À quoi reconnaît-on un intellectuel de droite aujourd’hui ?

On oublie trop souvent à gauche – ou l’on ne prend pas au sérieux – que la droite pense, qu’elle a ses intellectuel·les. Pour autant, on ne saurait appréhender ces derniers·ères comme on saisit les pensées critiques, dans la mesure où les pensées de droite sont étroitement liées à des pratiques de pouvoir.

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Il y a une difficulté des sciences sociales à travailler sur la droite : la droite en général, et les pensées de droite en particulier[1]. Bien sûr, on trouve une littérature pléthorique en histoire des idées consacrée à Hayek ou Carl Schmitt. Mais sur le contemporain, très peu. Cela s’explique peut-être par deux raisons. La première est que les sciences sociales, notamment en France, sont largement de gauche, et qu’il y a une proximité entre les chercheurs et les organisations ou mouvements qui en relèvent. Parfois, les chercheurs eux-mêmes s’investissent en politique, comme l’illustre en Espagne le cas de Podemos, dont la direction était à l’origine composée de plusieurs universitaires. Cette proximité implique un accès facilité au terrain. Le camp d’en face, bien entendu, est plus difficile à investiguer.

Mais il y a une seconde raison au faible nombre de recherches portant sur la pensée de droite, qui est plus problématique. La gauche et les sciences sociales s’imaginent que la droite domine par la force, la ruse, l’émotion, la manipulation, l’argent, mais non par la pensée. Autrement dit, si la droite est partout au pouvoir, c’est parce qu’elle est puissante, mais non parce qu’elle est convaincante.

L’une des raisons de cette impression est ce qu’il faut bien appeler la bêtise des intellectuels de droite les plus médiatisés. Comment prendre un Eric Zemmour au sérieux, je veux dire comment le prendre au sérieux intellectuellement ? Mais comme le montre Gérard Noiriel dans le livre qu’il lui a consacré, la bêtise a une efficacité politique dans certaines conjonctures, en l’occurrence lorsque les chaînes d’information en continu deviennent le cœur du champ politico-médiatique[2]. Il n’y a pas de raison de penser que les théories les plus cohérentes ou sophistiquées soient les plus performantes politiquement, en tout cas sur le court terme. Il faut donc prendre la bêtise en politique au sérieux. « Le malheur est qu’elle ait quelque chose de naturel et convaincant », dit Robert Musil dans son essai De la Bêtise[3]. Et il ajoute que parfois la bêtise « ressemble à s’y méprendre au talent ».

Mon argument sera que la sociologie des pensées de droite doit être partie intégrante de la sociologie des classes dominantes, ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici. La sociologie des classes dominantes, celle notamment des Pinçon-Charlot et des chercheurs qu’ils ont inspirés, ne s’est pas beaucoup intéressée à cette dimension de son objet. Elle a étudié l’entre-soi des dominants ou les modalités de leur reproduction, mais pas la façon dont ils réfléchissent, et aux effets de leur pensée sur les formes de leur hégémonie. Mais la droite pense, sa pensée est multiforme, et l’hégémonie des droites découle en partie d’opérations intellectuelles – même si l’argent et la manipulation ont bien sûr également leur part.

 

Connecter la théorie et la pratique

Dans Sur le marxisme occidental, Perry Anderson montre que l’échec de la révolution allemande a produit dès les années 1920 une rupture au sein du marxisme, donnant lieu au « marxisme occidental »[4]. Les marxistes « classiques » – Kautsky, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg… – avaient deux caractéristiques. D’abord, ils étaient historiens, économistes, sociologues, bref, ils s’occupaient de sciences empiriques. Leurs publications étaient pour une bonne part indexées sur l’actualité politique du moment. Ensuite, ils étaient des dirigeants de partis, des stratèges confrontés à des problèmes politiques réels. Ces deux caractéristiques étaient étroitement liées : c’est parce qu’ils étaient des stratèges qu’ils avaient besoin de savoirs empiriques pour prendre des décisions. À l’inverse, leur rôle de stratège nourrissait leurs réflexions de connaissances empiriques de première main.

Le marxisme « occidental » de la période suivante naît de l’effacement des rapports entre intellectuels et organisations ouvrières qui prévalaient au sein du marxisme classique. Au milieu des années 1920, les organisations ouvrières sont partout battues. Le reflux qui s’enclenche alors conduit à la mise en place d’un nouveau type de lien entre intellectuels et organisations de gauche. Avec Adorno, Sartre, Althusser, Della Volpe, Marcuse et quelques autres, les marxistes qui dominent le cycle qui va du milieu des années 1920 à 1968, dans les pays du Nord, ont des caractéristiques contraires à celles des marxistes de la période précédente. D’abord, ils n’ont plus de liens organiques avec le mouvement ouvrier, et en particulier avec les partis communistes. Ils n’y occupent plus en tout cas de fonctions de direction.

Ensuite, les marxistes occidentaux, contrairement aux marxistes classiques, élaborent des savoirs abstraits, et non des savoirs empiriques. Ils sont pour la plupart philosophes, et souvent spécialistes d’esthétique ou d’épistémologie. De même que la pratique des sciences empiriques était liée au fait que les marxistes de la période classique exerçaient des fonctions de direction au sein des organisations ouvrières, de même l’éloignement par rapport à ces fonctions provoque chez eux une « fuite vers l’abstraction ». Les marxistes produisent désormais des savoirs énoncés dans des langages hermétiques, qui relèvent de domaines sans rapports directs avec la stratégie politique.

Les pensées critiques contemporaines prolongent ces tendances lourdes attribuées par Anderson au marxisme occidental[5]. La dissociation de la théorie et de la pratique politiques s’est indéniablement encore accentuée dans leur cas. Il est rare que les grandes figures des pensées critiques actuelles – Jacques Rancière, Nancy Fraser, Slavoj Žižek, Ernesto Laclau, Judith Butler, Axel Honneth, Fredric Jameson… – soient membres d’organisations politiques ou syndicales, et plus rare encore qu’ils y occupent des fonctions de direction. S’ils ont pu à un moment ou un autre de leur parcours faire de la politique, ils se cantonnent le plus souvent à un rôle de conférencier. La dissociation de la théorie et de la pratique politiques reste donc un fait majeur aujourd’hui dans les courants de la gauche.

La droite n’a pas ce problème de rupture entre la théorie et la pratique. Et pour cause : elle est la plupart du temps au pouvoir, et même lorsqu’elle ne l’est pas, ses idées le sont, autrement dit la haute administration ou les « éditocrates » formés dans ses écoles empêchent qu’un programme de transformation sociale puisse être mis en œuvre. Une caractéristique de la pensée de droite est qu’elle est connectée à la pratique, à des pratiques de gouvernement, dans le champ politique et économique. Les deux « hémisphères » sont donc asymétriques dans leur rapport au pouvoir : celui de gauche en est durablement déconnecté, celui de droite lui est étroitement lié.

Du fait de cette connexion avec la pratique, enquêter sur l’ « hémisphère droit », sur les pensées de droite, c’est forcément enquêter sur l’hégémonie plus en général. Comme dit Gramsci au Cahier de prison 10 (§13), un « bloc historique » émerge quand « le contenu économico-social et la forme éthico-politique s’identifient concrètement. » L’hégémonie consiste en un ensemble d’opérations intellectuelles adaptées à un moment du développement du capitalisme. Certaines sont spécifiques à un domaine : l’économie, le droit, la religion, les arts… ou à une institution. D’autres sont plus générales, elles contribuent à la légitimation de l’ordre existant dans sa globalité. De manières multiples, les intellectuels organiques de la droite œuvrent à l’identification concrète entre « contenu économico-social » et « forme éthico-politique ».

 

Le « théologique » et le « populaire »

Cette absence de rupture entre la théorie et la pratique a cinq implications, qui fournissent une « boussole méthodologique » dans l’étude des pensées de droite. D’abord, on trouve souvent à droite un type d’intellectuel quasi absent à gauche : le théoricien-praticien.

Un exemple : Emmanuel Gaillard[6]. Gaillard est un avocat d’affaire peu connu du grand public. C’est une star de l’arbitrage international. L’arbitrage international désigne cette justice « parallèle » – à laquelle les États consentent – par laquelle les grandes entreprises tranchent leurs litiges, ou attaquent les États dont elles considèrent que les législations, par exemple dans le domaine social ou environnemental, portent préjudice à leurs investissements[7]. Des clauses d’arbitrage permettant de régler les différends sont aujourd’hui prévues dans la plupart des traités commerciaux internationaux.

L’arbitrage est un secteur crucial du capitalisme, sans lequel la mondialisation néolibérale aurait été inconcevable sous sa forme actuelle. Loin de moi l’idée de minimiser Eric Zemmour et l’entreprise de droitisation infinie du champ politique dans laquelle il est engagé. Mais Gaillard et ses semblables sont beaucoup plus importants dans la construction de l’ordre social dans lequel nous évoluons, dans les souffrances et les phénomènes politiques morbides auxquels il donne lieu.

En plus d’être un praticien du droit des affaires, Emmanuel Gaillard est aussi un théoricien du droit. Il enseigne à Yale et Sciences Po. Surtout, il est l’auteur de l’une des « bibles » de la théorie du droit de l’arbitrage international, discutée dans les revues et lue dans les cursus spécialisés, intitulée Aspects philosophiques du droit de l’arbitrage international[8]. Comme l’indique le titre de ce livre, Gaillard y développe la théorie de sa pratique de l’arbitrage.

Plus précisément, chez Gaillard, la théorie et la pratique se nourrissent l’une de l’autre. Il y a bien de l’abstraction ou de la théorie dans sa pensée. C’est même une abstraction élevée, puisqu’il est question dans son livre des aspects « philosophiques » du droit de l’arbitrage international. Mais c’est une abstraction ancrée dans des pratiques, en l’occurrence dans le droit international des affaires, à l’articulation des champs juridiques et économiques. Entre autres choses, ceci illustre le fait que la « technicité » de la pensée de droite est plus élevée que celle de gauche.

L’absence de rupture entre la théorie et la pratique dans les pensées de droite a une deuxième conséquence : la plupart du temps, ces théoriciens-praticiens ne sont pas des universitaires. Si Gaillard enseigne dans des universités, il n’est pas professeur à plein temps. C’est un avocat d’affaires, qui passe le plus clair de son temps dans des tribunaux d’arbitrage aux quatre coins du monde. La différence est grande avec les penseurs de gauche actuels. Ceux que j’ai cités sont quasiment tous des universitaires. Il arrive bien sûr que des syndicalistes, des militants associatifs, des dirigeants de parti, des journalistes ou des guérilleros produisent des théories critiques. Mais le plus souvent, ces pensées sont élaborées par des professeurs, et plus précisément par des professeurs en sciences humaines.

Cette « académisation » des pensées de la gauche constitue une rupture importante par rapport à des périodes antérieures de l’histoire des pensées critiques, et particulièrement par rapport au marxisme classique. Lénine, Trotski, Rosa Luxembourg ou Gramsci, bien entendu, n’étaient pas des professeurs. S’il leur arrivait d’enseigner, c’était dans des écoles de partis, et non dans des universités (à l’époque des institutions très différentes des universités « massifiées » qui sont les nôtres aujourd’hui). Ceci implique que la formation des penseurs de gauche actuels, les idées qu’ils produisent, leurs activités quotidiennes, leur rapport à la politique, sont différents de ceux de ceux des générations antérieures.

Dans le Cahier de prison 10 (§41), Gramsci établit une distinction entre le « catholicisme des théologiens » et le « catholicisme populaire ». L’Église a fait beaucoup d’efforts pour éviter la formation de deux religions séparées : l’une pour les élites, l’autre pour le peuple. Ces deux variantes existent de fait, mais il s’agissait de faire en sorte que la rupture ne soit pas trop grande, qu’elles restent malgré tout dans un même univers. Pour cela, l’Église a imposé une « discipline » aux théologiens, afin qu’ils ne dépassent pas certaines limites dans la sophistication intellectuelle. Cela notamment en les envoyant sur le terrain dans des paroisses, au contact quotidien des fidèles.

Selon Gramsci, le fait pour l’Église d’avoir été capable de gérer plusieurs versions de la même doctrine, adaptées à des publics plus ou moins savants, est ce qui a fait sa force à travers les âges. Il ajoute que le Parti communiste italien – dont il était l’un des fondateurs – devrait s’en inspirer. Une distinction similaire entre le protestantisme des théologiens et le protestantisme des pasteurs existe dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, lorsque Weber évoque la difficulté à « vendre » aux fidèles la doctrine de la prédestination, et la nécessité pour les pasteurs de l’adapter.

Une distinction de cet ordre est vraie pour les pensées de droite également. Pour chaque théorie, plusieurs versions plus ou moins sophistiquées existent. Et si tel est le cas, c’est du fait de leur ancrage dans des pratiques, comme le droit de l’arbitrage. L’ouvrage sur les « aspects philosophiques » de l’arbitrage renferme en ce sens la version « abstraite » de la pratique de l’arbitrage de Gaillard.

 

Hétéronomie

L’absence de rupture entre la théorie et la pratique dans les pensées de droite a une troisième conséquence : les penseurs de droite sont plus hétéronomes que ceux de gauche. J’appelle « hétéronomie » le fait d’orienter son activité intellectuelle en fonction des grands enjeux politiques du moment, et souvent même de travailler « sur commande ». C’est ce qu’illustre un penseur parmi les plus influents du 20e siècle, un esprit fascinant : Thomas Schelling. Schelling est mort en 2016 à l’âge de 95 ans. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 2005, il est notamment l’auteur de la Stratégie du conflit[9]. C’est un économiste de formation[10]. Dans les années 1950, après une thèse à Harvard, il travaille dans l’administration du plan Marshall à Copenhague et Paris.

De retour aux États-Unis, il est engagé comme conseiller aux affaires étrangères de la Maison blanche, poste qu’il occupera dans plusieurs administrations. On est en pleine Guerre froide, Schelling devient l’un des principaux concepteurs de la doctrine américaine de dissuasion nucléaire. Il a été consultant pour le film Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964). Il participe aussi à des commissions sur le contrôle des armements avec des homologues soviétiques. La théorie et la pratique de la négociation est l’un de ses principaux sujets, il en tire l’un de ses textes les plus connus, « An Essay on Bargaining » (1956).

Dans les années 1980, à la demande du président Carter, Schelling prend la tête de l’une des premières commissions gouvernementales consacrée au problème des émissions de gaz à effet de serre aux États-Unis. Il met à contribution ses connaissances en matière de dissuasion nucléaire pour réfléchir aux moyens d’inciter la communauté internationale à adopter des mesures en la matière. Il s’agit dans les deux cas de problèmes qui peuvent être abordés par la théorie des jeux, dans lesquels le problème du free rider est central. La fin de sa vie est consacrée à la crise écologique, ses dernières interventions portent sur la question de la « géo-ingénierie », soit la manière d’agir par la technologie sur l’environnement afin de limiter les émissions de gaz à effet de serre (il y était favorable). Pendant toute sa carrière, il a été lié à des think tanks, notamment à la RAND corporation (liée à l’Air Force), et il a occupé des positions universitaires, à Harvard, Yale et à l’université du Maryland.

Plan Marshall, dissuasion nucléaire et crise environnementale : ce qui fascine avec Schelling, c’est à quel point ses objets de recherche « collent » à la conjoncture politique du moment. On a l’impression qu’il ne décide jamais seul de travailler sur un thème, son activité intellectuelle est toujours sur commande. C’est parce que Schelling est un intellectuel organique de l’État américain de la seconde moitié du 20e siècle, des défis successifs qu’il rencontre. En même temps, s’il est capable d’aborder des sujets aussi divers, c’est parce qu’il les aborde toujours avec la même doctrine en arrière-plan : la théorie du choix rationnel. Celle-ci est la plus abstraite des théories, puisqu’elle conçoit le comportement humain comme reposant sur le calcul coût-bénéfice. La version de la théorie du choix rationnel que développe Schelling est sophistiquée, ce n’est pas la version caricaturale souvent utilisée.

Le cas Schelling illustre une autre caractéristique de la pensée de droite : le souci du moyen et du long terme. On dit souvent que le capitalisme est « court-termiste », tout particulièrement dans sa version néolibérale financiarisée. C’est vrai à certains égards, mais la droite dispose d’une armada d’intellectuels organiques qui passent leur temps à réfléchir au moyen et long terme. Inutile de préciser qu’on ne les trouvera pas sur les plateaux des chaînes d’information en continu : ils opèrent dans les coulisses du système.

 

Intellectuels collectifs

L’absence de rupture entre la théorie et la pratique dans la pensée de droite a une quatrième implication : la pensée hégémonique prend des formes plus collectives ou institutionnelles que celle de gauche. Dans le Cahier de prison 13 (§1), Gramsci se demande à quoi ressemblerait Le Prince de Machiavel s’il était écrit à son époque. Le « Prince moderne », dit Gramsci, ne peut en aucun cas être une personne seule, comme par le passé, ses qualités fussent-elles hors du commun. Ce ne peut être qu’un collectif, ce qu’il appelle un « élément complexe de société ».

L’argument est double. D’abord, avec la complexification des sociétés modernes, les savoirs techniques – ce que Gramsci appelle « l’activité technico-culturelle » –  prennent une importance croissante dans l’hégémonie. C’est ce que nous appellerions « expertise » ou « technocratie ». A l’époque de Machiavel, la domination était davantage basée sur le « charisme » personnel. Gramsci est proche ici de la théorie de la « rationalisation » de Max Weber.

Mais d’autre part, ajoute Gramsci, gouverner implique quand même d’être capable de faire des synthèses, des synthèses de savoirs des plus en plus complexes et divers. Des connaissances fragmentées ne sont d’aucune aide pour l’action, « totaliser » est nécessaire. Or du fait de la complexité des connaissances, ces synthèses ne peuvent être produites par des individus isolés. Elles le sont forcément par des collectifs ou des institutions, qui combinent et articulent différentes spécialités. Gramsci emploie la notion d’ « appareils d’hégémonie » pour désigner la part croissante que prennent des institutions – publiques ou privées – dans l’instauration et la consolidation de l’hégémonie (Cahier 8 notamment). La presse est par exemple à ses yeux un « appareil d’hégémonie privé »[11].

En somme, la production intellectuelle est de plus en plus sociale. Il y a quelque chose de la théorie du « general intellect » de Marx dans cet argument de Gramsci. Louis Althusser reconnaît par ailleurs une dette envers Gramsci pour l’élaboration de son concept d’ « appareils idéologiques d’Etat »[12]. Quand donc on se met en quête des formes de pensées dominantes, c’est aussi du côté de collectifs ou d’institutions productrices de savoirs qu’il faut chercher.

Voici un exemple d’ « appareil hégémonique » : l’Institut français du pétrole. L’IFP, aujourd’hui IFP-Énergies nouvelles (IFPEN), a été créé en 1919. Il a plusieurs missions. D’abord, faire de la recherche sur les hydrocarbures, l’énergie plus en général, et la mettre au service de l’innovation. Aujourd’hui, comme l’indique l’évolution de son nom, il se préoccupe de transition énergétique, être associé à la civilisation du pétrole est évidemment devenu problématique.

Mais l’IFP est aussi une instance de pilotage industriel, qui a des prises de participation dans des entreprises. Elle finance notamment des start-ups, qui ensuite parviennent (ou non) à voler de leurs propres ailes. Troisièmement, l’IFP est une école, qui a aujourd’hui pour nom IFP School. Elle forme des cadres qui travaillent pour les pétroliers français – Total bien sûr – et étrangers, ainsi que dans le « para-pétrolier », c’est-à-dire les secteurs qui se situent en amont et aval de la filière pétrolière. Enfin, l’IFP fait du conseil, notamment pour les ministères concernés par les enjeux énergétiques.

L’IFP se situe à l’articulation de l’économie et de l’Etat. Sa dénomination officielle aujourd’hui est « établissement public à caractère industriel et commercial », comme la SNCF. Ceux qui y travaillent font souvent la navette entre l’IFP et les ministères concernés. Il s’agit d’un appareil d’État situé à l’interface avec le champ économique. C’est ce que montrent par exemple les prises de participation de l’IFP dans des start-ups, ou le fait que l’IFP forme les futurs cadres du secteur pétrolier.

Mais l’IFP est non seulement à l’articulation de l’économie et de l’État, il est aussi à l’articulation de l’économie et de la science. Lorsque l’on s’interroge sur les formes hégémoniques de pensée, il faut y inclure la science, tout particulièrement lorsqu’elle est mise au service de l’économie. La fonction de l’IFP, depuis qu’il existe, est de mettre le savoir scientifique au service de la croissance. L’énergie est bien sûr un secteur à forte teneur technique. Les aspects scientifiques et économiques de l’exploitation des hydrocarbures sont enseignés aux cadres formés dans l’IFP School, ou évoqués dans les ministères auprès desquels les experts de l’IFP font du conseil. Par-là même, ils se transforment en pratiques.

Ce positionnement au carrefour de l’économie, de l’État et de la science est ce qui fait de l’IFP un « appareil d’hégémonie ». L’IFP produit de la pensée au contact de ces trois instances, et cette pensée est interdisciplinaire. Avec des institutions du même genre situées dans d’autres pays, il a contribué, tout au long du 20e siècle, à l’hégémonie du pétrole, et à la civilisation qui va avec, y compris dans ses dimensions économiques et politiques. Avec la crise environnementale, l’IFP est engagée dans une réflexion au long cours sur la transition écologique. Aujourd’hui, la loi l’oblige à allouer 50% de son budget de Recherche & Développement à la transition, à tout ce qui permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il entre dans les fonctions des « appareils d’hégémonie » de chercher des solutions à la crise d’hégémonie, en l’occurrence celle des hydrocarbures.

 

Au-delà des partis

L’absence de rupture entre la théorie et la pratique à droite a une cinquième implication : une part importante de la pensée hégémonique est élaborée non dans le champ politique, mais en lien avec le secteur privé, et en particulier avec les secteurs à la pointe du développement industriel. Le cas de Hal Varian, le chef économiste de Google, par ailleurs professeur d’économie à Berkeley, le démontre. Varian est le concepteur du modèle économique de Google. Il est à l’origine de ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de la surveillance »[13]. Elle désigne par-là la tendance récente des plateformes numériques à vouloir « orienter », et non plus seulement reproduire, les comportements des consommateurs, au moyen par exemple de la publicité ciblée. Les profits de Google proviennent de la promesse faite aux annonceurs que la plateforme est capable d’anticiper vos goûts futurs. Or quel meilleur moyen d’anticiper ces goûts que de les façonner ?

Varian ne perd pas son temps à faire de la politique au sens traditionnel. C’est pourtant clairement un « intellectuel organique » de Google. Si Gramsci avait été vivant, il se serait intéressé à des gens comme lui. On se souvient qu’un « intellectuel organique » au sens de Gramsci désigne des penseurs liés à des secteurs montants dans la dynamique du capitalisme. Il les distingue des intellectuels « traditionnels », qui appartiennent à des classes qui dominaient par le passé. Par exemple, le clergé est organiquement lié à l’aristocratie, donc à l’Ancien régime. Typiquement, les ingénieurs, même si la corporation existe depuis longtemps, prennent de l’importance dans le capitalisme fordiste. En ce sens, ils en sont des intellectuels organiques. Comme dit Gramsci au Cahier 13 (§18),

« si l’hégémonie est d’ordre éthico-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir pour fondement la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans le noyau décisif de l’activité économique. »

Google et les autres plateformes numériques constituent de toute évidence un secteur montant du capitalisme. On peut d’ailleurs faire l’hypothèse que Google possède certaines caractéristiques d’un « parti » : un programme, une vision du monde, des intérêts… Il ne lui manque que la participation à des élections, mais est-ce si important ?

Un autre exemple du même ordre : les économistes de la Banque centrale européenne. On pense à Benoît Coeuré par exemple, très influent dans la conception et la mise en œuvre des politiques monétaires dites « non conventionnelles » de Mario Draghi dans le cadre de la crise de 2008 (le quantitative easing). La Banque centrale européenne est, avec la Cour de justice européenne, la seule institution qui parle pour l’UE dans son ensemble, elle a donc un rôle politique de premier plan[14]. Je n’hésiterais pas pour ma part à qualifier la BCE de « parti » : elle a un programme, une vision du monde, des intérêts…

 

Cimenter les droites, braconner à gauche

La pensée hégémonique, ce n’est bien sûr pas seulement des juristes et des banquiers centraux. Depuis Edmund Burke au moins, elle inclut des idéologues « purs » : philosophes, historiens ou journalistes qui élaborent des doctrines de droite ou d’extrême-droite, sectorielles ou « totalisantes ». La question la plus difficile : comment la pensée hégémonique en tant qu’elle est ancrée dans des pratiques de gouvernement, et la pensée hégémonique en tant qu’idéologie interagissent, s’emboîtent l’une l’autre, de façon plus ou moins cohérente ou efficace selon les époques. Percer le mystère de l’ « hémisphère droit » suppose de trouver la réponse à cette question.

J’indique deux points à garder en tête dans cette enquête. D’abord, les pensées de droite ne servent pas seulement à imposer une hégémonie aux classes subalternes. Elles servent aussi à cimenter les différentes fractions des classes dominantes[15]. Ces fractions n’ont pas toujours les mêmes intérêts ni visions du monde. Leur unification n’a rien de spontané, sauf en période révolutionnaire, lorsque leurs intérêts vitaux sont attaqués frontalement, et qu’elles font alors bloc. Les intérêts de la bourgeoisie industrielle et de la bourgeoisie financière en matière de politique économique sont parfois discordants.

Aujourd’hui, la droite dite « républicaine » et l’extrême-droite divergent (encore) concernant le « chauvinisme du welfare », soit le projet consistant à réserver aux nationaux les acquis de l’Etat-providence, cheval de bataille des droites radicales[16]. On ne comprend pas le racisme – notamment l’islamophobie – ambiant si l’on ne voit pas qu’il s’inscrit dans une stratégie d’adaptation des institutions de l’État-providence à un capitalisme durablement en crise. On peut faire l’hypothèse que les périodes d’hégémonie proprement dites, assez rares dans l’histoire nous dit Gramsci, sont celles où le ciment entre fractions des classes dominantes est solide.

À l’heure actuelle, le diagnostic est contrasté. Ce ciment se solidifie à certains endroits, comme le montre le discours de plus en plus « décomplexé » de la droite dite « républicaine » sur l’immigration en France. Il craque à d’autres, la « guerre civile » au sein du parti conservateur britannique autour du Brexit en ayant été l’une des manifestations les plus aigües dans l’histoire récente.

En deuxième lieu, les idées circulent entre la gauche et la droite, les deux hémisphères ne sont pas étanches. En particulier, la droite trouve parfois dans le succès de certains thèmes de gauche l’occasion de revitaliser ses idées en perte de vitesse. Le cas d’Alain de Benoist est intéressant à cet égard. Ce n’est pas un penseur en soi très important, mais il est symptomatique de l’intérêt de certains secteurs de l’extrême-droite pour l’écologie.

Alain de Benoist s’intéresse à l’écologie, et plus particulièrement aux théories de la décroissance, dès les années 1970[17]. L’écologie n’est pas nécessairement de gauche, certaines de ses racines plongent dans le romantisme au 19e siècle, un courant qui n’est pas particulièrement « progressiste ». Mais peu importe ici. Chez de Benoist, l’écologie est l’occasion de remettre en selle une référence à la nature en politique que les tragédies des 19e et 20e siècles – racisme, antisémitisme, colonialisme – avaient rendue impossible. Via l’écologie, de Benoist cherche à renaturaliser le politique, alors que la seconde moitié du 20e siècle avait cherché à le dénaturaliser.

Les théories de l’ « écologie intégrale », que l’on peut lire par exemple du côté de la revue Limites, s’inscrivent dans le sillage de ce travail idéologique. Introduire la nature en politique suppose d’en accepter toutes les conséquences, disent ses partisans. Le « respect » des différences homme-femme, ou les hiérarchies sociales et civilisationnelles, sont des faits de nature. Ils doivent faire l’objet du même respect que les écosystèmes. C’est un cas typique de « triangulation », où l’on s’installe dans le camp de l’adversaire pour y injecter ses propres idées.

Il n’y a pas aujourd’hui à droite de penseurs du calibre de Schmitt, Hayek ou même Raymond Aron. Cela vaut pour la sphère occidentale, mais peut-être plus généralement. La gauche dans toutes ses composantes étant politiquement affaiblie, la droite n’a pas besoin de générer des pensées aussi fortes : elle peut se contenter de peu. A l’inverse, l’œuvre de Hayek, par exemple, dont les bornes temporelles correspondent quasi exactement à la naissance et à l’effondrement de l’URSS – des années 1920 au début des années 1990 – fut une lutte à mort contre les forces de la « servitude », celles qui préféraient la planification économique au libre marché. Le degré de sophistication des pensées de droite est en ce sens un bon indicateur de la santé des gauches. Pour l’heure, ça ne va pas fort.

 

Notes

[1] Ce texte est une version remaniée d’une communication au colloque Universitaires et directions partisanes. Interactions, connexions et circulations contemporaines, organisé par David Copello et Manuel Cervera-Marzal, à la Maison des Sciences de l’Homme – Paris Nord, les 14-15 novembre 2019.

[2] Voir Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drummond, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, la Découverte, 2019.

[3] Voir Robert Musil, De la bêtise, Paris, Allia, 2015.

[4] Voir Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1979.

[5] Voir Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Zones, 2010.

[6] Voir Razmig Keucheyan, « Un intellectuel discret au service du capital », in La Revue du Crieur, 3, 2016.

[7] Voir sur le sujet les travaux d’Amélie Canonne, à l’adresse : https://france.attac.org/auteur/amelie-canonne

[8] Voir Emmanuel Gaillard, Aspects philosophiques de l’arbitrage international, Leyde/Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2008.

[9] Voir Thomas Schelling, La Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986.

[10] Voir « Harvard Kennedy School Oral History: Thomas Schelling »

[11] Voir André Tosel, « La presse comme appareil d’hégémonie selon Gramsci », in Quaderni, 57, 2005.

[12] Voir Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in La Pensée, 151, juin 1970.

[13] Voir Shoshana Zuboff, « Big other: surveillance capitalism and the prospects of an information civilization », Journal of Information Technology, 30, 2015.

[14] Voir Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, 2013.

[15] Cet argument est notamment développé par Göran Therborn, What does the ruling class do when it rules ?, Londres, Verso, 2008.

[16] Voir par exemple Willem de Koster at al., « The new right and the welfare state: The electoral relevance of welfare chauvinism and welfare populism in the Netherlands », in International political science review, 34 (1), 2012.

[17] Voir Stéphane François, « La Nouvelle droite et l’écologie : une écologie néopaïenne ? », Parlement( s ), Revue d’histoire politique, 12 (2), 2009.