Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé à une situation où une tête de gondole médiatique aux prises de position fascisantes se transforme en un potentiel candidat à l’élection présidentielle adulé par nombre de médias dominants ? Comment Zemmour vient-il s’installer sur les terres de l’extrême droite tout en contournant le Rassemblement national affaibli par sa récente défaite électorale et déstabilisé en interne ?
C’est ce qu’analyse ici Stathis Kouvelakis en insistant sur la recomposition de cette extrême droite scindée en deux mais qui ancre en tout cas la banalisation d’un racisme structurel et de positions néofascistes. Le niveau de pénétration de cette extrême droite dans les catégories populaires a de quoi tout particulièrement alarmer : il nécessite lucidité et construction d’alternatives claires.
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Pour fulgurante qu’elle puisse paraître, l’ascension d’Éric Zemmour sur la scène politique ne tombe assurément pas du ciel. Comme l’analyse Ugo Palheta, ce probable (à l’heure où sont écrites ces lignes) transfert du principal poids-lourd médiatique de l’extrême-droite vers le terrain de la compétition partisane concentre les tendances lourdes de la période : elle en est « le symptôme », elle les révèle, au sens d’un processus chimique. Résumons-les brièvement : depuis la période Sarkozy, s’affirme une radicalisation à droite du centre de gravité de la vie politique et du débat public – ou plutôt de ce qui en tient lieu. Les thématiques naguère portées par la seule extrême-droite saturent le discours politico-médiatique mainstream, couvrant un espace qui va de la gauche (prétendument) « républicaine » de Manuel Valls et de Laurent Bouvet au Rassemblement national (RN) en passant par la droite bourgeoise et les représentants du pouvoir macronien, désormais ralliés à la lutte contre l’« islamo-gauchisme » et le « séparatisme ». Elles s’articulent autour d’un racisme décomplexé, férocement islamophobe, débouchant sur le mythe, gros d’un potentiel de violence exterminatrice, du « grand remplacement ». Éric Zemmour est l’un des noms les plus marquants de cette dynamique de fascisation et son ubiquité médiatique, l’aboutissement d’un processus qui s’étale sur plusieurs années, à la fois accompagnement et aiguillons parmi les plus efficaces.
La tentation est donc grande de n’en faire qu’un épiphénomène, un effet de surface, simple bulle sondagière ou « artefact médiatique ». Pourtant, le passage du statut de polémiste hypermédiatisé à celui du potentiel candidat à la présidentielle, susceptible même d’arriver au second tour à en croire certains sondages, n’a rien d’une évidence. Il y a quelques mois à peine, qui pensait à une telle éventualité ? Qui prévoyait qu’un Zemmour serait en mesure de déstabiliser Marine Le Pen et son parti, solidement campés sur le créneau électoral de l’extrême-droite depuis quatre décennies, ayant déjà atteint à deux reprises le second tour de la présidentielle, et, selon des sondages pas si anciens, en passe même de combler l’écart avec Macron dans l’hypothèse d’un second tour en 2022 ? Pour le dire autrement, si le phénomène Zemmour resterait incompréhensible sans la dynamique de long terme qui le porte, il ne pourrait pas prendre la voie proprement politique dans laquelle il semble s’engager si un changement de conjoncture n’était pas intervenu au cours des derniers mois.
Car « quelque chose » s’est bien passé, ou plus exactement est devenu visible, lors des dernières élections régionales, avec le résultat moins bon que prévu du RN, et son incapacité à conquérir, et même à disputer sérieusement, une seule région. Un tel échec – malgré un score élevé au niveau national – augurait mal de la présidentielle, en faisant apparaître que, quelle que soit la configuration du second tour, le RN est voué à perdre. Un tel constat signe l’échec de la stratégie dite « de dédiabolisation » que sa dirigeante s’évertue à mettre en œuvre depuis quelques années et qui ne fait sens qu’en tant que « stratégie de second tour », visant à rassembler une majorité à l’occasion d’une présence, considérée comme acquise, au second tour de l’élection présidentielle.
Cette quête de respectabilité est par ailleurs un passage obligé pour toute formation qui prétend gérer l’Etat bourgeois et les affaires du capital – de là les multiples gages donnés au cours des derniers mois aux classes dominantes française et européennes (abandon de la sortie de l’euro, engagement à rembourser la dette, compatibilité revendiquée de la politique de « priorité nationale » et de l’essentiel du cadre de l’UE). Début 2021, le RN semblait en passe de réussir sa transformation en potentiel « parti de gouvernement » et son arrivée au pouvoir, sans doute en alliance avec une partie de la droite bourgeoise, était très largement considérée comme une hypothèse crédible.
Et voilà que la contre-performance des régionales vient déstabiliser en profondeur cette orientation, provoquant, ou accélérant, le départ d’élus, de cadres et de militants. On se rend alors compte, que, malgré le niveau ses scores et son influence dans les secteurs les plus décisifs de l’électorat (les jeunes, les actifs, les couches populaires), le RN reste une machine modeste en tant que parti, et même en tant que machine électorale. Une telle formation se révèle ainsi particulièrement vulnérable à un revers électoral, et cela touche de plein fouet la figure de sa dirigeante, clé de voute d’un courant politique centré sur la figure du leader. L’effet est amplifié par l’amateurisme organisationnel et le népotisme qui caractérisent la gestion de ses affaires internes. Dans un contexte où se joue l’hypothèse d’une possible conquête du pouvoir, la (relative) déconvenue électorale devient échec stratégique.
Mais comment expliquer ce revers ? C’est ici qu’intervient le « facteur Zemmour », plus exactement son passage d’un statut de champion médiatique des idées d’extrême-droite à celui d’acteur potentiel du champ partisan. Car Zemmour fait une analyse pertinente, de point de vue de son camp politique, de cet échec. Dès le lendemain du scrutin, il y discerne l’effet croisé de la « normalisation » du discours lepéniste et de l’extrême-droitisation du champ politique mainstream : « En vérité, il n’y a plus de différence aujourd’hui entre son discours et celui d’Emmanuel Macron ou de Xavier Bertrand… Marine Le Pen parle comme Emmanuel Macron, Emmanuel Macron parle comme Marine Le Pen, ils sont déjà dans le second tour, puisque personne n’est censé exister à part ce second tour-là, et on voit bien que les électeurs refusent cette carte forcée ». Or, cette double banalisation du discours lepéniste (elle parle « comme tout le monde » ayant amené « tout le monde » à parler comme elle), effet paradoxal de cette « lepénisation des esprits » dont s’enorgueillissait jadis Le Pen Senior, entame sérieusement sa capacité à canaliser la colère et les ressentiments divers qu’il était jusqu’alors parvenu à cristalliser.
Là se trouve l’explication de l’échec des régionales : contre toute attente, l’électorat du RN a été autant, et même davantage, touché par l’abstention que celui des autres formations (mis à part celui de la France insoumise, autre constat d’échec)[1]. Quant aux cadres, ou du moins une fraction significative d’entre eux, voyant s’éloigner la perspective d’une victoire électorale, ils sont de plus en plus enclins à critiquer ce qu’ils perçoivent comme un ramollissement et un embourgeoisement de leur parti. Comme le déclare un ancien responsable de la fédération des Deux-Sèvres : « Le fossé s’est creusé au fur et à mesure. On nous a interdit d’aller à La Manif pour tous, puis de soutenir Génération identitaire. Marine Le Pen dit que le ‘grand remplacement’ est complotiste, que l’islam est compatible avec la République, qu’elle ne sortira pas de Schengen ni de la Convention européenne des droits de l’homme… C’est une gauchiste qui a grandi dans un château et hérité de la succursale Le Pen ».
C’est alors que peut débuter le « moment Zemmour » au plan politique. Armé de ce constat, prenant appui sur son exceptionnelle visibilité, qui en a fait l’un des aiguillons les plus efficaces de la radicalisation extrême-droitière du champ politique, Zemmour paraît en mesure de profiter des difficultés de la représentante jusqu’alors légitime de l’extrême-droite. Il peut désormais se présenter lui-même comme un porte-parole légitime sur le terrain de la compétition politique de cette radicalisation pour laquelle il a tant œuvré sur le terrain médiatique.
C’est ce que traduisent les données qualitatives de certains sondages récents, qui indiquent une montée fulgurante de sa possible candidature. Zemmour arrive à attirer des intentions de vote venant à la fois des candidats établis de l’extrême-droite (Marine Le Pen et son satellite Dupont-Aignan) mais aussi de la droite classique. Il y a davantage : contrairement à ce suggéraient les premières enquêtes, il semble également en mesure d’attirer une partie substantielle de l’électorat populaire (et, dans une moindre mesure, jeune). Un électorat qui, rappelons-le, se tourne, depuis plusieurs années, de façon croissante vers l’extrême-droite – même en tenant compte de l’abstention élevée qui affecte ses rangs. Avant même la montée de Zemmour, les sondages suggèrent un niveau de pénétration de l’extrême-droite dans les catégories populaires qui semble aller même au-delà des niveaux records de la précédente présidentielle : les trois candidats testés d’extrême droite totalisent autour de 50% des intentions de vote dans les catégories « ouvriers » et « employés », le total des candidats de gauche se situant, dans ces mêmes catégories, entre 22 et 25%[2].
L’hypothèse Zemmour dessine ainsi les contours d’un bloc potentiellement majoritaire, soudant autour d’une extrême-droite hégémonique, dont elle parvient à étendre le champ d’influence, une partie de la droite bourgeoise classique. Si elle se confirme, elle pourrait accélérer l’éclatement de cette dernière, dont une partie s’est déjà ralliée à Macron, ou s’apprête à le faire au cours de la période à venir – c’est au parti nouvellement créé d’Édouard Philippe que paraît dévolu le rôle de réceptacle.
Si le « moment Zemmour » est bien le symptôme d’un processus de radicalisation fascisante du champ politique, il signale aussi que ce processus déborde désormais, ou, à tout le moins, prend de court, ceux qui ont été jusqu’à présent ses principaux vecteurs et bénéficiaires sur le terrain de la représentation politique. Plus que d’une « solution de rechange de la bourgeoisie », comme le suggère Ugo Palheta, au sens où la bourgeoisie aurait forgé plusieurs options pour pouvoir en choisir la meilleure (pour ses intérêts) le moment venu, le phénomène nous semble relever d’une forme d’« autonomie du politique », ou, pour le dire autrement, d’un processus qui échappe à ses initiateurs. Ce faisant, il agit comme un facteur d’accélération de la fragmentation, donc de l’instabilité et de l’imprévisibilité, d’un champ politique déstructuré – ce qui ne fait pas forcément les affaires de la bourgeoisie – qui n’aime rien tant que l’ordre et les alternances tranquilles.
Cette autonomie est cependant toute relative. Et cela non seulement au sens où les options politiques de Zemmour sont, à l’évidence, tout autant au service des intérêts capitalistes que celles des autres représentants du bloc bourgeois. Pour réussir la conversion d’un capital médiatique sur le champ de la compétition politique partisane, il faut être en mesure d’en acquitter les droits d’entrée. Et ceux-ci sont élevés, en particulier pour une campagne présidentielle : signatures, finances, meetings, obligation de présence – même limitée – sur le terrain. La déliquescence des partis favorise certes l’entrée en force d’outsiders dans le jeu politique – la victoire-éclair de Macron en est la preuve – ou le succès de campagnes menées avec un appareil réduit au minimum, telle celle de Mélenchon en 2017. Mais, dans les deux cas, les candidats ont pu mobiliser d’importantes ressources : venant des élites économiques dans le cas de l’actuel président, capitalisant sur le long parcours au sein de la gauche politique dans celui du leader de la France insoumise. Reste à voir si Zemmour est en capacité d’enclencher une mobilisation de ce type, et c’est là sans doute le sens du report de sa décision de se présenter ou non à la présidentielle.
En tant qu’expression d’une (relative) autonomie du politique, dans un contexte de crise organique de la représentation et de fascisation rampante, l’émergence de l’hypothèse Zemmour est signe à la fois de force et de faiblesse. Force, en qu’elle montre que ce processus de radicalisation fascisante est ancré en profondeur, qu’il dispose de réserves et d’énergies allant au-delà de celles mises en œuvre par ceux qui en ont été jusqu’ici les représentants légitimes. Faiblesse, car il reste à prouver, d’une part, qu’un tel candidat est susceptible de rassembler davantage qu’une Marine Le Pen et, de l’autre, qu’une extrême-droite scindée en deux ailes de taille électoralement comparable est plus crédible que la configuration relativement unifiée qui s’était imposée jusqu’à présent. Auquel cas, se pose inévitablement la question du cui bono. Il se pourrait bien, en fin de compte, que la double fonction – délibérément assumée ou simplement « objective » – de ce personnage issu des entrailles de l’aile réactionnaire de la droite bourgeoise, à savoir des colonnes du Figaro, soit de déstabiliser le seul pôle qui, compte tenu du délabrement actuel de la gauche, semblait jusqu’alors pouvoir mettre (électoralement) en difficulté le champion du bloc bourgeois tout en assurant à ses idées (fascistes) un niveau inédit de visibilité et d’acceptabilité.
En ce sens, et même s’il ne va pas jusqu’au bout de sa démarche, Eric Zemmour a déjà gagné.
[1] Selon le sondage IFOP sortie des urnes, l’abstention a touché 71% de l’électorat lepéniste de 2017 contre 48, 64 et 60% pour, respectivement, l’électorat de Fillon, Macron et Hamon. Seul l’électorat de Mélenchon s’est davantage abstenu (75%).
[2] Selon l’enquête IFOP d’octobre 2021, qui le situe à 14% des intentions de vote, Zemmour obtiendrait 18% du vote employé (Le Pen 29%, Dupont-Aignan 3%), 13% du vote ouvrier (Le Pen 30%, Dupont-Aignan 6%), 20% des titulaires de CAP/BEP (Le Pen 27%), 15% des salariés du secteur public (Le Pen 19%, Dupont-Aignan 2M), 10% des moins de 35 ans (Le Pen 19%, Dupont-Aignan 3%) et 14% des 35-49 ans (Le Pen 19%, Dupont-Aignan 3%). En 2017, selon le sondage sortie des urnes IFOP, la catégorie « ouvriers » avait voté à 39% pour Le Pen et 3% pour Dupont-Aignan, et les « employés », respectivement, à 30% et 5%.