Élections en Argentine : le gouvernement mis en échec, les défis sont immenses

Le 27 octobre 2019, porté en partie par la vague féministe de « ni una menos » et par le profond rejet du gouvernement néolibéral de droite de Mauricio Macri, Alberto Fernández (Péroniste de centre gauche) triomphait aux élections, dès le premier tour, avec plus de 48 % des voix. Deux ans plus tard, lors des élections primaires du 12 septembre 2021, le gouvernement Fernández a essuyé un grave revers électoral suivi d’une crise avec la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner (péroniste de « gauche »). Si la droite sort victorieuse par défaut du scrutin, la gauche révolutionnaire réalise une percée notable. Sylvain Chardon nous livre ici son analyse. 

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Que sont les primaires en Argentine ?

Les « primaires ouvertes simultanées et obligatoires » (PASO, Primarias Abiertas Simultáneas Obligatorias) sont, depuis 2009, un système officiel de vote organisé par les pouvoirs publics où la participation est obligatoire comme pour les élections officielles, même si le taux de participation y est en général légèrement inférieur. Elles ont donc fait office de répétition générale avant les législatives partielles de novembre qui verront 127 des 257 député.e.s et 24 des 72 sénateurs.trices nationaux argentin.e.s renouvelé.e.s. Tous les partis ou coalitions qui veulent y participer se doivent de participer à ces primaires qui écartent de la compétition toutes les listes ne recueillant pas plus de 1,5% des voix. Elles servent également à départager différentes orientations et concurrents au sein même des partis ou fronts qui y concourent.

 

Une situation économique et sanitaire catastrophique

A l’instauration du gouvernement Fernández, une confiance relative régnait dans les secteurs populaires après le désastre des années Macri, mais c’était sans compter avec les conséquences de la crise sanitaire (coronavirus) qui allait balayer les quelques mesures sociales prises par le péronisme et approfondir la débâcle économique. Tous les indicateurs virèrent alors au rouge avec une pauvreté qui touche désormais la moitié de la population, une inflation galopante dont l’objectif annuel fixé à 29 % a déjà été dépassé au mois de juillet de cette année ; 20 000 entreprises ont fait faillite et 100 000 emplois détruits en 2020. Sur le front sanitaire, avec plus de 113 000 décès liés au Covid-19 pour 45 millions d’habitant.e.s, l’Argentine se situe parmi les dix pays au monde les plus durement frappés. Ainsi, les attentes de millions de personnes ont été rapidement déçues. En validant la dette colossale envers le FMI, qui pillent les ressources budgétaires du pays et empêchent les investissements publics, en n’expropriant pas les fraudeurs/spéculateurs, en ne soutenant pas les luttes des salarié.e.s contre les licenciements, en laissant opérer les firmes extractives prédatrices des ressources naturelles du pays et en vaccinant de manière tardive et insuffisante, la confiance s’est transformée en défiance. Enfin, les scandales politiques liés aux privilèges des membres du gouvernement comme l’ont révélé les images des fêtes et repas fastueux servis, en pleine crise pandémique, dans la demeure présidentielle du quartier d’Olivos (à Buenos-Aires) ont transformé la défiance en colère populaire.

 

Vote sanction contre le gouvernement, victoire par défaut de la droite et apparition de l’extrême droite

L’opposition de droite « Juntos por el cambio » (Ensemble pour le changement), alliance de la famille politique de l’ex-président Macri et de l’UCR (Union civique radicale), le vieux parti bourgeois argentin, l’a largement emporté sur le « Frente de Todos » du président péroniste, avec plus de deux millions de voix d’avance. La droite l’a emporté dans 17 provinces sur 23 dont les principaux centres politiques du pays. Au cœur de la capitale, Buenos Aires, c’est un « bolsonariste antisystème », Javier Milei, économiste ultralibéral « libertarien », contre l’avortement et en faveur du port d’armes qui a réalisé une percée inquiétante en regroupant tout un secteur fasciste.

JUNTOS POR EL CAMBIO 40,02%
Droite libérale 8.852.000 votes
FRENTE DE TODOS 31,03%
Péronistes de Centre-gauche 6.864.000 votes
IZQUIERDA 5,85%
FIT-U et autres 1.295.000 votes
TERCERA VIA 4,46%
Péronistes anti Kirchner 986.000 votes
AUTRES 14,87%
Localistes et bulletins blancs 3.290.000
Total[1] 22.287.000 Votes

Un des éléments déterminants a été le tremblement de terre électoral vécu dans la province de Buenos Aires, où vit un tiers des Argentin.e.s, et où le gouvernement a été battu dans toutes les municipalités. Cette déroute du centre-gauche péroniste doit cependant être relativisée car la droite ne gagne pratiquement pas de votes. La colère s’est surtout exprimée par une légère croissance de l’abstention, alors que le vote est obligatoire (avec amende à la clef en cas de non-participation), par un report de voix sur l’extrême gauche et, surtout, par l’augmentation du vote blanc de presque 10%. C’est donc l’électorat du gouvernement qui a fait défaut et qui explique la crise immédiate ouverte entre le président et sa vice-présidente, Cristina Kirchner, qui a fait démissionner plusieurs de ses proches au sein de l’exécutif afin d’influer sur un éventuel remaniement avant les élections officielles de novembre.

En effet, si la dynamique des primaires venait à se répéter à l’identique en novembre, le parti présidentiel céderait du terrain à la Chambre des députés et perdrait sa majorité au Sénat dans un contexte où les luttes d’en bas ne faiblissent pas et la gauche révolutionnaire a réalisé une vraie percée électorale.

 

La gauche trotskyste du FIT-U devient la 3ème force électorale du pays

La gauche révolutionnaire, toutes tendances confondues, réalise ainsi un score tout à fait important, avec un total de 1.240.000 votes (1.295.000 selon « La Nacion »), soit plus de 6% des votes exprimés. C’est un gain très important rapport à 2019 où le vote utile anti-Macri avait pesé en faveur du centre-gauche mais aussi par rapport à l’excellent résultat de 2017 où l’extrême-gauche n’était que la cinquième force électorale du pays. Les listes du FIT-U (Front de la gauche et des Travailleurs – Unité) représentent à elles seules plus d’un million de votes dans tout le pays. Ainsi, un secteur du mouvement ouvrier et populaire a opté pour une proposition ouvertement anticapitaliste et révolutionnaire.

Avec un vote moyen supérieur à 5 % dans tout le pays, le FIT-U dépasse les 20% dans la province andine de Jujuy, les 9% dans celles de Chubut, les 7% dans celle de Neuquen, Santa Cruz et San Juan. Les 6% de Buenos Aires capitale (CABA) et les 5,2% de la Provincia de Buenos-Aires (la plus peuplée) constituent également une belle performance. Ces excellents résultats ouvrent la possibilité de constituer un groupe parlementaire important si l’unité se maintient, s’amplifie et si les électeurs(trice)s choisissent de confirmer leur vote lors des élections officielles de novembre.

Répartition des votes de gauche au niveau du pays
Liste 1 A (PTS-PO-IS) 61,70%
Alliance de 3 partis au sein du FITU 765.000 votes
Liste 10R (MST) 22,63%
Morénistes du FITU 281.000 votes
Total FIT-U 1.046.000 votes
Nuevo MAS 10,60%
ex-morénistes 131.000 votes
Politica Obrera 5,07%
Scission du PO 63.000 votes
Total[i] 1.240.000 Votes

Les listes du Nuevo Mas et de la minorité du Parti Ouvrier (PO), situées en dehors du FIT – U, ne passent pas le seuil des 1,5% et sont donc éliminées. Primaire au sein de la primaire, les groupes « trotskystes » ont pu partiellement se compter car il existait au sein du FIT-U une compétition entre deux listes dans tout le pays. Une liste regroupant les trois composantes initiales du FIT (Parti des Travailleurs Socialistes, Parti Ouvrier (majorité) et Izquierda Socialista) d’un côté et une autre présentée par le MST (Mouvement Socialiste des Travailleurs).

La présentation de deux listes séparées au sein de cette même alliance s’est révélée nécessaire en raison de désaccords politiques tactiques importants ainsi que sur la composition des listes finales qui concourront à l’élection officielle (en clair, combien de députés pour les uns et les autres et avec quelle rotation ?) La différence politique essentielle entre les deux listes portait sur la transformation ou non du FIT-U (un simple accord électoral) en un vrai parti, large et ouvert à tous les secteurs d’opposition au gouvernement et à la droite et accessibles aux militant(e)s isolé(e)s sans passer par un parti.

Un certain rééquilibrage entre les composantes s’est opéré puisque le seul MST représente plus d’un tiers du Front et l’emporte dans des provinces importantes comme celles de Salta, San Juan ou La Rioja (la troisième du pays). Au nord de la province de Buenos Aires, Nadia Burgos du MST a largement remporté la primaire dans sa région, Entre Ríos. Ce nouveau rapport de forces devrait donc se traduire dans la composition des listes du FIT-U pour les élections officielles, mais rien n’est jamais certain en raison des jeux d’influence qui président à la vie de toutes les fractions plus ou moins « orthodoxes » ou sectaires du trotskysme argentin (PTS et PO au premier chef). Le précédent accord électoral prévoyait en effet un poids prépondérant pour le PTS et le PO qui, de l’avis du MST, ne représentait pas le poids réel de ces organisations dans la lutte des classes. Par exemple, pour la province de Salta, initialement « réservée » au Parti Ouvrier, les résultats des Paso indique très largement que c’est le MST qui devrait être tête de liste et ainsi de suite dans beaucoup de régions. Les négociations seront donc très sensibles et pourraient aller jusqu’à l’éclatement du FITU si les résultats des PASO n’étaient pas respectés. Souhaitons que la raison l’emporte et que l’extrême gauche consolide sa percée en faisant entrer un maximum de député.e.s des luttes dans les assemblées.

 

Perspectives pour les élections de novembre et au-delà

Le gouvernement de Fernández va sans doute tenter, par de mini-mesures sociales, de reprendre l’initiative et de récupérer une partie de son électorat perdu. Néanmoins, sa fragilité interne et les contraintes fixées et acceptées par celui-ci pour rembourser l’énorme dette, en grande partie héritée du Macrisme, lui laisse peu d’espace. La crise sociale va donc probablement s’amplifier et se généraliser dans un contexte régional de montée des luttes populaires (Chili, Colombie). Cette situation pose le défi au FIT-U de gagner du terrain sur la bureaucratie cooptée par le péronisme et de forger de nouvelles directions syndicales combatives au sein du mouvement ouvrier, dans la jeunesse, le mouvement des femmes et LGBTI+ et parmi les nombreuses luttes environnementales. Le FIT-U doit aussi se présenter comme une alternative politique globale au gouvernement qui rompe avec le FMI et engage des mesures de transitions socialistes. Le défi est immense.

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Une version courte de cet article a été publié par l’hebdomadaire L’Anticapitaliste

Illustration : Sebastián Romero, candidat du FIT dans la province de Santa Fe, lors d’une manifestation, tirée du site Rosario3.

 

Notes

[1] Chiffres publiés par « La Nacion », le « grand » quotidien argentin.

[i] Chiffres publiés par le site « Periodismo de Izquierda » : https://periodismodeizquierda.com/.