La pathologisation comme pilier de l’ordre social : handicap, race, capitalisme

Entre un tiers et la moitié des personnes tuées par les forces de l’ordre aux États-Unis sont handicapées. En partant de ce constat, ce texte vise à proposer des réflexions autour des imbrications entre handicap, race et capitalisme, en explorant certains processus participant à la naturalisation de rapports de domination et à la criminalisation de groupes sociaux. Il est en effet possible, en historicisant notamment l’émergence de doctrines scientifiques et de nouvelles politiques de gestion des populations, de faire apparaître un centre de gravité commun sous-tendant ces mécanismes : la pathologisation.

 

Le soir du samedi 19 septembre 2020[1], après être parti faire des courses, Amine revient chez lui en courant. « Tout le temps, il court. Il est connu pour ça », raconte Nour, une voisine du jeune homme. En effet à Saint-Denis, dans la cité des Francs-Moisins où il a toujours vécu, tout le monde connaît Amine. Si son handicap ne se voit pas, il suffit de lui parler pour s’en rendre compte explique Kadi, une autre voisine.

Mais ce soir-là, près du bâtiment 10 où il habite, le jeune homme hurle de douleur. Amine est touché par un tir de flash-ball aux jambes. Puis, plaqué au sol et immobilisé, il prend un coup de Taser au niveau du cou. Quatre à cinq décharges. « Arrêtez ! », supplient des habitants aux fenêtres. « Il est handicapé ! », crient plusieurs voisins qui ont reconnu Amine. Les policiers de la Brigade anti-criminalité – au moins six – ne veulent rien entendre. « Quand il courait, il n’était pas handicapé », répond un agent. Prévenu par des voisins, le frère cadet d’Amine et son père vont à la rencontre des policiers. Mais ces derniers tirent au LBD dans leur direction. « J’ai failli recevoir une balle dans l’œil », raconte le père. Le petit frère d’Amine est lui touché par une balle à l’abdomen et une autre à la jambe.

Deux semaines plus tard, une vidéo prise cette fois-ci à Nantes circule sur les réseaux sociaux : un jeune homme, visiblement paniqué, est brutalisé par des agents. On entend distinctement le bruit du taser claquer. La personne qui a pris les images explique qu’il s’agit d’un jeune homme autiste qui s’appelle Adnane, et qu’il ne dérangeait personne. Un habitant du quartier s’étonne, « il a jamais rien fait de mal ce mec, il a peur des gens carrément ».

En France, malgré l’accumulation de cas, il n’y a pour l’instant pas de recensement concernant les violences policières envers des personnes handicapées. Il n’est possible que de se baser sur le travail de militants et de chercheurs aux États-Unis, où la problématique a été plus approfondie, notamment à la lumière d’une statistique affolante : un rapport a établi qu’entre un tiers et la moitié des personnes tuées par les forces de l’ordre étaient handicapées[2].

Reprenons une histoire récente des mobilisations contre les violences policières aux États-Unis. En 2014, Eric Garner meurt aux mains de la Police à New York. Moins d’un mois plus tard, c’est Michael Brown qui trouve la mort à Ferguson. De grandes manifestations y auront lieu, et leur très fort retentissement en lancera d’autres à travers tous les États-Unis. Quelques semaines après la mort de Brown, Kajieme Powell est abattu à St Louis. Tanesha Garner sera tuée quelques mois plus tard. Dans la même période, l’annonce coup sur coup des non-lieux pour les policiers inculpés dans la mort de Garner et de Brown poursuivra l’éveil d’une nouvelle dynamique anti-raciste, cristallisée autour du slogan Black Lives Matter. Au printemps 2015, la mort de Freddie Gray enflammera à son tour Baltimore, où le slogan y sera repris. Quelques mois plus tard, le décès en prison de Sandra Bland lancera une autre campagne, Say Her Name, focalisée autour de la violence d’État sur les femmes noires.

La liste n’est malheureusement pas exhaustive, mais ces noms sont ceux à partir desquels naîtra le plus grand mouvement anti-raciste des États-Unis depuis la lutte pour les droits civiques. Il trouvera un nouvel écho en 2020 après la mort de George Floyd, cette fois-ci quasi insurrectionnel.

Dans un pays où la question raciale est posée très frontalement, un autre point commun à ces noms n’a cependant pas été relevé tout de suite : Garner, Powell, Anderson, Gray, et Bland n’étaient pas seulement noirs. Ils étaient aussi handicapés.

Cette surreprésentation fait clairement apparaître le handicap comme un facteur surdéterminant dans le phénomène des violences policières. Elle appelle également à expliciter l’articulation de ce facteur avec un autre, la race. Pour comprendre pourquoi les personnes handicapées sont disproportionnellement victimes de la police – ou encore, pourquoi les personnes racisées tuées par la police sont en grande partie handicapées – il nous faut donc dans un premier temps historiciser l’imbrication entre handicap et race, sur laquelle s’est construit le système raciste américain.

 

La pathologisation des esclaves

Dans son livre La matrice de la Race, Elsa Dorlin explique que la « pathologisation du corps des esclaves est le préalable à leur racialisation »[3]. La mise en place de la traite transatlantique a été justifiée par un discours médical définissant le corps de l’esclave comme une altérité absolue, fondamentalement inférieur car défectueux. Être noir est consubstantiel à la catégorie de « malsain », et débouche sur le statut de sous-humain.

Ainsi les esclaves sont pris dans une tension, pilier du système raciste. Ils sont à la fois « hyper-capable », puissant, résistant à la douleur ; mais aussi radicalement « incapable », déficient mentalement, maladif. L’ordre social de l’esclavagisme, sur lequel se bâtira en partie le capitalisme[4], est naturalisé : les corps noirs sont faits pour le travail, non pour la liberté.

Harriet A. Washington a également montré comment le désir même de liberté des esclaves était disqualifié par la pathologisation[5]. Des scientifiques expliquaient par exemple les évasions d’esclaves par une maladie mentale chez ces derniers, la « drapétomanie ». Ces approches médicales, réaffirmant le contrôle sur les corps, participaient substantiellement à la naturalisation de l’arbitraire esclavagiste.

Mais même une fois l’esclavage aboli, ces paradigmes scientifiques associant race et capacité ont participé à la perpétuation de la domination raciale, et venaient accréditer l’affirmation de Thomas Jefferson selon laquelle le fait d’être noir empêchait par nature d’accéder à la pleine citoyenneté.

« Les Noirs étaient – et continuent d’être – supposés handicapés intellectuellement précisément à cause de leur race[6]. » C’est ainsi que « la race marque les Noirs comme des personnes handicapées par nature[7] ». En ce sens, le handicap est constitutif de la race.

 

Les grands renfermements

Comme Michelle Alexander l’a démontré[8], dans les États-Unis d’aujourd’hui la fin des lois Jim Crow – loin de mettre fin aux divisions raciales – a laissé place à d’autres formes d’oppression structurelle, en particulier celle de l’incarcération de masse. L’émergence de celle-ci est en autre lié à « la réaction hostile suscitée par le mouvement des droits civiques dans la majorité blanche qui a vu dans la minorité noire émancipée une nouvelle classe dangereuse[9] ». Sous l’effet de lois imposant de très sévères peines planchers, la population carcérale des États-Unis a été, en trois décennies, multipliée par sept avec proportionnellement huit fois plus de prisonniers noirs que de prisonniers blancs. Surtout, ce durcissement était indépendant de l’évolution des infractions graves puisque depuis les années 1990 les taux de criminalité violente n’ont cessé de baisser alors que la population carcérale continuait de progresser[10]. Ce système, où donc un tiers des hommes noirs sont mis en prison au cours de leur vie, est un des fondements du contrôle de la population noire. Tout comme avec les violences policières, les hommes noirs sont criminalisées en soi, assignées à un danger potentiel permanent ; humiliation, stigmatisation et exclusion participent à maintenir l’ordre racial établi[11]. Ce schéma fait écho à une autre histoire liant contrôle social et incarcération, celle de la criminalisation et de l’enfermement des personnes handicapées.

À partir du XVIIe siècle, un modèle essaime rapidement dans toute l’Europe : celui du « grand renfermement », selon le terme choisi par Foucault[12]. Véritable séquestration institutionnalisée, il s’appuie sur de nouveaux concepts, notamment celui de la folie, et sur de grandes infrastructures spécialisées avec les hôpitaux généraux d’abord – dans le premier, en quelques mois, c’est plus d’un habitant sur cent de la ville de Paris qui s’y retrouve enfermé – et plus tard les asiles. À une société moyenâgeuse où les personnes handicapées (bien que subissant des contraintes dévastatrices) bénéficiaient d’une société où la place du don et du salut était impérieuse, se substitue une logique répressive et ségrégative.

Pour Foucault, ce modèle marque un mouvement général de criminalisation et d’exclusion de la « déraison » ; mais ce modèle témoigne également pour lui de l’émergence d’une médecine substantiellement liée aux nouveaux projets de politiques publiques visant à la gestion du corps social, ciblant particulièrement les populations estimées comme dangereuses[13].

Le principe du grand renfermement perdurera pendant plusieurs siècles – bien que sous différentes formes[14]. Les personnes handicapées sont encore aujourd’hui et dans de nombreux pays soumis à ces logiques ségrégatives : rappelons qu’en France, à l’heure actuelle, c’est près de 300 000 enfants et adultes handicapés qui vivent enfermés dans des établissements, privés de leurs droits fondamentaux[15].

 

Médicalisation et criminalisation

Ces deux histoires d’incarcérations de masses sont bien sûr issues de conjonctures très différentes[16]. Mais malgré leur contexte éloigné, elles donnent à voir certains mécanismes analogues dans ce qui sous-tend ces phénomènes de ségrégation.

Ces groupes sociaux se voient associés en soi au danger, et ces dispositifs d’incarcérations sont ainsi construits comme des méthodes de gestion de ce danger immanent. Cette essentialisation – une certaine forme de stigmatisation dirait Erving Goffman[17], où les individus ne correspondant pas aux normes instituées sont disqualifiés en vue de préserver le bon fonctionnement de la société – passe en particulier par des processus de pathologisation et de criminalisation, participant conjointement à naturaliser des hiérarchies sociales.

Dans son acceptation critique, la pathologisation – et son processus concomitant, la médicalisation – est comprise comme un processus institutionnalisé, fondé sur un principe selon lequel des expériences socialement produites sont considérées comme des pathologies qui nécessitent une surveillance et/ou une intervention[18]. Ces mécanismes participent à la production de groupes sociaux, naturalisés comme inférieurs et potentiellement dangereux, et justifient par là des rapports de domination. Les handicapés sont construits comme une déviance pathologique, défectueux, inférieurs, ils sont altérisés ; c’est un procédé homologue que nous retrouvons pour la race, qui marque justement « les Noirs comme des personnes handicapées par nature » comme dit précédemment.

Ces pathologisations se sont historiquement construites autour de la centralité progressive d’une nouvelle institution au cœur du contrôle social[19], la médecine : « conçu comme réaction au danger inhérent au corps social »[20]. Divottrio, en poursuivant le travail de Foucault, a ainsi mis en évidence que la médicalisation du social a été un des outils du contrôle des populations ; tout un savoir « médico-administratif »[21] s’est développé dans les sociétés modernes pour gérer le danger social comme risque pathologique, et a fonctionné main dans la main avec les appareils répressifs : c’est ici que nous retrouvons donc le rôle des institutions carcérales, mais aussi des polices, dans leur fonction littérale de « maintenir l’ordre »[22]. Malgré certains changements d’intensité et de formes, les forces de l’ordre et leur rôle de contrôle social, de régulation des indésirables, persiste jusqu’à aujourd’hui[23], structuré par des dynamiques les amenant à considérer certaines personnes comme déjà suspectes, toujours dangereuses. Il perdure notamment en leur sein une continuité des mécanismes d’ostracisme des personnes handicapés et des logiques coloniales.

Cet ensemble articulé de gestion du corps social, à travers donc de nouveaux dispositifs de classification, de pathologisation, de criminalisation et de surveillance, paraît être historiquement consubstantiel à l’émergence et à la conservation d’un nouvel ordre social, celui du capitalisme. En effet, comme l’avance Foucault à différents endroits de son œuvre, ces dispositifs formant le fameux biopouvoir ont été une condition de possibilité de l’émergence du capitalisme et de ses rapports sociaux :

« Ce biopouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques […] »[24]

Tout comme la racialisation des noirs trouve notamment ses racines dans la justification de l’esclavage sur lequel se bâtira en partie le capitalisme, la construction du handicap sous sa forme moderne vient lui aussi naturaliser une division propre à un nouveau mode d’organisation sociale.

 

Le handicap comme tri parmi les pauvres

Le « grand renfermement » décrit par Foucault s’inscrit en effet dans une transformation plus globale des rapports sociaux. Sous l’effet du capitalisme naissant, ceux-ci sont réorganisés dans une nouvelle configuration où le travail salarié y occupe une place centrale. La force de travail apparaît désormais comme une marchandise identifiée et estimée, et la révolution industrielle participe à rationaliser considérablement la production :

« La discipline d’usine, le maintien des temps de cadence et des normes de production, ont rompu avec la lenteur, avec un modèle de travail plus autonome et flexible dans lequel beaucoup de personnes handicapées avaient été intégrées. Comme le travail est devenu plus rationalisé, exigeant des mouvements mécaniques précis du corps, répétés dans une succession plus rapide, les personnes handicapées – les sourds ou aveugles et ceux avec des difficultés de mobilité, étaient vus – sans adaptation du travail pour pallier leurs déficiences – comme moins capables de faire les tâches exigées des ouvriers d’usine, et ont été de plus en plus exclus de l’emploi salarié. [La Révolution Industrielle] a enlevé ces personnes des relations sociales, et les a transformées en handicapées[25]. »

Le corps capable, valide, est celui qui correspond aux nouvelles normes de vie productive. C’est pourquoi Deborah Stone affirme que la catégorie du handicap trouve ses racines dans la nécessité pour le capitalisme de maintenir une distinction claire parmi les pauvres : ceux incapables de travailler, et ceux qui le peuvent[26]. Séparer pour mieux ordonner. Cette nouvelle place des handicapés dans ce jeune ordre social est dès lors naturalisée. Pathologisés, et ainsi altérisés, ils deviennent scientifiquement autres et leur mise aux marges est ainsi justifiée. Comme l’explique Foucault, « l’internement a été exigé par tout autre chose que le souci de guérison. Ce qui l’a rendu nécessaire, c’est un impératif de travail »[27]. Le capitalisme constitue et maintient des rapports de domination préservant son organisation.

Tous ceux faisant obstacle à l’ordre social basé sur le travail, deviennent des « inutiles au monde »[28], et sont traités dès lors comme un danger pour celui-ci. Car ce n’est ainsi pas seulement ceux perçus comme des infirmes ou des malades qui sont victimes du « grand enfermement », mais bien tous ceux troublant ce nouveau paradigme, avec en premier lieu les mendiants et les vagabonds. La misère est dépouillée de sa positivité mystique. L’édit de 1656, qui crée le premier hôpital général en France, stipule clairement sa mission : empêcher « la mendicité, l’oisiveté comme les sources de tous les désordres ». Christian Romon souligne avec justesse que la misère est alors assimilée, aux XVII-XVIIIe, à une vie non pas de dilettante mais bien d’oisif. Ce qu’on punit à travers la pauvreté, c’est bien le parasitisme ; on punit ce qui ne correspond pas un ordre social fondé sur le travail[29].

Cet amalgame entre grande pauvreté, oisiveté, et pathologie, s’appuiera sur un grand nombre d’enquêtes et de mémoires réalisés par des médecins et des juristes, où les personnes handicapées, les vagabonds, les mendiants, mais aussi les enfants délaissés « seront dorénavant enchâssés dans les catégories des discours juridiques, criminologiques et psychiatriques. » [30]

Progressivement et parallèlement, quand ceux qui ne peuvent travailler sont exclus, ceux qui le peuvent y sont contraints. En Angleterre, c’est un réseau de workhouses qui émerge, où sera enfermé jusqu’au début du XXe siècle plus de 6 % de la population[31] : les pauvres jugés capables de travailler (y compris les personnes âgées et les enfants) y sont forcés en échange de nourriture et d’un toit ; des rafles policières sont organisées pour les remplir. Paris connaît le même phénomène, où les archers des hôpitaux généraux et les lieutenants de police traquent mendiants et vagabonds.

 

Sous-classe, sous-race

Mais outre les mendiants, les vagabonds et ceux qui seront catégorisés comme handicapés, au fil de la révolution industrielle c’est bien toute une partie de la population qui est identifiée comme potentiel trouble à l’ordre bourgeois :

« La distinction entre les pauvres tendra à se moirer et atteindra une nouvelle dimension lors de la première révolution industrielle. L’accroissement démographique et l’ampleur des flux migratoires vers les centres urbains font apparaître une mutation des représentations associant ces nouvelles classes laborieuses urbaines, souvent déracinées et isolées, instables professionnellement, vivant en « garnis » à une population misérable, inconnue et donc dangereuse. Cette instabilité et cette amoralité auparavant réservées au vagabond sont étendues à toute une frange de population. » [32]

Ces appréciations d’un nouveau paupérisme, fondent ce que Robert Castel qualifie d’un véritable « racisme anti-ouvrier »[33], très répandu dans la bourgeoisie du XIXe siècle. Comme le rappelle également Sylvie Laurent, la dénomination répandue de « « underclass » renvoie en effet à l’altérité pure », et les classes dominantes de l’époque victorienne « utilisaient alternativement les mots « race » et « classe » pour qualifier l’étrangeté des indigents. »[34]. Ces imaginaires, figeant toute une classe dans l’altérité avec comme présupposé une séparation quasi-biologique, et validant ainsi l’ordre social du capitalisme, sont nourris et entretenues par l’émergence de nombreuses doctrines scientifiques à la même période, en particulier les théories aliénistes et eugénistes. Plusieurs courants affirmeront ainsi que les classes sociales ont des caractéristiques héréditaires propres, et de fait proclameront une hiérarchisation biologique. Au risque de provoquer une dégénérescence de la société, le mélange est proscrit et chaque catégorie doit rester à sa place.[35] Bénédict Morel, qui construira justement le concept abondamment repris par la suite de dégénérescence en cherchant une loi gouvernant l’évolution des maladies mentales – et l’expliquant donc par la transmission héréditaire des caractères pathogènes – l’avait précisément conceptualisé en observant des ouvriers et des membres de leur famille internés.[36]

Nous retrouvons donc une annexion du social au biologique : un discours médical venant pathologiser un groupe, l’altériser, prenant part à un processus de validation et de protection de l’ordre établi. Mais ces similarités avec les mécanismes que nous avons décrits précédemment pour la construction du handicap et de la race ne restent pas sur le plan de l’analogie : il est établi que les théories de Galton, considéré comme le fondateur de l’eugénisme, ont dès le départ été imprégnées par l’argumentaire raciste.[37] Comme beaucoup d’autres scientifiques de l’époque, Galton prenait son appartenance à la nation anglaise comme un fait racial. Surtout, chez les eugénistes, « cette race que l’on veut perfectionner, ou simplement préserver, est en fait la « race blanche »»[38]. Les deux doctrines, raciste et eugéniste, s’enchevêtrent ainsi couramment, particulièrement au travers de la question de l’immigration que les eugénistes ont abondamment traitée[39].

Cette imbrication des discours scientifiques se retrouve également dans la typologie de certaines maladies, et donc dans la production de la catégorie du handicap : influencé par l’imaginaire victorien eugéniste, le médecin John Langdon Down dans son ouvrage Observations sur une classification ethnique des idiots[40], répertoriera les personnes trisomiques comme un groupe racial, supposé dégénéré, les « mongoliens ».

 

Classes laborieuses, classes dangereuses

Comme dit auparavant, ces constellations de doctrines scientifiques se sont construites consubstantiellement aux nouvelles technologies de contrôle du corps social. Ces sciences du danger social, structurées par les antagonismes décrits plus haut, produisent une nouvelle approche du crime plaçant en son cœur l’idée de classes populaires en soi dangereuses.

Le livre de Louis Chevalier Classes laborieuses et classes dangereuses[41], en est un exemple célèbre. L’auteur y étudie le crime et sa gestion dans la première partie du XIXe siècle en France. La médicalisation du social et l’appareil répressif y apparaissent très clairement comme un même ensemble de gestion des populations, « les classes laborieuses étant traitées sur le mode de l’infection et le maintien de l’ordre comme médecine du corps national gangrené » explique le sociologue Mathieu Rigouste[42]. Cette démonstration à prétention scientifique d’un prolétariat constitué en soi comme dangereux, fait transparaître chez Chevalier un antagonisme de classe si fort, « [qu’il] semble prendre la forme symbolique d’une lutte des races »[43].

De plus, il n’est pas inintéressant de relever que Chevalier lui-même se revendiquait proche des thèses eugénistes de Galton, notamment dans sa promotion d’une « science des facteurs capables d’améliorer ou de détruire les qualités de la race ».[44]

Une nouvelle fois, le danger social est perçu comme un risque pathologique. Ce sont bien les classes populaires dans leur ensemble qui sont en soi assignées au danger et criminalisées, comme le montre Valérie Bertand :

« À cet égard, le prolétariat industriel, expression utilisée dans les documents sociaux de la première moitié du XIXe siècle, traduira moins une classe particulière qu’un mode de vie déviant. C’est par cette expression que le moirage entre les classes laborieuses et les classes dangereuses sera formulé. Les termes de « sauvages », « nomades » et « barbares » sont constamment utilisés pour qualifier cette population et la criminaliser.[45] »

Ces qualificatifs résonnent avec une histoire sociale beaucoup plus actuelle, à l’heure où on assisterait – dans certains quartiers, évidemment – à un « ensauvagement ». Les classes populaires d’hier comme aujourd’hui se retrouvent réduites dans le discours dominant à cet adage : « classes laborieuses, classes dangereuses ». Bien qu’ayant considérablement évolué, des technologies de gouvernement existent toujours pour contrôler ces populations : vidéosurveillance, BAC, arrêt anti-mendicité, centre de rétention, etc. ne sont rien d’autre que des exemples d’outils à vocation de maintenir une paix sociale[46]. Avec bien sûr, en fil rouge, la police.

Amine, Adnane, Garner, Powell, Anderson, Gray, et Bland n’étaient pas seulement racisés, ni seulement handicapés, mais venaient aussi de quartiers populaires. Cette triple assignation vient surdéterminer leur risque d’être victimes des forces de l’ordre.

 

La pathologisation comme perspective intersectionnelle

Surtout, ces catégories ne sont pas indépendantes ; comme le concept d’intersectionnalité vient le marquer, leurs histoires et leur construction sont intrinsèquement liées, et les rapports de domination qui les constituent s’imbriquent et s’entre-déterminent. J’ai voulu ici montrer que la production de ces classifications partage entre autres un centre de gravité commun, laissé bien trop souvent au handicap : les processus de pathologisation venant naturaliser les hiérarchies, et permettant de reconduire l’ordre social[47]. Cette médicalisation est sous-tendue par l’émergence de certaines doctrines scientifiques, dans le cadre de nouvelles politiques publiques de gestion des populations, accompagnant le nouvel ordre social naissant du capitalisme.

L’historicisation de l’imbrication entre les rapports sociaux vient bien entendu accréditer une perspective intersectionnelle de ces derniers ; mais encore plus, elle appelle à ne plus invisibiliser le handicap dans ce paradigme. Une analyse intersectionnelle des rapports de domination ne peut mettre de côté la place historiquement fondamentale qu’a eue la construction de la catégorie de handicap dans l’émergence des sociétés modernes. Sa position radicalement constitutive, venant tirer ses racines dans les principes fondateurs du capitalisme, doit être replacée dans nos grilles de lecture afin de rendre davantage intelligible la totalité dynamique qui est la nôtre.

 

Le handicap est politique : abolissons-le

Mais outre que dans sa production historique, le handicap reste une catégorie persistante dans et par le capitalisme moderne, et ainsi continue de structurer les autres oppressions, comme celles-ci le structurent également. Les conditions matérielles d’existence et la possibilité d’être handicapé s’impactent de manière dialectique : on sait que le « taux de déficiences » est plus élevé chez les plus pauvres, les femmes et les personnes âgées.[48] Les ouvriers non seulement meurent plus tôt, mais vont aussi devenir plus vite handicapés.[49] En France, il est établi que l’appartenance à des classes sociales peu favorisées augmente de deux fois les risques pour un enfant handicapé de vivre en institution[50]. La discrimination structurelle à l’emploi commence également à être très documentée : 36 % des personnes handicapées sont en emploi (contre 65 % de la population globale), et 18 % au chômage (contre 9 %)[51].

Même l’écologie n’est pas un champ de bataille extérieur à la problématique du handicap, car on sait que les conséquences du dérèglement climatique sont loin d’être distribuées de manière égale, et vont provoquer des « déficiences » très localisées dans la population.[52]

Les personnes handicapées sont aussi les premières touchées par les politiques néolibérales d’austérité, la question des coûts sous-tendant la plupart des débats sur les aides sociales. Dans un monde où les exigences de diminution des dépenses publiques se font de plus en plus impérieuses, les individus les plus dépendants à ces aides sont automatiquement les plus affectés. Comme le journal The Economist nous le démontre, dans le capitalisme les aides doivent toujours être soumises aux impératifs d’une économie concurrentielle :

« Tout le monde convient qu’il est souhaitable de répondre aux besoins des personnes handicapées. Mais si ces besoins sont traités comme des droits, l’obligation de les aider pourrait devenir sans limites […] Les droits pour les personnes handicapées doivent être mis en balance avec l’objectif d’une économie concurrentielle. »[53]

Le handicap n’est ainsi pas une variable autonome du monde social, subordonné à des anomalies biologiques aléatoires. Il est directement lié à la façon dont les sociétés s’organisent.

Le handicap, si on entend donc par là le système social produisant et – dans le même mouvement – hiérarchisant deux groupes (les personnes valides et les personnes handicapées), ne peut dès lors être véritablement combattu que par la lutte pour une transformation radicale de l’organisation sociale, ayant pour horizon l’abolition de ce système. De tels objectifs n’ont rien d’utopique et participent à des stratégies concrètes : dans une société où l’économie sera planifiée et démocratique, où la solidarité et la coopération seront organisées politiquement à une échelle inédite, il sera possible de valoriser l’autonomie, l’interdépendance et la différence[54]. De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.

De plus, aucune transformation radicale et globale ne pourra se faire sans une large coalition des classes opprimées. Théorisation et stratégie d’émancipation doivent donc se construire solidairement, en proposant des paradigmes épuisant le plus de réalité possible : pour lutter contre toute marginalisation structurelle de certaines franges dans nos luttes – l’inclusion est la meilleure arme contre la fragmentation –, et permettre la formation de larges alliances et ainsi la possibilité de blocs historiques aux potentiels hégémoniques.

Crédit photo : Bernardo Lorena Ponte on Unsplash.

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Notes

[1] Oguz Azi, « Amine, déficient mental, violenté par la police », Le journal de Saint-Denis, 29 septembre 2020.

[2] O’Hara Mary, « Up to half of people killed by US police are disabled », The Guardian, 29 mars 2016 ; Perry David, Carter-Long Lawrence, « The ruderman white paper on media coverage of law enforcement use of force and disability. A Media Study (2013-2015) and Overview », Mars 2016.

[3] Dorlin Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, 2009.

[4] Williams Eric, Capitalism & slavery. Univ. of North Carolina Press, 1944 ; Inikori Joseph. Africans and the Industrial Revolution in England. Cambridge University Press, 2002.

[5] Washington Harriet A., Medical apartheid: The dark history of medical experimentation on Black Americans from colonial times to the present, Doubleday, 2006.

[6] Bailey Moya, Mobley Izetta Autumn, « Work in the Intersections: A Black Feminist Disability Framework », Gender & Society, 33, 2019, p. 19-40.

[7] Ibid.

[8] Alexander Michelle, The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness. The New Press, 2012.

[9] Fassin Didier, « Préface », in Wang Jackie, Capitalisme Carcéral, Divergences, 2019.

[10] Wang Jackie, Capitalisme Carcéral, Divergences, 2019.

[11] Ibid.

[12] Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1961.

[13] Foucault Michel, «L’évolution de la notion d’”individu dangereux”», Dits et écrits, tome 3, Gallimard, 1994.

[14] D’autres modèles émergeront, notamment sous l’influence des Lumières avec la notion d’« éducabilité ». Notons également que certains pays ont entrepris depuis plusieurs décennies une « désinstitutionnalisation » du handicap (mais les moyens mis en place pour insérer les personnes handicapées dans la vie sociale restent souvent très insuffisants).

[15] Sevestre, Aurélia. « Selon La Rapporteuse De L’Onu, L’État Français Doit Fermer Progressivement Tous Les Établissements », Faire Face, 16 oct. 2017.

[16] Leur problématiques paraissent pourtant, encore aujourd’hui, très imbriquées : aux Etats-Unis mais aussi en France, il a été établi qu’il existait une forte surreprésentation de personnes handicapés dans les prisons. Voir notamment : Center for american progress, Disabled Behind Bars, The Mass Incarceration of People With Disabilities in America’s Jails and Prisons, 2016 ; Désesquelles Aline, « Le handicap en milieu carcéral en France. Quelles différences avec la situation en population générale ? », Population, vol. 60, no. 1, 2005.

[17] Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Éditions de Minuit, 1975.

[18] Conrad Peter, « Medicalization and Social Control », Annual Review of Sociology, 18, 1992.

[19] Zola Irving Kenneth, « Medicine as an Institution of Social Control », The sociological review, vol. 41, no. 245, 1976.

[20] Foucault Michel, Les Anormaux, cours au Collège de France (1974-1975), Gallimard/Seuil/EHESS, 1999.

[21] Di Vittorio Pierangelo, « De la psychiatrie à la biopolitique, ou la naissance de l’État bio-sécuritaire », dans A. Beaulieu (dir.), Michel Foucault et le contrôle social, Québec, Presses de L’Université Laval, 91-123, 2005.

[22] Bonelli Laurent, « Les forces de l’ordre social », Le monde diplomatique, juillet 2020 ; Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011.

[23] Boutros Magda, « La police et les indésirables », La Vie des idées, 2018 ; Rigouste Mathieu. La domination policière. Une violence industrielle. La Fabrique, 2012.

[24] Foucault Michel, Histoire de la sexualité, vol. 1, La volonté de savoir. Gallimard, 1976. Il faut pour autant rappeler que Foucault reste très ambivalent voire contradictoire sur cette question du lien entre les nouveaux dispositifs de biopouvoir et l’émergence du capitalisme. Voir : Kempeneers Marianne, « Entre Marx et Foucault : la question de la reproduction », Sociologie et sociétés, 38, n° 2, 2006.

[25] Russell Marta, Malhotra Ravi, « The Political Economy of Disablement : Advances and Contradictions », Socialist Register : A World of Contradictions, Merlin, 2002.

[26] Stone Deborah, The Disabled State. Philadelphia, Temple University Press, 1984.

[27] Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit.

[28] Geremek Bronislaw, Truands et misérables dans l’Europe moderne, Gallimard, 1980.

[29] Romon Christian, « Le monde des pauvres à Paris au XVIIIe siècle. », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. vol. 37, n° 4, 1982.

[30] Faure Olivier, « La naissance des classes dangereuses : entre mythe et concept », Rhizome n°23, 2006.

[31] Ville Isabelle, Fillion Emmanuelle, Ravaud Jean-François, op. cit.

[32] Bertrand Valérie, Du vagabond au S.D.F. : place d’une matrice culturelle et historique dans le processus de formation des représentations sociales, Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2011.

[33] Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, 1995.

[34] Laurent Sylvie, « Contrefaçons d’Anglais. Les « Chavs » ou le retour grotesque des « classes dangereuses » », La Vie des idées, 2007.

[35] Thomas Jean-Paul. Les fondements de l’eugénisme, PUF, 1995.

[36] Morel Bénédicte. Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles, et morales de l’espèce humaine, Arno Press, 1857.

[37] Kevles Daniel, Au nom de l’eugénisme, PUF, Paris, 1995.

[38] Prum Michel, L’Un sans l’Autre, Racisme et eugénisme dans l’aire anglophone, Paris, L’Harmattan, 2005.

[39] Kevles Daniel, op. cit.

[40] Down John Langdon, « Observations on an ethnic classification of idiots », Clinical Lecture Reports, London Hospital, vol. 3,‎ 1866.

[41] Chevalier Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, collection Civilisations d’hier et d’aujourd’hui, 1958.

[42] Greg, « Entretien Mathieu Rigouste, auteur de L’Ennemi intérieur », N’autre école, octobre 2010.

[43] Ibid.

[44] Chevalier Louis, Démographie générale, éd. Dalloz, 1951.

[45] Bertrand Valérie, op. cit.

[46] Bonelli Laurent, « Une vision policière de la société », Le monde diplomatique, février 2003.

[47] Je me suis ici concentré sur les processus entourant le handicap, la race et la classe, mais il faudrait revenir sur l’importance de la pathologisation dans le cas d’autres rapports sociaux, notamment concernant le genre. Voir par exemple : Meidani Anastasia; Alessandrin Arnaud, « La fabrique des corps sexués entre médicalisation et pathologisation : la place du corps dans les trans studies en France », in Martin Hélène et Roca  Marta Roca, Sexuer le corps. Huit études sur des pratiques médicales d’hier et d’aujourd’hui, Éditions HETSL 2019 ; Dorlin Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, 2009.

[48] WHO, World Report on Disability, Genève, WHO, 2011.

[49] The Marmot Review, Fair Society, Healthy Lives: Strategic Review of Health Inequalities in England post-2010, 2010.

[50] Ravaud Jean-François, Mormiche Pierre, « Santé et handicaps, causes et conséquences d’inégalités sociales », Comprendre, 4, 2003.

[51] Agefiph et FIPHFP, Les personnes handicapées et l’emploi : chiffres clés, Paris, Agefiph, 2018 ; Revillard, Anne, Handicap et travail. Presses de Sciences Po, 2019.

[52] Keucheyan Razmig. La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique. La Découverte, 2018.

[53] « The price of rights », The Economist, 13 août 1994.

[54] Slorach Roddy. A Very Capitalist Condition: A History and Politics of Disability. Bookmarks Publications, 2015.