Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits d’une tribune publiée sur le site Diagonal, proche de la gauche de contestation. Dans ce texte Mario Espinoza Pino tire un bilan sévère des récents résultats électoraux décevants de Podemos et de ses alliés, mais plus essentiellement des infléchissements d’orientation, de fonctionnement et de pratiques que la direction de Podemos a imprimés au parti et qui, selon lui, expliquent pour une large part l’échec subi. L’auteur est persuadé que le « changement », si exalté dans une perspective de gouvernement pour le peuple, passe par celui du parti lui-même qui lui apparaît être devenu un obstacle au but proclamé.
Mario Espinoza Pino est un universitaire espagnol, auteur ou coauteur de divers ouvrages consacrés au capitalisme et à la contestation qu’il suscite. Il s’est en particulier attaché à analyser le 15M (mouvement des Indigné.e.s de l’Etat espagnol) et a abordé des questions relatives au marxisme, à la philosophie politique contemporaine et à la pensée de Spinoza. Il est enfin engagé sur le terrain politique, en participant dernièrement à la liste Ahora Ciempozuelos [Maintenant Ciempozuelos], animée par Podemos et divers autres partis, qui a remporté la mairie de cette commune de quelque 25 000 habitants située au sud de Madrid. Le titre de ce texte joue sur le mot Podemos (« Nous pouvons »). L’intégralité de cette tribune est accessible ici : « Y no se pudo: notas sobre « el cambio » tras el 26J » (Diagonal, 28 juin 2016).
Il était évident que le régime de 1978 n’allait pas mourir à ces élections mais tout convergeait pour que nous pensions assister à la fin de l’alternance post-transition. Eh bien non : le PP absorbe une grande partie des voix de Ciudadanos – presque 400 000 – et parvient à mobiliser les abstentionnistes de droite. […]
Par-delà l’échec des sondages et de leurs prévisions d’une polarisation des résultats [autour de Podemos et du PP] qui ont sans aucun doute donné un coup de fouet au vote de droite – celui des partisans de la patrie, de la loi et de l’ordre « pour de vrai » – il convient de réfléchir, de l’intérieur du camp du « changement », à ce qui lui est arrivé. Ou plutôt à ce qu’il lui arrive depuis des mois. Comment un naufrage aussi fracassant a-t-il été possible alors que les attentes électorales étaient si fortes ? Quelle explication y a-t-il à ce fiasco dans un contexte de participation comparable à celle du 20D ? Où est passé ce million de voix perdues ? Au-delà des premières déclarations convenues (« C’était une campagne de la peur ! », « C’est la faute d’IU qui ne fait pas le plein de ses électeurs », « Ce pays n’apprend rien ! »), il nous faut réfléchir et risquer une analyse approfondie pour comprendre cette déroute. […]
Pour commencer, parlons du coût qu’a signifié la décision de tout parier sur l’efficacité d’une machine électorale verticaliste au détriment de la prise en considération de la réalité organique [du parti] et sociale. Comment être en phase avec un cycle politique – et non seulement avec une ou deux campagnes électorales – avec un outillage aussi faible ? Par ailleurs, parallèlement à l’affirmation d’une image modérée de Podemos, c’est le récit démocratique et destituant – construit en réseau – du 15M qui s’est brisé. Car ce récit a toujours compris le PSOE comme partie prenante du régime. Nous serions en présence, en somme, de trois problèmes : l’un de caractère électoral, l’autre de caractère organisationnel et le troisième renvoyant à la capacité de se faire l’expression des exigences et des potentialités du cycle politique ouvert en 2011. […]
Le « marketing politique » mis en œuvre lors de la précédente législative et poursuivi à celle-ci avec, exemple prototypique, la vidéo du « sourire de la grand-mère »1, sollicitant les ressorts émotifs des électeurs pour se gagner les couches sociales réputées encore insensibles aux propositions de Podemos – les ruraux, les travailleurs indépendants et autres petits entrepreneurs ou les « nouvelles classes moyennes », les travailleurs des services – n’ont pas produit les effets escomptés. Au contraire même, ils ont pu susciter le rejet : le fait est que ce million de voix manquant est parti vers l’abstention et c’est la droite qui a mobilisé son électorat.
Parler constamment de « patrie » en oubliant les cadres politiques qui ont vu le jour pendant le 15M (les 1% et les 99%, ceux d’en haut et ceux d’en bas, etc.) a coûté cher. Aucun des réseaux sociaux distribués2 qui s’étaient mobilisés pour la vague municipaliste – nombre d’entre eux proches du mouvement des indignés – n’a fait acte de présence dans cette campagne. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. On ne peut pas tout resignifier, qui plus est dans un pays présentant le legs historique de l’Espagne, dont la composition sociale la plus avancée peut difficilement trouver sa place dans le moule des archi-usés « signifiants vides » [chers au populisme de Ernesto Laclau revendiqué par les dirigeants de Podemos]. En appeler à des patries artificielles a autant de succès électoral que faire constamment des clins d’œil en direction de l’ « électeur de gauche » du PSOE : autrement dit, faible ou nul.
De plus, la construction des « convergences » a reproduit une erreur « classique » de Podemos : la mise en route d’un processus par en haut, fermé et plébiscitaire, évitant la participation ouverte et directe de ses militants dans l’établissement des candidatures ; lesquels militants se sont retrouvés condamnés à plébisciter le choix imposé par une direction autiste. Or ce qui a caractérisé le premier Podemos et a suscité l’enthousiasme, en touchant ce qui est au cœur de la citoyenneté, c’est que tout était sujet à choix et délibération. Sans des processus de mobilisation interne, on peut difficilement dynamiser son propre électorat et y agréger de nouveaux soutiens. Pour le dire autrement, la convergence, ce n’est pas ce qui a été fait.
L’émergence de Podemos, quasiment comme celle du 15M, a produit un effet de contagion inattendu : dans chaque village, dans chaque ville, des Cercles – des assemblées de sympathisants – ont surgi et ont commencé à donner forme au parti de façon spontanée et créative. Vistalegre [le congrès de fondation de 2014] a été le Thermidor de cette dynamique. Le pari de Iglesias et de Errejón de construire une machine électorale – terriblement verticaliste3 – a condamné ces cercles à n’être que de simples appendices consultatifs ou des comités de campagne. En l’état, le mandat de Vistalegre était de mettre en forme un dispositif électoral pour la gagne : il n’était question que de marketing politique, de médias, de campagnes et de coups de théâtre susceptibles de rendre reconnaissable la marque de la nouvelle politique. Une politique renouvelée et forgée sous l’égide de la « génération la plus préparée de l’histoire »4.
L’absence de débats et de démocratie interne a été, depuis lors, une constante. Toute dissonance vis-à-vis de la symphonie populiste était tout bonnement ignorée ou critiquée pour son immaturité, son « gauchisme » ou son élitisme militant. Tous mots qui, évidemment, émanaient de l’aristocratie même du parti. Le renoncement à construire un espace politique par en bas, en connexion avec le territoire, ses conflits et les problèmes qui interpellent les citoyens se donne à voir maintenant comme une grave erreur. Podemos est un parti sans capillarité, dont les bases se trouvent, malgré quelques exceptions, à l’écart du tissu social et associatif.
Comment soutenir un cycle politique avec seulement des comités de campagne ? Comment le faire sans doter les gens d’outils – théoriques, pratiques – puissants ou sans promouvoir leur empowerment5 et leur reconnaissance en tant que militants ? La construction de l’hégémonie implique d’être présent sur les plateaux de télévision, personne ne le conteste, mais lorsque cela se fait au prix de sa propre hégémonie sociale – une hégémonie matérielle, génératrice de liens et d’alliances – on n’est plus dans le coup. On perd ainsi les consensus sociaux qui plus tard devraient s’exprimer électoralement. Procéder d’une telle façon, c’est s’exposer à jamais à une volatilité des votes.
Nous avons entendu bien des fois la phrase rebattue selon laquelle Podemos est l’ « expression politique » du 15M. Si jamais cette phrase a pu avoir un lien avec la réalité, c’est en 2014 [dans la période allant de la percée aux Européennes de mai au congrès de Vistalegre d’octobre], mais aujourd’hui ce n’est qu’un slogan publicitaire répété ad nauseam. De fait, quelle que soit la capitalisation du mouvement ayant existé dans une première phase, ce filon s’est épuisé avec le temps.
C’est une question de fond et de forme : tant la modération du discours que les pratiques du parti ou que la faiblesse du programme politique, ont rompu les liens avec l’empreinte laissée par le mouvement des indignés. Dit autrement, loin d’approfondir la critique indignée de la représentation, de se connecter à un écosystème mobilisé et de faire un pari programmatique qui soutienne les exigences du cycle de mobilisation, Podemos (et Unidos Podemos) a fait le pari de devenir un parti de plus. Un parti avec une élite à tendance gouvernementaliste et craignant, à un degré hyperbolique, le coût politique que pourraient avoir ses actions. Des signifiants comme social-démocratie – malgré ce qu’ils charrient aujourd’hui – donnent une idée des contradictions sous-jacentes [au cours politique actuel de Podemos].
L’objectif n’était pas d’absorber, sans plus, l’électorat du PSOE, pas plus que de devenir un PSOE 4.0. […] Cette campagne électorale n’a visé, chez Podemos, à effectuer aucun débordement ; elle n’a pas plus visé à faire une alliance avec des agents politiques se situant au-delà du champ partidaire. Résultat : elle a provoqué plus d’abstention.
Le temps est venu, pour la nouvelle formation, de discuter, de débattre et de travailler dans l’opposition. Un temps intéressant. Unidos Podemos est toujours un espace organique à bâtir. S’il ne se produit pas enfin une discussion politique qui aille plus loin que l’autoréférentialité entre tendances – ou entre familles, c’est dire à quoi nous sommes arrivés – il sera difficile de surmonter le mauvais moment actuel. Il y a urgence à élaborer une nouvelle hypothèse – collectivement et avec une intelligence mobilisée entre tous – qui vise plus haut et réunisse beaucoup plus de gens. En dialoguant avec ceux qui ne font pas partie de la politique institutionnelle. En pensant au-delà des classes moyennes.
Si Unidos Podemos ne change pas de direction et ne renonce pas à construire un parti qui fait obstacle à l’accès aux citoyens et aux mouvements issus de la société, c’est tout un cycle politique qui succombera au désenchantement. Si le succès est au rendez vous de cette construction d’une nouvelle hypothèse plus large et en capacité d’agir sur le réel, ce désenchantement initial se transformera en une nouvelle indignation. Et ce ne sont pas les raisons de s’indigner qui manqueront au vu des turbulences économiques à venir et des promesses faites par Rajoy à l’Europe7.
Traduction et notes par Antoine Rabadan.
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références
⇧1 | Voir « Unidos Podemos la sonrisa de la abuela / elecciones 2016 » (Youtube, 21 juin 2016). Egalement : « Podemos se lanza en busca del voto de las nuevas clases medias » (El País, 8 novembre 2015) et « Podemos apela a las emociones para rescatar la épica de sus inicios », El País, 2 novembre 2015). |
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⇧2 | « Lorsque chaque nœud du réseau décentralisé est autonome, on parle de réseau distribué : c’est le modèle de pair-à-pair (P2P) comme Bittorrent, GNUne, Tor, I2P, cjdns ou Bitcoin. Ce modèle est le plus robuste face à l’agression d’un pouvoir centralisé (observation, censure, manipulation), car il n’offre pas de prise directe ni de cible particulière – il ne dispose pas de point unique de défaillance, contrairement aux modèles sus-mentionnés. En revanche sa réalisation est bien plus difficile qu’un service centralisé, notamment en raison de l’hétérogénéité et la complexité de l’environnement. » (Ritimo, « Décentralisation et réseaux sociaux », 22 octobre 2014). |
⇧3 | Lire « Podemos, ou l’art de « prendre d’assaut le ciel » par les élections » et « Etat espagnol – 2015, année électorale. 2016 : relance des mouvements sociaux ? » |
⇧4 | « Ils appartiennent à la génération la plus préparée de l’histoire de l’Espagne. Ils ont la trentaine, ils ont fait des études universitaires et ils savent plusieurs langues. Mais les bas salaires ; la surabondance de diplômés et les changements sociaux les ont empêchés de parvenir là où ils pensaient parvenir. Ils partagent un logement ; ils n’ont pas de voiture, pas de maison, pas d’enfants et ils se sont bien rendu compte que l’avenir n’était pas là où ils pensaient » (« La generación de los mil euros » [La génération des mille euros], El País, 23 octobre 2005). |
⇧5 | Le terme a été traduit en français par « empouvoir » mais cette traduction n’a pas eu le succès que la traduction espagnole par « empoderamiento » a connu. |
⇧6 | Marque. Le branding désigne la gestion marketing d’une marque). |
⇧7 | Promesse de réduire drastiquement les déficits publics et donc d’accroître l’austérité. Lire : « Las promesas de Rajoy inflaman la campaña electoral en España » (lainformacion.com, 31 mai 2016). |