Comment l’identité est devenue le langage commun du nationalisme blanc

Dans un précédent article, René Monzat montrait que la thématique identitaire des droites radicales s’enracine dans les conceptions différentialistes formulées dès le XIXèmesiècle par la Volkskunde allemande, puis, entre les années 1920 et 1945 par une partie de la raciologie nazie, enfin par les nationalismes blancs d’Afrique australe des années 1930 aux années 1970 du XXème siècle. Il donnait également à voir la manière dont la « Nouvelle droite » – notamment le GRECE – l’avait reformulée en France à partir de la fin des années 1960.

Dans cette nouvelle publication, il montre comment cette thématique s’est déclinée en France dans les droites radicales à partir des années 1980, bien au-delà de la mouvance explicitement « identitaire » (Bloc identitaire devenu Génération identitaire) : aussi bien au sein du Front national (devenu entre-temps Rassemblement national) que dans les mouvances les plus explicitement liés au fascisme historique (« nationaliste-révolutionnaire ») et, faudrait-il ajouter, dans ses variantes plus idéologiques (Zemmour, etc.) et dans des pans entiers de la droite dite « classique ». René Monzat conclut en mettant en lumière la stratégie discursive au coeur de ce remaniement identitaire des droites radicales. 

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À lire la presse du printemps 2021, le courant identitaire s’incarne apparemment en France dans une petite organisation, Génération Identitaire, dont Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, a prononcé la dissolution par un décret du 3 mars 2021[1]. Mais outre le fait que le courant identitaire est un ensemble de structures qui continuera à fonctionner sans Génération Identitaire, l’épiphénomène[2] de la dissolution[3] ne freinera pas l’hégémonie grandissante du discours identitaire au sein des droites radicales.

Génération Identitaire c’est aussi le titre d’un livre, signé par Markus Willinger, Génération Identitaire, une déclaration de guerre contre les soixante-huitards, publié en 2014, traduit dans les principales langues européennes[4]. L’avant-propos est signé par Philippe Vardon, emblématique dirigeant du courant identitaire en France qui entamait alors une carrière au Front National et est aujourd’hui un des dirigeants du Rassemblement National. Un « mot de l’éditeur » cite longuement la définition d’identité publiée près de 15 ans auparavant par Guillaume Faye[5], dans Pourquoi nous combattons. La définition précède ici l’usage.

La naissance de la thématique identitaire n’est pas spontanée, mais résulte d’un travail politique et linguistique collectif. Il faut d’abord observer la mise au centre de la notion d’identité, puis celle de sa déclinaison « identitaire » par les droites radicales entre la fin des années 1980 et le début des années 2000. Puis rappeler quand et par qui ces conceptions ont essaimé.

Nous verrons comment cette thématique trouve ses racines dans les conceptions différentialistes formulées dès le XIXèmesiècle par la Volkskunde allemande, puis, entre les années 1920 et 1945 par une partie de la raciologie nazie, enfin par les nationalismes blancs d’Afrique australe des années 1930 aux années 1970 du XXème siècle. Il sera enfin éclairant de comprendre comment cette notion, par sa souplesse, peut servir de langage commun aux très différents courants des droites radicales contemporaines.

 

Dès la fin des années 1980, les droites radicales mettent « l’identité » au pinacle

Quand L’Identité de la France de Fernand Braudel paraît en 1986, quelques mois après la mort de son auteur, la notion est déjà un enjeu politique :

« Le Monde : Vous prenez part ces jours-ci à un colloque organisé par un club de réflexion proche du Parti socialiste et consacré à l’ ”identité française”. Qu’inspire à l’historien que vous êtes cet apparent paradoxe puisqu’on voit le plus souvent la droite, voire l’extrême droite, cultiver ce thème pour lui-même… et contre les valeurs de la gauche ?

Fernand Braudel : Je crois que le thème de l’identité française s’impose à tout le monde, qu’on soit de gauche, de droite ou du centre, de l’extrême gauche ou de l’extrême droite. C’est un problème qui se pose à tous les Français. D’ailleurs, à chaque instant la France vivante se retourne vers l’histoire et vers son passé pour avoir des renseignements sur elle-même. Renseignements qu’elle accepte ou qu’elle n’accepte pas, qu’elle transforme ou auxquels elle se résigne. Mais, enfin, c’est une interrogation pour tout le monde. » Il précisera dans la suite de l’entretien : « Construire l’identité française au gré des fantasmes, des opinions politiques, ça je suis tout à fait contre. »

En septembre 1989 paraît le premier numéro dIdentité, la revue théorique du Front National qui, sous la direction de Bruno Mégret, « reformule tout le corpus de l’extrême droite autour de ce mot-concept »[6] pendant une décennie, jusqu’à la scission du FN, fin 1998.

 

L’identité selon le FN est plus européenne que nationale 

Consacrer le premier numéro au thème « Repenser l’Europe » impose d’emblée une distance avec les controverses portant sur l’identité « nationale ». Jean-Marie Le Pen y signe l’éditorial dont l’écriture millimétrée cherche un langage commun aux deux piliers militants du Front National : la Nouvelle droite et les catholiques traditionalistes, dont les conceptions du monde sont fort éloignées, apparemment antagoniques.

« En choisissant pour titre « Identité » les créateurs de la revue ont voulu aller au cœur du problème de notre avenir. Que serons-nous demain si, en raison des bouleversements démographiques, sociaux et politiques de notre siècle, nous sommes incapables de nous définir, de nous situer, de nous ressentir ? »

Le choix du verbe « ressentir » pointe une des forces principales de ce concept. Pour les droites radicales, à l’opposé des conceptions de Braudel, l’identité se sent, nul besoin de la définir. Toute précision apparaît comme un pléonasme, il est inutile d’analyser ou de décrire ce dont il s’agit. L’invoquer et l’évoquer suffit.

« Les deux derniers siècles ont trop souvent vu les Européens affirmer leurs identités nationales contre le sentiment européen ». Ici le corpus frontiste (en l’occurrence rédigé par un militant formé par le Grece et juste signé par Jean Marie Le Pen) diffère d’un simple souverainisme : la culture des « identitaires » intellectuellement influencés par la « Nouvelle droite » est très réservée quant au nationalisme des États-nations.

« Car à la veille de 1993, qui risque d’imposer le triomphe de l’esprit marchand, notre identité européenne sera notre vraie frontière, tel le « Limes » romain qui sépara jadis l’Empire de la barbarie ». « L’identité européenne » serait un rempart contre « l’esprit marchand » ?

Le Pen critique une Commission européenne qui assimile l’Europe à une zone de libre-échange. L’idée d’identité comprend d’emblée un aspect antilibéral et la formule fait écho aux plus radicaux : qui donc incarne « l’esprit marchand » tellement opposé à « l’identité européenne » ?

« L’Europe s’est incarnée physiquement dans des archétypes humains », « cette Europe charnelle qui parle à nos sens à travers l’histoire ». Le frontiste moyen décode : Mohammed et Samira ne partagent pas, « physiquement », l’archétype humain qui « parle à nos sens à travers l’histoire ».

« Jamais aucune autre civilisation ne s’est édifiée et n’a dominé le monde en s’appuyant sur un tel ensemble de nuances subtiles certes, mais qui fondent précisément l’identité européenne. Je crois que cette alchimie de nuances caractérise l’homme blanc d’Europe : italien ou suédois il est avant tout européen. »

Donc il faut être blanc pour être Européen, et on est européen plus que national, mais Le Pen poursuit :

« Et dans leur expansion vers cette Europe-bis que sont les deux Amériques, nos nations ont amené à la fois leurs traditions, leurs langues et leurs ethnies, mais aussi cette atmosphère qui fait de la Nouvelle Orléans, de Montréal, de Buenos Aires ou de Santiago du Chili autant de villes que nous savons nôtres. ».

Le propos fait écho à des articles anciens d’Europe Action[7] selon lesquels l’Europe est « un cœur dont le sang bat à Johannesburg et à Québec, à Sydney et à Budapest, à bord des blanches caravelles et des vaisseaux spatiaux, sur toutes les mers et dans tous les déserts du monde »[8]. Les futurs fondateurs du Grece précisaient :

« Nos marches frontières, ce sont l’Andalousie et le Transvaal, le Texas et la province maritime de Vladivostok. Notre patrie, c’est le monde blanc »[9].

Les Européens seraient-ils les blancs du monde entier ? L’Europe perdrait alors son statut de continent, de territoire, pour devenir un simple synonyme de population « leucoderme »[10].

« Nos langues, rameaux d’un tronc commun [indo-européen], nous ont façonnés et elles déterminent une façon commune de penser et d’appréhender le réel. Ainsi, dans nos amours et nos prières, nous sommes de la même race et du même esprit. C’est pourquoi nous nous devons à notre identité, dans la conscience libre de ce que nous sommes. »

On retrouve ici le leitmotiv gréciste : « deviens ce que tu es » [11]. Puis vient le fruit de près de deux décennies de travail de reformulation de la Nouvelle droite :

« En existant dans la plénitude de notre être européen, nous respectons aussi l’étranger, dans une universalité de l’humanité qui fait de chaque homme, de chaque groupe humain, un être différencié. »

Mais si le choix des termes de l’éditorial doit tout au courant « Grece » nettement païen, il est destiné à un lectorat plus divers : « Il n’y a pas là de contradiction avec le précepte chrétien qui demande d’aimer son prochain comme soi-même, car le prochain est nécessairement autre »[12]. Pourtant le reste de leur production montre que, pour les identitaires, le prochain c’est nous-même, ceux du même groupe, du clan, littéralement le proche.

 

La rhétorique de l’identité facilite la synthèse idéologique au sein du FN

Ce premier numéro d’Identité réunit des auteurs de différents courants du FN. Ainsi Georges-Paul Wagner, membre du Bureau Politique, de culture monarchiste, affiche sa nostalgie de « l’Europe chrétienne », et y évoque sans enthousiasme excessif « l’Europe des Nations ». Il s’appuie pour ce faire sur Barrès et surtout Maurras qui « certes ne nie pas la possibilité théorique des États-Unis d’Europe, ni l’Europe elle-même » et fustige « l’Europe mondialiste » dont « la philosophie cosmopolite » conduit « à la destruction des nations ».

Jean-Yves Le Gallou, lui aussi membre du Bureau Politique du FN mais engagé (ainsi que sa famille) dans les activités paganisantes du Grece, adopte un ton sensiblement différent. Chez lui, aucune nostalgie de l’Europe chrétienne. Tout comme Georges Paul Wagner, il évoque du bout des lèvres « l’Europe des Nations », mais pour un motif inverse. Tandis que Wagner défend bec et ongles la nation contre l’Europe (cosmopolite), Le Gallou explique :

« Si l’ouverture des frontières intérieures à l’Europe est une bonne chose, on ne peut en dire autant d’une Europe ouverte aux quatre vents du monde. Parce que ces frontières concourent à défendre l’identité. »

Puis il s’enthousiasme pour une Europe qui « pourrait se construire sur le modèle Suisse, État confédéral, éminemment respectueux des particularités de ses zones romandes, germaniques italiennes ou romanches, ou encore de chaque canton, et même de chaque vallée », c’est-à-dire une Europe débarrassée des États-nations que contestent frontalement ses amis flamands du Vlaams Blok et italiens de la Lega Nord.

Ainsi ces deux dirigeants du FN s’accordent à défendre « l’identité de l’Europe » et combattre « l’Europe cosmopolite », à employer les termes « Europe des Nations » mais donnent à cette « identité » des contenus fort différents.

Bruno Mégret, directeur de la publication, précise :

« c’est autour des principes d’identité et de puissance que l’Europe doit être fédérée. Car, au-delà de leurs différences il y a bien une culture propre aux européens qui les sépare du reste du monde. Et la puissance dans un univers menaçant, c’est la volonté de faire l’histoire et non de la subir. »

Les auteurs s’accordent en revanche parfaitement pour désigner l’ennemi arabe ou musulman :

« L’Europe est née de la prise de conscience des Européens de ce que leurs nations avaient en commun face aux étrangers, notamment face à l’Islam conquérant, comme autrefois les cités grecques face à la Perse » (Wagner).

La référence aux « cités grecques » est un clin d’œil au « mythe spartiate »[13] récupéré à droite par Maurice Barrès (dans « Le Voyage de Sparte », 1906) et Maurice Bardèche (dans « Sparte et les sudistes », 1969). Dominique Venner[14] fit du casque spartiate l’emblème de la Fédération des Etudiants Nationalistes (FEN, 1960-1967) puis d’Europe Action (1963-1967). Ce casque devint par la suite l’emblème d’Europe Jeunesse (fondée en 1973). Enfin les identitaires utilisent depuis 2007 le « lambda » de Lacédémone qui ornait les boucliers des Spartiates. Wagner explique ensuite :

« Pour la défense commune, on observera que l’Europe est incapable de désigner clairement l’adversaire qui pourrait, comme du temps de Charles Martel, commencer à la fédérer. L’islam ? Le communisme ? Le terrorisme ? »

Les rédacteurs d’Identité n’ont sur ce point pas de doute :

« C’est en 732 qu’est rassemblée pour la première fois ce qu’Isidore le Jeune appela ”l’armée des Européens” » (Mégret)

« La lutte contre les envahisseurs arabes crée une nouvelle solidarité européenne » (Wagner).

« L’Europe doit souligner ce qui la différencie du monde […] L’Europe doit avoir des limites. C’est ces limites qui devraient normalement conduire à exclure la Turquie, mère patrie de l’empire ottoman, terre d’islam. » (Le Gallou)

Parmi les nombreux sens du terme identité[15], les droites radicales en ont retenu deux : la permanence, « caractère de ce qui demeure identique ou égal à soi-même dans le temps (identité personnelle) » et aussi la « conscience de la permanence » de soi. Mais au lieu de l’appliquer à l’individu, elles l’appliquent à un collectif, peuple ou ethnie.

 

1995 : de l’identité culturelle au nationalisme blanc chez Terre & Peuple

En 1995, Pierre Vial[16] fonde l’association Terre et Peuple autour de « l’identité culturelle » de l’Europe. Mais le discours militant de la revue ne se cantonne pas à la culture :

« Terre et Peuple vient à point nommé pour occuper un créneau indispensable, celui d’une pédagogie « grand public » destinée à développer, d’une façon agréable et conviviale, la prise de conscience, au sein de notre peuple, d’une identité culturelle à nulle autre pareille (ce qui n’établit aucune hiérarchisation vis-à-vis des autres identités, mais affirme simplement, tranquillement, notre droit à la différence dressé face au nouvel ordre mondialiste). Pour faire image, nous dirons que nous sommes Gaulois et fiers de l’être. J’utilise ce terme de « Gaulois » en toute connaissance de de cause : il est en effet employé aujourd’hui par les « jeunes » d’origine maghrébine pour désigner les Français, les Européens – bref, l’ennemi. Nous.

Je sais que je prends des risques en écrivant ceci dans une société mise sous tutelle par la police de la pensée, mais je l’écris parce que tel est mon devoir : nous allons tout droit vers une guerre ethnique et cette guerre sera totale. Il n’y a pas grand mérite à prédire cela : l’actualité quotidienne nous l’enseigne en direct. Il faut donc préparer mentalement, psychologiquement, moralement et physiquement le plus grand nombre possible de nos compatriotes à cette perspective, afin qu’ils vivent cette échéance le moins mal possible, c’est-à-dire en se donnant le maximum de chances de survivre. Cet impératif donne tout son sens à nos activités »[17].

Tous les aspects de cette identité sont évoqués :

– la pédagogie « grand public » élaborée pour séduire,

– l’identité, d’abord « culturelle », qui en l’espace d’un paragraphe, devient « ethnique »,

– l’évitement de la nation, absente des productions de ce groupe

– Terre et Peuple est régionaliste et européiste (l’Europe aux cent drapeaux[18])

– Pour ces courants, « nationalisme » rime avec « individualisme », une « idée bourgeoise », voire « une idée juive » comme le précisera Jacques Marlaud dans Nouvelle Université [19] ou Christian Bouchet dans les publications « nationalistes-révolutionnaires ».

– D’autres militants d’extrême droite reprocheront à Terre et Peuple de se définir comme « identitaire » et non comme « nationaliste ».

– la définition antagonique de l’identité, par l’opposition européens/maghrébins, les « ennemis » clairement et mutuellement désignés. Ces courants se réfèrent à la définition « schmittienne » du politique, comme « le lieu de discrimination de l’ami et de l’ennemi »[20],

– l’usage antagoniste du « nous », qui sépare : nous qui savons dans nos âmes et corps qui nous sommes, donc un « nous » ethnique,

– la perspective de la guerre ethnique « totale ». Ces courants défendent aujourd’hui un éventail de perspectives allant de la « remigration » (symbolisée par des avions de ligne pleins de « remigrants »), à la « reconquista » accompagnée de tout un imaginaire guerrier. Elle peut enfin s’exprimer dans la forme contemporaine du nationalisme blanc, que partage aujourd’hui Terre et Peuple, celle de la « sécession » pour créer un Etat blanc,

– le rôle des identitaires voués à la préparation de cette guerre.

 

1995 : l’identité devient un axe de la rhétorique nationaliste-révolutionnaire

Fin août 1995, au moment de la sortie du numéro de Terre & Peuple cité ci-dessus, s’est tenu le second congrès de l’organisation Nouvelle résistance, adoptant la ligne : « La véritable alternative : socialisme, démocratie, identité européenne ». Le mouvement entend regrouper « ceux qui luttent pour l’identité européenne, c’est-à-dire ceux qui considèrent que l’immigration non européenne doit cesser et que des mesures de rapatriement doivent être engagées, c’est-à-dire aussi ceux qui refusent l’américanisation de notre peuple et la perte de sa culture dans un magma fade et tiède incarné par Mac Donald ou Eurodisney. »[21]. Ici encore l’identité se définit par rapport, en réaction à l’autre.

Le ton de Nouvelle Résistance contraste avec celui de Terre et Peuple exaltant les traditions dans la lignée de la Volkskunde germanique[22], nostalgique d’un passé indo-européen rêvé. Son organe, Lutte du peuple, s’intéresse aux potentialités politiques des raves parties techno[23], et Nouvelle Résistance veut « regrouper ceux qui luttent pour le socialisme, c’est-à-dire contre l’injustice sociale, contre les inégalités criantes, contre le gros argent et la richesse arrogante, ceux qui s’inquiètent du recul des acquis sociaux, de la pauvreté de notre peuple. »

Dès 1995 le nouveau discours identitaire se décline en plusieurs variantes. Sa souplesse, à la fois moyen et rançon de son succès, ne cessera de s’accentuer avec le temps.

 

2001 : le manuel de base des forces identitaires européennes du XXIe siècle

En 2001 paraît Pourquoi nous combattons de Guillaume Faye[24], dont la quatrième de couverture proclame en toute modestie que « comme le fut pour la gauche du XXe siècle le ”Manifeste du Parti Communiste” de Karl Marx, ”Pourquoi nous combattons” est destiné à devenir le manuel de base des forces identitaires européennes du XXIe siècle. Sa possession et sa lecture attentive sont absolument indispensables »[25].

Un texte d’une quarantaine de pages introduit un lexique de 177 mots clés, parmi lesquels « Identité » :

« Les universalismes ont toujours voulu marginaliser les identités au nom d’un modèle anthropologique unique.L’identité ethnique et l’identité culturelle forment un bloc : le maintien de l’héritage culturel et son développement supposent le maintien d’une proximité ethnique au sein des peuples. [en gras dans le texte] »

« Attention » insiste Faye : « le fondement premier de l’identité est biologique ; sans lui, les deux autres niveaux, culturel et civilisationnel, ne sont pas durables. »

Faye enfonce le clou en invoquant l’autorité de Pierre Vial :

« Les républicanistes jacobins et universalistes qui défendent l’ « identité de la France » et l’« exception culturelle » en croyant possible d’intégrer des masses de population ethniquement allogènes sombrent dans une impasse et une contradiction totale.

La notion d’identité renvoie évidemment à celle d’ethnocentrisme et demeure incompatible avec les doctrines qui envisagent une cohabitation « ethnopluraliste » à l’intérieur de l’Europe. Pierre Vial écrit à ce propos : ”L’identité, c’est la résultante de trois éléments fondateurs dans l’existence d’un être, d’un être individuel mais aussi de cet être collectif qu’est un peuple : la race, la culture et la volonté. » (in Une Terre, un Peuple[26]). Ce qui signifie qu’aucun de ces éléments n’est suffisant par lui-même : sans base biologique relativement homogène, aucune culture ne peut prospérer ; mais la base biologique ne peut à elle seule assurer la pérennité d’une culture s’il manque la volonté du peuple et des élites. Et en troisième lieu, une culture ne peut pas survivre et prospérer si les élites du peuple sont décapitées. »[27]

 

Une pluralité native des niveaux de langage

Les discours ne reflètent ni littéralement, ni complètement les opinions réelles des militant·es qui les tiennent. En effet, les tenants grécistes du recentrage « identitaire » agissent selon une stratégie langagière « métapolitique » qu’ils décrivent eux-mêmes ainsi :

« Polyvalente, la métapolitique doit s’adresser aux décideurs, aux médiateurs, aux diffuseurs de tous les courants de pensée, auxquels elle ne dévoile pas forcément l’ensemble de son discours· [..] Hauteur de vue, souplesse, efficacité pratique et dureté du « discours interne » (qui se distingue du discours externe, lequel ne trahit nullement le discours interne mais ne dit pas « tout » et en adapte la formulation) sont les quatre qualités de la stratégie métapolitique, cette stratégie constitue, au plan de la méthode, notre choix fondamental. Elle est la base de notre action. »[28]

Identité, identitaires, dans leur nouvelle acception, sont des mots-valises bien pleins. Les combattants des droites radicales ont une théorie assez manipulatrice du vocabulaire : on prend un mot existant, ou on en crée un. On le définit, ou on le redéfinit en le surchargeant de significations appartenant au « discours interne ». Puis on le fait circuler sous la forme assez anodine que revêt son apparence dans le « discours externe ». Enfin, celles et ceux qui ont rempli la valise linguistique la rouvrent et le contenu encapsulé se révèle une fois que chacun·e a intégré le mot à son vocabulaire.

On peut trouver ce projet naïf, mais n’oublions pas que les mots sont importants. Surtout pour ces courants de la droite radicale qui n’emploient pas un terme sans l’avoir préalablement défini, tant dans son sens « dur », « interne » que dans son sens « grand public ».

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Photo : Philippe Vardon, fondateur du Bloc identitaire aujourd’hui cadre du Rassemblement national, avec Marine Le Pen. VALERY HACHE / AFP. 

 

Notes

[1] Le besoin de Gérald Darmanin d’afficher un « équilibre » après la dissolution du CCIF, de Baraka City et un coup de colère devant des initiatives de Génération Identitaire qui usurpaient des fonctions régaliennes (contrôle des frontières) ou « prenant les apparences de la force publique » ont de mon point de vue joué un rôle essentiel. Plus certainement en tout cas que les « discours de haine incitant à la discrimination ou à la violence envers des individus en raison de leur origine, de leur race et de leur religion », ou que les motifs grotesques tels « la présentation de l’association sur son site internet et par son emblème figurant également sur les vêtements vendus sur son site et inspiré de celui des guerriers spartiates ayant repoussé l’envahisseur perse » (cf. le texte du décret de dissolution ici).

[2] La dissolution courant 2019, d’un autre groupe « identitaire », héritier du GUD et appelé Bastion Social, fut accompagnée de celles de ses six structures locales. Ce qui n’a pas empêché ce groupe militant de passer en un an et demi de six à quinze implantations locales. C’est un indice récent de l’impact réel des dissolutions https://www.mediapart.fr/journal/france/181120/dissous-le-bastion-social-se-reconstitue-sous-de-nouvelles-identites. De même la dissolution, en 2013, de l’Œuvre Française fondée en 1968 et dirigée jusqu’en 2012 par Pierre Sidos, n’empêche pas ses militants d’agir sous couvert de son journal Jeune Nation. Jeune Nation est le nom de d’une organisation co-fondée en 1949 par le même Pierre Sidos et déjà dissoute en 1958.

[3] Le courant identitaire a déjà connu une dissolution administrative (d’Unité radicale en 2002) et une dissolution de facto, suite à des condamnations judiciaires (les Jeunesses identitaires en 2008). Ils étaient peu impressionnés, annonçant avant la dissolution d’Unité radicale : « Si l’État décide d’engager la dissolution d’Unité radicale, nous réapparaîtrons aussitôt sous un autre nom. Si les ligues de la haine parviennent à obtenir l’interdiction du site web, une autre vitrine renaîtra immédiatement. Sous un autre nom, chez un autre hébergeur, dans un autre pays s’il le faut. Nous ne courberons jamais l’échine car nous savions pertinemment à quoi nous attendre en reprenant Unité radicale. Nous sommes préparés pour résister aux pressions, aux procès et aux éventuelles tentatives d’intimidation. » Ce qui a ensuite été réalisé à la lettre.

[4] Markus Willinger, Génération Identitaire, une déclaration de guerre contre les soixante-huitards, Editions Arktos, Londres, 2014 (104 pages).

[5] « Attention : le fondement premier de l’identité est biologique : sans lui, les deux autres niveaux, culturel et civilisationnel, ne sont pas durables. Autrement dit l’identité d’un peuple, de sa mémoire et de ses projets, repose avant tout sur des dispositions concrètes et héréditaires » (Génération Identitaire, p. 12)

[6] Nicolas Lebourg, L’« identité » est-elle la version lisse du mot « race »? Ou comment l’extrême droite a mené la bataille du langage, Slate,25 Août 2017 http://www.slate.fr/story/149658/version-lisse-mot-race-extreme-droite

[7] Europe Action, de janvier 1963 à 1967, est la revue que diffusaient les futurs les fondateurs du GRECE.

[8] Jean Mabire, Europe Action, juillet-août 1964

[9] Gilles Fournier, Europe Action, juin 1964

[10] Leucoderme : à peau blanche. Les courants ethno-nationalistes utilisent surtout le terme « albo-européens », qui peut désigner aussi bien les blancs d’Europe, que les blancs du monde.

[11] Pindare puis Nietzsche, mais la phrase que signe Le Pen en donne le sens « gréciste » : accomplis-toi dans le cadre de ton héritage génético-culturel.

[12] C’est la période durant laquelle les militants et les cadres politiques formés par le Grece commencent à adopter dans leurs textes publics un langage intégrant le christianisme à l’héritage européen. En interne le groupe reste sur le paganisme version Ahnenerbe de la SS, y compris dans l’éducation de leurs enfants (via Europe Jeunesse) et dans les chansons du Docteur Merlin : «Petit enfant qui va naître/ (…) Les gènes qui feront ton être/(…) ont des millions d’années, tes gènes ne sont pas chrétiens/ (…) ils sont ceux d’un Européen» (Petit Enfant), ou trivialement provocateur quand « le Blues du crucifié » chante le «type qu’a un gros nez»: «Son père était un charpentier/ Qui voulait pas se mettre en piste/ Alors sa mère s’est fait draguer/ par un centurion pas raciste/ Et dans l’étable/ Elle a pondu/ Un mec minable/ Un vrai faux-cul/ Le crucifié.» « Marie Madeleine, allonge-toi là/ J’ai l’Saint-Esprit qui m’démange/ (…)/ Le drap plein d’sueur fut revendu/ Le saint suaire est apparu.»

[13] Un résumé du point de vue des identitaires de Terre et Peuple, https://tpprovence.wordpress.com/2010/03/18/le-mythe-spartiate/

[14] Dominique Venner fait naître l’identité européenne bien avant les cités grecques : il publie en 2002 Histoire et tradition des européens : 30 000 ans d’identité, aux Editions du Rocher.

[15] Article Identité du TLFI : « PSYCHOL. , Conscience de la persistance du moi«  (DG). Perte de son identité, de l’identité du moi. Il s’opère des changements continuels en nous (…) et néanmoins nous avons toujours le sentiment de notre identité. Qu’est-ce donc qui atteste cette identité, si ce n’est le moi toujours le même (Staël, Allemagne, t. 4, 1810, p. 173). L’identité et l’unité du moi étant impliquée dans son existence dès le premier acte de mémoire (Cousin, Hist. philos. XVIIIe., 1829 » ·https://www.cnrtl.fr/definition/identit%C3%A9. Le même dictionnaire (Trésor de la Langue Française Informatisé), qui date de 1994 n’a pas d’entrée « identitaire ».

[16] Pierre Vial, né en 1942, est l’animateur du courant « Völkisch » de la Nouvelle droite. Adhérent de Jeune Nation à 16 ans, puis de la Fédération des Etudiants Nationalistes. Il est responsable du Grece, animateur de sa commission des traditions, qui diffuse les rituels païens inventés par l’Ahnenerbe de la SS dans des livres et brochures cosignés avec Jean Mabire ou Alain de Benoist. Il rejoint le FNen 1987 et son bureau politique. Il choisit Mégret et le MNR lors de la scission de 1998, puis se replie sur son association Terre et Peuple. Il a été au FN l’artisan, avec le catholique traditionaliste Bernard (Romain Marie) Antony de la synthèse idéologique de la décennie 90. Pierre Vial raconte son itinéraire sur une centaine de pages dans Une Terre, un Peuple, entretien avec Olivier Chalmel, Préface de Guillaume Faye, éditions Terre & Peuple, Villeurbanne, 2000. (304 pages).

[17] Pierre Vial « Nous les Gaulois », éditorial de La lettre de Terre et Peuple, année 95, n°4, Octobre 1995

[18] Yann Fouéré, L’Europe aux cent drapeaux, Presses d’Europe, 1969. Cette idée d’une Europe des régions, en soi parfaitement défendable, s’exprime souvent dans la mouvance de la Nouvelle droite par une fidélité émue affichée à l’égard des autonomistes les plus liés au IIIème Reich. Pierre Vial ne manque pas une occasion de mettre en valeur l’étrange Johannès Thomasset, autonomiste bourguignon qui plaida à Berlin auprès de la SS (et de son Ahnenerbe) le rattachement de la Bourgogne au Reich. Notamment dans l’entretien avec Henri Vincenot, publié dans Éléments n° 53 (1985) et dans Une Terre, un Peuple (op cité) pp. 213- 218.

Sur Johannès Thomasset, identitaire avant l’heure et son étonnant itinéraire, voir Laurent Olivier et Jean Pierre Legendre Johannès Thomasset (1895-1973) : un préhistorien bourguignon au service de l’Allemagne nazie, pages 177 à 202 de L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest, édition Infolio, Gollion en Suisse, 2007 (496 pages) (Actes de la table ronde « Blut und Boden » dans le cadre du Xème congrès de la « European Association of Archeologists » (EAA) les 8 et 9 septembre 2004.

[19] Jacques Marlaud Nouvelle Université N° 4 (Avril/mai 1994).

[20] Voir Carl Schmitt La notion de politique (1932). Théorie du partisan (1962). Préface de Julien Freund. Editions Calmann-Lévy 1972 (328 pages). L’expression « le politique c’et la désignation de l’ennemi » est utilisée par les droites radicales pour résumer la pensée de Schmitt de manière aussi caricaturale que le terme « hégémonie » en évoquant Gramsci (chez les marxistes comme au sein des droites radicales).

[21] Lutte du Peuple. Pour une Nouvelle résistance, Nov/déc 1995, n°29 p 3

[22] Sur ce domaine de recherche spécifiquement germanique, voir notamment Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande· De la recherche sur l’antiquité à l’analyse culturelle, Editions de la MSH, 193 (343 p)

[23] Lutte du Peuple n° 29, pp 11 à 14

[24] Guillaume Faye a été un des principaux intellectuels du GRECE.

[25] Guillaume Faye, Pourquoi nous combattons. Manifeste de la Résistance européenne, Editions de l’Æncre, Paris, 2001. (236 pages)

[26] Pierre Vial, Une Terre, un Peuple, entretien avec Olivier Chalmel, éditions Terre & Peuple, Villeurbanne, 2000. (304 pages). Page 110.

[27] Faye 2001 pp 146-147

[28] Guillaume Faye, Pierre Fréson, Robert Steuckers, Petit lexique du partisan européen, éditions Eurograf, Esneux-lez-Liège, 1985. (108 pages) pp. 56-57