Repenser le Green New Deal : la nécessaire rupture stratégique de la nouvelle gauche états-unienne

Le Green New Deal (Nouveau Pacte Vert) est la proposition phare de la nouvelle gauche étatsunienne, celle qui a émergé au cours des campagnes de Bernie Sanders et dont la figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue à la Chambre des Représentants qui en a présenté le cadre programmatique en février 2019. Si le terme a été depuis repris, et, en conséquence, galvaudé, en particulier par la Commission européenne, il faut préciser la signification particulière qu’il revêt dans le contexte étatsunien.

La référence au New Deal de F. D. Roosevelt fonctionne en effet comme l’équivalent de celle au programme du Conseil National de la Résistance en France, ou à « l’Esprit de 1945 » au Royaume-Uni, à savoir celle d’un moment de refondation nationale marqué par les luttes sociales et les idées portées par la gauche et le mouvement ouvrier. Augmenté de l’adjectif « Green »/Vert, le projet indique donc la volonté de renouer avec un tel moment, en l’adaptant à une conjoncture marquée par la double urgence de la crise climatique et de la crise sociale, toutes deux aggravées par des décennies de politiques néolibérales.

Dans ce texte, Matt Huber, géographe et enseignant à l’université de Syracuse de l’État de New York, analyse la trajectoire de ce projet et dresse un bilan, décidément peu reluisant, des précédentes administrations démocrates (Clinton et Obama) sur le terrain de l’environnement et de la crise climatique. Il souligne en particulier les difficultés que soulève l’articulation de la problématique environnementale et de l’orientation de classe d’un projet qui, malgré son réel souci des questions sociales, est issu des fractions progressistes des couches intellectuelles et d’encadrement et porté par les formes d’action militante qui leur sont associées. 

L’échec des campagnes Sanders et l’arrivée à la Maison Blanche de l’administration Biden rend nécessaire une réorientation stratégique de la nouvelle gauche étatsunienne, confrontée désormais au défi de son enracinement dans la durée. Or un tel enracinement suppose, selon l’auteur, un vaste redéploiement de ses modes d’action, de son rapport à l’État et de son ancrage de classe. Autant de questions qui sont d’une brûlante actualité pour les forces d’émancipation dans le monde entier.

Stathis Kouvélakis.

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La défaite électorale de Donald Trump a été une bonne nouvelle pour les militant.e.s pour le climat. Dès le premier jour de son mandat, Trump avait supprimé la page web de la Maison Blanche consacrée à la politique climatique et l’a remplacée par son  « America First Energy Plan ».  Le cinquième jour, il signa des décrets approuvant les pipelines Keystone XL et Dakota Access, réduisant ainsi à néant les modestes avancées des mouvements climatiques et indigènes contre les pipelines. Dans un discours proclamant  « la domination énergétique américaine », il annonça avec enthousiasme que le pays disposait  « de plus de 250 ans de charbon propre et magnifique ». Trump a nommé des hommes de paille de l’industrie des combustibles fossiles à son cabinet. Il a vendu ou loué des terres publiques à une échelle extraordinaire. Il a déclenché une vague sans précédent de déréglementation, annulant plus d’une centaine de règles environnementales pour l’industrie.

Même si personne à gauche ne se souviendra avec tendresse de l’ère Trump, nous devons comprendre ce que signifie sa défaite. Le programme environnemental offensif de Donald Trump, offensif à la fois par rapport à la croyance polie en la science et au sens d’une poussée active en faveur de la destruction de l’environnement, a provoqué une vague de désespoir parmi les militant.e.s pour l’environnement. Il a cependant également créé une sorte d’illusion. L’arrivée au pouvoir de la  « post-vérité » de Trump a  renforcé l’idée que la lutte environnementale est, au fond, une lutte pour la connaissance et la science. Un mouvement d’activistes professionnels « libéraux » [au sens étatsunien : de centre-gauche, NdT] a ainsi organisé une  « Marche pour la science » en désavouant explicitement la politique. Les organisateurs ont affirmé que la marche  « n’était pas une manifestation politique », et encore moins une lutte pour le contrôle matériel des ressources. Le sentiment s’est installé que si nous pouvions simplement éjecter le « négationniste en chef » et installer à sa place un Démocrate qui « croit en la science », nous pourrions commencer à prendre les mesures nécessaires pour résoudre la crise climatique et écologique. L’élection de Joe Biden à la présidence alimente ces espoirs.

Mais nous avons déjà vu ce film. En ce qui concerne la crise climatique, la destruction environnementale par les Républicains n’est  qu’à peine plus néfaste que celle infligée par le parti démocrate. Après huit ans de présidence d’un George W. Bush favorable aux combustibles fossiles, Barack Obama avait annoncé dans son discours de victoire de 2008 :  « C’est le moment où la montée des océans a commencé à ralentir et où notre planète a commencé à guérir ». Il est clair que la période de la domination énergétique étatsunienne n’était pas une création de Trump mais un produit de l’ère Obama. Au-delà de la rhétorique, l’extraction des combustibles fossiles s’est bien plus développée sous Obama que sous Trump. Le partisan du changement climatique s’en est même vanté lors d’une réunion publique en 2018 :  « Tout à coup, l’Amérique est le plus grand producteur de pétrole… c’était moi, les gars… dites merci ».

Nous entrons dans une sorte de cycle répétitif de la politique environnementale où de nouveaux horizons d’espoir sont supposés apparaître simplement en écartant un Républicain du pouvoir. Aujourd’hui, comme en 2008, on débat d’une nouvelle série d’échéances (autour de 2035 et 2050) qui sont suffisamment éloignées pour retarder toute action drastique et suffisamment proches pour paraître scientifiquement crédibles. Ce cycle retarde toujours ce qui est manifestement nécessaire : la confrontation avec les puissantes industries responsables de la crise climatique.

Le système climatique ne se soucie pas de savoir si le président croit en la science du climat. Si l’on compare les possibilités politiques de 2020 et de 2008, on constate quelques différences majeures. Tout d’abord, comme prévu, la crise climatique s’est intensifiée au point qu’aucune personne sérieuse ne nie que les choses vont très mal. L’été noir de 2019-2020 en Australie, provoqué par les feux de forêt, a été suivi d’un autre été en Amérique du Nord, marqué par des cieux assombris par la fumée et des ouragans gigantesques. À l’heure où j’écris ces lignes, même les compagnies pétrolières et gazières cèdent sous la pression des investisseurs pour annoncer leurs plans visant à atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050. Ces effets continus ne sont que le produit d’un réchauffement d’environ 1,2 degré par rapport aux niveaux préindustriels. Les expert.e.s estiment que nous atteindrons probablement 1,5 degré d’ici 2030 et 2 degrés entre 2034 et 2052. Franchement, le système climatique se moque de savoir si le président croit à la science du climat. Nous approchons de notre dernière chance de mettre en œuvre une transformation massive de l’ensemble de notre système industriel et énergétique.

Deuxièmement, il existe enfin un programme politique ayant le potentiel de générer le type de soutien populaire de masse nécessaire pour y parvenir : le Green New Deal (GND). Ce programme vise à résoudre les problèmes d’inégalité et de changement climatique grâce à un programme clairement en faveur de la classe ouvrière, basé sur l’investissement public, la garantie de l’emploi et des droits économiques pour l’accès aux soins de santé, au logement et à un salaire décent. Alors que la droite a toujours utilisé des appels fondés sur la classe sociale pour mobiliser l’opposition aux mouvements écologistes, la gauche s’est enfin dotée d’un programme environnemental de classe.

Comme je le détaillerai ci-dessous, l’excitation autour du GND reposait cependant sur l’idée que la gauche occuperait le sommet de l’État, une perspective qui s’est écrasée contre le mur des réalités électorales de 2020. Nous sommes maintenant confronté.e.s à la présidence néolibérale de Biden et à la plus faible des majorités démocrates dans les deux chambres du Congrès. Il y a encore beaucoup trop de Démocrates de droite qui peuvent bloquer l’agenda du GND – sans parler de Biden lui-même. Nous avons désormais besoin d’une analyse fine des rapports de force entre les classes pour comprendre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Nous devons également reconnaître le danger permanent que Biden et le parti démocrate, qui reste un parti du grand capital, ramènent la coalition la plus radicale du GND à une politique de conciliation sans issue, faite de compromis et de demi-mesures. Avec l’excitation de la campagne de Bernie Sanders désormais derrière nous, notre seule option est de nous engager à renforcer l’organisation de la classe travailleuse  dans les entreprises et au-delà, là où des structures militantes durables peuvent être construites.

Ce qui suit est le récit de l’impasse climatique des douze dernières années. Il nous reste encore à comprendre les raisons de ce niveau presque inexplicable d’inaction face à ce que beaucoup décrivent comme la plus grande crise que l’humanité n’ait jamais connue. Les quatre dernières années ont vu l’apparition d’un mouvement pour une véritable transformation, mais 2020 a également vu poindre des tendances conciliatrices inquiétantes, alors que le combat réel n’a pas encore commencé.

 

L’alliance d’Obama avec le capital fossile : 2008-2016

Il est peut être facile aujourd’hui d’oublier la véritable dynamique en faveur de la lutte politique climatique qui a vu le jour en cette année 2008. Le documentaire d’Al Gore, Une vérité qui dérange (2006) et le quatrième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), publié en 2007, firent naître un sentiment d’urgence. La planète elle-même envoyait des signaux encore plus alarmants : en 2007, l’étendue de la banquise de l’Arctique atteignit son niveau historique le plus bas. À l’instar du Mouvement Sunrise d’aujourd’hui, un nouveau groupe d’activistes (350.org) organisa des manifestations de masse pour appeler à l’action.

Cette dynamique s’est renforcée jusqu’à l’automne 2008, durant lequel deux événements historiques eurent lieu : le plus grand krach financier depuis les années 1930 et l’élection d’un candidat démocrate contestataire à la présidence des États-Unis, Barack Obama. Comme beaucoup le soulignent maintenant, les origines de la notion même de « Green New Deal » remontent à cette période. Le numéro du magazine Time du 24 novembre 2008 présentait une image d’Obama superposée à une image de Franklin Delano Roosevelt sous le titre :  « The New Deal ». En fait, ce que Kate Aronoff et ses coauteurs appellent le  « faux Green New Deal » était d’une ambition limitée. Nous ne devons pas cependant oublier que de nombreuses personnes de gauche réclamaient déjà une version plus radicale de ce programme. En octobre 2008, l’hebdomadaire The Nation a publié un article de Van Jones rejetant ce qu’il appellait  « l’éco-élitisme » et défendant « l’éco-populisme ». Il préconisait « la construction d’une coalition du New Deal pour le nouveau siècle » qui inclurait les syndicats, les écologistes, les étudiant.e.s, les groupes religieux et les militant.e.s de la justice sociale.

En janvier 2009, avec l’économie en chute libre et les Démocrates à la tête des pouvoirs exécutif et législatif, on ne pouvait imaginer de conditions plus favorables à un réel changement. Pourtant, avant même qu’Obama ne prenne ses fonctions, son engagement en faveur d’un programme de gauche pour sauver l’économie et le climat était déjà remis en question. Les personnes nommées à son cabinet ont été directement conseillées par un cadre dirigeant de la banque Citigroup. Obama s’est battu pour limiter l’ambition de son plan de relance afin de s’attirer le soutien des Républicains. Au final, il n’a même pas dépassé 800 milliards de dollars. Et même si ce plan de relance prévoyait d’allouer des sommes importantes pour les énergies renouvelables, les émissions de CO2 sont restées pratiquement inchangées pendant les huit années de son mandat.

Dans l’arrêt « l’État de Massachusetts contre l’Agence de Protection de l’Environnement »  (Massachusetts vs. Environmental Protection Agency) de 2007, la Cour Suprême a statué que les gaz à effet de serre devaient être réglementés par la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act), donnant ainsi à l’administration Obama les pleins pouvoirs pour s’attaquer au problème. Obama a pourtant choisi de ne pas suivre cette voie. Au lieu de cela, il a proposé une nouvelle législation  moyennant des compromis avec les Républicains et l’industrie. Le résultat a été une politique néolibérale de libre marché : un plafonnement des émissions combiné à un échange de crédits d’émission (« cap and trade« ). Comme le montre Theda Skocpol avec force détails, Obama n’a fait aucun effort pour mobiliser l’opinion publique mais a plutôt mis en place le processus de ce qu’elle appelle le  « marchandage corporatiste » : une négociation au sommet et à huit clos entre les chefs d’État et de puissants groupes d’intérêt. Au cœur de ce processus se trouvait le US Climate Action Partnership  (Partenariat Américain pour l’Action Climatique), une alliance entre de grandes organisations environnementales comme le Environmental Defence Fund (Fonds de Défense de l’Environnement) et des entreprises polluantes comme Caterpillar et Duke Energy. Cette étrange politique basée sur le marché n’a évidemment pas suscité l’enthousiasme de la population. Au contraire, elle a enhardi l’opposition émergente du Tea Party, qui l’a qualifiée de  « cap and tax » [plafonner et taxer].

Les choses sont allées de mal en pis en 2010. Au printemps de cette année-là, Obama annonça un important plan de forage en mer qui devait servir de feuille de vigne offerte à l’industrie pour obtenir un soutien en faveur de la législation sur le plafonnement et l’échange de droits d’émission (« cap and trade ») vouée à l’échec. Le 2 avril 2010, il s’en est vanté : « Il s’avère […] que les plateformes pétrolières d’aujourd’hui ne provoquent généralement pas de déversements. Elles sont technologiquement très avancées. » Dix-huit jours plus tard, la plus grande marée noire de l’histoire des États-Unis (Deepwater Horizon) se produisait. Pire encore, après avoir été adoptée de justesse par la Chambre des Représentants, la législation sur le plafonnement et l’échange de droits d’émission (« cap and trade ») échouait au Sénat ; après la défaite d’Obama aux élections de mi-mandat de 2010 la législation sur le climat était considérée comme « hors de propos ».

Les choses ne se sont pas améliorées dans les négociations internationales sur le climat. Une fois de plus, nous oublions à quel point l’élection d’Obama et la réunion des Nations unies à Copenhague en 2009, appelée « Hopenhagen », étaient empreintes d’optimisme. C’est pourtant Obama, un président convaincu de la réalité du changement climatique, qui a détourné la réunion de son objectif : Le moment clé de Copenhague a été l’irruption du président Barack Obama dans une salle où les dirigeants des quatre BRICS [Brésil, Inde, Afrique du Sud, et Chine] se réunissaient séparément et, ensemble, ils ont mis de côté les textes de négociation existants et rédigé leur propre accord.

Ils ont fait valoir qu’un accord contraignant représenterait une approche trop « descendante », « du sommet vers la base » et qu’ils souhaitaient une approche  « ascendante » plus souple. Au final, Obama a joué l’éternel rôle des États-Unis comme principal obstacle à la coopération internationale. L’Accord de Paris de 2015, bien qu’historique, n’était qu’un simple accomplissement de la vision d’Obama à Copenhague, à savoir un accord sur une base purement volontaire, sans caractère contraignant.

Après une nouvelle défaite écrasante aux élections de mi-mandat de 2014, Obama a tenté de sauver son héritage climatique en faisant ce qu’il aurait dû faire dès le premier jour : utiliser la loi sur la propreté de l’air (Clean Air Act) pour réglementer directement les gaz à effet de serre. Son Clean Power Plan était ambitieux, mais trop faible et trop tardif : il a été bloqué par les tribunaux avant d’être abrogé par l’administration Trump. En attendant, le véritable héritage d’Obama a été l’explosion de l’extraction de pétrole et de gaz pendant ses huit années de mandat. À son apogée, en 2015, la production de pétrole brut a connu une incroyable progression de 89 % comparé à janvier 2009. Malgré quelques victoires notables pour stopper les pipelines Keystone XL et Dakota Access, à la fin de son mandat,  « les entreprises de combustibles fossiles avaient ajouté suffisamment de pipelines pour faire presque sept fois le tour du globe, le tout avec l’approbation du pouvoir exécutif. »

Ce bilan devrait nous inciter à faire preuve de retenue  à l’égard de l’administration balbutiante de Biden. Comment expliquer la déférence conciliante de Barack Obama envers l’industrie des combustibles fossiles ? Pour trouver une réponse, nous devons regarder au-delà des histoires typiques de corruption et de financement des campagnes politiques. Comme le soutiennent Kevin Young et ses coauteurs, la soumission d’Obama à l’industrie des combustibles fossiles est ancrée dans le  « pouvoir structurel des entreprises ». Leur étude montre comment Obama a été pris en otage par une incessante « grève du capital », les banques conservant leurs liquidités et les industries refusant d’embaucher. Sur le front de l’environnement, l’action transformatrice a été bloquée par une « menace constamment réitérée par les entreprises du secteur de l’énergie, selon laquelle une réglementation agressive déclencherait des actions de représailles de la part des pollueurs qui perturberaient le flux d’investissements dans le secteur de l’énergie dont l’économie dépend ».  Étant donné que nous traversons actuellement une autre crise économique massive et que la campagne Biden a de fait reçu d’importantes contributions financières de la part de sociétés de combustibles fossiles, l’idée que nous pouvons pousser Biden vers la gauche par le biais du lobbying politique et de la persuasion rhétorique est peu crédible.

 

L’échec de la tentative du Green New Deal de s’emparer du pouvoir d’État, 2017-Avril 2020

L’avantage de l’élection d’une star dérangée de la télé-réalité à la présidence [Donald Trump] en 2016 est qu’elle a enhardi la gauche. Après s’être unie derrière la candidature presque réussie de Bernie Sanders en 2016, la victoire de Trump, combinée à la campagne incompétente d’Hillary Clinton, a semblé sonner le glas du néolibéralisme de la « Troisième Voie » [prônée par Bill Clinton et Tony Blair]. La frustration du centre néolibéral a poussé les mouvements environnementaux de gauche à se distancier plus nettement des politiques de marché classiques comme la tarification du carbone. Pendant la majeure partie des années 2010, la taxe carbone était considérée comme relevant du bon sens : elle était incluse dans la plateforme de Bernie Sanders et le site de Jacobin publiait des articles vantant ses avantages politiques. En 2017, il était clair que le bricolage néolibéral des options de marché sous-estimait l’ampleur de la crise. Comme le dit Kate Aronoff dans son essai marquant Pas de troisième voie pour la planète :

« Présenter la taxe carbone comme une solution miracle aux maux de la planète risque fort de masquer l’ampleur réelle des changements que la science physique exige. »

En outre, la tarification du carbone pourrait facilement être présentée par la droite comme un  « coût » supplémentaire pour les travailleurs non qualifiés. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes français a prouvé qu’il était impossible de mettre en œuvre un programme climatique par le biais de taxes sur le carbone sur le dos d’une classe travailleuse déjà éprouvée.

Un consensus s’est ainsi formé au sein de la gauche climatique sur le fait que nous devions mettre en avant des revendications politiques moins axées sur des solutions de marché bancales et davantage sur l’offre d’avantages matériels réels. Au début de l’année 2018, les activistes climatiques affirmaient que le GND pourrait être le « Medicare for All du changement climatique« . [Medicare for all : « la Sécu pour tou.tes »]. L’urgence s’est accentuée suite au fameux rapport du GIEC d’octobre 2018 qui suggérait que limiter le réchauffement à 1,5 degré nécessitait  « des changements rapides, profonds et sans précédent dans tous les aspects de la société. »

Le GND a déboulé sur le devant de la scène à la mi-novembre 2018 lorsque l’élue de la gauche démocrate au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez s’est associée au Mouvement Sunrise pour occuper le bureau de la cheffe au Congrès du parti démocrate Nancy Pelosi. Ce sit-in en faveur du GND, avec des pancartes sur lesquelles on pouvait lire  « Des emplois verts pour tous et toutes », a suscité une attention médiatique massive et un engouement dans la communauté des militant.e.s pro-climat. Il est significatif qu’Ocasio-Cortez ait choisi le climat comme sa première intervention politique, quelques semaines seulement avant de prêter serment en tant qu’élue au Congrès. Elle a compris que l’ampleur de la crise contenait tous les éléments permettant de ressusciter un programme de gauche pour la classe travailleuse : confrontation avec le pouvoir des entreprises, redistribution de la part de richesse captée par les riches et investissements publics massifs basés sur une garantie de l’emploi.

Après le sit-in, le bureau d’Ocasio-Cortez, ainsi que des groupes de réflexion de gauche comme New Consensus, ont commencé à élaborer les détails de ce à quoi pourrait ressembler un Green New Deal. Le lancement officiel a eu lieu en février 2019, avec l’introduction de la résolution non contraignante Green New Deal, coparrainée par Ocasio-Cortez et le sénateur du Massachusetts Ed Markey. Ce lancement a malheureusement été fortement bâclé. L’équipe d’Ocasio-Cortez a publié un document FAQ (frequently asked questions ou Foire Aux Questions)  à l’intention des médias. Le document, rédigé semble-t-il par son chef de cabinet de l’époque, Saikat Chakrabarti, était non seulement mal écrit et bâclé, mais formulé dans un langage écologiste maladroit, comme celui qui se référait à un objectif à long terme visant à  « se débarrasser complètement des vaches qui pètent et des avions ».

Ce document fut bien entendu immédiatement repris par Fox News pour dépeindre le GND comme un complot « libéral » [au sens étatsunien, « de gauche modérée »] d’austérité mené par les élites bien-pensantes pour déposséder les travailleurs. Le député de l’Utah Rob Bishop organisa une réunion au cours de laquelle il accusa le GND de vouloir  « contrôler [sa] vie » et de lui retirer le droit de manger des hamburgers :  « Si ça passe, ce [hamburger] sera interdit. » Il en avala une bouchée sous les suppliques de ses partisans : « Faites passer ! ». Cette réunion était une réaction à un commentaire d’Ocasio-Cortez suggérant que les gens pourraient manger moins de hamburgers. Si une telle déclaration est sans aucun doute vraie, elle montre à quel point il est difficile pour la gauche écologiste de maintenir un message simple, direct et de mettre l’accent sur des objectifs matériels. Le couplet typique à propos de ce à quoi nous devons tous renoncer apporte directement de l’eau au moulin de la droite.

Plus tard, en 2019, Bernie Sanders annonça le lancement de sa propre plateforme Green New Deal. De nombreux scientifiques l’ont immédiatement salué comme le premier plan climatique présidentiel à la hauteur de l’ampleur de la crise. Par contraste, le plan de sa rivale soi-disant progressiste, Elizabeth Warren, se contentait d’une promesse de « verdir » l’armée. Une grande partie des commentateurs s’est concentrée sur le coût du plan, chiffré à 16 000 milliards de dollars, mais son aspect le plus radical et le plus distinctif était la proposition de Sanders de développer le secteur public de l’électricité. S’inspirant d’une proposition du People’s Policy Project pour une Tennessee Valley Authority (TVA) verte, Sanders a proposé d’étendre la TVA en plus d’un plan visant à  « injecter des fonds dans les quatre « agences de commercialisation de l’électricité » existantes qui sont supervisées par le Département de l’Énergie ». Un titre de la revue de gauche In These Times indiquait :  « Bernie Sanders appelle à exproprier les moyens de production d’électricité ».

Le plan de Bernie Sanders était exceptionnel parce que, contrairement à une grande partie du militantisme en faveur du secteur public, qui se concentre sur le contrôle au niveau local et municipal, il visait une restructuration massive de l’industrie de l’électricité à l’échelle nationale, orientée vers un contrôle et une planification publics. C’est exactement l’approche dont nous avons besoin parce qu’il est peu probable que nous puissions  « municipaliser » des services publics individuels, localité par localité. Les néolibéraux ont critiqué ce plan parce qu’il visait à créer une option publique pour l’électricité qui fausserait le marché. Comme l’a déclaré l’expert en énergie de Third Way, Joshua Freed,  « la proposition Sanders accoucherait d’un géant électrique appartenant au gouvernement fédéral qui rendrait la concurrence très difficile pour les producteurs existants ». Étant donné que ce sont ces mêmes producteurs qui continuent à brûler des combustibles fossiles pour faire des profits pour les investisseurs, n’est-ce pas là exactement le but ? Aucun autre candidat du parti démocrate n’a cependant voulu le dire à voix haute.

 

Les faiblesses originelles du Green New Deal

Comme nous le savons, Sunrise et le mouvement climatique au sens large ont soutenu la campagne de Sanders mais celle-ci a échoué. Cette défaite a eu des implications inévitables pour l’ensemble du projet de Green New Deal, qui avait connu une forte dynamique entre 2018 et 2020. Dans les remarques qui suivent, je propose des éléments de bilan autour de trois séries de critiques.

Premièrement, le GND était une percée pour la politique environnementale en tant  qu’affirmation d’un programme de la classe travailleuse. Cependant, nous devons garder à l’esprit la différence formulée par le syndicaliste Andrew Murray et reprise par Leo Panitch et ses coauteurs,  entre une politique  « centrée sur la classe » et une politique  « enracinée dans la classe ». La récente résurgence de la gauche, ce qu’Anton Jäger appelle le « populisme de gauche », est clairement une politique pour et non de la classe travailleuse. C’était clairement le cas avec le Green New Deal. Il s’agissait d’un cadre politique brillant mais néanmoins formulé par des universitaires, des groupes de réflexion et des cadres des ONG : une politique de la classe intellectuelle et d’encadrement (professional class) pour la classe travailleuse. La plus grande partie de l’énergie derrière l’organisation du GND venait sans doute  de jeunes aspirant à devenir des cadres : des lycéen.ne.s et des étudiant.e.s impliqué.e.s dans le mouvement Sunrise, Zero Hour et la grève étudiante pour le climat. Bien que le mouvement Sunrise se targue d’être composé d’une armée de jeunes activistes et emploie volontiers un langage militant, il est lui-même issu du complexe des ONG environnementales : il a notamment reçu en 2017 une subvention de 50 000 dollars, ainsi que des locaux, de la Fondation Sierra Club. Il gère également un comité d’action politique (PAC) qui a récolté 2,3 millions de dollars lors de la campagne électorale de 2020.

La base de la classe intellectuelle et d’encadrement qui soutient le GND a permis à une grande partie du langage militant spécifique à cette classe d’infiltrer le programme. Bien que Sanders et le People’s Policy Project aient avancé un plan national d’énergie publique, les militant.e.s se sont concentré.e.s sur des visions plus localistes de l’énergie publique  « propriété de la communauté et responsable devant  elle », à l’instar d’une petite coopérative produisant de l’énergie solaire à Brooklyn. Non seulement ces visions tombent dans le piège de ce que Nick Srnicek et Alex Williams appellent la « politique des potes » [folk politics] – avec un accent mis sur la petite échelle, le local et la base à l’opposé de toute vision à grande échelle du changement social – mais elles sont manifestement en décalage avec l’ampleur de la crise climatique, qui ne sera pas résolue par une prolifération de coopératives à Brooklyn.

Deuxièmement, une grande partie de la mobilisation entre 2017 et 2020 reposait sur la promesse enivrante d’une victoire de la gauche et de son accession au pouvoir de l’État, en particulier au niveau gouvernemental et/ou présidentiel. Avant la défaite, Leo Panitch et ses coauteurs ont décrit avec enthousiasme les mouvements en faveur de Jeremy Corbyn et de Bernie Sanders : « Rien de tel ne s’est produit depuis au moins trois générations ». Ils spéculaient sur  les obstacles auxquels un  « gouvernement dirigé par des socialistes » serait confronté et suggéraient qu’une grande partie de la gauche était encore marquée par une  « incapacité à se préparer adéquatement au défi de la transformation des appareils d’État. » Dans Jacobin, Mike McCarthy avertissait que « nos 100 premiers jours pourraient être un cauchemar ». Aujourd’hui, le cauchemar est simplement la dure réalité électorale. Mais l’ensemble du programme du GND devait être mis en œuvre par l’État. La perspective paraissait à ce point séduisante parce que, comme Christian Parenti et Andreas Malm le soulignent à juste titre, il est difficile d’imaginer qu’une transformation d’une telle ampleur puisse être réalisée sans le pouvoir coercitif et fiscal de l’État. Après tout, c’est l’État qui a mis en œuvre entre 1933 et 1939 le New Deal initial, dont une bonne partie consistait en de nouveaux investissements de grande ampleur dans les infrastructures énergétiques.

Troisièmement, la théorie du changement regardait vers le passé. Sanders avait promis qu’une fois au pouvoir, il réveillerait le géant endormi de la classe travailleuse et construirait un mouvement de masse extra-parlementaire pour affronter Wall Street, les conglomérats privés de l’assurance maladie et l’industrie des combustibles fossiles. Il faut souligner qu’il était exceptionnel en soi que le dirigeant comprenne qu’il ne pouvait pas à lui seul mettre en œuvre son programme. Bernie Sanders lui-même se doutait probablement que gagner le pouvoir de l’État avant de parvenir à une organisation de masse de la classe ouvrière ne fonctionnerait pas. Les masses nécessaires d’électeurs.ices de la classe travailleuse autrefois désabusé.e.s ne se sont pas présentées aux primaires comme nous l’espérions. Au contraire, la menace d’une victoire de Sanders a entraîné une hausse de la participation parmi les libéraux de banlieue et les personnes que Matt Karp appelle les  « Démocrates d’Halliburton » [des électeurs.ices républicain.e.s des classes moyennes supérieures dégoûté.e.s par Trump]. Une trop grande partie de la classe travailleuse existante est encore en proie à un cynisme apathique, ce que le regretté Mark Fisher  appelait  « l’impuissance réflexive » :  « [Les gens] savent que les choses vont mal, mais… ils savent qu’ils ne peuvent rien y faire ».

Il est clair qu’une orientation politique de la classe travailleuse, sans parler d’un  « gouvernement dirigé par les socialistes », ne peut être créée à partir de rien. Nous devrons d’abord construire de puissantes organisations de la classe travailleuses (par exemple, des syndicats forts, des médias et d’autres infrastructures), avant de pouvoir espérer lutter pour le pouvoir de l’État. Comme l’affirme Jane McAlevey,  il n’y a toujours pas de raccourci pour construire une force visant au pouvoir. Le Green New Deal et la campagne de Bernie Sanders ont toujours été un raccourci. Compte tenu de l’échéancier accéléré auquel nous sommes confrontés en matière de changement climatique, c’était toutefois un raccourci qui valait la peine d’être poursuivi.

 

« Faire pression sur Biden » ? Avril 2020-Décembre 2020

En mars 2020, la position de Bernie Sanders est passée  de celle de leader de la campagne à celui de perdant certain en l’espace de quelques semaines. L’apparition du Covid ayant immédiatement suivi. La base militante du GND a rapidement réajusté sa stratégie, passant de la construction d’un mouvement autour du candidat choisi à celle de pression exercée sur le candidat qui nous a échu. En avril, une coalition de Démocrates néolibéraux, de grandes organisations environnementales, de Sunrise et d’autres leaders du GND a vu le jour sous le nom de « Climate Power 2020« . En mai, Julian Brave NoiseCat, un jeune cadre de Data for Progress, déclarait que le mouvement était prêt à s’aligner sur les Démocrates : « Nous passons d’une phase de contestation et de division au sein du parti… à une phase d’alignement ». D’un point de vue stratégique, on pourrait dire que ces alliances étaient nécessaires pour vaincre Trump, mais c’était un retournement étonnamment rapide de la position de contestation militante à celle de l’assimilation.

La collaboration la plus notable a été le Groupe de Travail Unitaire sur le Changement Climatique (Unity Task Force on Climate Change), l’un des six groupes de travail destinés à unir les courants Biden et Sanders au sein du parti démocrate. Ce groupe de travail comprenait Ocasio-Cortez et la cofondatrice de Sunrise, Varshini Prakash, ainsi que des figures de la classe dirigeante comme John Kerry et des Démocrates conservateurs comme le représentant de Pennsylvanie à la Chambre des Représentants, Conor Lamb. Les négociations ont débouché sur le plan climatique de Biden publié en juillet et qui a été salué pour son ambition historique. Il prévoyait de dépenser 2 000 milliards de dollars et de décarboniser complètement le secteur électrique d’ici 2035. Ce plan semblait indiquer que Biden approuvait le Green New Deal mais, deux mois plus tard, tant Biden que sa candidate à la vice-présidence, Kamala Harris, ont refusé de l’admettre lors des débats électoraux.

Depuis la victoire de Biden, Sunrise et d’autres défenseurs du GND se sont concentrés sur les nominations au sein de son équipe. Biden a créé deux nouveaux postes climatiques dans son cabinet et veut placer le climat au centre de toutes les activités des agences  qui en dépendent. La nomination de la représentante à la Chambre du Nouveau-Mexique Deb Haaland, au poste de secrétaire d’État à l’intérieur, une femme indigène et une partisane du Green New Deal et de Medicare for All, a probablement été la victoire la plus significative sur ce front. Mais, dans l’ensemble, selon le New York Times,  « M. Biden reste un politicien centriste. Et il est en train de mettre en place une administration centriste, de la classe dirigeante ». Si les choix du cabinet d’Obama représentaient une administration de droite triée sur le volet par le groupe bancaire Citigroup, Joe Biden promettait, lui, une évolution vers le centre-droit. Le mouvement pour le GND, autrefois très actif, s’est également orienté vers des rassemblements moins conflictuels et spectaculaires destinés à « pousser » Biden vers la gauche. Comme l’a rapporté un journaliste lors d’un rassemblement fin novembre,  « leur attitude était moins conflictuelle qu’il y a deux ans ».

Le mouvement pour le GND a clairement déplacé la « fenêtre d’Overton » [le spectre d’idées considérées comme légitimes dans le débat public] de ce qui est possible dans la lutte pour le climat. De 2008 à 2016, le principal débat politique était entre les schémas de marché néolibéraux, que ce soit à propos de la taxe carbone de l’échange des quotas d’émission « cap and trade » [de plafonnement et d’échange], ou du marché des droits à polluer. Il est assez impressionnant de voir que le plan de Biden ne mentionne même pas la tarification du carbone et se concentre plutôt sur les investissements publics et les « bons emplois jouissant d’une protection syndicale ». Pourtant, le simple fait d’accorder aux militants radicaux du GND  « un siège à la table des discussions » ne leur garantira en aucun cas le pouvoir de mettre en œuvre leur programme. Le fait est que le plan climatique de Biden, d’un montant de 2 000 milliards de dollars, a tout aussi peu de chances d’être adopté par le Congrès que la loi sur le plafonnement et l’échange de droits d’émission d’Obama (même avec le Sénat). La « fenêtre d’Overton » des Démocrates ne semble déplacer que ce qui peut être proposé, pas ce qui peut être mis en œuvre.

M. Biden semble prêt à reproduire l’engagement d’Obama en faveur de ce que Theda Skopol a appelé le  « marchandage corporatiste », en amenant toutes les parties prenantes à la table, y compris les industries concernées. Comme le rappelle Jane McAlevey, cela « entraîne une confusion entre l’accès à la discussion et le pouvoir de décider ». Ce type de négociation conduit à des demi-mesures favorables à l’industrie, comme le plafonnement et le marché des droits de polluer (« cap and trade ») ou l’Obamacare. Même Janet Yellen, l’ancienne présidente de la Réserve Fédérale et nouvelle secrétaire au Trésor, un choix que les progressistes ont largement salué, est une fondatrice du Climate Leadership Council : une collaboration avec les grandes entreprises pétrolières et gazières qui reste attachée à la tarification du carbone comme approche raisonnable pour résoudre la crise climatique. Tout récemment, John Kerry, choisi par Biden comme  « délégué pour le climat », aurait déclaré à propos des compagnies pétrolières :  « Je leur tends la main parce que je veux les entendre… Je suis à l’écoute de leurs besoins ».

Le principal problème reste que le mouvement pour le GND repose toujours sur des réseaux militants de la classe intellectuelle et d’encadrement basée dans les universités, les ONG et les cercles de réflexion. Prenons l’une des principales demandes du plan Biden issu de la Climate Unity Task Force : 40 % des 2 000 milliards de dollars de dépenses de Biden devaient être alloués aux communautés de première ligne ». C’est ainsi que l’on appelle les populations les plus exposées aux catastrophes climatiques (par exemple, les populations côtières) ainsi que celles directement exposées aux risques provenant des systèmes de combustibles fossiles (par exemple, les populations noires le long de « l’Allée du Cancer » de la production chimique, en Louisiane, sur la côte du Golfe du Mexique). Varshini Prakash de Sunrise a qualifié cette victoire « d’énorme » pour le mouvement GND et elle a été considérée comme l’une des principales concessions faites à l’aile  « progressiste » du groupe de travail.

Bien sûr, la lutte pour le climat doit se concentrer sur les personnes les plus directement touchées par les risques climatiques. Mais il s’agit en l’occurrence moins d’un engagement matériel réel envers ces populations que d’une concession aux sensibilités morales des militants du GND. En effet, le langage de la justice, le vocable de « communautés de première ligne » et la focalisation sur les populations les plus marginalisées, ce que j’appelle  « l’environnementalisme de survie » (livehood environementalism), sert de bouillie pour chats moralisatrice à destination de cette base militante. Alors que ce langage inonde les formulaires de demandes de subventions et de postes universitaires, les populations pauvres et marginalisées continuent de subir l’injustice liée à des risques environnementaux disproportionnés. Elles ne disposent toujours pas d’une ample coalition, c’est-à-dire du pouvoir nécessaire pour s’attaquer aux entreprises énergétiques capitalistes qui menacent leurs moyens de subsistance. L’ensemble du plan visant à consacrer 40 % des dépenses aux « communautés de première ligne » équivaudrait en pratique à une procédure de ciblage des ressources allouées en fonction de critères spécifiques. Se pose alors la question : qui peut être qualifié de  « communauté de première ligne » ? Qui est habilité à parler au nom de certaines communautés ? Le plan de Biden prévoit la mise en place d’un  « outil d’évaluation de la justice climatique et économique pour aider à identifier ces communautés défavorisées ». Je ne suis pas sûr que les populations qui seront jugées insuffisamment  « défavorisées » par cet outil trouveront que c’est un processus équitable…

L’aspect le plus inquiétant de cet accent mis sur la  « justice pour les communautés de première ligne » est qu’il renforce le sentiment de la plupart des gens que la politique du GND n’est pas pour eux. Étant donné qu’aux États-Unis, 57% des personnes interrogées à ce sujet pensent que le changement climatique ne les affectera pas personnellement, je doute fort que beaucoup se considèrent comme faisant partie d’une « communauté de première ligne ». Ce type de politique pourrait potentiellement accentuer le même genre de ressentiment de classe qui vise les aides sociales ciblées de l’État alors que la majorité est laissée à l’abandon. Nous voulons certes le type de pouvoir politique nécessaire pour mettre en place une mobilisation pour le climat qui s’adresse aux personnes les plus touchées, mais, pour vaincre, nous avons besoin d’un programme qui fasse appel à la base la plus large possible. Il semble que les militant.e.s du GND devraient revenir aux fondamentaux et aux affiches qu’ils/elles ont brandies dans le bureau de Pelosi :  « Des emplois verts pour tous et toutes ».

 

Une nécessaire rupture stratégique

Le mouvement pour le GND prétend que nous entrons maintenant dans la décennie du Green New Deal, mais force est de constater que nous sommes loin d’avoir le pouvoir de le mettre en pratique. Le pourrons-nous dans l’avenir ?

Je conclus en énumérant trois pistes stratégiques pour construire ce type de pouvoir.

Premièrement, même si la gauche a largement perdu sa bataille pour le pouvoir d’État, nous ne pouvons pas abandonner l’État. Maintenant que les Démocrates dirigent les deux chambres du Congrès, le terrain va légèrement changer en notre faveur. De nombreux membres de la gauche progressiste proposent des politiques spécifiques au niveau de l’exécutif qu’une administration Biden pourrait mettre en œuvre. Par exemple, New Consensus propose que la Réserve fédérale puisse injecter des liquidités dans de véritables projets d’investissement régionaux pour résoudre la crise climatique. Nous devrions pousser ce type de programme aussi loin que possible. De plus, les succès électoraux les plus significatifs des socialistes ont permis de gagner des postes au niveau des États et des collectivités locales ; la tentative de mettre en œuvre un programme pour la classe travailleuse dans ce cadre face à une austérité budgétaire dévastatrice sera probablement la bataille décisive de l’année à venir.

Nous devons être clairs : les échecs de la gauche en 2020 sont principalement dus au fait que la grande majorité des gens ne croient toujours pas à la politique que nous proposons. Pour de bonnes raisons, la plupart des gens restent cyniques quant à ce qu’ils peuvent attendre de l’État. La conquête du pouvoir pour la gauche à partir des décombres du néolibéralisme doit commencer par la récupération de l’idée même de secteur public. Pour le mouvement climatique, le test décisif de nos campagnes doit être le critère suivant : une politique décarbonise-t-elle en apportant des gains matériels au service du bien commun ? Ce n’est qu’en obtenant des résultats concrets que nous pourrons commencer à susciter de nouveau le genre de mobilisation politique de masse nécessaire pour transformer la société. Alors qu’une grande partie de la communauté militante pour le climat est devenue étrangement obsédée par une solution réglementaire bancale, quelque chose appelé  « norme d’énergie propre », ce type de solutions techniques ne générera jamais l’enthousiasme populaire de masse dont nous avons besoin. En fait, la droite pourrait facilement dépeindre cette politique comme un plan libéral [au sens étatsunien] visant à augmenter le coût de l’électricité pour les gens ordinaires.

Deuxièmement, l’histoire montre que les transformations politiques à grande échelle ne se produisent que par le biais de disruptions extra-parlementaires. Cela a été récemment prouvé en 2018 lors de la grève des enseignants de Virginie occidentale. Les enseignant.e.s auraient pu tenter de faire passer leurs réformes en présentant des candidats progressistes et en proposant des lois. Au lieu de cela, ils ont organisé le soutien populaire, fermé les écoles et obtenu leurs revendications en deux semaines environ. Le mouvement radical pour le climat, en particulier Sunrise, est encore un mouvement presque entièrement électoral. Il a mobilisé d’énormes capacités militantes pour faire voter en faveur de Biden et d’autres candidats, mais qu’adviendra-t-il de cette énergie lorsque Biden et les Démocrates échoueront, ce qui est prévisible ?

Le mouvement écologiste doit réfléchir davantage à une rupture stratégique. Comme le montre le cas de la Virginie occidentale, si vous n’avez pas la population de votre côté, la mobilisation est facilement dénigrée. Les manifestations environnementales d’action directe se sont longtemps aliénées les travailleu.r.se.s et les syndicats des industries ciblées. Le mouvement Extinction Rebellion s’est rendu célèbre en bloquant un train dans une banlieue ouvrière de Londres, provoquant des réactions négatives de la population affectée et se ridiculisant de cette façon. Le mouvement pour le climat s’est continuellement engagé dans des protestations polies, explicitement non perturbatrices, à l’instar de la Marche Populaire Pour le Climat de 2014. Il est encourageant de voir le mouvement des jeunes se réapproprier le langage de la grève, mais la grève mondiale pour le climat de 2019 était un acte purement  volontariste. L’appel des militant.e.s à la grève admettait ouvertement  son manque de mordant : « Nous sommes bien conscients que… cette grève… ne changera pas le cours des événements. »

Les socialistes savent qu’il existe une forme de rupture qui a la capacité stratégique de forcer les classes dirigeantes à répondre aux demandes radicales : la grève des travailleu.se.r.s.  Comme l’affirme Jane McAlevey,  « Il n’y a pas de meilleur moyen de créer une crise qu’un retrait à 100 % de la force de travail ». L’association des enseignants du Massachusetts a appelé à une grève nationale des enseignant.e.s pour un Green New Deal à l’été 2019. Lancer un appel à la grève est très différent de l’organisation d’une grève mais c’est le genre d’action que nous devons penser à entreprendre.

Troisièmement, si le mouvement pour le GND doit aller au-delà de ses espaces militants de la classe intellectuelle et d’encadrement, il devra commencer par construire une organisation et une conscience directement dans les rangs de la classe travailleuse, en commençant par le mouvement syndical. Il est assez troublant de constater le nombre élevé de syndicats qui se sont prononcés contre la GND, une plateforme basée sur la justice économique et la lutte contre les inégalités. L’un des problèmes fondamentaux est que les architectes du GND n’ont pas consulté les syndicats lors de l’élaboration de leur plateforme idéologique. Un mouvement syndical pour le climat devrait reconnaître ce que le mouvement ouvrier a toujours compris : certains secteurs de l’économie sont stratégiques pour s’y implanter. Jane McAlevey raconte comment la CIO [la confédération ouvrière la plus combative à cette époque] s’est concentrée sur l’acier et le charbon dans les années 1930 et propose aujourd’hui de faire de même pour le secteur de la santé, de l’éducation et de la logistique. Pour le climat, il est clair que toute voie rationnelle vers une décarbonation à 100 % passe par le secteur des services publics de l’électricité. Cette stratégie du  « tout électrifier » implique de « nettoyer » l’électricité du combustible fossile et d’électrifier le chauffage résidentiel, le transport et la chaleur industrielle. Peu de militant.e.s du GND ont cependant remarqué que le secteur des services publics de l’électricité est déjà l’un des plus syndiqués de toute l’économie ; en fait, le secteur de la production, de la transmission et de la distribution d’électricité compte 26,3 % de syndiqués. Ces travailleur.se.s sont représentés par des syndicats tels que la Fraternité Internationale des Ouvriers de l’Électricité (FIOE) et l’Utility Workers Union of America. Le mouvement pour le GND pourrait tenter de rallier ces syndicats à sa cause afin de transformer le secteur même qui est au cœur du problème. Un militant de la FIOE a déjà proposé une stratégie de rapprochement à la base pour un Green New Deal.

D’autre part, l’industrie des énergies renouvelables, en particulier l’énergie solaire et éolienne, est notoirement non syndiquée, avec un taux de syndicalisation de 4 % pour la technologie solaire photovoltaïque et de 6 % pour l’énergie solaire et éolienne concentrée, et presque entièrement gérée par des capitaux privés dans un but lucratif. Le mouvement pour le GND doit s’engager auprès des syndicats de l’électricité, en faisant valoir qu’à moins qu’une stratégie à long terme ne garantisse que la transition énergétique s’opère dans un cadre favorable aux travailleurs et aux syndicats, elle sera détruite par une forme de « capitalisme vert ».

 

Conclusion

« La tendance du moment est de dire « il ne nous reste que cinq ou dix ans » en raison de la gravité de l’urgence climatique. Ce genre de slogan a été conçu pour faire comprendre aux gens la gravité de la situation. Mais en tant que stratégie politique, c’est une impasse. Nous ne pouvons pas penser en ces termes, même si la situation climatique est désespérée. Nous devons être capables de penser sur dix, quinze ou vingt ans. Il y a une reconstruction fondamentale à faire en termes de classe et d’organisation. Cela prend du temps ». Leo Panitch, mars 2020

Leo Panitch est décédé tragiquement au moment où j’écrivais cet article. La citation ci-dessus est caractéristique de son travail, incisif et visant à faire réfléchir. Même si nous avons besoin d’un raccourci face à la crise climatique, ce n’est pas ainsi que procède la lutte des classes. Une grande partie de l’énergie autour du Green New Deal était basée sur une sorte de pensée magique : en insistant sur l’urgence scientifique, la transformation sociale à grande échelle pouvait passer avant l’organisation de la classe travailleuse. Il suffit de regarder le New Deal originel pour voir le caractère illusoire d’un tel espoir. En 1933, Franklin D. Roosevelt est arrivé au pouvoir en tant qu’allié fidèle de la classe capitaliste. En 1936, quand les dirigeants socialistes et les militants syndicaux du CIO étaient parvenus à « créer une situation de crise » par une vague de grèves à l’échelle nationale, Franklin D. Roosevelt était la cible de la haine du capital et il faisait passer le programme le plus transformateur pour la classe travailleuse de l’histoire des États-Unis. En 2021, le véritable danger est de reculer plutôt que d’avancer en supposant que Joe Biden peut être efficacement poussé vers la gauche par des séances de marchandage corporatiste à huis clos. La seule chose qui peut et va pousser Biden, et l’État en général, est l’organisation et la mobilisation de la classe travailleuse. Nous ne disposons plus de raccourcis pour entreprendre ce travail difficile.

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Cet article est traduit de Catalyst : A Journal of Theory and Strategy, vol. 4, n° 4, printemps 2021, une publication de la Fondation Jacobin. Il a été republié en mai 2021 dans Jacobin, sous le titre « Why the Green New Deal Has Failed — So Far ». Un intertitre a été ajouté et un autre modifié.

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Traduction par la rédaction de Contretemps.

Illustration : foreignpolicy.com