La « start-up nation » ou le triomphe de l’autoritarisme patronal

Macron avait promis durant sa campagne présidentielle de 2017 de faire de la France une « start-up nation ». En réalité, son projet consistait à soumettre toutes les institutions – y compris de la démocratie libérale – à l’autoritarisme patronal.  

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A son élection en mai 2017 à la plus haute fonction de l’Etat français, Emmanuel Macron s’engage à transformer le pays en « startup nation ». Porté par sa jeunesse et un profil très « tech » – en témoigne sa décontraction lors de l’inauguration de la station F en juillet 2017-, ce volontarisme affiche des ambitions très fortes d’un point de vue économique : facilitation des levées de fonds et des accès aux visas pour attirer les talents ; simplification des règles bureaucratiques ; renforcement des logiques européennes. Mais très vite, ce projet dépasse le cadre propre des réflexions sur la création d’un écosystème pour révéler une philosophie sous-jacente, rapidement critiquée ou moquée pour son arrogance.

Entre « les gens de rien traversant la gare du Nord » de Paris, les conseils pour se payer « un costard » ou pour trouver un emploi –« traverser la rue »-, toutes ces sorties témoignent d’un état d’esprit – d’un ethos dirions-nous en sociologie- révélateur des schèmes qui gouvernent cette startup nation d’un point de vue social : la société se fonde sur une division sociale légitimée par les efforts consentis et surtout le génie des « premiers de cordée ». L’injustice ne réside donc pas dans les mécanismes inégalitaires qui produisent ces individus – conditions d’existence, écoles d’élite, capital social- mais dans leur absence de solidarité à l’égard du reste de la population.

La récente et nouvelle baseline du gouvernement « liberté, fraternité, égalité des chances » le confirme à nouveau : s’il s’agit de défendre les acquis sociaux du mandat Macron, ce détour de la devise républicaine affaiblit sa dimension collective originelle au profit de principes méritocratiques personnels. Un message étonnant alors que l’on sait depuis longtemps – au moins depuis les années 1960 et les travaux de Bourdieu et Passeron – que la méritocratie est un écran de fumée qui consiste à transformer les privilèges culturels de classe en dons individuels.  A l’heure où la France est l’un des pays où les inégalités scolaires sont les plus fortes au monde, substituer  » l’égalité des chances  » à  » l’égalité  » relève donc du tour de force idéologique. Dès lors, depuis le début du quinquennat, toutes les politiques économiques et sociales ont consisté à faire advenir ce monde social, à faire de la France un pays phare de l’initiative entrepreneuriale du XXIe, en somme à faire d’un état d’esprit, un esprit d’Etat.

 

New Management

Cette hégémonie du monde entrepreneurial sur l’Etat français n’est pas nouvelle : qu’il s’agisse des privatisations, de l’externalisation de ses missions ou de l’intronisation du New Public Management, les institutions françaises sont, depuis des décennies désormais, sujettes à des transformations de ses pratiques qui ont conduit à un recul substantiel des services publics. Le mandat de Macron semble néanmoins franchir un cap qui ne se manifeste peut-être pas tant par ses politiques économiques et sociales – parfaitement concordantes avec les politiques précédentes – que dans ses pratiques démocratiques. A l’approche de la fin de son mandat, force est de constater en effet que le macronisme a importé une pièce de plus de l’entreprise : son autoritarisme.

Comme le montrent les travaux du politiste Michel Offerlé, le monde des patrons est peu enclin à dépasser les divisions sociales qui opposent détenteurs du capital et concepteurs du travail d’un côté, aux détenteurs de leur seule force de travail. S’il existe bien des institutions représentatives du personnel – les conseils sociaux et économiques -CSE-, voire des entreprises détenues par les salariés – les Sociétés Coopératives et Participatives SCOP-, le monde du travail brille malheureusement avant tout par ses dimensions les moins démocratiques. La plupart des entreprises de France ne bénéficient d’aucune représentation du personnel, livrant les salariés aux aléas des décisions patronales. Et même lorsque les institutions du travail existent, les entraves au droit syndical sont légion : les représentants des salariés sont soit cooptés par la direction, soit discriminés dans les menus avantages ou dans leur progression de carrière. Par conséquent, les entreprises sont soumises le plus souvent à la peur et à l’arbitraire, conduisant parfois à des drames comme l’a révélé le procès de l’entreprise Orange, lorsqu’en 2005, la privatisation de l’entreprise publique France Télécom avait entrainé un harcèlement moral systémique, causant le suicide de 19 salariés et de 12 tentatives. En somme, le plus souvent le salarié doit subir ou partir.

A la faveur d’un régime politique faisant la part belle à la concentration des pouvoirs, le macronisme a trouvé un terreau fertile pour déployer le verticalisme de l’entreprise à l’ensemble des politiques publiques. N’ayant jamais occupé de mandat électoral avant d’être élu président », Emmanuel Macron souscrit moins aux logiques politiques et institutionnelles, formelles et informelles, qui participent de la vie démocratique qu’aux principes du modèle de l’entreprise qui s’opposent d’ailleurs souvent aux premières. S’entourant de transfuges de l’entreprise privée comme lui au sein de son gouvernement, il adopte une gestion de pouvoir soustraite des pratiques minimales qui font des institutions politiques des modes de régulation du pouvoir.

 

Le patron a toujours raison

Le premier indice de cette pratique du pouvoir concerne le rapport qu’il entretient avec les corps intermédiaires. Tout comme la plupart des patrons, Emmanuel Macron apprécie peu la concertation et les visions alternatives aux schémas qu’il s’est fixé. Habité par le génie visionnaire et conforté par les efforts et le temps que les autres ne fournissent pas, sa pratique du pouvoir façonnée par l’entreprise le rend incapable de comprendre des logiques produites par d’autres canaux, en l’occurrence institutionnelles. De façon assez unanime, mondes associatifs, organisations syndicales et élus des pouvoirs publics ont régulièrement témoigner de l’indifférence voire du mépris que le président ou son gouvernement ont adressé à leur égard.

Les exemples sont nombreux : réforme du lycée, de l’assurance chômage, des universités, des retraites et last but not least, l’imposition du passe-sanitaire. Les rares moments de concertation qu’il organise s’apparentent aux green ou social washing bien connus des politiques de « responsabilité sociale des entreprises » : grand débat et convention citoyenne n’ont eu comme fonction que de « laver » la marque gouvernementale des pratiques autoritaires ou polluantes associés à la séquence des Gilets Jaunes.

Le second indice porte sur les processus électoraux et la question de la représentation nationale. Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, accompagné d’une vague de marcheurs quelques temps après, Macron s’est caractérisé par une pratique solitaire du pouvoir, étonnante pour un politique, moins pour un chef d’entreprise. L’activité législative semble avoir été dictée constamment et directement depuis l’exécutif, suscitant les sarcasmes de certains en direction des députés marcheurs taxés de députés « godillots » ou de « playmobils ».

Parmi des députés en grande partie issus également du monde de l’entreprise, l’amateurisme de ces primo-élus a conduit à un renforcement des logiques verticalistes du pouvoir propre au monde du travail. Peu d’entre eux ont contesté la subordination à laquelle les a soumis le président, au risque parfois de ne pas comprendre les logiques mêmes des réformes menées. La réforme des retraites en 2019 est un cas emblématique : les justifications ont souvent été périlleuses de la part des députés de la majorité, mais aussi de la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, elle-même pourtant ancienne directrice générale des ressources humaines de grands groupes comme Danone.

Depuis l’apparition du COVID en France, les décisions ont été une fois de plus le fait d’un commandement par le sommet, critiqué par son isolement, au sein duquel Macron est décrit comme un homme se substituant aux experts de santé. Entre mépris du travail collectif et croyance dans la surpuissance de ses capacités décisionnelles, on retrouve des schèmes finalement assez communs des chefs d’entreprise.

Troisièmement, les directions d’entreprise détestent souvent qu’on lui tienne tête. Comme l’a bien montré le sociologue Karel Yon, le « dialogue social » tel qu’il est promu sert désormais avant tout à négocier les décisions patronales. Face à des salariés récalcitrants, certains dirigeants n’hésitent pas à s’immiscer dans l’intimité des syndicalistes, comme l’a révélé le cas d’un magasin Ikea, lorsque le directeur général français espionnait la vie de centaines de travailleurs, avec la complicité de policiers au début des années 2000 – voire tentent parfois même de les assassiner, comme dans le cas d’une entreprise familiale du département de l’Ain, près de Lyon.

Même si ces exemples demeurent rarissimes, les chefs d’entreprise goutent peu toutefois la contestation et n’hésitent pas à se livrer à des pratiques répressives, parfois violentes, notamment par le licenciement. Une fois de plus l’analogie avec les pratiques gouvernementales de Macron est troublante : le maintien de l’ordre s’est considérablement radicalisé depuis 2017, avec la multiplication des pratiques répressives – nassage, LBD, lacrymogène, etc.- conduisant à une explosion du nombre de blessés graves. L’épisode des Gilets Jaunes est particulièrement emblématique de cette intransigeance, que l’on a retrouvée ensuite également à l’égard d’autres occasions, en témoigne la terrible répression de la fête de la musique en juin 2019 à Nantes, causant la mort de Steve Maia Caniço.

 

Faire le bonheur des actionnaires

Enfin, comme tout bon dirigeant d’entreprise, Emmanuel Macron entend choyer ses actionnaires qui le maintiennent à la tête du pouvoir de son entreprise. Elu sur un programme relativement libéral sur les questions de société, refusant par exemple la stigmatisation des musulmans de France, il a opéré un déplacement plus ou moins rapide vers les catégories d’électeurs de droite les plus susceptibles d’assurer la continuité de sa domination. Concurrencé par d’éventuels successeurs aux programmes plus « disruptifs », il n’a pas hésité à surenchérir via certains de ses ministres en allant sur des notions et des thématiques aux antipodes de ses postures de campagnes – qu’on pense aux controverses sur « l’islamo-gauchisme ».

Au lendemain des élections régionales de juin 2021, marquées par une abstention record – 2/3 des électeurs ne se sont pas déplacés -, Macron n’adresse aucun message à cette majorité silencieuse, préférant se tourner exclusivement vers les seules catégories d’électeurs ayant voté. En annonçant un report du départ à la retraite à 64 ans, il envoie un signal clairement tourné vers les populations âgées, de revenus confortables et situés politiquement à droite. A un an des élections de 2022, il tente de s’assurer le vote des principaux dépositaires de sa réélection à la tête du board de la startup nation. À cet égard, il convient de rappeler que la moitié de sa campagne présidentielle de 2017 a été financée par de grandes fortunes : banquiers d’affaires, gestionnaires de fonds, avocats, entrepreneurs du web, issus des quartiers les plus riches de la capitale française et de l’étranger (principalement Royaume-Uni, États-Unis et Suisse).

En 2017, Macron avait bénéficié d’un dégagisme de la classe politique pour arriver à la tête de l’Etat français. Quatre ans plus tard, on ne peut que constater les dégâts d’un transfuge issu du monde des grandes entreprises au sommet de la 6e puissance mondiale. La violence du monde du travail s’est mue en mode de gestion politique d’un pays avec pour conséquences l’arbitraire, la répression et le mépris. A l’heure où les français se détournent de plus en plus des urnes, la revitalisation de la démocratie civile ne pourra faire donc l’économie d’une revitalisation de la démocratie dans l’entreprise.

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Cet article est d’abord paru dans Jacobin

Maxime Quijoux est sociologue, chercheur au CNRS. Il a publié notamment Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine (Editions de l’IHEAL, 2011), Adieux au patronat. Lutte et gestion ouvrière dans une usine reprise par ses salariés (Le Croquant, 2018), et a dirigé le volume Bourdieu et le travail (PUR, 2015).

Illustration : http://www.kremlin.ru/events/president/news/62275/photos.