La voix d’Aida et l’histoire yougoslave à l’écran

Le film La voix d’Aida de la réalisatrice de Sarajevo mon amour (2006), Jasmila Žbanić sort en France en cette fin septembre.  Sous son titre d’origine « Quo Vadis Aida » (Bosnie-Herzégovine, France, Allemagne, 2020) il a déjà obtenu plusieurs récompenses, dont une nomination pour l’Oscar 2021 du meilleur film international, aux États-Unis. 

II s’agit d’une « fiction historique », l’histoire d’Aida, une enseignante d’anglais de Srebrenica, réquisitionnée comme interprète dans le camp de l’ONU supposé protéger « l’enclave » musulmane en territoire dominé par les forces nationalistes bosno-serbes –  et  qui cherchera à sauver son mari et ses fils.

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La force et le but du film est de faire percevoir (donc de rappeler et faire discuter) ce qui fut un crime contre l’humanité dans une « zone de sécurité » de l’ONU. Chaque personne qui ira voir le film sait qu’il traite du massacre de Srebrenica en juillet 1995, en Bosnie-Herzégovine. Mais les trois ans de guerre qui se sont écoulés depuis 1992 ne sont évoqués que par le carnet que le mari d’Aida a tenu et qu’il détruira par précaution, sans qu’on connaisse son contenu.

Je ne raconterai pas le film – pour laisser fonctionner une mise en scène habilement construite comme un thriller. La farouche et impressionnante détermination d’Aida, magistralement incarnée parJasna Djurićić, structure le film, sans pathos. La talentueuse réalisatrice, Jasmila Žbanić, n’en fait pas une « héroïne » et sait distiller de subtiles distances (voire critiques) sur ses choix (centrés sur sa seule famille) exprimées soit dans la population, soit même au sein de la famille d’Aida. Mais la parabole vise à montrer le drame vécu dans un contexte lourd d’impasses.

Le moment où commence le film est précis historiquement : on se situe le 11 juillet 1995. Après trois ans de guerre de « nettoyage ethnique », toute une région de la Bosnie-Herzégovine (BH) est sous contrôle des milices et forces armées nationalistes serbes dirigées par Ratko Mladić. Le film ne le précise pas, mais comme on le sait sans doute, le but explicite de ces forces est, après l’éclatement de la Yougoslavie plurinationale, de rattacher cette zone de BH (une fois qu’elle est « homogénéisée » sur la base de la population serbe, par la guerre),  à la Serbie voisine[1]. Le scénario est concentré sur Srebrenica, à la veille d’un assaut annoncé des troupes de Mladić qui doit être le parachèvement  du contrôle politique du « territoire serbe » de BH[2]. Il s’agit pour les nationalistes serbes de supprimer, après plusieurs années de combats ouverts, cette « enclave » à dominante « musulmane ».

Le film laisse s’exprimer quelques tensions, hésitations, profils différents au sein de la population et même de la famille d’Aida – notamment de la part d’un de ses fils tenté d’aller rejoindre des combattants cachés dans « la forêt ». Par ailleurs, Aida se souvient de quelques moments heureux du passé qui permettent sans doute d’étonner les porteurs de clichés sur ces curieux « Musulmans » bosniens, croyants et pratiquants ou pas. Autre « signe » de la société passée, Aida est une des citoyennes de Srebrenica, une enseignante d’anglais, une « Musulmane » – au sens ethnico-national du mot (avec majuscule)  qui désignait alors  la partie des Slaves de Bosnie de culture musulmane qu’on appelle depuis « Bosniaques »[3]. Les cultures différentes n’étaient pas contradictoires avec des rencontres de voisinages. Les écoles étaient de tels lieux de brassages. Ainsi, Aida reconnaît, de loin, dans les troupes de Mladić, un de ses anciens étudiants, serbe – indice de ce qu’était le passé d’avant la guerre – mais aussi dans le moment présent des terribles affrontements qui ont opposé d’anciens voisins voire camarades des mêmes classes.

Et c’est pour mettre fin à plusieurs années de combats acharnés frappant et détruisant les cantons de cette région, que l’ONU a déclaré Srebrenica « zone protégée » après l’avoir démilitarisée. Au début du film, ses commandants locaux (relevant des Pays-Bas), cherchent à rassurer la population qui s’agglutine derrière les grilles du camp qu’ils ont fermées. Face à un assaut annoncé, un « ultimatum » de l’OTAN a menacé de frapper les sites des forces armées de Mladić si elles ne s’éloignent pas de l’enclave d’ici telle heure. Mais l’heure est dépassée et l’on comprend dans les échanges téléphoniques entre responsables de l’ONU, que le Haut commandement a fait machine arrière et promis qu’il n’y aurait pas de frappes[4]: il s’agit de réaffirmer le « statut » supposé « neutre » de l’ONU – force de « maintien de la paix » (une paix qui n’existe pas encore). Plus question donc de recourir aux menaces de frappes de l’OTAN… et Mladić le sait.

La réalisatrice nous montre les deux faces de Janus – unies et cohérentes avec  le but indiqué- de Mladić. D’un côté, des discours pseudo-apaisants de « négociateurs » auxquels croiront non seulement les dirigeants de l’ONU mais une partie des Bosniaques (non sans remarques lucides d’une des protagonistes). Et, dans cette optique, Mladić fera donner du pain aux affamés et leur dira qu’il ne veut pas / plus de cette guerre. Il affirme qu’il laissera le choix à la population de rester ou partir, sous escorte de l’ONU. Mais on le voit aussi avec ses troupes parcourir en conquérant Srebrenica déserte, faisant mettre au sol tout signe (drapeau) de rébellion et d’identité musulmane. Et pendant qu’il « négocie », on assiste à une scène magistralement construite : l’un des commandants de Mladić vient avec son bataillon surarmé exiger – et rapidement obtenir des dirigeants onusiens – de pénétrer dans le camp pour vérifier que  les hommes réfugiés n’y ont pas caché des armes. Et, tout en constatant l’absence d’armes, il lancera goguenard un commentaire lourd de sens : trois ans de guerre, dit-il, ont fait de tous des combattants (résistants potentiels…). Finalement, il exige et obtient l’évacuation du camp : seule cette « reculade » des commandants néerlandais de la base de l’ONU sera condamnée par la Cour de la Haye[5].

L’ultime phase du plan macabre – et ses deux faces combinant expulsions/fuites et massacres – se réalise : les femmes avec leurs enfants sont séparées des hommes (de tous âges). Ces familles tronquées devront partir dans des cars qui les conduiront vers des communes hors du « territoire serbe » – pendant que les maris, pères, frères, fils seront emmenés vers des destinations secrètes. Et abattus en masse.

Cette fin-là n’est pas la fin du film qui ne joue pas sur l’étalage de violences. Mais un des massacres dans un hangar condense son sujet. Le scénario s’achève dans une école – après la fin de la guerre – où Aida redeviendra enseignante. Lors d’une fête, les enfants présentent un spectacle.  De loin, Aida reconnaît, pétrifiée, un joyeux « grand-père » qui fut dans les troupes de Mladić. Il n’y a pas de « conclusion ». Un regard lourd de souffrance. Et bien des interrogations et incertitudes sur l’avenir.

Chaque année depuis la fin des années 1990 (après guerre, donc), le 11 juillet,  les  épouses, soeurs, filles, mères de ces hommes froidement assassinés se retrouvent  près de Srebrenica avec des centaines de personnes.   A ce jour, plus de 8000 noms ont été inscrits sur le Mémorial de Potočari-Srebrenica  dressé en leur hommage, après des années de recherches qui se poursuivent encore, et d’exhumations de charniers.

 

L’entonnoir du film – et, au-delà

« Quo Vadis Aida » n’est pas un documentaire – même s’il rend compte, avec talent, de faits réels. Il interpelle, fournissant seulement l’obligation de « voir » la pointe de l’ « entonnoir », ces faits qu’il ouvre  aux analyses et interprétations. On peut « remonter » l’entonnoir, au cœur du film et au-delà. Les discussions autour du film le permettront. Ceci n’est qu’une des nombreuses contributions possibles…

On peut d’abord s’efforcer de cerner ce qu’incarne le personnage d’Aida et – dans sa diversité – sa famille. Le faire exige d’élargir un peu la focale vers la population de Srebrenica, sa diversité, son histoire, avant et pendant les trois ans de combats. Mais le personnage d’Aida oblige aussi à « pénétrer » les cercles de l’ONU – en premier lieu, le camp de Casques Bleus qui l’a réquisitionnée comme interprète, et très vite, les sommets des dirigeants de l’institution.

Mais on peut « sortir » du film et élargir encore la focale en continuant l’investigation des « faits » historiques. D’une part, au plan international, au-delà de l’ONU, en examinant les contextes (fin du monde « bipolaire, fin du Pacte de Varsocvie, mais… maintien de l’OTAN !). Seuls les Pays-Bas sont évoqués, dans le film, puisqu’ils ont eu la malchance d’avoir la responsabilité de ce camp-là. Mais on doit s’interroger sur les liens entre ONU et OTAN, effleurés dans le film, pendant la crise yougoslave : celle-ci servit à la transformation et à l’extension de l’OTAN alors qu’en 1991 avaient disparu l’URSS et le Pacte de Varsovie. Le film laisse percevoir l’ébauche d’un « binôme » – OTAN comme « bras armé de l’ONU » – aboutissant à l’imbroglio (des otages) et au « recul » évoqué plus haut. Mais de Srebrenica aux autres territoires en conflit de l’ex-Yougoslavie, de quels « plans » (négociés par qui?) et de quel « maintien de la paix » s’agissait-il pour les Casques Bleus d’appliquer ?

L’entonnoir des faits de Srebrenica doit encore s’élargir jusqu’aux négociations de Dayton qui mettent fin à cette guerre, seulement quelques mois plus tard[6]. La plupart des personnes qui verront le film auront sans doute oublié qui furent les protagonistes de négociations qui se déroulent dans la foulée du massacre de Srebrenica – aboutissant aux « Accords » de Dayton-Paris, en décembre 1995. Il s’agira bien davantage qu’un compromis de « cessez-le-feu » – élaborée à Dayton (Ohio, États-Unis), il s’agit de la nouvelle « Constitution » d’un pays déclaré « souverain » (avec pour président Ilia Izetbegovic, l’un des signataires des accords) mais pourtant divisé en « entités » sur des bases ethniques entérinant les rapports de force de terrain. Les deux autres signataires des Accords seront Slobodan Milosevic (président serbe de ce qu’il reste alors de fédération « yougoslave » avec le Monténégro) et le dirigeant croate Franjo Tudjman, les deux présidents donc des États voisins. Ils sont censés « représenter » respectivement « les Serbes » et « les Croates » de BH, comme Izetbegocic est censé incarner « les Musulmans ».

C’est dire qu’il faut analyser derrière les discours dominants deux grandes séries de bouleversements historiques en cours en ce milieu des années 1990 : d’une part,  les acteurs internes de la crise du système et de la fédération yougoslave titiste (donc la transformation des rapports de propriété, droits sociaux et nationaux, idéologies et pouvoirs d’État que recouvre la restauration capitaliste en cours), avec le débat sur ses causes. Il faut y intégrer l’impact de la crise plus large des expériences se réclamant du socialisme et de la fin de l’URSS gorbatchévienne. Et d’autre part, les phases et scénarios de la crise de l’ordre capitaliste mondial dans ses dimensions ouest-européennes avec la mise en place de l’Union européenne (UE). A la croisée concrète des deux « histoires », les négociations de Gorbatchev avec le chancelier allemand et l’unification allemande – dans l’opacité du basculement historique de 1989[7].

Autrement dit, l’éclatement consommé de la fédération yougoslave (déclarations d’indépendance slovène et croate de 1991) et l’éclatement des conflits violents en Croatie puis Bosnie-Herzégovine, surviennent au cœur de la « construction » bien incertaine de l’UE, en conflit avec les projets étasuniens et dont le « couple franco-allemand » est bien incapable d’avoir une « politique extérieure commune » face à la crise yougoslave. L’opacité de celle-ci – ne serait-ce qu’en raison du changement d’étiquettes politiques des dirigeants en place – et le déchaînement des violences sur le terrain pour s’emparer des territoires et propriétés au nom des nouveaux « États-Nations » se déploient dans ces contextes mouvants.

La clarification de tout cela n’est en rien nécessaire pour voir et « comprendre » La voix d’Aida ; ni pour savoir et être convaincu qu’à Srebrenica il y a eu « crime contre l’humanité » et flagrant échec de l’ONU. C’est pourquoi on ne peut « reprocher » à sa réalisatrice son choix sélectif. Pourtant, les populations de « l’espace yougoslave » et de la Bosnie-Herzégovine (notamment serbes) qui ont vécu d’autres massacres ou expulsions de masse auront du mal à accepter le film. Il lui sera reproché d’isoler un cas d’un ensemble nécessaire à la pleine compréhension y compris de ce qu’ont subi les populations musulmanes (au sens ethnico-national indiqué) — 70% des victimes recensées de cette guerre, alors qu’elles comptaient pour 40% de la population.

S’il est certain qu’aucune stabilisation de l’ensemble de « l’espace yougoslave » ne sera possible sans justice politique et sociale contre tous les crimes commis, imposant de n’écarter aucune des victimes, le film n’interdit rien. Il faut le prendre comme un des aspects « vrais » (partiels) de réalités emboîtées. En nier ou minimiser la réalité « tant que » le reste n’est pas traité et dit est une impasse. En rester à Srebrenica, ou au seul film, en serait une autre.

Quelle que soit sa nationalité, son histoire, son vécu (y compris de drame aussi cruels) toute personne doit porter un jugement clair, « inconditionnel »  sur Srebrenica.

Parce qu’il ne faut pas en rester là, j’ai entamé ici la « remontée » nécessaire de l’entonnoir qu’ouvre le film. Et je livre ci-après des extraits de textes (parmi bien d’autres[8]) portant sur la « real-politik » des « grandes puissances » à Dayton, et sur  les protagonistes de ces Accords.

Une remarque seulement, pour conclure ces commentaires, à propos des controverses sur le qualificatif de « génocide » appliqué à ce massacre par les jugements de la Cour pénale internationale de la Haye. Je partage personnellement le jugement de Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, soulignant que le qualificatif de « génocide » est impropre car les femmes et enfants n’ont pas été tués. Mais il s’agit sans aucun doute d’un massacre, crime de guerre et crime contre l’humanité visant « des hommes en âge de porter des armes ». Néanmoins, la qualification peut être encore précisée – et de mon point de vue s’inspirer d’analogies avec l’enjeu palestinien. L’ensemble des moyens déployés – pas seulement le massacre – vise explicitement un « nettoyage ethnique » de territoire qu’on peut suivre dans sa logique sur une carte. Il englobe un « peuple » bien au-delà de la religion et de Srebrenica. Et il en nie la « légitimité » historique sur le territoire donné. Le terme « ethnocide » qui a été utilisé pour décrire la politique sioniste envers les Palestiniens, me paraît approprié. Avec l’injonction pour les Musulmans de Bosnie de disparaître ou de s’assimiler à la Croatie ou à la Serbie. Cette violence aux multiples dimensions, impose la seule religion comme base de l’identité des Bosniaques[9]. Elle est aussi une violence vécue et rejetée par les Serbes et Croates de Bosnie-Herzégovine qui ne se sont pas reconnu.es dans les politiques nationalistes ou religieuses des partis dominants.

 

Annexe[10] – Extrait du texte « De la disparition sanglante de l’ex-Yougoslavie »

De l’alliance Milosevic-Tudjman au découpage ethnique de la Bosnie-Herzégovine

L’étiquette socialiste différenciait en partie et provisoirement deux variantes de « transition » post-titiste. Des différences initiales aussi grandes que celles qui ont marqué les diverses Républiques yougoslaves pouvaient se noter entre la Roumanie et la Hongrie ou la Pologne Et l’on sait bien aujourd’hui ce que valait l’étiquette « socialiste » dans une Pologne où les « ex » sont devenus le point d’appui des États-Unis dans la nouvelle Europe et la guerre en Irak

Le fait que le parti de Milosevic porte une étiquette socialiste a été un piège catastrophique pour la gauche yougoslave et ne peut être pris pour argent comptant par tous ceux et celles à qui il importe de redonner sens aux mots, aux choix

On peut synthétiser ce qui rapprocha en pratique le régime de Slobodan Milosevic et celui de Franjo Tudjman en dépit de leurs différences et conflits partiels :

– la même volonté d’appropriation territoriale étatiste d’une « propriété sociale » qui était, dans la constitution de 1974, « sociétale », non territorialisée ; le clientélisme dans les privatisations ;

– les changements constitutionnels introduits par Belgrade et Zagreb au début des années 1990 sous des formes différentes, mais avec une même logique de dégradation agressive des droits nationaux acquis sous le titisme par les communautés minoritaires des deux Républiques : le Kosovo perdait son statut de quasi-République et les Albanais devaient accepter d’être citoyens « serbes » sur le mode « universaliste » français ; parallèlement la Croatie perdait son caractère multinational en devenant État du seul peuple croate, les Serbes y perdant le statut de « peuple » ;

– le même traitement idéologique et politique de la Bosnie-Herzégovine, des droits et peuples qui y avaient été consolidés, comme des « créations artificielles » de Tito :  ils ont cherché à régler leurs propres conflits sur la base d’un partage ethnique de la Bosnie-Herzégovine ;

– sur le plan des régimes politiques, les deux pouvoirs ont combiné l’action des forces paramilitaires en coulisse avec un régime parlementaire et pluraliste (suffisamment pluraliste, d’ailleurs, pour être l’un et l’autre mis en minorité dans certains régions ou villes de leur république respective le parti de Milosevic était minoritaire à Belgrade et dans plusieurs grandes villes dès 1996) ;

–  aucun des deux n’a assumé explicitement une logique de guerre ; ils ont au contraire cherché l’un et l’autre les compromis faisant d’eux des interlocuteurs des grandes puissances parce que plus « modérés » que leur extrême droite.

Il y eut comme un jeu de miroir entre les deux régimes de Belgrade et Zagreb. La politique de Franjo Tudjman fut d’autant plus occultée et blanchie qu’elle était dénoncée à Belgrade. Et réciproquement, la réalité réactionnaire du régime Tudjman aveugla les défenseurs du régime Milosevic (ou les conduisit à un coupable silence) quant aux sales besognes menées par les milices du régime et de son mercenaire Arkan ou/et par les milices des alliés nationalistes serbes du Parti socialiste au début de la décennie 1990, au Kosovo, en Croatie et en Bosnie.

Les discours anti-serbe et antisémite de Tudjman, le retour des symboles et milices oustachis, incorporés dans l’armée croate officielle, la diabolisation du « serbo-communisme » pour mieux valoriser de pseudo « démocrates » croates et la réhabilitation d’un passé et de dirigeants fascistes tout cela fut dénoncé à Belgrade et donc largement occulté ou minimisé dans les médias dominants : le nationalisme croate était, disait-on, uniquement « défensif » !

Or l’objectif de « Grande Croatie » avait une puissance institutionnelle, idéologique et militaire « visible » pour qui voulait la voir, en deux volets :

1/ Il s’agissait, d’une part au plan interne, de reconstruire une « croacité » sélective comme base de la nouvelle constitution et de modifier le statut des Serbes pour les ramener au statut de « minorité ».

2/ La logique de Grande Croatie se prolongeait au plan externe vers la Bosnie-Herzégovine. Elle le fit d’abord hypocritement : d’une part avec le droit de vote en Croatie accordé aux Croates de Bosnie-Herzégovine anticipant une incorporation à un seul et même État ; mais aussi dès 1991, alors que la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine était reconnue, par la mise en œuvre en pratique d’une politique d’expansion territoriale. Il en existait plusieurs variantes : l’une, prônée par les troupes oustachis, visait à agréger l’ensemble de la Bosnie à la Croatie donc « respectait » publiquement l’intégrité de la Bosnie-Herzégovine L’autre, plus « modérée », défendue par le parti de Tudjman (HDZ), œuvrait à la territorialisation des Croates de Bosnie-Herzégovine dans Herceg-Bosna, accolée à la Croatie, avec sa « capitale », Mostar pour pouvoir se revendiquer de « l’autodétermination » du peuple croate, symétrique à la revendication séparatiste bosno-serbe.

Les nationalismes serbe et croate de Bosnie-Herzégovine, respectivement soutenus par Belgrade et Zagreb partageaient la même logique de territorialisation violente et forcée des « peuples », fragilisant toujours la Bosnie-Herzégovine aujourd’hui.

Pour ce faire, il a fallu détruire la « peau de léopard » qu’était la Bosnie-Herzégovine où quasiment aucune commune n’était ethniquement pure : le « droit des peuples [au sens ethnico-national] à l’autodétermination » (séparatiste) passait en pratique par les nettoyages ethniques de territoires visant à construire des États « qui se tiennent » et puissent se rattacher aux États voisins, en faisant fuir de façon irréversible les populations localement hostiles à cette séparation.

Pour légitimer cette logique Belgrade et Zagreb ainsi que leurs alliés de terrain exploitèrent une équation mensongère : « Musulman » au sens ethnico-national = musulman religieux = islamiste = terroriste en puissance. Ils utilisèrent la Déclaration islamique rédigée en 1970 par Alija Izetbegovic et reproduite au début des années 1990 et toutes les ambiguïtés de la politique d’Izetbegovic qui n’aida pas à consolider la confiance en un État commun. Alija Izetbegovic oscilla entre projet islamique (parfois prêt à accepter un État musulman, même croupion, dans les négociations de « paix ») et nationalisme musulman bosniaque, attaché d’abord au maintien des frontières de la Bosnie-Herzégovine ; et il fut en conflit, au sein même des Musulmans bosniaques, avec l’orientation d’une résistance attachée à la laïcité et au mélange bosnien.

La propagande de Belgrade et Zagreb comportait des dimensions « auto-réalisatrices » : la violence exercée contre les populations musulmanes prises en étau qui fournirent 70 % des quelque 100 000 morts de la guerre pouvait produire une certaine radicalisation islamiste parmi les Musulmans ; la solidarité légitime du monde musulman avec l’arrivée en Bosnie de moudjahidins accréditait à son tour les thèses d’un danger islamiste manipulées par Belgrade et Zagreb.

Pourtant c’est principalement dans les régions à majorité musulmane comme celle de Tuzla, que les partis « citoyens » marquèrent le plus de points, contredisant l’équation évoquée plus haut. Le SDA, parti d’Alija Izetbegovic, fut lui-même traversé de nombreux courants et scissions éloignées de l’intégrisme musulman. Le projet d’un État musulman n’était pas attractif dans le contexte bosnien y compris d’ailleurs pour ceux qui voulaient propager un renouveau religieux en le protégeant des méfaits des comportements clientélistes et des pratiques corruptrices de l’intégration au pouvoir d’État.

S’il existait donc des courants islamistes divers, il était faux de prétendre que la Bosnie-Herzégovine avait éclaté parce que menacée par un « danger islamiste » et si celui-ci pouvait croître, c’était en premier lieu en réaction aux agressions subies par les populations musulmanes.

La thèse de « l’unique agresseur serbe » fut confortée par le discours de Sarajevo au début de la guerre. Lutter sur deux fronts et dénoncer ceux que les États-Unis soutenaient étaient certainement difficile : la résistance de l’Armija de Sarajevo, multiethnique et non pas seulement « musulmane », avait besoin d’armes. La Croatie et l’Herceg-Bosna étaient sur le chemin de la livraison de toute l’aide envoyée à la résistance et c’était aussi le seul « arrière » possible pour les réfugiés musulmans Mais c’était un « arrière » piégé, une prise en otage muselant le discours de façon désastreuse. Au sein du mouvement de solidarité contre les nettoyages ethniques, les pressions croates pour ne désigner qu’un agresseur et qu’un type ethnique de « violeur » (serbe), furent terribles le mouvement féministe le sait, notamment Rada Ivekovic, féministe croate dénoncée comme une « sorcière » parce qu’elle avait osé dire que les violeurs étaient aussi croates.

L’instabilité des « plans de paix » successifs jusqu’à Dayton, fut fondamentalement liée à l’inachèvement et donc à la progression sur le terrain des deux projets étatiques bosno-serbes et bosno-croates dont on peut suivre le tracé sur des cartes. Radovan Karadzic et Ratko Mladic à la tête des milices nationalistes bosno-serbes et Mate Boban à la tête des milices nationalistes bosno-croates, furent associés aux négociations des « plans de paix » jusqu’à Dayton Ils se rencontrèrent à Graz en Autriche et sur le terrain on pouvait voir les miliciens des deux bords trinquer ensemble aux alentours de Sarajevo assiégé par « un seul agresseur »

Les uns avaient reçu les armements et infrastructures de l’armée populaire yougoslave, se retirant de la Bosnie-Herzégovine ; les seconds étaient directement aidés par l’armée croate. Telle est la cause centrale des guerres de nettoyage ethnique et la raison pour laquelle la population musulmane (moins de 45 % de la population), prise en étau, compte pour environ 70 % des victimes.

[…] L’arrêt de la guerre à Dayton fut obtenu sur la base de deux ensembles de conditions les bombardements de l’OTAN contre des cibles bosno-serbes jouant totalement à la marge, et comme poudre aux yeux pour « faire passer » aux États-Unis le passage d’un discours diabolisant Milosevic à un accord s’appuyant sur lui (on avait, disait-on à Washington, montré une politique musclée pour « forcer » Milosevic aux compromis ce qui était fort loin de la réalité !)

Comme Richard Holbrook le souligna, le versant politico-militaire de l’accord était global-régional, précisément dans l’espoir de stabilisation d’ensemble mais porteur d’impasses aujourd’hui visibles :

Il n’y avait ni gagnants ni vaincus ; l’accord signé était donc éminemment contradictoire : le président bosniaque le signait parce qu’il restait président de la Bosnie-Herzégovine dont les frontières étaient maintenues ; les autres parce que les nettoyages ethniques avaient été entérinés par la création des deux « entités » de Bosnie-Herzégovine et que des liens de confédération de chaque « entité » avec les États voisins restaient possibles.

Mais Franjo Tudjman, signant au nom des Croates et Slobodan Milosevic au nom des Serbes signaient parce que l’un et l’autre étaient consolidés par cette signature, au plan international, en Bosnie-Herzégovine et dans leur pays.

Franjo Tudjman n’a en effet accepté d’être signataire de Dayton qu’une fois « réglée » la « question serbe » en Croatie par le nettoyage ethnique de plusieurs centaines de milliers de Serbes au cours de l’été 1995 faisant passer leur pourcentage dans la population de 12 % à 5 %, au vu et au su des grandes puissances, du TPIY et de Milosevic ;

Slobodan Milosevic, avait de son côté gagné à accepter le nettoyage ethnique des Serbes de Croatie, préalable aux accords de Dayton, car cela lui gagnait une reconnaissance internationale et le silence sur le Kosovo De surcroît, Belgrade essaya de canaliser les Serbes fuyant la Croatie vers la Republika Srpska et vers le Kosovo pour y consolider la présence ethnique serbe Il y gagnait également au détriment de ses ex-alliés bosno-serbes : à la veille des accords de Dayton, Ratko Mladic et Radovan Karadzic, directement responsables des massacres de Srebrenica furent inculpés par le TPIY. Et c’est ce qui permit à Milosevic de signer les accords de Dayton à leur place « au nom de tous les Serbes ». Faut-il préciser qu’il ne pouvait le faire, avec une certaine légitimité parmi les Serbes de Bosnie, que parce que la Republika Srpska, produit des nettoyages ethniques menés par Karadzic et Mladic, était reconnue comme une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine au plan constitutionnel. L’enclave de Srebrenica fut abandonnée par Sarajevo. Mais elle devait être protégée par les forces de l’ONU et de l’OTAN et ne l’a pas été.

Quelques « dégâts collatéraux » de ces arrangements pour le TPIY :

-Ces massacres de Srebrenica ont été caractérisés comme ‘génocide’ lors du procès devant le TPIY du général Krstic. Celui-ci fut condamné en appel, non pas pour avoir voulu un tel massacre ou génocide, mais pour n’être pas intervenu pour l’empêcher. Le TPIY n’avait aucune preuve d’une chaîne de commandement impliquant Milosevic dans la décision du massacre il aurait probablement été condamné sur des bases similaires à Krstic mais les grandes puissances furent directement responsables de non protection de ces populations

-Franjo Tudjman est mort en 1999 sans avoir jamais été inculpé, alors que son armée et son régime furent directement impliqués dans les violences contre les Serbes de Croatie et dans le nettoyage ethnique de l’Herceg-Bosna, notamment de Mostar

-Enfin, la résistance pacifique albanaise dirigée par Ibrahim Rugova perdit à Dayton tout espoir de reconnaissance internationale et l’activation de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) est née de ce constat.[11])

 

Notes

[1] Le film n’évoque pas non plus le fait qu’un but analogue est poursuivi simultanément en « Herceg-Bosna » par les forces et milices nationalistes croates, vers la Croatie – autrement dit, que la population bosniaque de BH est prise entre deux feux, voire entre deux projets concertés des forces nationalistes serbes et croates de BH avec, à l’arrière-plan, des ententes entre dirigeants de Serbie et de Croatie. J’y reviens plus loin.

[2] Dans une logique prétendant à « l’auto-détermination » des Serbes de BH, elle fut auto-proclamée « république » (« Republika Srpska ») de Bosnie – ce que les accords de Dayton prendront en compte comme « entité serbe » de BH, entérinant donc les nettoyages ethniques.

[3] Rappelons que dans la Yougoslavie titiste multinationale, comme dans les républiques (non homogènes pour la plupart) et notamment celle  de Bosnie-Herzégovine (BH) on distinguait au plan constitutionnel la « citoyenneté » (yougoslave, ou, en BH, « bosnienne ») relevant de droits du sol universels, et d’autre part la « nationalité » ou appartenance déclarée (volontairement) à un des « peuples constituants» de la fédération multinationale – avec, des formes de représentation non proportionnelle au nombre dans une Chambre ad hoc des « nationalités » à côté de l’équivalent du parlement. Ces « peuples » au sens ethnico-national, relevaient de genèses historiques diverses et d’une subjectivité évolutive des individus et souvent multiple ; La BH n’avait pas de majorité ethnico-nationale (un peu plus de 40% des Bosniens étaient des Musulmans (bosniaques), environ 33% des bosno-Serbes et quelque 15% des Croates.

[4] Ce recul est réel. Mais le film n’en explique pas le « déroulé » : le 4 juin 1995, le commandant français des forces militaires de l’ONU en ancienne Yougoslavie, le général Bernard Janvier, rencontra secrètement le général Ratko Mladić pour obtenir la libération de plusieurs centaines de Casques Bleus alors pris en otages après des premières « frappes »  de l’OTAN agissant en « bras armé » de l’ONU. Plus de la moitié des otages étaient français. Mladić exige de Janvier qu’il n’y ait plus de frappe aérienne – ce qu’il obtient. Le film se situe de fait dans ce cadre.

[5] Le film évoque le fait que les Pays-Bas sont en charge de la base de l’ONU. Il faut savoir que le 16 juillet 2014, le tribunal de La Haye estima que l’État néerlandais était civilement responsable de 300 morts à Srebrenica parce que les soldats néerlandais n’auraient pas dû évacuer ces hommes de la base où ils s’étaient réfugiés.

[6] Voir la contribution que j’ai écrite à ce sujet en 1995, lors des Assises du mouvement de solidarité contre les nettoyages ethniques, auquel je participai, notamment en tant que membre de « l’Association Sarajevo ».

[7] Voir sur l’opacité de 1989, lire ma contribution.

[8] Voir sur le site http://csamary.fr et notamment l’ensemble des articles couvrant les années 1990 dans le Monde Diplomatique ou reproduits en livre.

[9]Lire en 1995 dans le Monde Diplomatique, « Mouvante identité des Musulmans ».

[10] Sur l’ensemble de la crise yougoslave et les conflits affectant les diverses républiques, cf. sur mon site http://csamary.fr. Voir en particulier pour l’anniversaire de Srebrenica : « Vingt ans après, des commémorations aux interprétations ».

[11] « 2015 : Srebrenica, 20 ans après – Des commémorations aux interprétations »