Cuba : « Un cri de désespoir », par le romancier Leonardo Padura

Le 11 juillet dernier, des milliers de Cubains et Cubaines manifestaient dans plusieurs villes de l’ile, affichant leur ras-le-bol face à la crise économique, les pénuries et l’impact de la pandémie dans un quotidien déjà très difficile, tandis que d’autres marchaient en criant « liberté ! ». L’ampleur des mobilisations a surpris les autorités cubaines, et, après une mobilisation pacifique, il y a eu de nombreuses échauffourées ainsi que des affrontements avec la police, aboutissant à des centaines d’arrestations (y compris de militant.e.s se réclamant publiquement du communisme[1]).Plusieurs témoignages croisés rapportent l’intervention de policiers en civil ou en uniforme, armés de bâtons, et par la suite des coups et de mauvais traitements contre certains manifestant.e.s ou de simples observateurs au sein de centres de détention (un des témoins et victime de ces abus est le jeune militant Leonardo Romero Negrín [2]).

Le président Miguel Díaz-Canel a immédiatement réagi sur ton martial, appelant les révolutionnaires au « combat » et à « reprendre la rue », tout en reconnaissant l’ampleur de la crise économique et une grande « confusion » chez certain.e.s Cubain.e.s y compris parmi les soutiens du gouvernement. L’accès à Internet a aussi été coupé durant plusieurs heures par l’exécutif. Díaz-Canel a également accusé Washington d’être à la manoeuvre dans ces événements, tout en dénonçant à quel point le blocus qui asphyxie l’île depuis 1962 explique l’ampleur des difficultés actuelles. Une crise d’ailleurs démultipliée par la pandémie et l’effondrement du tourisme mondial, première ressource du pays.

Le 13 juillet, le ministre des Affaires étrangères cubain, Bruno Rodriguez déclarait, en conférence de presse : « Il n’y a pas eu une explosion sociale à Cuba. Il n’y en a pas eu en raison de la volonté de notre peuple et du soutien de notre peuple à la Révolution et à son gouvernement ». Dans le même temps, la plupart des médias dominants internationaux ont sauté sur l’occasion pour dénoncer le castrisme avec un unanimisme sans faille. On pourra noter au passage qu’ils étaient bien moins mobilisés pour s’insurger contre le terrorisme d’État qui s’abat sur la Colombie et son mouvement populaire depuis avril dernier, faisant des dizaines de mort.e.s et de disparu.e.s…

Depuis Miami, de nombreuses voix de l’exil cubain et de ses relais politiques – dont celle du maire de la ville, Francis Xavier Suarez, ultraconservateur – revendiquent désormais haut et fort une intervention « humanitaire » (et militaire) guidée par les Etats-Unis pour en finir avec la révolution cubaine, tandis que le hashtag « SosCuba » est intensément diffusé par ces mêmes secteurs sur les réseaux sociaux afin d’en appeler à l’insurrection.

Il est certain que l’embargo illégal et criminel que subit cette petite île des Caraïbes de la part de la première puissance militaro-industrielle de la planète est un élément clef des maux dont souffre la population cubaine, et ce alors que les sanctions viennent d’être réitérées par l’administration Biden. Une atteinte au droit international (ainsi que le souligne régulièrement l’ONU) et à la souveraineté dénoncée – à juste titre – par toutes les gauches anti-impérialistes de par le monde. Néanmoins, réduire les mobilisations du 11 juillet (qui rappellent sous plusieurs points celles du « Maleconazo » en 1994) à l’action de « mercenaires contrerévolutionnaires » (réellement existants) ou à des « actes de vandalisme », serait hautement problématique politiquement pour les anticapitalistes et les internationalistes[3].

C’est surtout s’empêcher de comprendre ce qui est véritablement à l’œuvre dans l’île et quelles sont les demandes non seulement socio-économiques, mais aussi de dialogue ouvert, de pluralisme réel, d’autonomie de la société civile, de réformes démocratiques et antibureaucratiques qui parcourent le pays, et en particulier les nouvelles générations, dans ce système politique de parti unique issu de la guerre froide et en place depuis des décennies. La nouvelle constitution, adoptée en février 2019, n’a pas répondu à ces attentes, dans un contexte où n’existe plus de « leadership charismatique » tirant sa légitimité de la révolution de 1959, à commencer par celui de Fidel Castro (décédé en 2016).

Afin d’éclairer les lecteurs francophones de ContreTemps et d’alimenter la réflexion collective, nous proposons ici quatre textes écrits, à chaud, qui permettent de penser Cuba dans sa complexité et au-delà des approches binaires, et ce à partir d’éclairages mais aussi d’orientations différentes.

Tout d’abord, une déclaration du comité éditorial du site web de Comunistas qui revient sur les manifestations du 11 juillet que ses membres ont pu observer « en direct », certains de ses membres ayant même été arrêtés par les autorités durant ces mobilisations. Il est notamment constaté que les « mots d’ordre socialistes étaient absents des manifestations », que les slogans étaient très composites, dénonçant aussi bien la situation économique que réclamant des libertés civiles, et reprenant parfois certains mots d’ordre emblématiques de Miami (comme « Patrie et Vie »). L’article établit également que la majorité des manifestant.e.s, très largement issus des classes populaires, n’était pas liée à de tels groupes contre-révolutionnaires et qu’elle paraissait surtout motivée par les pénuries tragiques du quotidien, sur fond d’accroissement des inégalités. Le texte affirme néanmoins que « la majorité de la population continue à soutenir le gouvernement », un pouvoir à la légitimité pourtant « considérablement affaiblie ».

Le texte de la philosophe et sociologue cubaine Alina Bárbara López Hernández, publié par le site La Joven Cuba, nous raconte ce qu’elle considère comme une véritable « explosion sociale », ses conditions objectives et subjectives, mais aussi  l’incapacité du pouvoir en place à les comprendre et à y répondre. Sa réflexion fait écho à celles du grand écrivain Leonardo Padura. L’auteur de L’homme qui aimait les chiens revendique son droit de penser et d’exprimer son opinion critique sur le pays où il vit, travaille et crée. Il voit dans les derniers événements un « cri de désespoir » du peuple et aussi « un signe alarmant des distances qui se sont élargies entre les sphères politiques dirigeantes et la rue ».

Enfin, l’article du militant marxiste brésilien Valério Arcary, membre du PSOL, réaffirme quant à lui sa « défense de Cuba » et de sa révolution face aux velléités des États-Unis. Arcary, dans le journal Esquerda Online, met ainsi prioritairement l’accent sur la dénonciation des ingérences impérialistes, quoique sans « défendre de manière acritique les positions et les actions du gouvernement du Parti communiste ».

Franck Gaudichaud

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Un cri de désespoir

Il semble très possible que tout ce qui s’est passé à Cuba depuis le dimanche 11 juillet dernier ait été encouragé par un nombre plus ou moins grand de personnes opposées au système, certaines d’entre elles étant même payées, dans l’intention de déstabiliser le pays et de provoquer une situation de chaos et d’insécurité. Il est également vrai que par la suite, comme cela se produit habituellement dans ce genre d’événements, des actes de vandalisme opportunistes et déplorables ont eu lieu.

Mais je pense que ni l’une ni l’autre de ces évidences n’enlève une once de raison au cri que nous avons entendu. Un cri qui est aussi le résultat du désespoir d’une société qui traverse non seulement une longue crise économique et une crise sanitaire momentanée, mais aussi une crise de confiance et une perte d’espérances.

Les autorités cubaines ne doivent pas répondre à cette revendication désespérée par les slogans habituels, répétés depuis des années, et par les réponses que ces autorités veulent entendre. Pas même avec des explications, aussi convaincantes et nécessaires soient-elles. Ce qui est nécessaire, ce sont les solutions que de nombreux citoyens attendent ou exigent, certains manifestant dans les rues, d’autres exprimant leur opinion sur les réseaux sociaux et faisant part de leur désenchantement ou de leur mécontentement, beaucoup comptant les quelques pesos dévalués qui restent dans leurs poches vides et beaucoup, beaucoup plus, faisant la queue dans un silence résigné pendant plusieurs heures sous le soleil ou sous la pluie, pandémie comprise, faisant la queue sur les marchés pour acheter de la nourriture, faisant la queue dans les pharmacies pour acheter des médicaments, faisant la queue pour obtenir notre pain quotidien et pour tout ce qui est imaginable et nécessaire.

Je crois que personne ayant un minimum de sens d’appartenance, de souveraineté, de responsabilité civique ne peut vouloir (ou même croire) que la solution à ces problèmes vienne d’une quelconque intervention étrangère, et encore moins de nature militaire, comme certains en sont venus à le réclamer, et qui, il est vrai aussi, représente une menace qui reste un scénario possible.

Je pense également que tout Cubain, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’île, sait que le blocus américain ou l’embargo commercial et financier, quel que soit le nom qu’on lui donne, est réel, qu’il s’est internationalisé et intensifié ces dernières années et qu’il constitue un fardeau trop lourd pour l’économie cubaine (comme pour toute autre économie). Ceux qui vivent en dehors de l’île et qui veulent aujourd’hui aider leurs proches au milieu d’une situation critique ont pu constater que cela existe et à quel point cela existe lorsqu’ils se trouvent dans l’impossibilité pratique d’effectuer un virement à leurs proches, pour ne citer qu’une situation qui en concerne beaucoup. Il s’agit d’une vieille politique qui, en fait (parfois oubliée par certains), a été condamnée par pratiquement tout le monde depuis de nombreuses années lors des assemblées successives des Nations unies.

Je ne crois pas non plus que l’on puisse nier qu’une campagne médiatique a également été déclenchée, dans le cadre de laquelle, même de la manière la plus grossière, de fausses informations ont été lancées, qui, au départ et en fin de compte, ne servent qu’à miner la crédibilité de leurs responsables.

Mais je crois, en plus de tout ce qui précède, que les Cubains ont besoin de reprendre espoir et d’avoir une image probable de leur avenir. Si l’espoir est perdu, le sens de tout projet social humaniste est perdu. Et l’espoir ne se récupère pas par la force. Il est sauvé et nourri de ces solutions, de ces changements et de ces dialogues sociaux qui, parce qu’ils ne sont pas arrivés, ont provoqué, entre autres effets dévastateurs, les désirs migratoires de tant de Cubains et ont maintenant provoqué le cri de désespoir de personnes parmi lesquelles il y avait sûrement des gens payés et des criminels opportunistes, bien que je refuse de croire que dans mon pays, à ce stade, il puisse y avoir tant de personnes, tant de personnes nées et éduquées parmi nous, qui se vendent ou commettent des crimes. Car si c’était le cas, ce serait le résultat de la société qui les a encouragés.

La manière spontanée, sans être lié à aucun leadership, sans rien recevoir en retour ni voler en cours de route, avec laquelle un nombre considérable de personnes ont également manifesté dans les rues et sur les réseaux, devrait être un avertissement et je pense que c’est un signe alarmant des distances qui se sont élargies entre les sphères politiques dirigeantes et la rue (et cela a même été reconnu par les dirigeants cubains). C’est la seule façon d’expliquer pourquoi ce qui s’est passé s’est passé, surtout dans un pays où presque tout est connu quand on veut le savoir, comme nous le savons tous.

Pour convaincre et calmer ces désespérés, la méthode ne peut être celle des solutions de force et d’obscurité, comme l’imposition du black-out numérique qui a coupé pour beaucoup les communications pendant des jours, mais qui n’a cependant pas empêché ceux qui veulent dire quelque chose, pour ou contre, de se connecter. Une réponse violente peut encore moins être utilisée comme un argument convaincant, surtout contre les non-violents. Et il est bien connu que la violence peut être pas seulement physique.

Beaucoup de choses semblent être en jeu aujourd’hui. Peut-être même si, après la tempête, le calme revient. Peut-être les extrémistes et les fondamentalistes ne parviendront-ils pas à imposer leurs solutions extrémistes et fondamentalistes, et le dangereux état de haine qui s’est développé ces dernières années ne prendra pas racine.

Mais, en tout cas, il est nécessaire que des solutions se fassent jour, des réponses qui ne doivent pas seulement être de nature matérielle mais aussi de nature politique, afin qu’un Cuba inclusif et meilleur puisse aborder les raisons de ce cri de désespoir et de perte d’espoir que, silencieusement mais avec force, depuis avant le 11 juillet, beaucoup de nos compatriotes ont crié, ces cris qui n’ont pas été entendus et dont les pluies ont donné naissance à ce bouillonnement.

En tant que Cubain qui vit à Cuba, travaille et crée à Cuba, je pars du principe qu’il est de mon droit de penser et d’exprimer mon opinion sur le pays où je vis, travaille et crée. Je sais que par les temps qui courent et pour avoir essayé d’exprimer une opinion, il arrive généralement que « l’on soit toujours réactionnaire pour quelqu’un et rouge pour un autre », comme l’a dit un jour Claudio Sánchez Albornoz. Je prends aussi ce risque, en tant qu’homme qui prétend être libre, qui espère être de plus en plus libre.

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Leonardo Padura, écrivain cubain vivant Cuba, auteur de nombreux romans salués à l’échelle internationale. 

Article publié sur le site La Joven Cuba, le 16 juillet 2021 ; traduction de l’espagnol (Cuba) par A l’Encontre.