Brésil : une apothéose fasciste

 

«La bourgeoisie décadente n’est pas capable de se maintenir au pouvoir par les méthodes et les moyens de l’Etat parlementaire qu’elle a construit… Mais la bourgeoisie bien établie n’aime pas la manière fasciste de résoudre ses problèmes, car les secousses, même dans les intérêts de la société bourgeoise, ne sont pas sans risques pour elle. D’où l’antagonisme entre le fascisme et les partis traditionnels de la bourgeoisie.» (Léon Trotsky, octobre 1932, « La seule voie »)

1. Le cri sur l’Avenue Paulista [le 7 septembre, sur la principale avenue de São Paulo] le jour du « cri de l’Ipiranga » [référence à la petite rivière de la ville de São Paulo sur les rives de laquelle a été prononcée l’indépendance du Brésil le 7 septembre 1822] était « la victoire ou la mort ». En annonçant sa stratégie, Bolsonaro a clairement indiqué qu’il ne renoncera pas à la lutte acharnée pour le pouvoir, quel qu’en soit le prix. Il a accumulé des forces. Les deux objectifs tactiques immédiats de la mobilisation contre-révolutionnaire étaient un avertissement à l’opposition libérale qu’il mettra le pays à feu et à sang en cas de danger de destitution ainsi qu’un défi adressé aux magistrats du STF (Tribunal Suprême Fédéral) Alexandre de Moraes et Luis Roberto Barroso qui encerclent son courant et sa famille avec des enquêtes et des emprisonnements.

Mais c’est beaucoup plus grave. Il laisse planer dans l’air, en s’adressant à la fraction de la classe dirigeante qui est passée à l’opposition durant les quarante derniers jours, la menace de ne pas accepter le résultat des élections d’octobre 2022  en cas de défaite. Il ne respectera pas les règles du régime libéral-démocratique : il n’y aura pas de transmission pacifique de l’écharpe présidentielle à Brasilia en janvier 2023 [début du mandat présidentiel]. Le chef des néo-fascistes cherche à se repositionner pour les élections de 2022, mais promet qu’il est prêt à tout et mobilise donc sa base sociale dans l’éventualité d’une rupture institutionnelle à un moment donné. En d’autres termes, tout ou rien ou la menace d’une guerre civile.

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2. La contre-offensive s’est déroulée dans le contexte d’un affaiblissement ininterrompu de Bolsonaro, depuis le mois de mai, coïncidant avec le pic de la deuxième vague de la pandémie. Mais il a démontré qu’il n’est pas vaincu. La plus grande erreur de la gauche au cours des trois dernières années a été de sous-estimer le bolsonarisme. L’avance actuelle de Lula dans les sondages en ce moment ne garantit absolument rien. Se contenter de prendre en considération uniquement les degrés d’approbation et de rejet révélés par les sondages est insuffisant pour évaluer le rapport des forces sociales et politiques. Devant des centaines de milliers de partisans fanatiques, Bolsonaro s’est renforcé. Ce ne fut en aucun cas un fiasco. Bolsonaro n’a pas encore de registre électoral, mais il a démontré qu’il contrôle un « parti de combat », c’est-à-dire une organisation contre-révolutionnaire soudée par une idéologie néo-fasciste, une stratégie politique, un pouvoir social, une capacité financière autosuffisante, une capacité d’initiative dans la rue et les réseaux sociaux, des relations internationales, une forte influence parmi les militaires et les policiers ainsi qu’un leadership doté d’une autorité messianique.

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3. La tactique de Bolsonaro, pour le moment, est de gagner du temps. Il mord et souffle. Il occupe les centres-villes, mais n’autorise pas les émeutes. Il encourage les blocages de routes par les camionneurs, mais leur ordonne ensuite de se retirer. Il menace de faire un coup d’État, mais publie une lettre d’apaisement. Ni les pressions des militaires, ni Sergio Moro [ex-ministre de la Justice qui a démissionné en avril 2020, mais qui avait mené la campagne d’incrimination de Lula] ou Paulo Guedes [ministre de l’Economie et artisan des privatisations, lié au grand capital], ni l’accord avec le Centrão (partis clientélistes et opportunistes qui échangent des positions et des faveurs contre un soutien parlementaire au gouvernement), et encore moins Michel Temer [ex-président qui a remplacé Dilma Rousseff en août 2016], un cadavre politique sans sépulture, ne pourront arrêter Bolsonaro.

Mais quelle est sa stratégie : assurer un meilleur repositionnement en vue de l’échéance  électorale et garantir sa réélection ? Oui, mais ce n’est pas tout. Le gouvernement d’extrême-droite dirigé par un néo-fasciste n’est pas un gouvernement « normal » avec un programme de contre-réformes néolibérales. L’objectif de Bolsonaro est une nouveau positionnement du capitalisme brésilien dans le monde dans le cadre d’une alliance stratégique avec une fraction de l’impérialisme étatsunien contre la Chine. Le plan qui a des traits de recolonisation est fondé sur l’espoir que les investissements étrangers sont la clé de la reprise de la croissance économique. Mais, pour ce faire, il est nécessaire d’imposer une défaite historique à la classe ouvrière, aux pauvres et aux opprimés. Un changement qualitatif dans le rapport de forces entre les classes n’est possible qu’avec la subversion du régime pour garantir la concentration maximale du pouvoir. Le projet est putschiste, bonapartiste, contre-révolutionnaire. Les formes, le timing, les conceptions des initiatives insurrectionnelles sont tactiques. Mais ils sont incontournables.

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4. La politique de l’opposition libérale a changé avec le virage, pour l’instant individuel, de João Doria (João Doria, gouverneur de São Paulo depuis 2019 pour le PSDB) et de Kassab (Gilberto Kassab, ancien ministre de Temer et ancien maire de São Paulo, député fédéral pour le PSD) vers la destitution. La classe dirigeante est divisée. Bolsonaro est de plus en plus dysfonctionnel et perturbateur. La faction bourgeoise qu’il a poussé dans l’opposition est très puissante et a tenté d’exercer une pression institutionnelle. Mais elle hésite à s’engager dans la voie de la destitution (impeachment). La droite libérale est beaucoup plus préoccupée par la position des forces armées que par le Centrão. Il y a une immense incertitude quant au rôle de Mourão (Antonio Hamilton Mourão général à la retraite, vice-président de la République).

En tout état de cause, compte tenu de la nouvelle situation, un changement de tactique s’impose à gauche. La tactique de l’unité d’action est devenue plus importante parce qu’une partie de l’opposition libérale s’est finalement déclaré favorable à l’impeachment. Il faut se lancer dans une lutte sérieuse, même si cela sera délicat et incertain, pour des mobilisations unitaires dans la perspective de Fora Bolsonaro. Mais nous devons préparer ces initiatives en respectant les espaces construits par le Front Unique de Gauche et l’indépendance politique dans la défense des revendications des travailleurs.

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5. La décision du Frente Brasil Popular et de Povo sem Medo, [Peuple sans peur], de la Coalizão Negra por direitos, de maintenir la Journée Nationale de Lutte le 7 septembre était correcte. Les rassemblements furent limités en nombre mais dignes. Ils reçurent une ovation à l’échelle nationale le soir même. Leur décision était correcte parce que le danger de division et par conséquent de démoralisation d’une partie de l’énergie militante de tous les mouvements et partis était réel. Il est nécessaire de préserver la fermeté, la capacité de calcul tactique et la lucidité stratégique. Cinq années de défaites accumulées ont laissé des blessures. Il y a de l’instabilité dans nos rangs. Les oscillations «bipolaires» dans l’évaluation de la situation, passant en quelques jours du découragement à l’euphorie, même dans les secteurs sérieux de la gauche, nous laissent perplexes. Il est absurde que pendant une semaine ait prévalu une vision apocalyptique du «danger réel et immédiat» d’un auto-golpe immédiat et, par la suite, d’émettre la conclusion que le bolsonarisme aurait «fait un flop» [le 7 septembre].

Nous sommes pressés, alors nous devons nous mouvoir politiquement de manière responsable. Nous retournerons dans la rue et nous serons majoritaires mais il est nécessaire de réaliser des mobilisations à un niveau plus élevé qu’en mai, juin et juillet. Ce ne sera pas facile, mais il est possible d’aller plus loin. L’impact des manifestations bolsonaristes ne doit pas diviser la gauche. Nous avons déjà vu que la fragmentation des positions lors de la journée du 7 septembre a été un désastre et que les déclarations intempestives se sont désintégrées. Un changement de tactique ne doit pas diviser la gauche. La fragmentation est un réel danger. Le Front Unique a été le plus grand pas en avant en 2021. La question centrale est que la capacité de la gauche à mobiliser sa base sociale s’est, pour le moment, révélée insuffisante pour ouvrir la voie à la destitution.

La tragédie sanitaire, [en relation avec la pandémie], économique, sociale et politique qui nous accable n’a pas suffi à imposer l’amertume. Six cent mille morts, plus de 14 millions de chômeurs, 20 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire, une inflation de 10 %, le risque d’un black-out électrique, les incendies dans le Pantanal et en Amazonie, l’invasion des terres indigènes, la réduction de 30 % des inscriptions à l’Enem (examen national d’études secondaires), n’ont pas non plus suffi. Le dilemme central de la stratégie de la gauche est que la tactique attentiste consistant à attendre les élections de 2022 est moralement, politiquement et stratégiquement mauvaise. Bolsonaro n’est pas l’ennemi idéal en 2022 [au sens où pourrait être «facilement battu»].

Il est temps de se battre pour la destitution et d’aller de l’avant. Le défi consiste à transformer la majorité sociale de l’opposition en une force sociale de choc pour renverser Bolsonaro.

9 septembre 2021. 

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Cet article a été publié par Esquerda Online. 

Valerio Arcary est historien, militant du courant Résistance/PSOL, chroniqueur pour Esquerda Online. 

Illustration : Walking Dead / Crédit AMC.