voilà donc quatre possibilités dont trois induisent, sous diverses formes, la défaite. Il y en a une qui indique le chemin inexploré de la victoire.
15 mai 2016.
Traduit par Antoine Rabadan.
* L’Italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa est l’auteur du célèbre roman « Le Guépard » où l’on trouve la tout aussi célèbre phrase « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. ».
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références
⇧1 | Rancière, J. Momentos políticos. Madrid: Clave Intelectual, 2011 p.11 y p. 12 respectivement. / Moments Politiques, Paris, La Fabrique, 2009. |
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⇧2 | Rancière, J. “Hablar de crisis de la sociedad es culpar a sus víctimas” (entrevue) [« Parler de crise de la société c’est accuser ses victimes » (entrevue)], Público, 15/01/2012; disponible dans: http://www.publico.es/culturas/hablar-crisis-sociedad-culpar-victimas.html. |
⇧3 | Badiou, A. El despertar de la historia. Madrid: Clave Intelectual, 2012. p. 80, 79, 97, 88, 94. / Le réveil de l’histoire, Paris, Editions Lignes, 2011. |
⇧4 | Badiou, A. El despertar de la historia. Madrid: Clave Intelectual, 2012. p. 144. / Le réveil de l’histoire, Paris, Editions Lignes, 2011. |
⇧5 | Zizek, S. Acontecimiento. Madrid: Sexto Piso, 2015. p. 155 y 156. / Event, Penguin Books Ltd, 2014. |
⇧6 | Bensaïd, D. Resistencias. Barcelona: El Viejo Topo, 2006. / Résistances, essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001. |
⇧7 | Pour une vision d’ensemble des faits antérieurs au 15M et du contexte concret de son surgissement voir : Antentas, JM y Vivas, E. Planeta Indignado. Madrid: Sequitur, 2012. |
⇧8 | Badiou, A. El despertar de la historia. Madrid: Clave Intelectual, 2012. p. 87. / Le réveil de l’histoire, Paris, Editions Lignes, 2011. |
⇧9 | Bensaïd, D. Cambiar el mundo. Madrid: Público, 2010 [2003]; La política como arte estratégico. Madrid: La Oveja Roja-Viento Sur, 2013; Resistencias. Barcelona: El viejo topo, 2006. / Un monde à changer, Paris, Textuel, 2003 ; La Politique comme art stratégique, Paris, Editions Syllepse, 2011 ; Résistances, essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001. |
⇧10 | Blanqui, L. La Eternidad a través de los astros. Mexico: Siglo XXI, 2000[1872], p. 45. / L’éternité par les astres, édition électronique : https://www.marxists.org/francais/general/blanqui/1872/astres.htm |
⇧11 | Benjamin, W. “Sobre el concepto de historia” incluidas en: Löwy, M. Walter Benjamin, aviso de incendio. México: FCE, 2003. / Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001. |
⇧12 | Spinoza. Ética. Madrid: Alianza, 2015 [1677]. / Spinoza, L’Ethique, Paris, Folio Poche, 1994. |
⇧13 | Bensaïd, D. Les irréductibles. Paris: Textuel, 2001. p.106 |
⇧14 | Trotsky, L. “Celine”, 1933, disponible sur : http://www.vientosur.info/spip.php?…; la traduction anglaise de cet article utilise le terme « indignation » au lieu de celui de « rébellion », ce qui a pour résultat de faire apparaître un Trosky parfaitement « quinzémiste ». “Active indignation is linked up with hope”. J’ignore quelle est l’expression originale et laquelle des deux traductions est la bonne (bien que, à titre indicatif, on puisse noter que la version française utilise le terme « révolte »). Voir: Trotsky, L. “Celine and Poincaré: Novelist and Politician,” en Siegel, P (ed). Leon Trotsky on Literature and Art. New York: Pathfinder Press).Version électronique : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/lt19330510.htm |
⇧15 | Eagleton, T. Esperanza sin optimismo. Madrid: Taurus, 2016. |
⇧16 | Rancière, J. “Hablar de crisis de la sociedad es culpar a sus víctimas” (entrevista) [« Parler de crise de la société c’est accuser ses victimes » (entrevue)], Público, 15/01/2012; disponible sur : http://www.publico.es/culturas/habl… |
⇧17 | Badiou, A. El despertar de la historia. Madrid: Clave Intelectual, 2012. p. 123. / Le réveil de l’histoire, Paris, Editions Lignes, 2011. |
⇧18 | Badiou, A. El despertar de la historia. Madrid: Clave Intelectual, 2012. p. 121. Le réveil de l’histoire, Paris, Editions Lignes, 2011. |
⇧19 | Benjamin, W. “Sobre el concepto de historia” inclus dans : Löwy, M. Walter Benjamin, aviso de incendio. México: FCE, 2003. / Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001. |
⇧20 | Jaspers, J. Protest. A Cultural Introduction to Social movements. Cambridge: Polity, 2014. |
⇧21 | Löwy, M. Walter Benjamin: aviso de incendio. México: FCE, 2003. / Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001. |
⇧22 | Pour la reconstitution de toute cette période voir : Pastor, J. “Del Acontecimiento a la política electoral” [« De l’’Evènement à la politique électorale »], Viento Sur 08/05/16, disponible sur: http://vientosur.info/spip.php?article11250. |
⇧23 | Zizek, S. Acontecimiento. Madrid: Sexto Piso, 2015. / Event, Penguin Books Ltd, 2014. |
⇧24 | Gramsci, A. El Materialismo histórico y la filosofía de Benedetto Croce (disponible en: http://www.gramsci.org.ar/) Voir : http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t1.pdf |
⇧25 | Errejón, I. “Podemos a mitad de camino” [Podemos à la moitié du chemin], Ctxt, 23/04/16: http://ctxt.es/es/20160420/Firmas/5… |
⇧26 | Gramsci, A. Notas sobre Maquiavelo, sobre política y el estado moderno (disponible en: http://www.gramsci.org.ar/). Voir http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t2.pdf |
⇧27 | Gramsci, A. Notas sobre Maquiavelo, sobre política y el estado moderno (disponible en: http://www.gramsci.org.ar/). Voir http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t2.pdf. |